Entretien avec Murray Bookchin

samedi 17 octobre 2009
par  LieuxCommuns

Source : http://kropot.free.fr/Bookchin-Biehl.htm

Entretien avec Murray Bookchin

par Janet Biehl

Burlington, Vermont, le 12 novembre 1996.

Q. Murray, un de vos critiques anarchistes a pris votre mot d’ordre « démocratiser la république et radicaliser la démocratie » et, en un certain sens, il l’a scindé en deux. Il vous accuse de vouloir seulement démocratiser la république, omettant de dire que vous voulez aussi radicaliser la démocratie. Pouvez-vous expliquer le sens de ce mot d’ordre ?

R. Actuellement, dans la plupart des Etats-nations républicains, les libertés civiques qui existent au sein des cités et des villes ont été obtenues au prix de luttes ardues, livrées il y a longtemps par différents mouvements populaires. Bien des cités, il est vrai, n’ont pas de libertés civiques. Mais celles qui en ont les ont obtenues d’abord et avant tout grâce aux combats des parties pprimées de la population — contre les aristocrates qui prétendaient que ces cités faisaient partie de leur propre État ou qui tentaient de les incorporer dans les États qu’ils essayaient de former. Il est vrai que dans bien des cités et des villes, les personnes les plus éduquées et les mieux nanties ont souvent joué un rôle hégémonique dans ces victoires. Mais même dans ce cas, ils avaient toujours peur de ces opprimés qu’ils exploitaient le plus souvent.

Ces libertés arrachées de haute lutte ont rétréci avec le temps et ont été circonscrites par les bien nantis. Pourtant, elles existent encore, sous forme de vestige ou de sédiment dans la culture politique de notre époque. Aujourd’hui, le mouvement municipaliste libertaire doit faire deux choses. Premièrement, il doit tenter de les étendre, de les utiliser comme tremplin pour revendiquer des libertés civiques plus étendues et pour en créer de nouvelles qui stimuleront la participation de l’ensemble de la population.

Alors, quand je dis que nous devons démocratiser la république, je veux dire que nous devons préserver ces éléments démocratiques qu’a gagnés le peuple autrefois. En même temps, il nous faut aller plus loin et essayer de les radicaliser en les élargissant, en opposition à l’État et à ces éléments de l’État qui ont envahi la vie. Je n’ai pas besoin qu’on me dise que bien des aspects de la vie urbaine de nos jours sont contrôlés par l’Etat-nation ou des corps intermédiaires tels que les gouvernements provinciaux qui fonctionnent dans l’intérêt de l’État-nation. On retrouve ces aspects de l’État partout, même dans les villages, sans parler de toutes les cités du monde à l’heure actuelle. Mais à côté de ces très puissants éléments étatiques dans la vie civique, il y a aussi des éléments démocratiques, ou des vestiges d’éléments démocratiques, et ceux-ci doivent être élargis et radicalisés. Cette radicalisation, selon moi, est le seul moyen dont dispose le mouvement municipaliste libertaire pour développer un pouvoir parallèle dirigé contre l’État.

Le mot d’ordre décrit donc une lutte continue qui signifie la préservation et la radicalisation simultanées des éléments démocratiques et des libertés civiques. Ces deux processus font partie ensemble du phénomène plus large qui consiste à essayer de confronter l’État avec un pouvoir populaire suffisamment étendu pour être capable finalement de renverser l’État et de le remplacer par une société communiste libertaire.

Les dures réalités sociales de l’heure actuelle

Q. Je voudrais maintenant vous poser quelques questions au sujet des obstacles concrets qui semblent bloquer la voie à ce processus. L’un d’entre eux est le capitalisme multinational Bien sûr, le municipalisme libertaire veut éliminer le capitalisme aussi bien que l’Etat-nation. Mais bien des gens croient que la capacité de l’Etat-nation de restreindre le capital est en déclin, surtout à cause du phénomène de la mondialisation. Si même l’Etat-nation avec tout son énorme pouvoir est impuissant devant le capitalisme, comment des municipalités ou des confédérations de municipalités peuvent-elles espérer le vaincre ? Les municipalités sont petites et les confédérations de municipalités pourraient bien n’être pas suffisamment unies. Wilmington, au Delaware, par exemple, est le quartier-général de DuPont. Est-il vraiment possible de croire que Wilmington pourrait jamais municipaliser cette compagnie multinationale ?

R. On n’y arriverait pas tout de suite. Très bien, prenons Wilmington. Même si c’est la ville de uPont, cela n’empêcherait pas un mouvement municipaliste libertaire d’y naître. Si j’étais un résidant de Wilmington, j’essaierais de développer un mouvement et d’y participer pour réclamer la municipalisation des terrains autour de Wilmington et pour créer toutes les solutions de remplacement qu’on puisse imaginer, sans tenir compte de DuPont et de ses usines géantes. Quant à ces dernières, oui, finalement, le mouvement devra enlever l’économie à la bourgeoisie. Mais, à ce moment-là, les municipalités auront été confédérées et la « démocratie face-à-face » les aura rendues très fortes.

La « mondialisation » dont on parle aujourd’hui n’est pas nouvelle. L’exportation du capital était déjà un sujet de discussion central dans le livre de Lénine sur l’impérialisme et dans les travaux de Rudolf Hilferding sur ce sujet, au début de notre siècle. Lénine voyait dans l’exportation du capital la clé du capitalisme de son temps. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que le capitalisme fait ce qu’on pouvait logiquement attendre de lui selon la théorie économique marxiste soit, exporter le capital, se promener sur tout le globe terrestre et, finalement, industrialiser toute la planète.

La mobilité du capital a donc toujours existé et des statistiques ont démontré qu’une grande partie de cette mobilité a lieu à l’intérieur d’un même pays plutôt que de pays à pays. Mais l’idée que les usines ferment simplement leurs portes et quittent un endroit pour aller n’importe où dans le monde est grossièrement exagérée. Aux États-Unis, quelques compagnies délocalisent leurs usines vers d’autres parties du monde, comme le Mexique, mais beaucoup plus nombreuses sont celles qui se déplacent vers le Sud des États-Unis, là où les syndicats sont faibles et la main-d’oeuvre bon marché. Bien sûr, une usine de textile du Nord-Est peut fermer ses portes et s’en aller en Malaisie. Mais il est plus probable que ce ne sera pas le cas — elle ira ailleurs aux États-Unis et obtiendra des allégements fiscaux et d’autres avantages.

Quant à celles qui vont au Mexique ou en Malaisie — et bien, le mouvement dont je parle s’étendrait au-delà des frontières des États-Unis. Si le capital fonctionne de manière internationale, le mouvement municipaliste libertaire doit le faire lui aussi. On savait depuis longtemps dans les mouvements socialistes du passé — dès la 1ère Internationale — que la classe ouvrière doit fonctionner internationalement. Et à l’époque de la 1ère Internationale, on a vu d’extraordinaires exemples de travailleurs de différents pays qui se sont entraidés. Des membres de l’internationale en Belgique ont empêché des jaunes de franchir la frontière pour aller en France briser les grèves des mineurs. Des ouvriers anglais ont recueilli des fonds de grève pour des travailleurs français, ce qui entraîna une grande solidarité entre eux. Je suis surpris aujourd’hui quand je constate qu’une si grande partie de la gauche a perdu le sens de la solidarité internationale, mis à part quelques survivants maoïstes. Bref, un mouvement municipaliste libertaire devra être international comme tout autre mouvement radical d’ailleurs. Et il nous faut une Internationale dynamique, solidement enracinée dans une base locale.

Quant au déclin de l’État-nation, je crois que cette idée est bien spécieuse. Les Etats-nations subissent certaines mutations surtout aux États-Unis, en Allemagne, en Chine et peut-être au Japon. Ces pays sont en train de devenir dominants dans toute la constellation des États-Nations. Par exemple, l’Allemagne aujourd’hui réussit remarquablement à faire ce que Guillaume II en 1914 et Hitler en 1939 ont tenté de faire par les armes, c’est-à-dire, coloniser de vastes parties de l’Europe avec le deutsch mark, le capital, en partie avec la collaboration de la France. On pourrait dire la même chose des États-Unis en Amérique du Nord essentiellement, ils sont en train de compléter la colonisation du Canada et du Mexique, et ils ont toujours d’autres ambitions qu’ils entretiennent depuis deux siècles, depuis la doctrine Monroe, c’est-à-dire la colonisation de tout l’hémisphère occidental. C’est des Etats-nations dont nous parlons ici, pas uniquement des compagnies multinationales. En d’autres termes, les principaux Etats-nations impérialistes ont découvert de nouvelles façons de réaliser l’impérialisme, grâce à leur puissance industrielle et financière plutôt qu’en faisant simplement la guerre.

Q. Mais est-ce que le but de L’ALENA, du GATT et de l’Union européenne n’est pas de renforcer les compagnies plutôt que l’Etat-nation ? Il semblerait que le pouvoir du gouvernement des États-Unis est affaibli par L’ALENA par exemple, il mine sa capacité d’adopter des lois sur l’environnement. Ces accords de « libre échange » qui font partie de la « mondialisation » n’essaient-ils pas d’éliminer l’intervention de l’État dans les activités des compagnies pour que le capital puisse récolter de plus gros profits ?

R. Oui, je suis tout à fait d’accord avec vous que les intérêts des compagnies sont puissamment soutenus. Mais je ne suis pas certain que les États-nations regrettent que le pouvoir des compagnies les soustraie à certaines lois du pays. L’Etat bourgeois a toujours été au service du capital. Notez bien que tout récemment, l’administration Clinton a laissé tomber la clause Delaney, la loi qui interdisait la présence de cancérigènes dans les denrées alimentaires. Il y a 40 ans, je soulevais la question des pesticides dans la nourriture quand Delaney présidait la commission du Congrès et maintenant tout est défait.

Il est triste de voir bien des soi-disant gauchistes se tourner maintenant vers l’État-nation pour obtenir un recours contre le capital ! La gauche pousse si loin la sottise que quelqu’un comme Chomsky, qui se dit anarchiste, veut renforcer, ou du moins soutenir l’État centralisé contre les demandes de « dévolution » aux gouvernements des États, comme si l’État centralisé pouvait être utilisé contre les compagnies, qu’il a toujours fini par aider !

Mais la question qui me préoccupe le plus est la suivante : qu’arrive-t-il aux pouvoirs essentiels des Etats-nations, en dehors des divers accords internationaux ? Dans quelle mesure certains d’entre eux imposent-ils à d’autres leur volonté ? Sous prétexte de la prétendue « guerre aux drogues », les États-Unis font entrer leurs hélicoptères — leur puissance militaire — au Mexique pour réprimer des groupes comme les Zapatistes, par exemple. Ils augmentent le pouvoir de police des Mexicains dans la répression du paysannat. Autrefois, ils ne pouvaient le faire que subrepticement, comme quand ils subventionnaient les contras au Nicaragua. Mais maintenant, ils peuvent le faire ouvertement. Des pays européens aussi ont plus de liberté pour utiliser leurs pouvoirs de police pour seconder d’autres pays dans des démarches qui sont fondamentalement contre-révolutionnaires.

Si j’admets que les États-Unis « compromettent » leurs propres lois sur l’environnement (que l’État a été forcé d’adopter par les environnementalistes, à son corps défendant), il n’en reste pas moins u’ils aident encore les compagnies américaines à exploiter le travail étranger à bien meilleur marché —ce que les compagnies auraient fait de toutes façons — et l’État a plus de pouvoir de police interne qu’il n’en avait avant. Prenons la soi-disant loi anti-terrorisme que l’administration Clinton a récemment adoptée — elle permet beaucoup plus d’écoute électronique et menace même l’habeas corpus, ce vieux droit qui date de l’Angleterre médiévale ! Ainsi, même si de plus grands pouvoirs sont donnés aux compagnies dans l’ALÉNA, etc., les États jouissent aussi de plus grands pouvoirs internes, et plus ouvertement qu’ils n’en avaient auparavant.

En fin de compte, l’État essaie toujours d’étendre les marchés pour les compagnies. Personne ne devrait en douter. Il y a un très grand danger à se concentrer sur l’extension des pouvoirs donnés aux compagnies — et sur l’exportation du capital, l’expansion des marchés étrangers. On peut facilement

oublier le rôle énorme que joue l’État et les pouvoirs énormes qu’il se procure par l’agrandissement des pouvoirs des compagnies. Les deux agissent totalement de concert. Il est grand temps de commencer à parler de tous les États actuels comme d’États bourgeois, pas seulement d’Etats-nations.

Q. Comment les municipalités confédérées pourront-elles éviter d’être mises au service des compagnies comme l’est l’État ?

R. D’abord, les municipalités confédérées peuvent essayer de mobiliser les gens à la base. Elles peuvent essayer de se constituer en un mouvement même s’il n’existe pas encore. Ensuite, elles peuvent tenter d’implanter des solutions de remplacement au capitalisme, concrètes autant que politiques. Dans la mesure où un tel mouvement s’étend, elles peuvent tenter de mobiliser l’opinion publique à un point qui échappe généralement à la capacité des partis — surtout à une époque où règne tant de cynisme à l’égard de la politique — pour contrecarrer activement l’expansion à l’étranger de DuPont, par exemple.

Mais je ne vois aucun intérêt à former un parti comme les Verts, qui présente Ralph Nader à la présidence. Malgré son radicalisme apparent, il veut opérer complètement à l’intérieur du système existant. Quant à moi, je propose de développer des solutions radicalement différentes du système actuel. Je propose d’établir une culture politique séparée, des modes d’organisation, des modes de transformation à la fois politiques et économiques non seulement pour le Delaware, mais pour la totalité des États-Unis, ou du Canada ou de tout autre pays, alors que ceux qui opèrent dans le cadre social actuel ne veulent que modérer l’État, lui donner « un visage humain ». J’ajouterais qu’ils le rendent plus acceptable socialement.

J’ajouterai autre chose. Si un parti apparemment radical est corrompu par le parlementarisme, ce qui a été le cas de tous les partis que je connais, alors ce parti lui-même, ce même parti parlementaire tentera de modérer la situation existante, en fait, il tentera de rendre plus facile pour les éléments les plus vicieux de la société de faire ce qu’ils veulent.

Le mouvement municipaliste libertaire n’existe pas à l’heure actuelle, même si on parle beaucoup ces jours-ci de démocratie locale dans différents milieux. Pourtant, un tel mouvement est le seul recours dont nous disposions contre la voie parlementaire qui conduirait certainement à de tels compromis que finalement, à la longue, ils appuieraient le pouvoir des compagnies comme celui de l’État. Bien sûr, nous pourrions aussi adopter le mode de vie des anarchistes hédonistes en courant tout nu dans les bois — et ne rien faire d’autre que de nourrir notre ego.

[...]

Identité et universalité

Q. Vous évoquez souvent Athènes et la Nouvelle-Angleterre coloniale comme précédents historiques de démocratie directe. Pourtant, les Athéniens de l’Antiquité étaient extrêmement patriarcaux et ils avaient des esclaves. Les puritains de la Nouvelle Angleterre aussi, qui pendaient les Quakers et réduisaient en esclavage les Amérindiens. Ces sociétés ne sont-elles pas si viciées par le sexisme et le racisme, si exclusivement celles de l’homme blanc, qu’on ne saurait vraiment s’en servir comme modèles d’une société libre de nos jours ?

R. Malgré la critique persistante qu’on m’oppose à ce sujet, je n’ai jamais proposé ni Athènes ni la Nouvelle-Angleterre comme des « modèles ». Aucun des exemples historiques dont je parle ici ou ailleurs ne représente un « modèle » des idées du municipalisme libertaire - ni la classique Athènes ni les diverses cités médiévales et confédérations de municipalités - et même pas les sections révolutionnaires de Paris ni les assemblées municipales de la Nouvelle-Angleterre. Aucune, permettez-moi d’y insister, ne représente l’image idéale de ce qui pourrait ou devrait être réalisé dans l’avenir.

Toutes avaient des tares majeures — notablement, les divisions et les antagonismes de classe et l’exclusion de l’activité publique des femmes et souvent, des non-propriétaires. L’ecclésia d’Athènes n’admettait pas les résidants étrangers — les métèques — même si certains d’entre eux vivaient dans la ville depuis plusieurs générations. Leur conception de la citoyenneté était fermée. Parfois, des gens se comportaient abusivement et avec arrogance dans l’ecclésia. Les citoyens se laissaient facilement influencer par des orateurs ou démagogues ne recherchant que leurs propres intérêts. Et ces sociétés étaient bien loin d’être des sociétés de l’après-rareté. N’étant pas libéré du travail pénible, les fractions de la population qui travaillaient le plus fort étaient trop fatiguées pour aller à l’assemblée.

Il n’y a aucun modèle nulle part de société municipaliste libertaire. Par dessus tout, la société municipaliste libertaire serait une société rationnelle mais bien des cultures qui ont produit ces institutions n’étaient même pas rationnelles. Les Athéniens surchargeaient leurs assemblées d’affaires sacrées de sorte que leur ordre du jour était divisé entre affaires sacrées et profanes. Et elles avaient bien d’autres défauts, même si Cornélius Castoriadis a récemment tenté de les minimiser, lui qui prétend que les esclaves n’étaient au fond que la propriété d’une petite élite riche. Ceci n’est pas vrai du tout selon Hansen[1]. Je serais le dernier à voir dans ces cités des modèles. La cité que j’envisage comme étant vraiment rationnelle, libre et écologique n’a encore jamais existé et toutes mes références aux cités historiques n’ont pas d’autre but que de démontrer que des institutions remarquables ont existé dans le passé qui méritent notre considération approfondie. Je les cite non pour ce qu’elles ont été à un moment donné, mais pour ce qu’historiquement, elles ont innové et pour la tradition qu’elles ont établie et qui demeure inachevée à ce jour ; une tradition que le municipalisme libertaire pourrait bien amener à son accomplissement rationnel.

[...]

Q. Parfois, quand des gens créent des groupes municipalistes libertaires, ils décident de tenir une assemblée populaire dans leur quartier, mais peu de gens se présentent. Un Moscovite qui nous a visité récemment nous parlait de ce problème. C’est très démoralisant. Qu’avez-vous à dire à ces gens ?

R. Prenez grand soin de ceux qui se présentent. Prenez-en grand soin. Tâchez de les éduquer. Rappelez-vous que même dans une société municipaliste libertaire, l’assistance aux assemblées ne sera pas nécessairement totale. Même Athènes dans l’Antiquité n’exigeait pas la participation universelle. Les conditions y étaient très propices à la démocratie et les Athéniens avaient une culture démocratique, pourtant même eux avaient fixé le quorum à 5000 personnes sur une entité politique de 30 000. Ce n’est qu’un sixième de tous ceux qui étaient éligibles à la participation. Autrement dit, ils se contentaient d’un citoyen sur six à l’ecclésia.

Et si les sections parisiennes les plus révolutionnaires étaient une merveilleuse explosion d’énergie, elle n étaient qu’une minorité de la population de la section. Très souvent, seulement 15 ou 20 personnes assistaient aux réunions. Et en général, ce n’est qu’aux moments de crise que plus d’une vingtaine de personnes venaient à une réunion spéciale, sur tous ceux qui en avaient le droit. L’assistance aux réunions des sections variait selon le sujet à l’ordre du jour.

Les gens peuvent décider d’assister ou non à une réunion de l’assemblée, selon leurs goûts personnels, pour des questions de nature privée, selon le degré de leur intérêt. le temps dont ils disposent, l’ordre du jour, leur propre niveau de développement social et politique, la maladie et quoi encore ! Un es sophistes que je connais à la Nouvelle Orléans —John Clark — prétend qu’à moins que tous n’assistent à l’assemblée, elle ne sera pas vraiment démocratique. Il prend la Population totale d’une de nos grandes villes actuelles, il calcule combien de personnes vivent dans chaque quartier et conclut que d’énormes quantités de gens formeraient chaque assemblée — disons de 5 à 10000. Et il faudrait qu’ils soient tous présents, semble-t-il, pour que ce soit une vraie démocratie — mais voyez, dit-il, ils sont trop nombreux

pour la démocratie. Donc, le municipalisme libertaire est impossible voilà son raisonnement. C’est comme s’il mettait une grille sur une cité de huit millions d’habitants et calculait combien de personnes devraient être présentes dans le moindre petit square.

Mais l’hypothèse ici, c’est que chaque bébé, chaque enfant, toutes les victimes de la maladie d’Alzheimer doivent assister à l’assemblée pour qu’elle soit populaire. Ça devient un sophisme logistique dont le but est d’obscurcir le débat plutôt que de le clarifier. La chose la plus importante concernant les assemblées populaires dans une société municipaliste libertaire, une société qui avec le temps aurait été décentralisée physiquement autant qu’institutionnellement — et je ne parle pas ici de fermes éparpillées partout sur de vastes prairies —, quand tout cela aura finalement été accompli, ce serait un miracle si tous ceux qui sont seulement physiquement capables de enir à l’assemblée, ou même une majorité d’entre eux, le faisaient.

Ce qui compte, c’est que le droit d’assister existe. Ce droit monte la garde contre toute tendance autoritaire ou hiérarchique. Les portes sont ouvertes et ce serait un véritable outrage que les gens soient forcés d’assister. Une telle entreprise serait non seulement irréaliste, mais ce serait une parodie des droits fondamentaux celui de ne pas assister autant que celui d’assister. Mon point principal, c’est que les assemblées populaires doivent être ouvertes à tous ceux qui vivent dans une municipalité et qui ont atteint un certain âge, sans restriction, et qu’on encourage les gens à assister et qu’ils soient informés des sujets qui seront discutés de sorte qu’ils puissent décider s’ils veulent participer à l’action démocratique. Je serais infiniment surpris si tous les membres d’une communauté capables d’assister le faisaient, même à une réunion où les décisions les plus importantes doivent être prises.

Autre point important : le municipalisme libertaire n’est pas exclusivement un mouvement pour créer des ssemblées populaires. C’est aussi un processus de création d’une culture politique. Presque partout, le mouvement municipaliste libertaire mettrait des années à connaître le succès — je suis incapable de dire combien — à convaincre les gens qu’il offre une solution à l’impasse politique et économique actuelle. Le municipalisme libertaire est un processus et c’est un mouvement qui tente de développer ce processus, de l’élargir, de gagner l’esprit des gens, même avant que ses institutions ne soient établies. La bataille devra se poursuivre, certainement au-delà des années qu’il me reste a vivre.

Ainsi donc, on ne doit pas confondre le mouvement municipaliste libertaire avec la société municipaliste libertaire, même si, évidemment, le but du mouvement est de créer cette société. Pas plus qu’on ne doit confondre le processus d’éducation avec le succès immédiat, sur le champ.

Mais je vais faire une prédiction : si les municipalistes libertaires réussissent a établir les assemblées populaires, sous quelque forme que ce soit, les fondateurs de l’assemblée eux-mêmes seront une minorité, parce qu’une tentative sera faite par d’autres intérêts, y compris par des intérêts de classe, pour s’emparer de l’assemblée. L’histoire doit nous donner raison. Bien des erreurs de jugement seront commises, bien des échecs surviendront, bien des reculs seront nécessaires, et des années passeront au cours desquelles il semblera que la propagande de ce mouvement n’obtient aucune réponse positive. Mais en quoi est-ce nouveau ? Le mouvement anarchiste a mis 70 ans à prendre racine en Espagne. Les révolutionnaires russes ont mis presque un siècle avant de modifier suffisamment la conscience, et finalement, de secouer assez le peuple russe pour qu’il soit prêt à démolir l’autocratie tsariste.

Un de mes problèmes, c’est que les gens veulent des résultats immédiats ou rapides — c’est une des principales tares de la génération d’après-guerre. La révolte des années 1960, malgré toutes ses idées généreuses, s’est effondrée entre autres parce que les jeunes radicaux exigeaient une satisfaction immédiate et des succès sensationnels. Si les gens croient aujourd’hui que la politique est comme une machine distributrice dans laquelle on dépose sa pièce de 25 cents et qui expulse une tablette de chocolat, alors je leur recommanderais de retourner à la vie privée. Les gens doivent être préparés, ils doivent s’aguerrir, ils doivent avoir la force de caractère - ils doivent incarner la culture politique de l’avenir dans leur propre caractère pour créer un mouvement qui pourrait un jour changer la société pour qu’elle soit libertaire, communaliste et politique dans le meilleur sens de ce mot.

La nature du mouvement

Q. Vous critiquez les efforts d’économie de remplacement comme les coopératives, car dites-vous, finalement, elles s’imbriquent bien dans la société capitaliste. Pourtant votre économie municipalisée devra certainement s’organiser selon un mode coopératif. Les formes économiques de remplacement seront certainement nécessaires par exemple, des coopératives appartenant à la municipalité. Quand vous critiquez les coopératives, voulez-vous dire que les efforts pour les construire n’ont aucune pertinence pour un mouvement municipaliste libertaire ?

R. Non, je ne suis pas opposé aux coopératives par principe. Elles sont inestimables, surtout comme écoles pour apprendre aux gens comment coopérer. J’ai seulement tenté de montrer qu’elles ne sont pas capables d’éliminer le capitalisme en le colonisant par la multiplication des coopératives, parce qu’elles fonctionnent comme les entreprises capitalistes à bien des égards, c’est-à-dire qu’elles deviennent partie du système du marché, quelles que soient les intentions de leurs fondateurs.

Vers 1849, Proudhon eut l’idée et il ne fut pas le seul — qu’en créant des banques du peuple sous forme de coopératives, le capitalisme pourrait être remplacé par elles. De nos jours, si je voulais suivre Proudhon, il me faudrait croire que plusieurs petites institutions de crédit pourraient finalement remplacer la Chase Manhattan, que de petites épiceries coopératives pourraient un jour remplacer les chaînes de supermarchés. Il me faudrait croire que de petites usines chimiques pourraient remplacer la compagnie DuPont du Delaware.

La valeur des coopératives de nos jours réside en ce qu’elles enseignent aux gens comment coopérer. Mais en général, ce qui arrive dans la plupart des coopératives, selon ma propre expérience et l’expérience historique, c’est qu’elles deviennent de véritables entreprises bourgeoises, se lançant dans la concurrence que produit le marché. Celles qui ne le font pas disparaissent.

En revanche, les « coopératives appartenant à la municipalité » ne seraient pas des coopératives au sens conventionnel du terme. Elles ne seraient pas des coopératives privées ou des fédérations de coopératives privées. Elles seraient la « propriété » d’une communauté réunie dans une assemblée populaire. Elles opéreraient donc comme partie de la communauté, pas séparément, et elles devraient rendre des comptes à la communauté. Non seulement seraient-elles la « propriété » de la communauté, mais plusieurs de leurs politiques seraient décidées par la communauté en assemblée. Seule l’application pratique de ces politiques serait-elle de la juridiction des coopératives individuelles.

Non seulement la communauté dans son ensemble déterminerait-elle leurs politiques, mais c’est l’ensemble de la population qui établirait un genre de relation morale avec la coopérative parce que la coopérative serait partie intégrale de la population. Voici un domaine où une culture politique va au-delà de la politique purement institutionnelle de l’assemblée et de la confédération. Non seulement l’économie serait-elle municipalisée, mais la culture politique pourrait aider à créer une économie morale dans la communauté, un nouveau genre de relations économiques entre les citoyens et leurs moyens d’existence, qu’ils soient producteurs ou détaillants.

Dans ces circonstances de municipalisation et de culture politique, il n’y aurait aucun danger qu’une coopérative ne devienne une entreprise libre de s’engager dans le marché capitaliste. Nous n’aurions plus de marché authentique au sens bourgeois du terme. Dans le marché bourgeois, le rapport acheteur/vendeur est non seulement concurrentiel, il est anonyme. Les coopératives appartenant à la municipalité pourraient bien renverser le marché parce qu’elles seraient la propriété de la communauté et que les citoyens auraient la responsabilité morale de les perpétuer.

Je ne crois pas que la bourgeoisie tolérerait longtemps ce développement. Le municipalisme libertaire ne s’approche pas du capitalisme à pas de loup pour lui couper l’herbe sous le pied tout d’un coup. Tout ce que je décris signifie une confrontation, tôt ou tard, non seulement avec l’État, mais également avec le capitalisme. Le municipalisme libertaire a pour but de réveiller un développement révolutionnaire qui à divers degrés applique la pratique municipaliste libertaire.

Il est impossible de prévoir comment ce développement et cette confrontation se produiront. Qu’il suffise de dire qu’ils peuvent ouvrir tout grand la porte à l’improvisation de « stratégies » qu’aucune spéculation de ma part ne saurait prédire. Où mènera une telle confrontation ? Comment se déroulera-t-elle ? Je l’ignore, mais ce que je sais, c’est que si un bon nombre de communautés choisissaient le municipalisme libertaire, nous aurions créé, potentiellement à tout le moins, quelque chose comme une situation révolutionnaire.

Q. Certains socialistes libertaires ont soutenu que vous êtes trop prompt à rejeter le contrôle par les travailleurs. Les travailleurs, disent-ils, ne sont plus désormais une catégorie particulière. La majorité des adultes des deux sexes et en bonne santé sont des travailleurs de nos jours. Puisque la catégorie est si vaste, pourquoi le municipalisme libertaire ne peut-il pas se combiner au contrôle par les travailleurs ?

R : Oui, la grande majorité des gens sont obligés de travailler pour gagner leur vie, et une large proportlon d’entre eux sont des travailleurs productifs. Mais énormément de travailleurs sont improductifs. Ils opèrent complètement à l’intérieur du cadre et des circonstances créés par le système capitaliste, comme de manipuler des factures, des contrats, des notes de crédit, des polices d’assurance, etc. Neuf travailleurs sur dix n’auraient pas de travail dans une société rationnelle —où il n’y aurait nul besoin d’assurance ni d’aucune autre transaction commerciale.

Dans une société municipaliste libertaire, l’assemblée déciderait des politiques de l’économie tout entière. Les travailleurs se débarrasseraient de leur identité et de leurs intérêts professionnels uniques, du moins dans le champ politique, et se percevraient d’abord et avant tout comme citoyens de leur communauté. La municipalité, par son assemblée de citoyens, exercerait le contrôle et prendrait les grandes décisions concernant ses usines, et élaborerait les politiques qu’elles doivent suivre, toujours d’un point de vue civique plutôt que de celui d’un métier.

L’hypothése des gens qui veulent inclure le contrôle par les travailleurs dans le municipalisme libertaire, c’est que lorsque nous aurons démocratisé la société tout entière par l’assemblée populaire, nous voudrons aussi démocratiser le lieu de travail et le remettre aux travailleurs pour qu’ils le contrôlent, Mais que cela voudrait-il dire ? Et bien, à moins que les travailleurs dans une entreprise ne commencent réellement à se percevoir d’abord et avant tout comme des citoyens plutôt que comme des travailleurs, alors on ouvre la porte à la très forte probabilité qu’ils exigeront de détenir l’autorité sur leurs lieux de travail aux dépens de l’assemblée populaire. Dans la mesure où vous retirez du pouvoir à l’assemblée populaire pour le donner au lieu de travail, dans la même mesure vous ouvrez des brèches dans l’unité de l’assemblée populaire et augmentez la possibilité que le lieu de travail lui-même devienne un élément subversif par rapport à l’assemblée populaire. Je m’explique. Plus le lieu de travail a de pouvoir, moins en a l’assemblée populaire—et moins le lieu de travail n’a de pouvoir, plus en a l’assemblée populaire. Si le contrôle par les travailleurs devient une partie essentielle de notre programme, nous aurons diminué le pouvoir de l’assemblée populaire et nous aurons ainsi ouvert la porte à la possibilité que le lieu de travail augmente son pouvoir aux dépens de l’assemblée populaire.

Comme je l’ai dit, la simple prise de possession d’une usine et sa gestion par les travailleurs ne font pas disparaître la possibilité qu’ils développeront — en fait, qu’ils accroîtront — un sens toujours présent d’intérêts particuliers de l’entreprise. Le contrôle par les travailleurs peut facilement avoir pour résultat que les travailleurs se particularisent, quel que soit leur travail. En 1936, dans la Barcelone anarcho-syndicaliste, les travailleurs qui avaient pris le contrôle, disons, d’une usine de textile se sont souvent opposés à leurs propres camarades de la même industrie qui avaient pris possession d’un atelier similaire. C’est-à-dire que ces travailleurs devenaient souvent des capitalistes collectifs, comme le fait remarquer Gaston Leval dans son ouvrage sur la collectivisation espagnole dans les villes (Gaston Leval, Espagne libertaire (1936-1939) l’oeuvre constructive de la Révolution, Paris, Éditions du Cercle, 197 1.) , et ils sont entrés en concurrence les uns avec les autres pour l’accés aux matières premières et aux marchés.

Tout cela est arrivé même si les travailleurs étaient des anarcho-syndicalistes travaillant dans la même industrie, sous le même drapeau noir et rouge, et qu’ils adhéraient au même syndicat. Résultat : le syndicat a dû réglementer les industries pour empêcher ces pratiques du capitalisme collectif. L’ironie, c’est que la bureaucratie du syndicat a pris le contrôle des usines et a dû diminuer le contrôle par les travailleurs afin de maintenir une sorte d’approche coopérative.

Si on permet aux usines de formuler les politiques qui guident leur comportement sans égard à la communauté dans son ensemble, alors de telles usines pourraient bien suivre des chemins qui non seulement divergent de ceux que suit le reste de la communauté, mais encore qui entrent en conflit avec ceux-ci.

On peut espérer que la plupart des métiers seront un jour automatisés — surtout les tâches les plus dures et les plus routinières. Et soit dit en passant, ce n’est pas là une idée complétement utopique. Un jour, je crois que tant de travail sera effectué par des machines que la question du contrôle par les travailleurs n’aura plus d’importance et que ce problème deviendra insignifiant. Sur ce point, je suis en opposition absolue avec les soi-disant primitivistes, comme la mafia de Fifth Estate, qui rejettent tout développement de la technologie à n’importe quelle condition.

Q. Quel lien existe-t-il entre le mouvement municipaliste libertaire et l’action directe ?

R. Le municipalisme libertaire est la forme la plus élevée de l’action directe. C’est l’autogestion directe - en fait, face-à-face - de la communauté. Les gens agissent directement sur la société et modèlent directement leur propre destinée. Il n’existe pas de forme plus élevée d’action directe que l’autodétermination.

Ceci dit, j’affirme catégoriquement que la participation à l’action directe fait partie de toute éducation politique radicale en essayant, par exemple, d’empêcher le développement de quelque vicieuse entreprise, abusive et économiquement agressive, certainement en posant des actions sociales et politiques à l’occasion de toutes les questions soulevées actuellement. Cela peut vouloir dire des occupations - n’oublions pas que le mouvement ouvrier américain s’est construit pendant les années 1930 sur les occupations d’usines par les ouvriers. La grève est bien sûr une forme d’action directe, mais l’occupation aussi - en fait, c’est une forme d’action directe encore plus radicale parce qu’elle viole les lois qui protègent la propriété de la bourgeoisie.

Dans quelle mesure ces actions peuvent-elles conduire à la violence ? Je l’ignore. Mais je ne crois pas non plus que la bourgeoisie va abdiquer volontairement son statut, encore moins sa mainmise sur la société !

Q. Le mouvement municipaliste libertaire aura-t-il des chefs ?

R. Il y aura des chefs partout, chaque fois qu’une lutte sera engagée. L’existence de chefs conduit-elle nécessairement à l’existence d’une hiérarchie ? Absolument pas ! Le mot chef ne devrait pas nous faire peur au point de ne pas reconnaître que certains individus ont plus d’expérience de maturité, de force de caractère, etc. que d’autres. Ces distinctions sont indéniables, elles sont très vraies. Les ignorer et dire que tous sont au même point de savoir, d’expérience et de perspicacité, c’est un mythe grotesque qui est démenti par toutes les réalités de la vie quotidienne. Et non seulement par les réalités de la vie quotidienne, mais aussi par la réalité biologique. Les gens qui ont vécu plus longtemps en savent souvent davantage que ceux qui sont très jeunes. Un enfant de 12 ans, aussi précoce qu’il soit, ne peut pas avoir la sagesse de quelqu’un qui a vécu trois fois plus longtemps que lui et qui a une riche expérience. La biologie fait qu’il est impossible pour un enfant d’avoir les connaissances d’un adolescent et pour l’adolescent, celles de l’adulte, etc.

Cela ne signifie pas que ceux qui ont plus de savoir utiliseront ce savoir pour dominer les autres. Un chef est autant un éducateur que n’importe quelle personne qui offre aux gens un sens de direction. En fait, nous avons désespérément besoin de gens qui nous éduquent. J’ai énormément de difficultés avec les anarchistes qui rejettent complètement toute direction. Il n’y a pas de tyrannie plus subtile que la « tyrannie de l’absence de structures » qui peut aussi comprendre la tyrannie d’une fausse interprétation de l’égalité à savoir que nous avons tous les mêmes connaissances. Il y a une grosse différence entre dire que nous savons tous la même chose et dire que nous sommes tous capables, potentiellement, d’apprendre et de partager la connaissance sur une base potentiellement égale.

Ceci soulève la question de Hegel autrefois, dans ses premiers écrits théologiques, sur la différence entre Socrate et Jésus. Socrate était incontestablement un chef mais un chef qui essayait d’éliminer la différence, au moyen de l’éducation et du dialogue, entre ce qu’il savait et ce que savaient les jeunes Athéniens autour de lui, tâchant de la sorte de créer un même niveau de discours. Plusieurs de ses dialogues consistaient à éliminer cette différence. Jésus, quant à lui, était un chef au sens autoritaire du mot. Il faisait des déclarations que personne en sa présence ne pouvait contredire sans craindre son courroux. C’est très différent d’essayer d’imposer l’obéissance aux Dix Commandements parce qu’on suppose que Dieu nous l’a ordonné et de les explorer pour en extraire ce qui est valide et ce qui ne l’est pas, de fournir des raisons naturelles plutôt que surnaturelles d’obéir à une idée quelle qu’elle soit. Il y a des parties du Décalogue qui sont très régressives, comme l’édit de Yahvé qu’il est un dieu jaloux qui ne tolère aucun autre dieu et par déduction, aucune contradiction.

Quoi qu’il en soit, un chef n’est pas une élite et ne le deviendra pas nécessairement. La direction en soi n’est pas nécessairement hiérarchique. Un chef peut être simplement quelqu’un qui en sait plus que les autres au sujet d’un genre spécifique de situation et à cause de cela, son rôle est de conseiller les gens sur ce qu’ils devraient faire pour l’aborder. Elle ou il ne domine pas les gens ni n’exige leur soumission. Dans une société rationnelle, bien sûr, les chefs n’auraient aucun pouvoir de forcer les gens à faire ce qu’ils ne veulent pas faire. Leur seule source d’influence sera la persuasion. Et par dessus tout, ils devront rendre des comptes au reste de la population c’est-à-dire que leurs actions seront constamment sous examen minutieux.

Et je ne considère pas les organisations d’avant-garde comme nécessairement autoritaires. Il est ironique de constater que plus d’un journal anarchiste du passé a porté le titre de l’Avant-garde, et plus d’un ouvrage anarchiste a prôné la mise sur pied d’une organisation d’avant-garde. Ces avant-gardes peuvent donner au mouvement un sens de la direction, une carte géographique indiquant comment se rendre d’un point à un autre - et aider à le mobiliser dans des actions systématiques pour changer la société.

Il est tragique que les mots avant-garde et chef aient été discrédités par la « nouvelle gauche » pendant les années 1960, à cause des expériences du stalinisme et du léninisme. Dans bien des révolutions, ils ont été infiniment importants ; des chefs et des organisations décidées ont porté en avant les révolutions et en l’absence de telles personnes décidées, des révolutions ont échoué. Pendant la Commune de Paris, Adolphe Tiers qui dirigeait la contre-révolution contre les communards retenait prisonnier le révolutionnaire Auguste Blanqui. La Commune voulait le ravoir à tout prix et ils tentèrent de l’échanger contre leurs propres otages, y compris l’archevêque de Paris. Tiers était assez perspicace pour savoir que rendre Blanqui aux communards équivaudrait à leur donner une division de combattants tout entière, parce que Blanqui aurait insisté pour marcher sur Versailles et anéantir la contre-révolution. On ne peut donc pas simplement effacer le rôle important que plusieurs individus et chefs d’organisations ont joué au cours de l’histoire, même s’il y a toujours le danger, dans une révolution qui réussit à progresser, qu’un chef se transforme en tyran et que l’organisation ne devienne une élite. Il n’y a aucun substitut, devant ce danger, à l’intelligence et aux institutions compensatoires qui empêchent les chefs et les organisations de devenir des tyrans et des élites - certainement pas l’opposition systématique aux chefs et aux organisations.

Q. Vous avez déjà fait une distinction entre les intellectuels et l’intelligentsia. Les intellectuels sont ceux qui règnent dans le monde universitaire alors que l’intelligentsia se compose des individus éduqués, préoccupés de théorie, qui font partie de la culture politique publique qui accompagne une révolution. Voyez-vous un rôle pour l’intelligentsia dans une lutte municipaliste libertaire ?

R. L’intelligentsia est indispensable - et ici je diffère d’opinion avec tous ces intellectuels universitaires qui dénigrent l’importance de l’intelligentsia. Il est amusant de voir des professeurs, bien installés dans le système universitaire, qui dénoncent l’intelligentsia comme une élite. Je pense qu’il serait merveilleux que tous fassent partie de l’intelligentsia, au sein d’une vie intellectuelle publique vibrante, où les idées feraient partie du milieu quotidien - en fait, où la philosophie, l’éthique et la politique ne seraient pas uniquement des sujets d’étude, mais seraient des pratiques vécues.

Pour moi, il est inconcevable, peu importe les déclarations de divers théoriciens anarchistes, que la sagesse engrangée d’un véritable membre de l’intelligentsia soit ignorée. J’ai fait une recherche approfondie des révolutions quand j’écrivais The Third Revolution, allant des guerres paysannes des années 1520 en Allemagne jusqu’à la révolution espagnole de 1936. Je les ai étudiées de si près que j’avais l’impression d’être transporté sur les lieux mêmes de ces révolutions. Cette recherche a rendu immensément clair pour moi que ces révolutions n’auraient jamais pu réussir ni même aller très loin, sans le savoir et même les dirigeants, dans les meilleurs des cas - que l’intelligentsia ou les intellectuels populaires ont fourni. Qu’aurait été la Révolution française sans Jean Varlet, qui dépassait d’une toise les meilleurs des chefs jacobins ? Qu’aurait-été la Révolution américaine sans Thomas Paine ? Qu’auraient été les révolutions de 1848 à Paris sans un homme du calibre de Blanqui qui les a inspirées ? Et la Commune de Paris sans Eugène Varlin ? La Révolution russe sans Martov, qui a prévu les dangers d’une autocratie bolchevique ? Il est essentiel de retrouver cette tradition en déclin des penseurs qui vivent une vie publique vibrante et en même temps font partie d’un environnement social et politique révolutionnaire vivant.

[...]

Q. Comment appliquer ces idées précisément au développement d’un mouvement municipaliste libertaire ?

R. Je suggérerais que ce mouvement lui-même devrait avoir une constitution. A cet égard, je diverge de l’opinion libertaire qui veut un minimum de restrictions. Comme je l’ai déjà dit, là où il y a un minimum de structure, là se retrouve un maximum d’arbitraire. Les gens sérieux et engagés recherchent toujours l’organisation ; la question est de savoir quelle sorte d’organisation. La débauche étourdissante que l’on voit de nos jours chez les anarchistes de la vie privée finit invariablement en queue de poisson ou en manipulation autoritaire, comme je l’ai vu dans l’alliance antinucléaire Clamshell pendant les années 1970.

[...]

Ainsi donc, oui, il serait nécessaire d’avoir une constitution et des nomoi qui soient aussi démocratiques, aussi rationnels, aussi flexibles et aussi créateurs que possible. Rejeter une telle constitution et les nomoi sur lesquels elle repose serait retomber encore une fois dans les jugements arbitraires, fondés sur la croyance mystique en une nature humaine invariable qui est magiquement bienveillante. Cette conception est complètement absurde. Elle repose sur la croyance que les gens agiront toujours avec bienveillance envers les autres et envers la communauté, qu’ils sont bons par essence et qu’ils ont été « corrompus » par la civilisation. Toute notion d’une nature humaine fixe, même bienveillante, comme le mythe du « bon sauvage », est un non-sens socio-biologique. Cela rend le comportement humain totalement inflexible et lui dénie l’un de ses aspects le plus important, soit sa créativité, un aspect insigne de l’humanité qui la distingue de l’adaptabilité typique des animaux.

Ainsi, dans la société municipaliste libertaire que j’identifie à la société rationnelle et au communisme libertaire, il serait essentiel d’avoir une constitution raisonnée associée à des nomoi raisonnés, qui empêcheraient l’autoritarisme et les autres aspects indésirables de la société actuelle, comme la propriété privée et l’État. Elle devrait en même temps offrir une forme positive de loi, fournissant des directives morales raisonnées suffisamment flexibles pour permettre de s’adapter aux situations changeantes.

[...]

Il faut plutôt que l’assemblée soit institutionnalisée, ceci est fondamental et elle doit avoir une structure distincte. Elle doit se réunir régulièrement, que ce soit une fois par mois, ou à toutes les quelques semaines ou une fois par trimestre. Elle doit avoir un nom. Elle doit avoir un modérateur ou animateur, et à tout le moins, un comité de coordination. Il lui faut un système de communications. Si possible, elle devrait publier un périodique. Pendant ses réunions, elle doit avoir un ordre du jour, soigneusement préparé avec la participation des membres de la communauté. S’il y a assez de gens, l’assemblée peut élire diverses commissions pour étudier des questions spécifiques et faire des recommandations.

[...]

Je puis au moins dire ceci : je suis complètement d’accord avec Marx quand il dit que le capitalisme st un système qui doit nécessairement détruire la société cause de son principe directeur de la production pour la production, de la croissance pour la croissance. Le municipalisme libertaire ne doit pas être compromis par des notions de réformisme et de moindre mal, comme de bâtir un tiers-parti ou de s’engager dans la « politique indépendante » dans le cadre de l’État-nation. Chaque compromis, surtout une politique du moindre mal, conduit invariablement à des maux plus grands. C’est par une série de moindre maux offerts aux Allemands pendant la République de Weimar que Hitler a accédé au pouvoir. Hindenburg, le dernier de ces moindre maux, qui fut élu président en 1932, a nommé Hitler chancelier en 1933, donnant le fascisme à l’Allemagne, pendant que les sociaux-démocrates continuaient à voter pour un moindre mal après l’autre jusqu’à ce qu’ils obtiennent le pire de tous les maux.

On n’a qu’à regarder l’étatisme actuel pour trouver d’autres exemples. Aux États-Unis, un président Bush ou Dole aurait eu beaucoup plus de difficultés à démanteler le système de sécurité sociale que n’en a eu le « moindre mal » Bill Clinton. Toute l’opposition qui aurait pu se soulever contre cet acte vicieux, pour protester contre lui, a été politiquement refoulée par Clinton que les libéraux considéraient depuis longtemps comme le moindre mal par rapport à un président républicain. Ainsi, le « moindre-malisme » est clairement devenu une formule de capitulation.

Je ne sais pas si une structure sociale comme celle que j’ai tenté de décrire verra jamais le jour. Peut-être pas. Je prépare en ce moment un essai sur l’éthique qui commence ainsi : « L’humanité est trop intelligente pour ne pas vivre dans une société rationnelle. Reste à savoir si son intelligence est suffisante pour en réaliser une. » Je ne puis compter que sur l’émergence, tôt ou tard, d’un nombre suffisant de gens dotés du caractère, de la perspicacité et de l’idéalisme qui ont longtemps caractérisé la gauche, pour réaliser cette approche. Mais si un tel mouvement ne prend pas forme, la seule chose dont je puisse être sûr est celle-ci : le capitalisme ne produira pas seulement des injustices économiques ; étant donné sa loi d’accumulation, son impératif de la croissance-ou-la-mort, qui découlent de la concurrence sur le marché lui-même, il détruira certainement la vie sociale. Il ne peut pas y avoir de compromis avec cet ordre social.

Notes

1. Mogens Herman Hansen, La démocratie athénienne a l’époque de Démosthène, Paris, Les Belles Lettres, 1993.


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