Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable

dimanche 13 septembre 2009
par  LieuxCommuns

Voici quelques passages du petit opuscule de René Riesel et Jaime Semprun paru en juin : « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable »

Ils y font principalement le constat que les problèmes environnementaux et le désastre écologique sont devenus des affaires d’Etat. Contrairement à leurs attentes des années 80 et 90 (depuis une quinzaine d’années les protagonistes de l’Encyclopédie des Nuisances se livrent en catimini et du bout des lèvres à une autocritique de leurs positions « révolutionnaristes  » antérieures tout en attribuant à d’autres les illusions et le manque de lucidité propres à ces courants qui attendaient tout de l’entrée en action du sujet de l’histoire, le prolétariat…S’ils avaient lu ou su lire « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » ou « Marxisme et théorie révolutionnaire », ils n’auraient pas mis 20 ans pour s’en déprendre. Mais bon, je ne leur jette pas la pierre, j’ai partagé les mêmes illusions), et à celles d’autres courants écologiques des années 70, la destruction de l’environnement n’a pas été l’occasion d’une prise de conscience lucide ou radicale contre le système de la part de la grande majorité de nos contemporains. C’est plutôt l’aveuglement volontaire et le déni de réalité, le « après nous, le déluge » qui se sont imposés dans les consciences (Satisfaites ? Insatisfaites ?). Riésel et Semprun se livrent à une critique féroce des courants « décroissants » actuels (Serge Latouche n’est pas ménagé) auxquels ils reprochent leurs manques de cohérence, leurs compromissions avec les différents pouvoirs, et leur participation à cette « propagande catastrophiste » qui attend un changement par la démocratie représentative et les politiques étatistes.

Bonne lecture.

R.

« La catastrophe historique la plus profonde et la plus vraie, celle qui en dernier recours détermine l’importance de toutes les autres, réside dans le persistant aveuglement de l’immense majorité, dans la démission de toute volonté d’agir sur les causes de tant de souffrances, dans l’incapacité à seulement les considérer lucidement. Cette apathie va, au cours des prochaines années, être de plus en plus violemment ébranlée par l’effondrement de toute survie garantie. Et ceux qui la représentent et l’entretiennent, en berçant un précaire statu quo d’illusions tranquillisantes, seront balayés. L’urgence s’imposera à tous, et la domination devra parler au moins aussi haut et fort que les faits eux-mêmes. Elle adoptera d’autant plus aisément le ton terroriste qui lui convient si bien qu’elle sera justifiée par des réalités effectivement terrorisantes. Un homme atteint de la gangrène n’est guère disposé à disputer les causes du mal, ni à s’opposer à l’autoritarisme de l’amputation. » (Encyclopédie des Nuisances, n° 13, juillet 1988)

… Afin de prévenir tout malentendu, il nous faut cependant préciser que la critique des représentations catastrophistes n’implique nullement d’y voir, comme on le fait parfois, de pures fabrications sans le moindre fondement, qui seraient diffusées par les Etats pour assurer la soumission à leurs directives, ou, plus subtilement, par des groupes d’experts soucieux d’assurer leur promotion en dramatisant à outrance leur « champ de recherche ». Une telle dénonciation du catastrophisme n’est pas toujours le fait de gens qui défendent ainsi tel ou tel secteur de la production industrielle particulièrement mis en cause, ou même l’industrie dans son ensemble. Il s’est ainsi trouvé d’étranges « révolutionnaires » pour soutenir que la crise écologique sur laquelle les informations nous arrivent désormais en avalanche n’était en somme qu’un spectacle, un leurre par lequel la domination cherchait à justifier son état d’urgence, son renforcement autoritaire, etc. On voit bien quel est le moteur d’un si expéditif scepticisme : le désir de sauver une « pure » critique sociale, qui ne veut considérer de la réalité que ce qui lui permet de reconduire le vieux schéma d’une révolution anticapitaliste vouée à reprendre, certes en le « dépassant », le système industriel existant. Quant à la «  démonstration », le syllogisme est le suivant : puisque l’information médiatique est assurément une forme de propagande en faveur de l’organisation sociale existante et qu’elle accorde désormais une large place à divers aspects terrifiants de la « crise écologique », donc celle-ci n’est qu’une fiction forgée pour inculquer les nouvelles consignes de la soumission. D’autres négationnistes avaient, on s’en souvient, appliqué la même logique à l’extermination des juifs d’’Europe : puisque l’idéologie démocratique du capitalisme n’était assurément qu’un travestissement mensonger de la domination de classe et qu’elle avait après la guerre fait dans sa propagande grand usage des horreurs nazies, donc les camps d’extermination et les chambres à gaz ne pouvaient être qu’inventions et trucages. Là aussi, il s’agissait avant tout de sauver la définition canonique du capitalisme en refusant de voir son développement « aberrant » (c’est-à-dire non prévu par la théorie). Et déjà auparavant, pendant la guerre civile d’Espagne, il y avait eu d’intransigeants extrémistes pour blâmer des révolutionnaires de se battre contre le fascisme sans avoir tout de suite aboli l’Etat et le salariat.

…La dégradation irréversible de la vie terrestre due au développement industriel a été signalée et décrite depuis plus de cinquante ans. Ceux qui détaillaient le processus, ses effets cumulatifs et les seuils de non-retour prévisibles, comptaient qu’une prise de conscience y mettrait un terme par un changement quelconque. Pour certains ce devaient être des réformes diligemment conduites par les Etats et leurs experts, pour d’autres il s’agissait surtout d’une transformation de notre mode de vie, dont la nature exacte restait en général assez vague ; enfin il y en avait même pour penser que c’était plus radicalement toute l’organisation sociale existante qui devait être abattue par un changement révolutionnaire. Quels que fussent leurs désaccords sur les moyens à mettre en œuvre, tous partageaient la conviction que la connaissance de l’étendue du désastre et de ses conséquences inéluctables entraînerait pour le moins quelque remise en cause du conformisme social, voire la formation d’une conscience critique radicale. Bref, qu’elle ne resterait pas sans effet.

Contrairement au postulat implicite de toute la « critique des nuisances  » (pas seulement celle de l’EdN), selon lequel la détérioration des conditions de vie serait un « facteur de révolte », force a été de constater que la connaissance toujours plus précise de cette détérioration s’intégrait sans heurts à la soumission et participait surtout de l’adaptation à de nouvelles formes de survie en milieu extrême. Certes, dans les pays que l’on appelle « émergents » au moment où ils sont engloutis par le désastre industriel, il arrive encore que des communautés villageoises se soulèvent en masse pour défendre leur mode de vie contre la brutale paupérisation que leur impose le développement économique. Mais de tels soulèvements se passent du genre de connaissances et de « conscience écologique » que les ONG cherchent à leur inculquer.

Quand finalement l’officialisation de la crise écologique (en particulier sous l’appellation de « réchauffement climatique ») donne lieu à de prétendus « débats », ceux-ci restent étroitement circonscrits par les représentations et les catégories platement progressistes que les moins insipides des discours catastrophistes annoncent pourtant vouloir remettre en cause. Personne ne songe à considérer le catastrophisme pour ce qu’il est effectivement, à le saisir dans ce qu’il dit à la fois de l réalité présente, de ses antécédents et des réalités aggravées qu’il souhaite anticiper.

Nous voyons surtout dans l’ensemble des représentations diffusées par le catastrophisme, dans la façon dont elles sont élaborées comme dans les conclusions qu’elles suggèrent, une sidérante accumulation de dénis de réalité. Le plus évident portant sur le désastre en cours, et même déjà largement consommé, auquel fait écran l’image de la catastrophe hypothétique, ou aussi bien calculée, extrapolée. Pour faire comprendre en quoi le désastre réel est bien différent de tout ce que le catastrophisme peut annoncer de pire, nous tenterons de le définir en peu de mots ou du moins d’en spécifier un des principaux aspects : en achevant de saper toutes les bases matérielles, et pas seulement matérielles, , sur lesquelles elle reposait, la société industrielle crée des conditions d’insécurité, de précarité de tout, telles que seul un surcroît d’organisation, c’est-à-dire d’asservissement à la machine sociale, peut encore faire passer cet agrégat de terrifiantes incertitudes pour un monde vivable. On voit par là assez bien le rôle effectivement joué par le catastrophisme.

Un « autre monde » était , en effet, « possible » : c’est le nôtre, dont il faudrait sérieusement se demander ce qu’il a de commun, sur quelque plan que ce soit, avec le monde plus ou moins humanisé qui l’a précédé et dont, table rase faite, il se déclare l’héritier parce qu’il en vitrifie la dépouille.

…On risque évidemment toujours de verser dans l’exagération et la simplification en décrivant un processus en cours, ici celui par lequel s’opère l’installation d’une « bureaucratie verte ». Mais il était en réalité indispensable de forcer le trait pour bien faire apparaître en quoi le « nouveau cours » de la domination ne peut être tenu pour un simple réformisme de façade, à la façon de ce que les Anglos-Saxons appellent greenwashing. Nous ne méconnaissons pourtant pas en quoi le projet bureaucratique de gestion durable du désastre, dès qu’il va au-delà d’une responsabilisation consistant à se laver les dents sans laisser couler l’eau du robinet ou à se rendre à la supérette bio en covoiturage pour réduire son empreinte carbone, se heurte à trop d’obstacles, tant externes qu’internes, pour parvenir effectivement à une stabilisation à l’échelle mondiale. (Or, de son propre aveu, ce n’est qu’à cette échelle qu’elle pourrait obtenir quelque résultat.) L’administration du désastre que nous avons essayé de caractériser à grands traits remportera ses succès les plus apparents dans les pays déjà bien policés, rodés à la sursocialisation. Et même là, elle n’obtiendra, comme toute bureaucratie, qu’une parodie d’efficacité. Aussi rapide qu’elle puisse être, précipitée par les états d’urgence quelle devra instaurer, la bureaucratisation ne » résoudra » rien : elle fera face, avec ses immenses moyens de coercition et de falsification, au déferlement de fléaux de toute nature et à leurs combinaisons imprévisibles. Mais la satisfaction intellectuelle de la savoir vouée à l’échec ne nous est pas d’un grand secours, quand elle promet de faire durer ainsi, pour une période qui peut être longue, l’écroulement de la société industrielle, avec nous dessous. Il n’y a donc pas lieu de supputer ses chances et de spéculer sur un »après ».¨Pour l’heure, elle parvient, et là du moins avec une indéniable efficacité, à étouffer par la propagande et l’embrigadement toute tentative d’affirmer une critique sociale qui serait à la fois anti-étatique et anti-industrielle. A cet égard on peut risquer le parallèle avec la situation historique qui fut celle des révolutionnaires entre les deux guerres mondiales, à l’époque où il fallait être à la fois antifasciste et antistalinien ; l’utilisation de la menace fasciste par le stalinisme de front populaire évoquant à bien des égards celle que la propagande étatiste fait maintenant des risques d’effondrement écologique : même occultation des causes historiques réelles, même chantage à l’urgence et à l’’efficacité, même manipulation des bons sentiments unanimistes

Les réfractaires qui voudront mettre en cause les bénéfices, quels qu’ils soient, que la propagande pour la sursocialisation persiste à faire miroiter contre l’évidence même, et qui refuseront l’embrigadement dans l’Union sacrée pour le sauvetage de la planète, peuvent s’’attendre à être bientôt traités comme le sont en tant de guerre les déserteurs et les saboteurs. Car l’ »état de nécessité » et les pénuries qui vont s’accumuler pousseront d’abord à accepter ou réclamer de nouvelles formes d’asservissement, pour sauver ce qui peut l’être de la survie garantie là où elle l’est encore quelque peu.

…Cependant le cours de cette étrange guerre ne manquera pas de créer des occasions de passer à la critique en acte du chantage bureaucratique. Pour le dire un peu différemment : on peut prévoir l’entropie, mais pas l’émergence du nouveau. Le rôle de l’imagination théorique reste de discerner, dans un présent écrasé par la probabilité du pire, les diverses possibilités qui n’en demeurent pas moins ouvertes. Pris comme n’importe qui à l’intérieur d’une réalité aussi mouvante que violemment destructrice, nous nous gardons d’oublier ce fait d’expérience, propre nous semble-t-il à lui résister, que l’action de quelques individus, ou de groupes humains très restreints, peut, avec un peu de chance, de rigueur, de volonté, avoir des conséquences incalculables


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