L’apathie politique en France contemporaine

dimanche 2 août 2009
par  LieuxCommuns

L’apathie politique en France contemporaine

Manque de créativité politique de la collectivité,

absence de projets politiques positifs et globaux

I

Notes autobiographiques et les idées mères du travail

J’ai commencé la recherche sur la question épineuse de la participation et de l’apathie politiques à mon arrivée en France, en 1986, après avoir quitté la Grèce et avoir abandonné une vie politique militante intensive et activiste de 15 ans. Ce début a été incarné dans l’amorce immédiate de la rédaction d’un projet de recherche. Ce projet a été poursuivi, durant les cinq premières années, par la préparation d’un mémoire en vue du Diplôme de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sous la direction de Cornelius Castoriadis.

Ma rencontre avec ce grand penseur a été fructueuse. En effet, par un itinéraire de militantisme politique tout à fait différent, j’avais quasiment abouti aux mêmes interrogations et au même esprit général, oserais-je dire, bien évidemment dans la réflexion politique. Je parle en termes de rencontre. Il n’y a, d’un côté, rien de problématique, à mes yeux, à affirmer la grande influence que l’œuvre de pensée politique démocratique de Cornelius Castoriadis a exercé sur moi. Il y a, de l’autre, le fait que cette influence a rencontré un état de réflexion personnelle engagée bien avant, en raison de mon expérience de militant de la gauche « eurocommuniste » grecque. Réflexion radicalement critique envers cette expérience, mais également réflexion animée par l’inépuisable passion pour les affaires communes. Rencontre signifie aussi dialogue, interrogation sans fin. Avec toute la modestie requise, on ne peut pas et on ne doit pas être disciple de ce penseur. En se situant dans la même veine du projet démocratique de l’autonomie, on doit discuter et interroger son œuvre, voire la critiquer là où elle nous paraît non pertinente. C’est là l’une des raisons pour lesquelles j’ai dédié cette thèse à la personne et à l’œuvre de Cornelius Castoriadis.

L’aboutissement de mon travail de réflexion et de rédaction concernant le diplôme intitulé « Participation et apathie politiques en Grèce contemporaine 1960-1990 » présente déjà certains éléments plus généraux sur cette question. Ces éléments sont inspirés de certaines idées mères qui dépassent le cadre d’une société spécifique. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur un éventuel prolongement de la pensée politique démocratique. Prolongement qui comporte aussi certaines ruptures qui s’imposent, à mes yeux.

Ces idées mères, que j’ai plus amplement développées tout au long de cette thèse, et sur lesquelles j’ai essayé d’appuyer ma recherche prolongée, sont les suivantes : Avant d’examiner la question de la participation politique dans une société donnée, il convient d’énoncer l’idée selon laquelle le régime politique, dont cette société est dotée, institue ses propres modes de participation et, par là même, définit concrètement ce qu’on appelle un citoyen. Autrement dit, des limites, bien marquées par des institutions politiques de chaque société, conditionnent la participation de chacun à ces institutions.

Dans le régime d’une « démocratie représentative », le citoyen est essentiellement défini en tant qu’électeur qui peut et doit élire ses représentants. Ce citoyen possède, entre-temps, une multitude de droits, mais le moment essentiel, et somme toute décisif, est le moment des élections par lesquelles, par l’exercice du droit de vote, il désigne ceux qui auront accès au pouvoir politique. Nous voyons ainsi les limites de la participation politique du citoyen dans ce régime bien précis. Que ces limites puissent être dépassées est une évidence, et l’expérience effective le prouve, quoique rarement, il est vrai.

L’idée de participation politique instituée conduit directement à son tour à l’idée de politique établie/instituée. L’univers de cette politique dominante actuellement est ce que l’on appelle représentation, dont je vais proposer une brève critique (voir II).

Mais une autre considération capitale doit intervenir ici pour qui veut mener une recherche impartiale de réflexion politique. Il s’agit de la position du chercheur envers ce régime politique concret. Deux possibilités sont ouvertes : soit l’approbation nette et claire de ce régime, soit une prise de distance envers ce régime, au nom de l’impartialité de la recherche. Le choix par le chercheur de l’une de ces deux possibilités oriente de manière radicalement différente le contenu, les méthodes et l’éthos de la recherche.

Indépendamment des motifs de l’un ou de l’autre choix, l’approbation du régime conduit la recherche vers une voie limitée, avec pour projet normatif la conservation du régime et, par conséquent, pour horizon intellectuel la stérilité à laquelle est nécessairement vouée toute recherche en matière de politique, condamnée à devenir apolitique et anhistorique. La distance envers le régime conduit la recherche vers une voie ouverte à l’interrogation, avec pour projet normatif l’exploration des possibilités d’un autre régime politique et pour horizon intellectuel la reconnaissance, évidente, de l’historicité du régime actuel, qui n’est bien évidemment éternel ni en amont ni en aval. Dans mon travail, j’ai fait explicitement le choix de la deuxième possibilité, c’est-à-dire de la distance par rapport au régime politique existant. Ainsi, j’ai réussi, je pense, à « inverser » la manière dont les chercheurs traitent habituellement l’indifférence pour énoncer l’idée selon laquelle ce qui fait problème n’est pas l’apathie mais la participation, son vrai contenu et ses limites dans les régimes représentatifs actuels. Une fois posée cette idée, on peut facilement aboutir à cette autre idée capitale : qui dit participation dit démocratie. Et qui constate un déficit de participation populaire provenant aussi bien des institutions établies que du comportement réel du peuple, constate en réalité un déficit démocratique. Au fond, mon sujet de recherche est bien la démocratie. On peut ainsi comprendre l’ensemble de toute ma démarche dans la présente thèse qui porte le titre principal : Participation et apathie politiques dans la France contemporaine (Ve République, de 1958 à nos jours), accompagné du sous-titre : Démarche pour scruter les limites de la participation à la politique instituée et pour élucider l’apathie à l’égard de cette politique. Tentative pour réouvrir le chemin de la pensée politique démocratique.

Le constat de l’enquête empirique

Toutefois, face à une masse impressionnante de travaux qui contestent l’existence de l’apathie politique, il aurait fallu démontrer le contraire par une enquête empirique. J’ai entrepris cette enquête et j’ai abouti à un constat désormais inébranlable à trois volets combinés et inséparables : Seule la moitié des électeurs inscrits votent régulièrement. Seule la moitié des adhérents des partis politiques participent à la vie interne de leur parti. Une infime minorité d’individus participent aux actions collectives.

Le premier volet de ce constat, la lente mais continue érosion de la participation électorale à toutes les consultations depuis l’instauration de la Ve République, est très important, voire décisif, et ce pour plusieurs raisons. Voici les raisons essentielles : a) En principe, ce mode de participation politique est le plus important, c’est même lui qui justifie la démocraticité du régime et la légitimité des gouvernants. b) Dans les faits, et tout au long de la période étudiée, ce sont les grandes consultations électorales qui ont rythmé la vie politique du pays. c) Troisièmement, notre enquête a montré que les autres modes de participation politique sont en voie de disparition. Ce mode devient donc décisif par son unicité.

Le deuxième volet de ce constat est l’effondrement des effectifs des partis politiques. Cette phrase, dans sa brièveté, appauvrit mon analyse. En effet, la perte par les principaux partis politiques français de la moitié de leurs adhérents constitue un fait incontesté, qui montre une apathie politique en évolution. Mais ce qui est le plus important est le fait que la participation des membres des partis dans le fonctionnement interne est plus apathique que celle qui s’effectue généralement dans les institutions politiques. Deuxième point, plus important encore, la vie interne des partis reproduit le modèle représentatif, sans que les arguments avancés pour justifier la représentation en général puissent être valables pour un parti. Etant donné le rôle capital des partis dans la vie politique, nous sommes devant le fait le plus antidémocratique et le trait le plus nettement oligarchique du régime actuel : les décisions sont prises par une infime minorité.

Le troisième volet de ce constat est la quasi-disparition des actions collectives ayant des projets positifs et globaux.

Petite digression sur un choix conceptuel crucial. (Choix conceptuel signifie à la fois choix d’élucidation – et non pas théorique, car il n’y a pas de théorie en pensée politique – et choix de pratique politique.) Je propose le terme « action collective » par opposition au terme « mouvement social » qui est fallacieux, absurde et, en fait, d’inspiration marxienne et marxiste. Je récuse l’appellation de « mouvements sociaux ». C’est la société qui est en mouvement perpétuel sans que l’on connaisse la direction. C’est cela le mouvement social, au sens littéral et correct du terme. Si on intervient pour orienter ce mouvement, le mouvement de la société, vers une direction lucidement choisie par nous, on crée une action collective. Dans cette conception de l’élucidation et de la pratique politique, on ne connaît pas d’avance non seulement le sens de l’histoire mais aussi le résultat de notre action. Le « mouvement ouvrier » des marxistes connaissait par avance les deux. Autrement dit, il s’inscrivait, par « nécessité historique », dans le mouvement réel de la société, il exprimait ce mouvement social, il était presque la même chose, d’où la synonymie – théorique aussi bien que fallacieuse. Il suffit, pour en être persuadé, de lire seulement la quatrième de couverture de L’institution imaginaire de la société, qui commence ainsi : « De Platon à Marx, la pensée politique s’est présentée comme application d’une théorie de l’essence de la société et de l’histoire. » Fin de la digression. La spécificité de l’action collective par rapport aux deux autres modes de participation politique (participation électorale et adhésion aux partis) consiste en cela : c’est le seul instant et la seule instance où le citoyen peut virtuellement créer des idées, avancer des propositions, formuler des revendications et éventuellement les imposer par l’inventivité, la force et la détermination de son action. Ce n’est pas un mode d’approbation ou de désignation, ce ne pourrait pas être uniquement un mode de protestation ou de négation, c’est une possibilité de proposition protéiforme et d’imposition d’une volonté délibérée. D’où le caractère virtuellement instituant, et par là démocratique au sens originel de pouvoir du peuple, de l’action collective. Pour cette raison, par opposition aux autres modes de participation politique presque figés, inexorablement inscrits dans le cadre de la politique établie/instituée, nous devons considérer l’action collective comme forme de participation politique virtuellement instituante. En ce qui concerne la période actuelle, l’absence – évidente – d’actions collectives significatives confirme le constat d’une lourde apathie politique.

Tout analyste lucide, même s’il est persuadé de la justesse de ce régime politique, doit raisonnablement aboutir à ce constat. Je me suis situé pour ainsi dire à l’intérieur de ce régime pour constater ces faits. J’apporte, comme une critique interne de ce régime, deux éléments importants : d’une part, le droit à l’information n’est inscrit dans aucun texte officiel ; d’autre part, le droit de délibération en commun des citoyens n’est pas non plus reconnu.

Le constat d’une apathie des individus à l’égard de la politique instituée est donc justifié.

II

Une fois constatée cette apathie politique, contre vents et marées, et au prix d’une enquête minutieuse et exhaustive, il faut s’interroger sur les raisons profondes qui la provoquent. D’où inévitablement la critique de la représentation. Mais cette critique doit se faire à partir d’un projet politique qui est le mien.

Critique de la représentation

En effet, avant d’emprunter un autre chemin de pensée et d’action politiques, il faut soumettre la représentation à une critique profonde. L’univers politique moderne est imprégné de cette signification imaginaire sociale et la preuve en est que même la plus petite unité est gérée par les représentants. Derrière la représentation se trouve l’idée qui constitue le fondement de la composante dominante de toute la pensée politique héritée. C’est bien évidemment l’idée de l’impossibilité de l’autogouvernement d’une collectivité humaine. Sans pouvoir explicite, une communauté humaine est inconcevable, comme le déclarait déjà Aristote. Le pouvoir explicite correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui les trois pouvoirs : judiciaire, législatif et exécutif. Mais comme je l’ai écrit dès l’introduction de la thèse, la distance est immense entre cette nécessité et la nécessité d’une division tranchée et éternelle entre gouvernants et gouvernés. Et, à ma connaissance, un seul penseur politique a essayé de nous transmettre ce qui est constaté dans une réalité politique : ce penseur est Aristote et la réalité est Athènes. La seule solution pour dépasser la division rigide et permanente (que Platon a résolue avec ses philosophes au pouvoir), c’est l’alternance au pouvoir explicite. La représentation, idée en effet originale de ce que l’on appelle modernité, est une autre tentative de résoudre ce problème : la représentation préserve la division permanente et rigide en permettant au peuple d’élire ses gouvernants. Mais la représentation, en tant qu’imaginaire politique nucléaire d’une société, n’est pas seulement une procédure. Elle postule une conception principielle et substantielle de la politique et de son contenu : la prétendue liberté moderne de Benjamin Constant, liberté individuelle qui consisterait à laisser les citoyens libres d’éprouver leurs jouissances privées veut exclure et exclut finalement du champ politique la préoccupation de la collectivité de la substance de ces jouissances. La représentation n’est donc pas seulement l’impossibilité pour le peuple de se réunir et de décider lui-même, elle n’est pas seulement le mode de désignation de gouvernants par la seule élection. Elle est en même temps la restriction de la politique, la délimitation des sujets sur lesquels le peuple doit se prononcer, du moins dans une sphère aussi importante que la sphère privée. Cette restriction est devenue beaucoup plus grande aujourd’hui. La raison principale n’est pas que les hommes politiques, les représentants, soient coupés de la réalité quotidienne des gouvernés, des représentés. La raison capitale en est que, aujourd’hui, les institutions dans lesquelles on était censé éprouver des « jouissances privées » connaissent une grande crise, voire une décomposition.

La synthèse

Au terme, toujours provisoire, d’un itinéraire long et difficile, les réflexions suivantes s’imposent. Loin de penser en termes d’indifférence politique croissante, affirmons qu’une crise immense affecte lentement le fondement du régime politique actuel qu’est la représentation. Crise qui n’a certes pas pour seul facteur le comportement effectif de la population, mais dont le facteur le plus important est précisément ce comportement. C’est pourquoi il est très difficile d’évaluer cette crise par les moyens de mesure traditionnels et les sondages. Nous pouvons élucider mais non pas tout expliquer de façon prétendument scientifique et avec une précision mathématique. Cette crise implique certainement la critique. Et cette critique, saine et normale face au régime politique établi dans son ensemble, ne doit pas être réduite à une protestation malsaine ni être ajoutée aux phénomènes conjoncturels. Le problème est que cette critique demeure limitée et surtout embryonnaire et négative. Face à l’ensemble du régime politique dominant qui propose des « solutions » en bloc, les tentatives de sa contestation sont fragmentées et morcelées. On constate l’éparpillement des initiatives contestataires, pas vraiment d’ailleurs révolutionnaires. L’absence évidente de projet politique global, collectif et positif est certainement une impuissance d’inspiration du collectif anonyme et de presque tous les « éponymes » et impuissance face à une tâche effectivement immense.

Cela s’appelle donc impuissance plutôt qu’apathie et indifférence. Face à cette impuissance, personne ne peut prévoir d’issue. C’est là encore une difficulté d’élucidation. « Panta rei » : « Tout coule », et « Le soleil est chaque jour nouveau », mais pour l’instant l’eau ne déborde pas de la rivière et le soleil éclaire, mais éclaire et réchauffe une réalité trop répétitive. Nous avons voulu la répétition, nous récoltons l’ennui. Je renonce pour ma part à toute idée de prophétisme, sachant que la société, qui certes s’ennuie, mais ne « dort » pas, peut « se réveiller », de sa léthargie actuelle, pour surmonter tous les écrits ainsi que les réflexions le plus profondes sur son état actuel et dire (en reprenant la plus belle formule de mai 68 : « Un homme n’est pas intelligent ou stupide, il est libre ou il ne l’est pas ») : « une société n’est pas éveillée ou léthargique, elle est créatrice et imaginative ou conformiste ». La collectivité actuelle sera libre si elle pose des questions et des myriades d’autres insoupçonnables par chacun individuellement afin d’établir un autre cadre de vie et de vie en commun. Son « intelligence » n’a rien à voir dans ce propos. La collectivité sera asservie, soumise et assoupie, si elle continue à reposer sur l’état actuel des choses. Sa « stupidité » n’a non plus rien à voir ici.

Je soutiens l’idée que le régime politique représentatif est le régime de l’apathie instituée des citoyens. Et, plus généralement, je soutiens la thèse selon laquelle la pensée politique dans sa plus grande partie s’est préoccupée de proposer des institutions qui gardent le « citoyen » à l’écart des vrais centres du pouvoir politique. Je pars du postulat explicite que l’auto-gouvernement de la société humaine est possible. Alors que la pensée politique héritée est constamment habitée par le postulat contraire : étant donné que l’auto-gouvernement n’est pas possible, comment trouver des institutions qui proposeraient une participation limitée du peuple ?

Par conséquent, mon analyse sur l’indifférence politique d’aujourd’hui se distingue des autres analyses sur deux points essentiels : sur l’historicité, tout d’abord, du phénomène – historicité double, dans les faits historiques et dans les écrits hérités –, sur le caractère institutionnel du phénomène, ensuite. L’historicité du phénomène nous renvoie au simple fait que le peuple n’a jamais vraiment participé au pouvoir politique, n’a jamais créé sa propre histoire en matière politique, il était toujours le gouverné. Le caractère institutionnel du phénomène nous renvoie au simple fait que l’indifférence politique, à n’importe quelle période, ne pourrait pas être perçue et analysée uniquement en tant que comportement individuel. Si l’on considère l’individu pour ce qu’il est vraiment, à savoir fabrication sociale, force est de constater que l’individu conforme à sa société participe à la politique dans la mesure où cette participation est institutionnalisée. La « véritable démocratie » n’a jamais existé – nous sommes d’accord avec Rousseau, mais absolument pas pour les raisons qu’il invoque. Si la démocratie n’a jamais existé, le projet démocratique a cependant émergé, a été inventé à un moment donné de l’histoire de l’humanité. Mieux, il a été créé, et n’a cessé d’apparaître depuis dans les revendications du peuple lorsque ce dernier se mobilise et exige sa part de pouvoir. L’égalité parfaite hommes/femmes n’a jamais existé. Mais le projet de cette égalité a émergé il y a deux mille quatre cents ans chez Platon, et il traverse, depuis, les luttes des femmes ou de tous ceux qui combattent pour que l’humanité soit meilleure. Même dans la crise actuelle le projet démocratique existe.

C’est pour ces raisons que l’enchevêtrement de ces deux diagnostics donne le caractère spécifique de la conjoncture historique et sociale actuelle : nous ne sommes pas principalement devant une indifférence politique, dans tous les sens que l’on pourrait donner à ce terme. Nous sommes plutôt face à une impuissance individuelle et collective, l’impuissance à réactiver le projet de l’auto-gouvernement de la population, tant au plan substantiel qu’au plan procédural. Plan substantiel de l’auto-gouvernement de la communauté : « négativement », tout doit être remis en cause, ce qui renvoie obligatoirement à la position selon laquelle tout doit être « positivement » réinventé. Cette tâche est immense. Plan procédural de l’auto-gouvernement de la communauté : « négativement », rejet des institutions politiques représentatives, maintien des acquis démocratiques précieux, ce qui renvoie à la position de l’adoption du droit à la décision. Invention de nouvelles institutions politiques qui pourraient réaliser ce droit. C’est également là une tâche immense.

Montrer l’ampleur des tâches politiques de la communauté humaine actuelle ne signifie cependant pas accepter la thèse selon laquelle cette impuissance est indépassable. Devenir maître et possesseur de la nature – voilà à quel pouvoir utopique se réclamait une composante de l’époque dite moderne – ou devenir, autant que possible, maître de son destin humain hautement conditionné par cette même nature : la condition de l’homme mortel ? Je pense que ce dilemme est la question par excellence politique de notre époque. Le choix est politique, c’est-à-dire que les hommes d’aujourd’hui sont entièrement libres de choisir : dans quelle société voulons-nous vivre ?

Nous voulons une société politique qui valorise la liberté, l’égalité, la fraternité et qui, par conséquent, dévalorise l’asservissement à l’excédent de la production, du progrès technique, de la consommation et de la « consummation », du spectacle, des loisirs, et de l’autre être humain comme produit à consommer. Nous voulons une société qui valorise la politique : la passion pour la chose publique, l’amitié, la beauté, la réflexion, la création artistique, qui réinvente l’amour et la relation au corps de l’autre. Nous voulons une société qui dévalorise la vitesse et la lenteur, le stress et la léthargie de l’esprit, pour valoriser l’examen et l’interrogation sans fin. Et pour cette société que nous voulons nous rejetons la hiérarchie absurde et la bureaucratie aliénante et nous affirmons le droit de décider de toutes nos affaires. Personne n’est en droit de décider à notre place. Personne ne peut nous représenter.

La question fondatrice d’une politique de l’autonomie aujourd’hui ne peut être autre que la question sur les valeurs qui tiennent encore ensemble la société contemporaine mais qui ne lui tient à cœur malgré leur érosion. L’une des caractéristiques principales de la société contemporaine est que toutes les valeurs se trouvent en décomposition, et la communauté ne trouve même pas le courage, la vertu par excellence en matière politique depuis Platon et jusqu’à Hannah Arendt, de commencer simplement à discuter de ces valeurs. On discute du chômage et non du travail, pour donner quelques exemples essentiels. On discute de la parité entre hommes et femmes, du pouvoir politique prétendu masculin, sans discuter du problème du pouvoir politique en soi. On discute du PACS et non de la question fondamentale de la crise des relations humaines sous tous leurs aspects. On discute du cumul des mandats et non de la substance des élections, ni de la véritable participation des citoyens, ni de la « démocratie directe », d’ailleurs la seule démocratie. Car la démocratie en tant que régime politique n’a besoin d’aucune épithète décorative, comme on entend dire « démocratie participative » ou « démocratie locale ». Si besoin en était, il s’agit de démocratie d’assemblée où les citoyens délibèrent et décident. La désaffection politique est le refus de la société de poser la question politique par excellence aujourd’hui : sa propre mise en cause et, corrélativement, celle de la mise en cause de la politique établie/instituée. Ce n’est pas un problème de livres et d’idées, mais un problème d’action collective, de développement d’une activité politique imaginative de la population, qui fait cruellement défaut à présent. On peut effectuer des analyses et des analyses, des recherches et des recherches, avec de bonnes ou de mauvaises intentions, géniales ou dénuées d’intérêt, on peut réaliser des enquêtes d’opinion et des sondages, on peut prendre maintes photographies de la réalité sociale – c’est ce que l’on fait effectivement de plus en plus –, on peut accumuler les informations les plus riches, amener les individus de tous les points du monde à communiquer. La question demeurera : qu’en est-il de la politique comme action collective mettant en cause l’ensemble de l’institution de la société ? Cette politique n’existe pour le moment nulle part. Nous ne sommes plus devant une société dépolitisée, nous sommes face à une société a-politique et même anti-politique.

La grande pensée politique, de Platon et Aristote à Montesquieu et Tocqueville, lorsqu’elle s’interroge sur les formes de gouvernements, est inséparable de valeurs et de principes qui sont liées à ces formes dans les sociétés considérées. Pourquoi ne pas ouvrir la question du sens de la vie pour tous et pour chacun ? Nous proposons en fait une transformation de ce que l’on peut appeler la thématique de la politique établie/instituée. Cette thématique est cantonnée à présent dans ce-qui-existe, dans ce-qui-est-valorisé. Ce-qui-existe, ce-qui-est-valorisé aujourd’hui, ce sont certaines valeurs incarnées dans certaines institutions effectives, dont la contestation par une action collective semble inconcevable sous la menace d’un glissement dans le totalitarisme. Pourrait-on accuser Montesquieu de totalitarisme du fait que De l’esprit des lois traite toutes les institutions humaines ? Pourquoi ne pas donner le droit à la décision à tous ? Nous proposons en effet de substituer au suffrage universel, acquis précieux qui est cependant une procédure de procuration, le suffrage universel en tant que droit substantiel et permanent de décision.

L’autonomie consiste à se donner soi-même ses propres lois. Et une politique de l’autonomie consiste en ce que la collectivité tout entière décide de ses propres lois/institutions. Ce projet d’autonomie, en partie réalisé, se trouve aujourd’hui face à une exigence inaugurale : les institutions, qui ont été créées autrefois à partir de sa dynamique, ne peuvent plus l’incarner. Nous affirmons l’autonomie, devenons donc autonomes, au sens minimal : interrogeons-nous sur le sens de notre vie, et revendiquons cette exigence pour tout le monde. Revendiquons de décider du sens de la vie et de la société tout entière. Ceux qui affirment que cela est impossible dans la société où nous vivons affirment que la liberté est impossible. Et pourtant, « La raison d’être de la politique est la liberté ».

Exposé de nicos iliopoulos, fait le 14 décembre 2001, pendant la soutenance de la thèse, devant le jury composé par Alain Caillé (directeur de thèse) Daniel Lindenberg Pierre Vidal-Naquet Jean-Marie Vincent

Texte inédit


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