La quatrième guerre mondiale s’avance

samedi 27 juin 2009
par  LieuxCommuns

Texte extrait du Bulletin de G.Fargette « Le crépuscule du XXième siècle », n°16, Eté 2006

Transition

Toute époque de transition se caractérise par le flou de ses tendances. Aucune conception analytique ne parvient à les condenser en une pente unifiée, tant elles paraissent contradictoires et peu affirmées. Ce genre d’époque présente d’inexplicables surgissements et plus encore de surprenantes ruptures. A tout instant, on se retourne et l’on s’aperçoit que tel ou tel aspect qui semblait assuré et presque éternel a soudainement disparu. Même si l’on ne distingue pas encore les lignes de force qui vont prévaloir à la faveur de ces disparitions, le sentiment que le sol se dérobe ne doit jamais être traité à la légère.
Depuis 2001, plus aucun observateur de bon sens ne peut nier que le relief historique est entré dans une phase de mutations brusques. Celle-ci a été préparée par des évolutions nettement plus anciennes qui s’annoncèrent dès les années 1990, au moins. La disparition de l’Union soviétique dans un soupir en a été la signature. Pour autant, la démarche généalogique ne peut s’arrêter aux seuls dénouements antérieurs, car ceux-ci étaient en gestation depuis longtemps.

Les grands traits disparus

L’évaporation silencieuse et sans défaite manifeste des mouvements de contestation, si démonstratifs en Occident de 1965 à 1977, en a été l’énigmatique signe avant-coureur. Cette période a tenté de rejouer une partition rebattue, avec ses références à la « question sociale » et son espoir dans un mouvement ouvrier mythique qui viendrait tout sauver par un miracle historique. Les extrapolations tirées des grandes périodes antérieures de troubles sociaux en Europe ont été régulièrement démenties par le surgissement de faits nouveaux et têtus tout au long des trente dernières années. "Les masses" n’ont pas joué le rôle attendu et l’absence la plus décisive a été celle du monde ouvrier, qui a soigneusement évité de monter à l’assaut du ciel, en dépit de tous les discours qui cherchaient à le mobiliser.
Cette abstention renvoie à deux aspects caractéristiques de l’histoire récente :

  • l’indescriptible naufrage de tous les efforts attachés aux mots « socialisme » et « communisme » a laissé sans repère les membres de cette classe exploitée. Le moment irréversible doit être fixé, rétrospectivement, à la répression du soulèvement de Budapest de 1956, où la logique du parti au-dessus de tout s’est montré définitivement supérieure en force brute à celle de la libération concertée et collective (les conseils). Même si la conscience de ce naufrage a pris quelques décennies pour trouver sa traduction publique, et qu’elle cherche aujourd’hui encore son expression autonome, c’est bien à ce moment-là que le ressort a été cassé. Aucune insurrection ouvrière ne s’est plus produite depuis cinquante ans. Mais au-delà de ce moment de répression à la Gallifet, c’est toute l’activité du stalinisme pendant soixante-dix ans qui a ravagé le mouvement ouvrier et l’a liquidé.
  • la diffusion de la société de consommation et de l’ascension sociale pour tous est un succès historique sans précédent, qui a aggravé le désarroi. Le recul généralisé, qualitatif, de la pauvreté matérielle a été indiscutable en Occident de 1950 à 1980. Ce cours peut s’analyser paradoxalement comme un avatar de « communisme réel » qui a produit des résultats limités mais plus effectifs que tout ce qui avait été annoncé par les doctrinaires. Le contraste est absolu avec la détresse des lendemains que l’on promettait « radieux » et qui se sont toujours trouvés engloutis dans de sinistres goulags, garanties de sur vie de régimes pires que tout ce qui avait été dénoncé de l’ancien monde (ce paradoxe avait été souligné par divers dissidents de l’Union soviétique, mais bien peu avaient relevé leur remarque cruciale). Désormais, cette société de consommation polarise presque toutes les attentes sur la planète, même là où elle a le moins de chances de s’actualiser. Elle fournit un cadre unifié aux aspirations des différentes couches sociales et elle contribue indissociablement à les dissoudre en tant que classes.

Ces deux tendances historiques n’ont laissé debout que la perspective de solution individualisée. Celle-ci parait tenable jusqu’aux membres des couches les plus exploitées. Comment les efforts de mouvement d’émancipation collective ne seraient ils pas défaits ? Toutes les attentes d’un « nouvel assaut prolétarien » ou d’un « renouveau de la lutte de classe » se sont réduites à une proclamation de nature religieuse, dont la caractéristique est d’institutionnaliser une confusion passion née entre désir et réalité.
Plus profondément encore, les transformations qu’ont subi les procès de production depuis Taylor n’ont cessé d’écarter les ouvriers du moment unificateur de la production matérielle, alors que son contrôle informel sur celle-ci avait été l’aliment de sa puissance sociale étonnante tout au long de la période de « révolution industrielle ». Cette déperdition, dédaignée par presque toutes les théories se référant à la critique sociale (et surtout les tenants du marxisme), inter dit toute réapparition d’un mouvement ouvrier semblable à celui du XIXe siècle. Le projet d’une reconstruction des relations sociales à partir d’un contrôle rationnel de la production par en-bas est devenu de plus en plus irréel.
Certaines autres contestations ont pu prospérer, mais comme critiques particulières participant d’un jeu à somme nulle : ce que certains gagnent est perdu par d’autres. Si elles peuvent, comme les revendications pour l’égalité des sexes, contribuer à redéfinir de manière inédite l’institution des sociétés occidentales, l’ambition de rupture avec l’inégalité institutionnalisée leur est étrangère. Il ne s’agit que de redistribuer autrement cette inégalité foncière.

L’aventure d’une libération collective se nourrissait d’une crise des échelles de souveraineté, conjonction exceptionnelle dans l’histoire humaine. C’est cela qui a disparu depuis plus de trente ans, et pour une période indéfinie. La durée d’un siècle et demi, pendant laquelle elle a prospéré, dit assez la profondeur de l’élan qui l’animait. Ce changement d’époque évoque celui qui s’est produit lors du passage des sociétés d’Ancien Régime aux sociétés modernes, avec cette différence qu’il ne s’agit plus d’une logique de « progrès » mais de régression. Les derniers soubresauts de contestation contemporains s’alimentent encore à cet imaginaire de libération, mais à la manière d’un trésor à demi oublié, dont on ne comprend plus vraiment le mode d’emploi. Les formules rituelles « progressistes » font figure de conjurations magiques. La vie que ces revendications présentaient autrefois s’est évanouie.

L’histoire s’est réveillée hors d’Occident

Cette involution des sociétés travaillées par l’institution démocratique (qu’elles n’ont jamais réussi à instaurer, mais qui demeure une référence) a été concomitante d’une accélération de l’histoire dans le reste du monde, qui ignore pourtant une telle aspiration, sauf dans quelques-unes de leurs marges intellectuel les. Le prodigieux essor démographique, qui contraste avec ce qui se passe en Occident, et qui est au fond le résultat des progrès sanitaires inventés et gracieusement diffusés par ce même Occident sur la planète entière, a provoqué cette immense nouveauté, qui rompt même avec le relief historique établi depuis trois ou quatre siècles. La contrainte démographique est devenue l’une des principales forces historiques, aveugle, dans de grandes parties de l’Asie, en Afrique et en Amérique latine.
La tentation générale et irrépressible est de s’aligner sur le mode de vie gaspilleur qui s’est répandu de façon très hiérarchisée dans 80 % de la population occidentale au cours des cinquante dernières d’années. Mais, fait nouveau depuis le XIVe siècle au moins, cette dynamique bute sur une barrière physique probablement infranchissable. Il n’y aura pas assez de ressources minérales pour satisfaire la progression de cette avidité généralisée. Même les sociétés occidentales ne pourront maintenir leur rythme de consommation, alors que le compromis fragile qui les maintient en fonctionnement exige de l’augmenter toujours.

Toutes les références critiques sont devenues inadéquates

Ces données signifient que tous les repères et toutes les références acquis depuis deux siècles doivent être revisités. Les affirmations auxquelles nous avons le plus tenu doivent être soumises à l’épreuve de l’arsenal critique développé depuis le XIXe siècle en Europe. Cette exigence résume la particularité du Crépuscule du XXe siècle depuis sa création en 1997. L’ampleur de la remise en question n’était pas donnée d’avance. Au fur et à mesure que les années ont passé, il a fallu admettre qu’elle dépassait tous les pressentiments initiaux. Quelles sont les raisons de maintenir une motivation héritée de cette période si elle est éteinte ? La première est d’ordre méthodologique : elle permet d’aiguiser une lucidité certaine, pour peu qu’on ne se laisse pas aveugler par la confusion actuelle des attentes diffuses, qui espèrent tout et son contraire. La seconde est plus de l’ordre du principe : l’ambition d’une libération collective adossée à une crise des échelles de souveraineté a connu d’autres disparitions avant l’époque moderne (on en connaît un avatar sous l’expression erronée de "guerres de religion") ; passée la sombre période qui s’annonce, on ne peut donc exclure une résurgence sous des formes tout à fait nouvelles. Mais cette attente doit se prévoir en terme de longues décennies, voire de siècle.
La première constatation, la plus fondamentale, tient à ce que l’espèce humaine n’est pas sortie de la vraie préhistoire, mal gré le dynamisme nouveau apporté par le développement industriel. Au contraire, de très vieilles logiques collectives ont recommencé à prévaloir, après avoir été contestées à une échelle inconnue jusque-là. L’insuffisance des ressources énergétiques va rappeler que l’« accroissement de productivité » exponentiel caractéristique du XXe siècle était largement imputable à l’augmentation constante des intrants minéraux. L’enlisement inexorable du développement industriel et démographique (par simple effet des barrières biophysiques rencontrées) va ramener le cours des événements à d’antiques logiques. Pour le dire autrement, s’il y a eu une occasion de sortir de la « préhistoire humaine » qui se résume à une longue chronique des horreurs, elle a été manquée. Le moyen de se passer de l’État et du marché n’a pas été découvert. Seule l’URSS a pu se passer du marché pendant soixante-dix ans, et la Chine pendant trente ans, avec les résultats calamiteux que l’on sait. Aujourd’hui, toute tentative volontariste pour abolir ces deux institutions ne pour rait que précipiter la catastrophe planétaire. Le fait qu’on se remette à parler d’empire, à tort et à travers pour le moment, puisqu’on essaye de coller, contre toute lucidité, l’étiquette aux États-Unis, est symptomatique. Le recours à une telle dénomination associée à un effet de puissance pure, dynamique, et non à la simple survivance d’oppressions traditionnelles, traduit confusément le sentiment général de régression. Ce sont bien des empires qui sortiront de la période de transition en cours, même s’ils viendront probablement d’Orient.

La seconde constatation, c’est la décomposition du jeu des classes sociales qui avait caractérisé les États-nations occidentaux. Il est aujourd’hui totalement déréglé et a cessé de donner le ton aux divers antagonismes humains qui s’y développent. Ces sociétés connaissent un étrange régime : on ne peut le qualifier ni de dictature ni de totalitarisme, mais la revendication officielle du label « démocratique » est également largement inadéquate à la réalité vécue (les paroles n’engagent pas les actes, et les mensonges ne sont jamais sanctionnés ; les faits accomplis sont tout au plus proposés à ratification publique après coup). De fait, l’analyse politique ne propose que la vieille catégorie d’oligarchie (classique depuis Aristote au moins) pour caractériser les mécanismes sociaux qui prévalent désormais. Cette dénomination rend compte de deux caractéristiques fondamentales des sociétés contemporaines : un régime oligarchique emploie des techniques réputées « démocratiques » (sur tout le vote à bulletin secret, mais le mode de désignation traditionnellement considéré comme démocratique était le tirage au sort, n’en déplaise aux modernes), d’où sa prétention superficielle à s’afficher comme une « vraie » démocratie, et le jeu du pouvoir n’y est pas totalement bloqué puisque, même s’il est restreint à certains cercles étroits, il circule effectivement entre ces secteurs limités. Cette situation diverge de plus en plus de l’ancien contraste entre les régimes les plus dynamiques d’Occident et le reste du monde. Le mode oligarchique de gouvernement pourrait devenir un mode commun, mais il n’y a pas de certitude sur ce point. Le Japon, l’Inde et la Russie semblent satisfaire à cette convergence, l’Amérique latine est une vieille terre d’oligarchie, quand elle ne sombre pas dans les dictatures féroces, mais ni la Chine, ni les États arabo-musulmans, ni ceux d’Afrique sub-saharienne ne peuvent y être assimilés, puisque ces sociétés ne connaissent que des régimes soit totalitaires soit dictatoriaux. Cette question d’ un mode de domination planétaire uniforme (et non unifié) demeure donc ouverte, durablement.
La troisième constatation es t une conséquence de la stagnation tendanciel le de l’ histoire, au sens occidental. Dans la mesure où la lutte pour la puissance ne cesse pas entre groupes humains, et où la base matérielle ne croit plus suffisamment, la question du contrôle des ressources va se poser de plus en plus « à l’ ancienne ». Il est crucial de revisiter les thèses d’Ibn Khaldoun sur les siècles impériaux : les sociétés désarmées et pacifiées deviennent tôt ou tard des proies pour les bandes qui savent assurer elles-mêmes leur défense en vivant hors de l’État et en se faisant elles-mêmes État quand l’occasion se présente.
L’histoire humaine, sans devenir cyclique, pourrait donc connaître de longues évolutions circulaires et consternantes. L’histoire de l’islam a montré qu’il était l’expression la plus achevée de ce genre d’histoire enlisée, où l’inertie se caractérise par un balancier entre empires plus ou moins universels et chaos barbare. Son regain prédateur actuel puise des éléments insoupçonnés dans les replis cachés de l’impasse historique actuelle.

Lumpen prolétariat et désagrégation des échelles de souveraineté

La désagrégation des échelles de souveraineté dans des zones géographiques étendues est un fait acquis. Des régions entières ont vu disparaître l’État autochtone, pour faire place à un chaos historique qui évoque déjà les plus sombres périodes du passé. Il a pu être contenu dans les marches de l’Occident (Bosnie, Kossovo, Macédoine), mais au prix d’un effort volontariste considérable et qui ne semble pas produire de situation stable. En Afrique subsaharienne, le retrait des forces extérieures, économiques ou militaires, a ouvert la voie à des situations de chaos.

Cette caractéristique est endémique jusque dans certaines sociétés « policées » et régulées par un État implanté de longue date. Ce dérèglement est incapable de servir de moment de recomposition à la moindre force de libération sociale collective. En ce sens, et pour rester dans les catégories d’Ibn Khaldoun, on peut considérer qu’une « bédouinisation » capillaire est en cours un peu partout, c’est-à-dire que l’on assiste à l’apparition de bandes échappant à l’État constitué mais déterminées à s’annexer la logique étatique, en se substituant localement à lui. Les violences de l’automne 2005 en France annoncent sans doute ce genre d’évolution (l’un des grands ressorts de ces actions de commando consistait à décider qui donnerait le ton dans un quartier donné), mais elle est encore faiblement esquissée dans ce pays. Ce qui se passe au Brésil, où l’on voit les bandes pégreuses agresser les forces de l’État à une échelle militaire, et de façon répétée, relève bien de cette évolution. Ce pays anticipe sur certaines des tendances les plus sinistres de l’époque (c’est là que les villes-bunkers pour les riches ont été inventées). Il ne s’agit pas de « faits divers » un peu plus crus que d’habitude, mais de la cristallisation de plus en plus fréquente de bandes atteignant le stade de proto-États et entrant en concurrence active avec tous les pôles rivaux. Il est encore possible que des escadrons de la mort émanant de la police exterminent momentanément les pôles « bédouins » urbains les plus agressifs. Cela s’est déjà produit là-bas. Mais le plus remarquable, c’est que l’État en place doive régulièrement recommencer ce « nettoyage », à un degré chaque fois aggravé. La multiplication et la puissance des mafias de tout acabit ressort clairement d’un même tropisme historique.
Ce que le XIXe siècle qualifiait de « lumpen » n’a pas cessé de constituer une difficulté pour les tenants d’une théorie des classes sociales fonctionnant comme une mécanique prévisible. Les différentes formes d’« underclass », pour employer le terme anglo-saxon équivalent, ont connu des comportements extrêmement variés. Elles ont pu tantôt participer d’une alliance des couches populaires dans un élan collectif gigantesque (les périodes de révolution sociales l’ont abondamment illustré) tantôt servir d’appui à des alliances verticales avec le sommet de la société. On connaît cette caractéristique du nazisme, on se souvient un peu moins de la nature de la société du 2 décembre de Louis-Napoléon Bonaparte, on devrait également s’interroger sur ce que signifiait le traitement de faveur des pégreux au goulag (considérés comme « socialement proches » par l’administration des camps et servant de supplétifs internes à l’horreur concentrationnaire). Tout indique aujourd’hui que la caractéristique des pays du Tiers monde où l’underclass a permis de prendre systématiquement à revers les couches urbaines ouvrières s’étend aujourd’hui à l’ensemble des sociétés de la planète.

Le facteur national, perturbateur de la régression ?

Le seul élément qui paraisse en mesure de freiner une telle régression, c’est la nature de l’État-nation, qui a permis la naissance de solidarités étendues au-delà du voisinage, du mode tribal et de la Cité. En soi, une telle constatation traduit le degré de régression en cours. Ce n’est plus le dépassement de la nation qui semble à l’ordre du jour, mais une régression en-deçà.
La nation est une formation historique qui a intégré les traits de la Cité et de l’Empire, sans se réduire à aucun de ces deux pôles, bien qu’elle oscille parfois vers l’un ou l’autre (le cas français avec la révolution de 1789, où le pays se fait cité en 1789 avant de régresser en empire napoléonien n’est pas anecdotique, puisqu’il a condensé le renversement consternant qui s’est reproduit à plus grande échelle avec la révolution de 1917). L’État-nation fournit surtout l’exemple de groupes humains ayant su définir une capacité d’auto-transformation collective inconnue auparavant, et une relation directe entre l’individu et la représentation institutionnalisant le groupe, qui n’avait pour ainsi dire jamais existé (seules les cités grecques et Rome l’avaient d’une certaine façon anticipée). C’est au sort de cette forme nationale que se pressentira l’évolution future. Elle pour rait s’éteindre : l’empire romain a supplanté la république oligarchique et englobé l’essentiel des zones urbaines et marchandes de l’Antiquité sans pour autant cesser d’être un empire. Il a même fini par incarner l’une de ses formes les plus accomplies.

Il est par ailleurs remarquable qu’à certains égards, dans ses variantes les moins mystiques, le projet communiste initial pouvait s’apparenter à la formation d’une nation étendue aux bornes du monde, et destinée à rassembler tous les représentants de l’espèce. La capacité à fonder un nouveau monde, à le situer dans le temps, et à décider l’auto-transformation collective pour y parvenir était une des racines fondamentales de l’universalisme que l’utopie communiste prétendait réaliser jusqu’au bout. Cette parenté explique sans doute la concurrence entre la référence nationale et l’espérance communiste au tournant du XIXe et du XXe siècle et leur tendance symétrique à donner naissance à un effort désespérément volontariste sous la forme politique absolument nouvelle du totalitarisme. Dans la mesure où cette forme s’est ancrée dans les sociétés en position de faiblesse dans le jeu des rapports de force internationaux, le totalitarisme est probablement l’expression d’une faiblesse stratégique qui cherche à démultiplier ses ressources par un volontarisme exacerbé. Mais s’il commence par donner une effet de puissance, il finit par stériliser la société qu’il a conquis. Si cette perception est exacte, le totalitarisme islamiste a de longues années devant lui. Sa thématique de prédilection se rattache à la définition d’une relation directe entre le zélote et la supposée « nation de l’islam ». Mais il s’agit d’une aspiration impériale et non nationale. A la manière des religions millénaires, il se renforcera de ses échecs jusqu’au naufrage final. Ceux qui ricanent de voir les États occidentaux peiner dans leur combat contre le bras armé de ce totalitarisme islamique ne comprennent pas la portée de ce qui est en jeu.
Le dérèglement capillaire des classes sociales et la désagrégation relative de l’État-nation sont profondément liés. L’effort visant à constituer une Union européenne, qui en représentait la seule tentative de dépassement, a peut-être reçu un coup mortel en mai 2005, mais cela traduit au fond le dilemme central de l’entreprise européenne : le rejet du traité constitutionnel a été mû par le sentiment que les dévolutions incessantes de prérogatives de la nation au centre européen désarmaient les défenses traditionnelles de ces sociétés. Beaucoup dépendra de la capacité de la forme nation à se régénérer, à se dépasser ou à péricliter. L’épuisement des capacités de création historique en Europe est d’autant plus préoccupant qu’il s’agit de la zone où est née cette forme. Force est de constater que la régression est déjà tellement avancée que les automatismes historiques semblent écrasants en regard des possibilités de sursaut volontaire.

L’interpénétration de tous les niveaux

Tous ces dérèglements trouvent leur expression dans un affrontement géopolitique de plus en plus large. Les mécanismes de « mondialisation » expriment cette imbrication et paraissent irréversibles. Les niveaux « internationaux » ne ces seront plus d’interférer avec les mécanismes internes des sociétés en présence. Il ne s’agit pas de simples processus « économiques », tant les questions de puissance sur-déterminent les décisions économiques. Contrairement au lieu commun qui prétend que l’extension du commerce assure la paix, l’histoire des derniers siècles montre que l’interdépendance accrue de sociétés peut s’exprimer aussi bien, et alternativement, par un approfondissement des liens commerciaux que par un passage à l’affrontement (militaire classique, ou plus diffus). Le commerce n’est pas un antidote à la guerre, mais un moment qui prépare celle-ci. La première « mondialisation » à la fin du XIXe siècle européen a ainsi balisé le terrain de la première guerre mondiale.
L’intervalle de temps n’a été que d’une quarantaine d’années. Il est troublant de constater que l’initiation de la mondialisation contemporaine a eu lieu au début des années 1970 (avec la fin de la convertibilité du dollar, le flottement généralisé des monnaies, et la dérégulation financière qui a servi de palliatif à cette disparition de toute monnaie internationale de référence). La fin de la décennie en cours et le début de la suivante constituer ont les moments les plus aigus de la tension que l’on voit sourdre de tous côtés.
La désagrégation historique a d’ores et déjà donné naissance à certaines lignes de force dans le chaos croissant : les aires occidentales et musulmanes sont bel et bien engagées dans une logique d’affrontement qui mène à un quatrième guerre mondiale (la guerre froide ayant constitué la troisième, auto-limitée, grâce à la relative rationalité des deux principaux protagonistes, dont on regrettera sans doute un jour leur sens de la mesure, eu égard aux capacités destructrices qu’ils détenaient). Ce qui est en jeu, et qui dépend fort peu de décisions conscientes, c’est de savoir si l’ordre hypothétique qui sortira de ce chaos sera ou non déterminé par cette logique instinctive d’affrontements croissants et de plus en plus ravageurs. Pourquoi une régulation barbare serait-elle l’éventualité la plus improbable de cet avenir déplaisant ? L’intervention de 2001 en Afghanistan (répondant à l’agression islamiste sur New York), l’invasion de l’Irak en 2003 et le conflit mettant aujourd’hui en jeu Israël et les proto-États islamistes (Hamas palestinien, Hezbollah libanais) évoquent les conflits qui ont préludé au déploiement des trois guerres mondiales connues :

- Les tensions pour le contrôle de la Bosnie dès 1907, puis les guerres des Balkans de 1912-1913

- l’invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931, l’invasion de l’Éthiopie en 1935, la guerre d’Espagne en 1936, et la redéfinition des frontières de l’Allemagne en 1938-1939

- la guerre de Corée de 1950 (et dans une moindre mesure la question de Berlin au début des années 1950).

Le délai de 7 à 8 ans entre les premiers conflits annonciateurs et le moment aigu de l’affrontement (pour la troisième guerre mondiale, il a fallu une douzaine d’années avant d’être au bord de la guerre nucléaire, en 1962 à Cuba), confirme que le moment le plus délicat devrait se situer aux alentours de 2010 et des années suivantes.
De même que les Balkans furent la zone sensible avant 1914, le Moyen Orient est aujourd’hui une zone vitale. Dans la mesure où il renferme plus de la moitié des réserves d’hydrocarbures, ajduvant indispensable de la prospérité économique, de la société de consommation, et de la puissance militaire, aucun État important ne pourra s’en désintéresser. Le plus étrange, c’est que le monde arabo-musulman semble incapable de transformer en une base de développement auto nome la rente immense que certaines de ses régions tirent des gisements minéraux qu’elles contrôlent. Ces pays se contentent de ponctionner de plus en plus gravement les capacités productives des zones les plus développées, avec la semi-complicité des oligarchies occidentales. Ce parasitage de l’Occident et d’une partie de l’Asie, loin d’amener une synergie et un partage du travail, définit le cadre des tensions et des contentieux dont l’engrenage rendra de plus en plus intenable la situation présente. L’impérialisme musulman, pourtant émietté et aujourd’hui incapable de s’organiser à grande échelle, est de retour, comme le démontre une multitude d’agressions dotées chacune de leur logique propre, mais aux directions convergentes. Cet impérialisme ressuscité vient présenter sur un plateau le meilleur alibi possible aux dirigeants occidentaux désireux de conjurer les traditionnels mécanismes de contestation sociale interne. Chaque grande guerre est un fait historique total, et ses conséquences internes aux sociétés qui la mènent comptent autant que la surenchère des antagonismes géopolitiques opposant les adversaires. Le monde musulman cherche une échappatoire à ses insolubles contradictions intérieures, tandis que le monde occidental ne sait que reproduire sa logique de croissance matérielle qui lui a tant réussi et qui l’asphyxie aujourd’hui. L’atmosphère de guerre qui transpire peu à peu de tout le panorama historique conjure les mécanismes de réactions civiques.

Les différentes guerres mondiales

La grande particularité de cette quatrième guerre mondiale qui s’annonce est d’être profondément asymétrique. Les deux premières guerres mondiales ont été les guerres symétriques par excellence, même si la seconde avec les mouvements de partisans a connu des situations asymétriques importantes. La troisième fut d’une certaine façon asymétrique, à travers les guerres de « libération » des colonies ou du Vietnam, mais cette asymétrie était réversible, comme on l’a vu avec l’Afghanistan de 1979 à 1989, et divers conflits en Afrique. Cette particularité tenait à ce que l’antagonisme militaire majeur, en Europe, était à la fois actif et gelé, prévenant toute escalade incontrôlée, clausewitzienne, vers le déploiement illimité de la violence. L’aspect asymétrique était instrumentalisé par cet antagonisme central qui demeurait symétrique (l’issue de la guerre froide dépendait du contrôle de l’Europe de l’Ouest et du Japon). Cette auto-limitation de la guerre froide avait sans doute connu certaines anticipations au cours de la seconde guerre mondiale : déjà, la montée aux extrêmes de la violence disponible avait été bridée sur certains points (comme les armes chimiques). Mais l’auto-limitation demeure la grande caractéristique de la troisième guerre mondiale.
Et la question la plus cruciale est de savoir jusqu’où elle sera respectée dans la nouvelle.

L’affaire de Cuba en 1962 fut la seule occasion où le mécanisme de dissuasion nucléaire manqua de peu d’échapper au contrôle des deux pôles mondiaux. Il n’est pas indifférent que l’intervention intempestive et irresponsable d’un tiers, Castro, de peu d’envergure mais indifférent au jeu subtil engagé depuis longtemps, ait été la cause de ce ratage presque accompli, Cuba représentait un élément typiquement asymétrique dans la configuration des forces en présence.
Dans la mesure où la fragmentation du monde arabo-musulman va en s’approfondissant, son caractère incontrôlable ne peut que s’ accentuer, et durer au moins jusqu’à la fin des années 2010, ne serait ce que pour des raisons de dynamique démographique. La soif d’un État comme l’Iran à se doter de l ’arme nucléaire, tout comme le caractère implosif du Pakistan, et ses liens obscurs avec l’Arabie saoudite, incitent à penser que cette quatrième guerre mondiale ne se terminera pas sa ns l’utilisation de telles armes, d’un côté ou de l’autre, et sans doute des deux, voir e au sein même du monde musulman, tant il est instable. La dissuasion suppose des adversaires en nombre limité qui se connaissent suffisamment pour demeurer prévisibles les uns pour les autres. L’ampleur des aspects asymétriques tend à rendre inefficace toute dissuasion.

L’imprévisible issue

Les dénonciateurs de la guerre au début du XXe siècle espéraient conjurer le conflit extérieur en le transformant en conflit intérieur, afin que les fauteurs de guerre supposés se trouvent balayés. L’asymétrie profonde de ce qui est gestation dément une telle espérance, qui a été d’ailleurs été largement déçue par les faits après 1918. Seuls les pays vaincus ont connu des troubles sociaux insurmontables, la Russie connaissant un changement de régime radical tandis qu’après 1945, la Chine maoïste était la principale conséquence du second conflit mondial. Mais ces États rénovés en expériences totalitaires continentales se sont insérés dans la géopolitique existante, et les possibilités de nouvelles guerres n’ont été en rien abolies. Les zones de partisans ont été rapidement avalées par les logiques étatiques. De fait, les guerres de partisans manifestent une désagrégation locale des échelles de souveraineté, qui se résout au terme de conflits encore plus âpres qu’une guerre régulière.

Aujourd’hui, toute tentative de transformer la guerre mondiale naissante en guerre civile locale s’inscrirait dans les lignes de force de l’asymétrie, et renforcerait celles-ci.

La précession du conflit

Le précédent des deux premières guerres mondiales a montré que l’enchaînement des affrontements peut voir migrer le centre de gravité de l’antagonisme : la première commença par opposer l’alliance franco-britannique à l’Allemagne, mais elle s’est terminée en mettant en présence les États-Unis et l’Allemagne. La seconde commença également sur le même schéma et s’est achevée sur un antagonisme nippo-germano-étasunien, qui a ensuite fait place avec la guerre froide au vis-à-vis soviéto-américain. La troisième guerre mondiale s’est terminée sur la relation la plus asymétrique qui se puisse concevoir, puisque sur le terrain clausewitzien de la surenchère de la force centralisée, les États-Unis n’ont plus de rivaux.
Le monde musulman ne faisant pas le poids, il ne peut éviter l’écrasement qu’en implosant pour se faire poussière incontrôlable, à la manière de l’Afghanistan face à l’Union soviétique, de l’Irak sunnite fa ce à l’armée américaine, du Hezbollah libanais face à Israël. A moins d’une montée aux extrêmes de la violence, que l’Occident répugne à engager, le monde musulman ne peut être véritablement vaincu. Il est donc probable que le centre de gravité de l’affrontement fini ra par migrer vers le Pacifique, point de contact entre l’Occident et le monde chinois. Cette dérive ne serait prévenue que par une éventualité plus déplaisante encore : une généralisation du chaos au sein des sociétés occidentales, qui entre raient elles aussi dans le type de désagrégation qui hante les sociétés musulmanes. Une telle hypothèse de décomposition inter ne est envisageable pour les nations européennes, mais paraît moins vraisemblable pour l’Amérique du Nord, où les caractéristiques de l’État-nation ont conservé leur dynamisme. L’imbrication, d’ores et déjà vitale pour la Chine avec certains États producteurs de pétrole comme l’Iran ou le Soudan, donne une idée des enchaînements susceptibles de provoquer le transfert de l’antagonisme militaire principal.

Un autre argument milite lourdement pour une telle transformation de l’affrontement : on n’a jamais vu, depuis l’apparition il y a cinq siècles de ce que les historiens ont appelé « l’ économie-monde », de migration du centre de gravité de celle-ci sans conflit majeur. Celui-ci n’oppose pas nécessairement de façon directe les deux pôles les plus concurrents. Ils peuvent même se trouver alliés (comme les États-Unis et la Grande-Bretagne lors des deux premières guerres mondiales), mais les conséquences de tel les guerres accélèrent les tendances de fond à l’œuvre. Il n’est pas certain que la Chine constitue le futur pôle de l’ économie-monde (il faudrait qu’elle s’adjoigne le Japon pour ce faire), mais ceux qui croient à cet avenir chinois laissent étrangement de côté la probabilité de l’immense conflit militaire qui accompagnerait une telle mutation. On peut aussi bien imaginer qu’au terme du chaos actuel, l’économie-monde aura cessé d’exister, au profit de zones plus ou moins étanches et autarciques, à l’échelle de continents hostiles.

La catastrophe est déjà là.

Une fois la poussière des affrontements retombée, peut-être verra-t-on prédominer sur la planète rescapée, d’ici une trentaine d’années, les États dotés des populations les plus nombreuses, à savoir la Chine et l’Inde, si ces zones ne se retrouvent pas segmentées par les processus de désagrégation en cours, tandis que l’Occident et le monde arabo-musulman se seront usés dans un affrontement aussi stérile qu’inévitable. De toute façon, la croissance économique illimitée, vecteur spécifique de la puissance occidentale, aura fait place à une routine plus ou moins stationnaire, à l’aune de nos critères actuels. La quatrième guerre mondiale sera sans doute la période de consommation décisive des ressources énergétiques les plus accessibles. L’industrie aura cessé de pouvoir compter sur une augmentation permanente, suivant une croissance géométrique, des intrants énergétiques et minéraux. La captation indispensable de l’énergie solaire devenue la seule source suffisante à long terme pour une survie collective de milliards d’êtres humains, favorisera une tendance lourde à la constitution de traits « hydrauliques » dans les sociétés du futur. Le solaire est en effet une énergie de flux et non de stock et elle ne permettra pas les mêmes puissances ponctuelles que les ressources fossiles. Cela signifie que la puissance militaire sera concrètement bridée par les limites productives et physiques, sauf à sauter à l’étape ultime des exterminations atomiques ou chimiques. Le poids quantitatif des populations aurait dans tous les cas un effet décisif, ce qui explique la position probable de la Chine et de l’Inde, autour desquelles se structureraient alors les nouveaux antagonismes géopolitiques les plus aigus. La complexité des mécanismes à l’œuvre pourrait même inclure des désagrégations internes de ces pays-continents (l’islam est un levier crucial d’affaiblissement de l’Inde).

Dans le genre de période chaotique qui nous attend, d’immenses épidémies et catastrophes écologiques peuvent interférer avec les tendances historiques en cours et constituer des facteurs de « régulation » apocalyptiques. Les craintes vis-à-vis de la grippe aviaire montrent que l’hypothèse est prise au sérieux par des instances internationales telles que l’OMS, le sida agissant déjà de cette façon dans certaines parties de l’Afrique sub-saharienne. Le plus probable est que l’élément bactérien ne sera pas « spontané », mais instrumentalisé comme arme asymétrique.

La prodigieuse incertitude ver s laquelle dérive l’histoire contemporaine vaut pour tous les niveaux d’activité, même les anticipations économiques ont vu leur horizon se réduire au court terme et perdre le peu de visibilité qu’elles semblaient présenter.

Il faudrait à l’espèce humaine infiniment de prudence, de sagesse, de sagacité et de modération dans les décennies qui viennent pour enrayer un effondrement au moins comparable à ce qu’a connu la fin de l’Antiquité, ou la fin du Moyen-Âge européen. Cette espèce se distinguant plus par ses folies que par sa mesure, le pessimisme parait aujourd’hui un critère de lucidité nécessaire. La catastrophe ne doit cependant pas être conçue comme un événement imminent et brutal. Elle n’est pas la version inversée d’une révolution soudaine et salvatrice. Une telle illusion empêcherait de percevoir que cette catastrophe se déroule au ralenti et qu’elle est déjà engagée depuis longtemps. D’une certaine façon, elle est déjà advenue, et ce ne sont pas nos arrière-petits enfants qui subiront le poids de choix antérieurs : nous sommes déjà dans cette situation de contrainte inexorable. Cela explique que la quatrième guerre mondiale n’ait pas besoin d’éclater comme un conflit généralisé et ouvert sur tous les continents. Son ombre, qui s’alourdit de façon perceptible de mois en mois, suffit à polariser les développements effectifs.

Paris, le 31 août 2006


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