Principes du verbalisme « radical »

samedi 20 juin 2009
par  LieuxCommuns

Principes du verbalisme « radical »

Introduction du 10 septembre 2008

Dans ses Notes on Nationalism, George Orwell décrit la manière dont l’expression des positions politiques tombait, à son époque déjà, dans un sectarisme exacerbé, qui reprenait les formes du chauvinisme le plus accablant. Parmi les caractéristiques de cette mort arrogante de la raison, on peut retenir les points de repère suivants :

  • classer les êtres humains en catégories rigides
  • s’identifier à un groupe (même mythique)
  • ne penser qu’en termes de rivalité de prestige pour ce groupe (tout ce qui advient est considéré comme une confirmation de la doctrine)
  • se laisser dominer par une soif abstraite d’un pouvoir idéologique
  • énoncer la conclusion avant toute justification
  • afficher une bonne conscience inébranlable à partir d’un processus de fabrication permanente d’illusions sur soi.

Depuis décembre 1986, les rencontres diverses induites par la trace de l’existence du mouvement lycéen et étudiant, jusque dans les cercles qui l’avaient estimé fort peu intéressant, ont montré à quel point l’esprit de critique sociale en France est enlisé dans un quadrillage absurde de rivalités sectaires. Ce produit du reflux des années soixante-dix dure et s’approfondit alors que les éléments de réveil social se multiplient. Il y a là un aspect qui caractérise les milieux « radicaux », entendus comme ceux (distincts des courants anarchistes ou de l’ultra-gauche conseilliste, qui ont leurs pesanteurs spécifiques) où l’on parle indéfiniment de contestation fondamentale des règles établies, en dehors de toute perspective concrète et de toute structure organisationnelle précise. Pour ceux qui aiment les étiquettes, cela recoupe assez précisément une bonne partie de la postérité de l’Internationale Situationniste et l’essentiel de l’ultra-gauche néo-bordiguiste.

Comme ce verbalisme tire ce qui lui reste de force de n’être guère condamné (parce qu’en soi, il ne mérite même pas qu’on s’y attarde), on trouvera ci-dessous une description de ses caractéristiques. Les principes muets qui fondent encore ce qui se proclame comme « radicalité » constituent un ensemble organique, bien qu’ils ne soient que rarement tous réunis chez un individu ou dans un groupe. Leur exposé montre à quel roc d’irrationalisme on se heurte : soit on préfère s’en écarter sans phrases, et ces gens s’estiment au-dessus de toute critique, soit on les attaque avec vigueur, et ils tirent une illusion d’existence des chicanes qu’ils opposent à ces observations. A les critiquer avec virulence, on prend même le risque déplaisant d’être conduit à leur ressembler quelque peu. Leur force, c’est que le fait de les rencontrer est compromettant au regard du simple bon sens. « Quand le réel devient intolérable, il faut que l’esprit le fuie pour inventer un monde artificiel et parfait » (A. Koestler, Les Somnambules). L’originalité malheureuse de ces « radicaux », c’est que leurs efforts n’aboutissent qu’à une confusion aggravée, mais comme celle-ci s’affiche avec une assurance agressive, leur bonne conscience de façade exige une mise au point sur le registre où ils se croient excellents, celui de la dureté. Le texte recourt donc dans une certaine mesure à cette sévérité tranchante qui les fascine tant. Il ne part que d’une seule exigence, la mise en conformité des actes et des paroles, et ne se réclame ni d’une connaissance « scientifique » de tels milieux, ni d’une position « révolutionnaire », dont la base manque aujourd’hui.

Paris, mai 1989


(1)

À la manière des militants politiques, les « radicaux » confondent espoir et réalité. Mais tandis que les premiers s’illusionnent sur leur activité, les seconds fuient toute occasion de vérification pratique, parce qu’ils se considèrent en relation privilégiée avec l’histoire. C’est d’ailleurs pourquoi ils n’aiment pas non plus la discussion effective, celle qui amène chacun à mettre à jour ses propres présupposés et à produire les degrés intermédiaires de ses argumentations.

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Ce « radicalisme » abstrait se ramène le plus souvent à une affirmation de logique absolue de l’histoire. Plus elle tarde à se manifester, et plus son avènement sera éclatant, justifiant après coup les positions adoptées. L’exigence de cohérence personnelle, hautement revendiquée dans le détail, est toujours remise à plus tard, pour le moment où se manifestera enfin la secrète hégémonie du courant qu’ils prétendent incarner.

Comme la perspective d’une activité subversive concrète est, dans le meilleur des cas, renvoyée à un avenir indistinct, le problème de la vérification immédiate des positions est prodigieusement simplifié : il suffit de définir chaque relation en termes d’allié ou d’ennemi, selon de rigoureuses procédures d’identification et d’exclusion.

(3)

Les « radicaux » s’associent toujours sur des marottes théoriciennes : leurs illusions sur eux-mêmes et sur le monde tirent d’abord leur consistance d’être au-delà de l’expression. C’est à partir de telles conventions muettes que peuvent prospérer leurs coteries qui, chacune, aiment à se voir comme une « cour » de l’esprit critique supérieure à toute autre rivale, et définissant les normes de la subversion idéale. Le simple fait de les avoir rencontrés impliquerait une dette de reconnaissance à leur égard.

Cette haute opinion de soi a pour conséquence une étrange habitude : toute erreur, même de détail, doit faire perdre la face. Mais comme ils ne cessent d’en commettre, et d’assez graves, ils échappent à la réflexion par les poses exigeantes. Les réputations, obligatoirement exagérées, s’inversent brusquement à chaque épreuve de la réalité, et la triste comédie des chicanes obscures conclut leurs crises périodiques.

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La surenchère verbale, qui produit des « concepts » toujours plus décisifs, implique que les moindres différends théoriques contiennent tous les autres imaginables. Un « radical » craint par-dessus tout de paraître modéré, parce que sa « logique » lui fait par principe suspecter tous les autres de modérantisme. Le sens de la nuance est une marque de naïveté coupable dans ces milieux, incapables de penser le monde comme contradictoire. Tout ex-partisan ou ex-proche doit être traité comme le plus sournois des ennemis. Ces cliques pathétiques sont persuadées qu’il suffit d’avoir formellement le dernier mot pour que la réalité s’aligne sur l’apparence de leurs faux-semblants.

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Cette non-pensée « radicale » est dépourvue de tout critère stable qui lui permettrait d’ordonner ses jugements. C’est en cela qu’elle illustre la perte généralisée du jugement dans la société : à chaque nouvelle question, sur laquelle aucune « autorité » critique reconnue ne peut avoir tranché, le désarroi et l’incertitude sont patents. Mais un « radical » moderne est comme un marquis de l’Ancien Régime ou un député de la Troisième République (cf. G. Sorel, La Décomposition du Marxisme) : il prétend tout savoir sans avoir eu besoin d’apprendre. Le doute doit se masquer sous une assurance ombrageuse.

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Les plus audacieux des « radicaux » élaborent un système qui prétend avoir réponse à tout, mais ils redoutent particulièrement de rencontrer quelqu’un qui prenne la mesure de leur système. Ils disposent donc de méthodes tout empiriques pour se défendre contre ce genre de lucidité. De même que leurs compères qui n’ont pas leur patience laborieuse de « théoriciens », ils se laissent porter par l’enchaînement des mots et reproduisent en idée le comportement autoritaire : la soumission inconditionnelle à l’instance théorique reconnue va de pair avec l’arrogance envers les néophytes supposés. Que l’un de ces derniers ait l’étrange infortune de posséder quelque capacité concrète (donc par définition limitée, comme tout ce qui est réel), et il se voit très vite traité en idiot utile, que l’on flatte tant qu’on en espère quelque chose (traduction, documentation, informations précises, etc.), mais que l’on regarde de haut dès qu’il se révèle plus indépendant que suiveur. La pose des « radicaux » se résume à dire à autrui ce qu’il devrait faire, au nom de critères indiscernables. Ce tour est nécessaire parce que le recours à ceux-ci est éminemment sélectif : il faut que ces critères connaissent régulièrement des éclipses pour ceux qui les professent par sous-entendu.

(7)

La familiarité avec le langage de la critique étant un peu au-dessus de leurs forces, ils se contentent le plus souvent d’un vocabulaire réduit à quelques mots fétichisés. Ils tombent ainsi dans ce défaut typique de l’époque : employer comme principe d’organisation la désintégration de la langue en mots en soi (cf. Adorno, Le Jargon de l’Authenticité) : « [ce jargon] dispose d’un nombre modique de mots qui se referment sur eux-mêmes et deviennent des signaux » .

C’est pourquoi leur réaction à tout argument gênant les conduit toujours à se raccrocher non aux idées mais aux mots, et à entamer une guerre à leur propos, en suspectant d’intentions cachées les gêneurs. Il y a là un véritable mécanisme de substitution à l’analyse théorique, qui masque fort bien l’absence de jugement. Devenir tout à coup pointilleux sur le détail, avec tous les contresens imaginables, leur permet d’oublier tout ce qui les sépare d’une vision vivante. Quiconque a affaire à eux devrait s’expliquer à l’infini des erreurs d’interprétation qu’ils commettent volontiers.

(8)

À partir du moment où ils admirent une théorie, un groupe, une publication, ils ne savent que s’y identifier, sans se demander pour autant s’il ne faudrait pas abandonner certains défauts et vieilles habitudes, bref se remettre quelque peu en question.

Ce qui parle à leur imagination, ce n’est donc pas la pratique de la subversion, nécessairement peu prestigieuse et qu’ils n’ambitionnent même pas de s’approprier, mais le maniement plus ou moins racoleur du vocabulaire qui doit la résumer et la mimer avec fracas. Dès qu’une prétention est affirmée, l’entourage doit affecter de la considérer comme intégralement réalisée. Pour un « radical », toute critique générale de ses erreurs semble pire qu’une insulte, une injustice. À ses yeux, tous les défauts ont une grande importance, sauf les siens.

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Comme ils ne s’intéressent qu’à ce qui leur paraît confirmer leurs marottes, très peu de « radicaux » sont capables de ténacité dès que la situation devient contraire. Ils passent très facilement et d’un seul coup, d’un intégrisme proclamé de la vérité à une indifférence matoise sur cette question. Les polémiques stériles sont des occasions privilégiées pour concentrer les passions rentrées. La mise en scène exigeante des émotions, héritée des milieux de la bohême artistique qui a vécu à Paris jusqu’à la fin des années cinquante, n’a plus pour effet que d’introduire une relation unilatérale entre les faits et les interprétations. Leur irrationalisme se trahit en ceci qu’ils trouvent trop cruel de soumettre leurs vues à la moindre vérification.

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Ils confondent simplisme et « radicalité » parce qu’il leur faut de temps en temps sauter de la passivité à la fuite en avant agitée. Mais c’est là que se manifeste toute l’incongruité de leurs errements : alors qu’ils en remontrent à tout le monde sur la « question de l’organisation », ils sont incapables de seulement s’associer au-delà de leurs cercles de copinage, commodité de relation que ces gens confondent régulièrement avec l’amitié. Quand un groupe de ce genre n’est pas trop éphémère, ses membres finissent par se persuader d’avoir toujours eu raison sur l’essentiel.

Tout regroupement auquel ils daignent participer un instant serait appelé à devenir le regroupement révolutionnaire de l’époque, destin que seule une adversité incompréhensible ou de troubles malveillances empêcheraient d’atteindre. Les pires ne savent que s’enfermer dans un bavardage illimité, qu’il est évidemment hors de question de seulement nommer. Ils se conforment ainsi à la caricature du « bavard d’arrière-salle de café », que l’ancien mouvement ouvrier traitait sans indulgence.

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Les « radicaux » ne pouvant assumer en toute conscience l’immense décalage qui sépare aujourd’hui les aspirations des actes immédiats, ils choisissent de l’annuler en paroles. Quelle que soit leur manière, ils retombent toujours sur les procédés formels de ce jargon de l’authenticité décrit par Théodor Adorno.

Mais cette reproduction involontaire du dialecte dominant ne conduit à un conformisme particulier que par inertie, par facilité, bref par mimétisme, et non par intérêt. Leurs discours sont davantage des coquilles vides que des idéologies. Leur langue sacrée ne peut faire illusion sur les profanes et s’ancrer dans leurs émotions, parce qu’elle n’est pas celle de tous les jours.

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L’essentiel de ces comportements où la dissociation entre actes et paroles est si forte a longtemps trouvé un appui dans le mythe de l’Internationale Situationniste, dont le souvenir a pesé sur de nombreux esprits de ce genre. Tous les « radicaux » voudraient rejouer l’aventure de ce groupe dont l’action a pris pour eux, qui connaissent très mal tous les courants critiques du siècle, l’apparence d’une ouverture qualitative vers une compréhension nouvelle du monde.

Ces « radicaux » se refusent de toute façon à comprendre que s’il y a de rares périodes de fondation, qui cristallisent des bilans de mouvements antérieurs et qui exigent des délimitations vigilantes, il y a surtout des périodes de développement historique, qui requièrent d’autres qualités que la volonté d’en découdre les uns contre les autres et de croire par ces petites guerres privées combattre le monde entier. Mais ils ne peuvent cesser de penser selon cette réflexion de d’Alembert (qu’ils ignorent évidemment !) : « rien n’est si dangereux pour le vrai et ne l’expose tant à être méconnu que l’alliage ou le voisinage de l’erreur ». La recherche d’une pureté abstraite les obsède et les paralyse.

Il y a un mythe de l’Internationale situationniste en ceci que ce groupe ne fut original que dans la synthèse qui lui permit d’agencer des aspects préexistants de la critique moderne en un tout particulier (et contestable). La vérité de cette synthèse dépendait strictement d’un pari sur la fusion, alors vue comme imminente, de nouveaux mouvements sociaux en une totalité retrouvant et dépassant les qualités de l’ancien mouvement ouvrier. Le fait que cette fusion ne se soit pas réalisée est escamotée par ces admirateurs de l’Internationale situationniste

Celle-ci reste donc pour eux absolument parfaite. Ils la prennent comme un modèle d’action historique bien qu’elle n’ait même pas constitué de véritable organisation, son existence ayant été suspendue au rôle de catalyseur d’un individu. Cet attachement irrationnel à une image fétiche renvoie à un mécanisme social dominant : aujourd’hui on ne devrait entreprendre une activité historique qu’à la condition d’être le premier dans son genre. Ce serait la seule manière d’apparaître aux yeux d’autrui et donc à soi-même. Certains ne se consoleront jamais d’avoir été précédés dans la voie qu’ils auraient prétendu frayer. La tendance à vouloir incarner la théorie de l’époque tire son origine des mécanismes sociaux qui valorisent le narcissisme individuel. « L’individu dépossédé de tout se cramponne à lui-même » (T. Adorno).

Si l’Internationale situationniste a nourri des défauts accablants chez des suiveurs qu’elle n’avait ni souhaités ni prévus (et dont la trace vénéneuse commence aujourd’hui heureusement à se perdre), c’est qu’elle était loin d’être indemne de ces traits. Bien qu’elle les ait critiqués de façon répétée, ils se sont diffusés infiniment plus aisément que ses « qualités » revendiquées.

Le rapport qu’elle a entretenu avec ces partisans embarrassants ne provient pas seulement de ces derniers. De même que l’on a pu dire que certains courants politiques avaient bénéficié de la croyance que le paradis social fût réalisé sur terre, dans quelque Etat lointain, de même l’Internationale situationniste a attiré parce qu’elle donnait l’impression d’être le lieu éloigné de tous, où aurait été atteinte une maîtrise de la subversion sociale.

L’Internationale situationniste n’a évité la paralysie que dans la mesure où ses membres ont réussi à corriger au coup par coup cette pente, dont ils n’ont jamais pu se défaire. Il est ainsi remarquable que ce groupe ait pu énoncer l’essentiel de la critique qu’il méritait sans que cela ébranle pour autant son aura : dans La véritable Scission, les auteurs constataient que nombre de ses membres étaient demeurés « au-dessous du militantisme politique ». L’indifférence à une remarque aussi énorme n’a qu’une explication : ce défaut, loin de disparaître, est devenu encore plus fréquent dans ces milieux.

La dissolution de l’Internationale situationniste ne fut pas cette victoire secrète et paradoxale que la légende dorée de ses partisans a proclamée. L’expérience des vingt années écoulées est là pour montrer à quel point le danger qu’apparaisse une bureaucratie situationniste était illusoire. Les « pro-situs », ces fans impuissants, n’avaient pas l’étoffe de dangereux récupérateurs, du moins sur le terrain de l’action politique. Ils exprimaient seulement la vérité macroscopique de leur modèle.

Les minuscules courants que l’Internationale situationniste a inspirés n’ayant exercé aucune influence notable sur le cours des événements depuis leur naissance, les milieux « radicaux » s’en sont, à demi consciemment, plus ou moins détournés, avec une pointe de nostalgie pour tant de promesses, et beaucoup de rancœurs refoulées. Celles-ci jaillissent parfois avec l’incohérence énergique qui accompagne les retours de flamme.

La consommation de théorie alterne avec les affirmations abstraites les plus extravagantes. L’ostentation de la théorie tend à devenir théorie de l’ostentation, et la manie de l’exagération, le plus commode des refuges (on prétendra par exemple que la société moderne est semblable à Auschwitz, etc.). Orphelins d’un père idéologique, ils s’en inventent des substituts grâce à un intégrisme redoublé du concept.

(13)

Les plus cohérents sont ceux qui affichent aujourd’hui un anti-démocratisme avéré, qui leur permet d’exposer une bonne partie de ce qu’ils pensent vraiment. Leur formalisme verbal se condense en une espèce d’idéologie, qui n’a pas pour autant d’ancrage dans la sphère matérielle : c’est le sort étonnant de ces « sectaires sans sectes ».

Leur anti-démocratisme théorique leur permet de justifier par avance leurs comportements (obsession de la supériorité du groupe ou du courant auquel ils s’identifient, indifférence à la vérité objective quand le cœur du système idéologique est concerné, absence de zones neutres dans leur esprit). Ces gens-là sont évidemment incapables de voir que toute tentative pour forcer l’histoire ne conduit qu’à détruire le sens d’une démarche critique. Ils compensent ce défaut accablant en l’aggravant par un optimisme de la crise, qui dans toute situation concrète tourne au triomphalisme de la décomposition : plus ça va mal, et plus les temps nouveaux approchent.

Chez eux, la « discussion » ne doit servir qu’à transmettre les ordres de la théorie, l’absence de règles étant présentée comme le profond secret qui permettrait de décrocher la victoire en toute circonstance. Ce qui était extrêmement pesant chez les bordiguistes historiques (dont les affirmations procédaient néanmoins d’un long mouvement réel et constituaient des tentatives de réponse à des problèmes pratiques précis, dans le cadre d’un reflux historique sans précédent) est devenu prétention creuse chez ces successeurs. Leur inconsistance se trahit à ce simple fait que ces remarquables esprits doivent changer de concept fondamental tous les quatre ou cinq ans, sans pouvoir s’en expliquer.

Alors même que ces « radicaux » voudraient posséder l’image de la totalité critique, la déformation métonymique (prendre la partie pour le tout, le contenant pour le contenu, la cause pour l’effet, le signe pour la chose désignée, etc.) réduit leur perception de l’histoire à une algèbre morbide, qui se présente comme le reflet d’un déterminisme « naturel ». Il s’agit là d’un symbolisme dégradé, qui exacerbe les défauts de tout symbolisme :

« Du point de vue causal, le symbolisme se présente comme une espèce de court-circuit de la pensée. Au lieu de chercher le rapport entre deux choses en suivant les détours cachés de leurs relations causales, la pensée, faisant un bond, le découvre, tout à coup, non comme une connexion de cause ou d’effet, mais comme une connexion de signification et de finalité. Un rapport de ce genre pourra s’imposer dès que deux choses auront en commun une qualité essentielle qu’on peut rapporter à une valeur générale. Ou, pour employer la terminologie de la psychologie expérimentale : toute association basée sur une similitude quelconque peut déterminer immédiatement l’idée d’une connexion essentielle (...). [le symbolisme] est lié indissolublement à la conception du monde qu’on a appelée au moyen âge Réalisme, et que nous appellerions, quoique moins exactement, idéalisme platonique » (J.Huizinga, Le Déclin du Moyen Age).

L’objectivisme impersonnel devient une orthodoxie qui tient lieu de pensée. L’abstraction du « parti historique » permet de ne donner aucun contenu concret au processus révolutionnaire, pourtant espéré comme le messie. Ils attendent tout d’un mouvement dont ils ne peuvent ni ne veulent rien savoir et s’en sortent par un esprit de contradiction, qui s’affiche comme originalité théorique : quoi qu’il arrive, le « mouvement communiste » est toujours autre chose. Le goût du paradoxe est un moyen incomparable pour se singulariser et se placer au-dessus de tout mouvement réel. Certains vont même jusqu’à cristalliser en concept ce principe de la négation systématique (ils parlent péjorativement de « programmatisme » pour toute esquisse de contenu positif et concret dans un mouvement de contestation sociale).

(14)

Ceux qui sont irrigués par un jargon « radical » voient tout à travers lui, parce qu’il s’agit pour eux de définir un discours qui ait l’air plus satisfaisant que le processus historique lui-même. Les plus patauds expliquent même qu’on ne peut accepter la distinction courante entre apparence et réalité (certaines références absurdes au surréalisme permettent une telle opération), ou que le temps ne nous est pas extérieur (ce qui leur permet d’oublier que toute activité est tissée au temps).

La force de ces errements n’est pas à négliger parce qu’ils rencontrent et justifient à leur manière le décervelage général, au lieu de s’y opposer. La dépossession atteint un tel degré aujourd’hui que l’abus de la force, y compris contre le langage, semble seul à portée de main, et tout le reste ne serait que « littérature ».

(15)

Dans cette usure des références, la défense de tout système comme s’il s’agissait d’une orthodoxie qu’il est hors de question de discuter, mène tôt ou tard à un néant théorique : « se définir contre » reste le dernier moyen d’« affirmation ». Il suffit alors de brandir des slogans à résonance plus ou moins philosophique (la « publicité de la misère », la « domination réelle du capital« , la »subsomption réelle du travail au capital », le « spectaculaire intégré », etc.). Le jargon préserve son auteur « du désagrément d’avoir à s’exprimer sérieusement sur une matière à laquelle il ne comprend rien, et lui permet cependant de feindre, si possible, un rapport tout à fait réel à cette matière. Ce jargon est parfaitement approprié parce que, de lui-même, il unit toujours l’apparence d’un concret absent avec l’ennoblissement de ce concret » (T. Adorno).

Au-delà des mots, une constante perdure, un comportement sans phrase fondée sur des abstractions creuses. Certains pousseront l’inconséquence jusqu’à parler de « démocratie directe », mais ils se débandent à la première occasion où il faut argumenter sérieusement. La « pratique » n’est invoquée que pour mettre abruptement en œuvre, une logique du tout ou rien dans les rapports personnels, qui dispense de l’ouverture d’esprit. Comme le manque complet de recul par rapport à soi-même doit, dans le même temps, s’accorder avec la décomposition moderne de l’individu, un comportement de mimétisme inconscient en est la résultante monotone. Le ton cassant est ainsi la marque indispensable (et suffisante) d’une volonté de rupture sans retour avec le monde. Cette pirouette n’a rien d’original : il a toujours été plus prudent de feindre démonstrativement la révolte que de l’effectuer sans bruit.

(16)

Le noyau du comportement « radical », c’est de s’attendre à être choisi par l’histoire, plutôt que d’aller au-devant d’elle par une patiente transformation personnelle. Les « radicaux » font de leur participation à un mouvement un critère de qualité pour ce dernier. Mais quand ils comprennent la relative difficulté d’une telle jonction (plus que jamais, la révolte et la lucidité isolent dans cette société), le problème cesse vite de les intéresser. Ils misent peu là-dessus tout en espérant à chaque fois gagner beaucoup. Comme ils ne peuvent que perdre régulièrement, ils se consolent au plus vite de leurs déboires, en recommençant immuablement leurs rituels fondés sur la complaisance réciproque. S’en étonner passe pour une faute de goût.

(17)

Leur incapacité à prendre du recul vis-à-vis d’eux-mêmes et de ce qui les entoure les amène à plaquer des schémas sur toutes les situations rencontrées, et ainsi à décliner la bêtise selon des principes variés. Non seulement l’esprit de contradiction est érigé en norme théorique, mais les erreurs personnelles sont projetées rétrospectivement sur le mouvement réel (les attentes déçues vis-à-vis du prolétariat sont par exemple retournées en incapacités absolues de ce dernier, les tendances vaincues de l’histoire ayant nécessairement été complices de leur défaite, etc.).

(18)

Aujourd’hui encore, les « radicaux » sont incapables de penser la récupération et les reflux qu’ils sont habités par une rhétorique de l’identique : ils cherchent à retrouver en toute circonstance les signes qu’ils vénèrent. En illustrant une forme paradoxale de mort de la raison, tout en érigeant cette attitude en norme, ils appartiennent doublement à cette époque.

(19)

Ils croient qu’il suffit d’avoir vaguement compris une théorie pour s’en approprier l’image. Ils négligent donc toute mise en forme confrontant ce qui est intériorisé et ce qui est vécu. Quand ce ne sont pas gens d’un seul livre, d’une seule théorie (défaut banal, mais qui prend chez eux des formes d’une variété infinie), ils prennent de toute façon les idées comme objets d’attachement et non comme moyens de compréhension du monde. « Leur jargon de prédilection est sacralisé comme langue d’un royaume invisible » (T. Adorno). Ces sectateurs de la Révélation sont victimes d’un aspect dominant de l’époque, l’effondrement des capacités d’expérience personnelle, et adoptent le même comportement tautologique que celui des bandes : qui n’est pas comme moi est contre moi.

(20)

Le prolétaire ordinaire, l’employé conformiste, l’ouvrier prudent qui « évite les ennuis » manifestent plus de dignité dans leur aliénation que les « radicaux » avec leur lucidité incertaine et capricieuse, parce que ces derniers reproduisent tous les défauts de l’intellectuel sans s’approprier aucune de ses qualités. La « radicalite » est une conséquence du provincialisme français, qui ignore le monde au-delà des frontières nationales. Jamais le goût pour les marottes théoriques n’aurait pu connaître une telle extension dans un autre pays que celui-ci, où tant d’esprits ont, depuis des siècles, aimé croire que l’écriture de quelques pages pourrait changer le sort du monde. L’anti-intellectualisme des « radicaux » couvre utilement leur mimétisme honteux.

Guy Fargette

Mai 1989


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