Contributions aux débats sur l’organisation

samedi 20 juin 2009
par  LieuxCommuns

Contributions aux débats sur l’organisation,

Coordinadora Lucha Autonoma,

Madrid 1999

Accion libertaria estudiantes

Pour une federation des groupes libertaires et autonomes de Madrid

Le 20 fevrier 1999, la premiere rencontre des collectifs de Madrid a eu lieu au squat Seko, a l’initiative de Lucha Autonoma, dans le but de se rapprocher et de discuter de positions sur les formes d’organisation et de communication. Cent personnes, representant plus de vingt groupes, ont assiste a ces debats, qui se sont prolonges toute la journee durant. En resume, et malgre la dispersion et la pluralite des interventions, deux conceptions fondamentales se sont distinguees a propos des contenus et des organes qui pourraient structurer le monde autonome madrilene.

D’un cote, le modele du reseau. Modele diffus d’organisation, qui limiterait les contacts des groupes et des collectifs a la constitution d’un espace de communication. C’est-a-dire a des reunions dans lesquelles on fait circuler l’information que chaque regroupement veut, en toute liberte, transmettre au reste des individualites et des collectifs. Le reseau ne constitue pas proprement une organisation, mais un forum public, dans lequel se retrouvent regulierement differents acteurs sociaux, qui evoluent et se construisent dans differentes luttes, et qui appartiennent a differents mouvements sociaux. On ne prend pas de decisions communes, mais on lance des propositions et des idees d’action auxquelles adherent uniquement celles/ceux qui se sentent en affinite avec celles-ci. Dans ce sens, on peut se demander ce qu’apporte l’organisation-reseau ; la reponse est rien, sauf un lieu d’echange d’information, qui de fait existe deja a Madrid sous une forme diffuse et “spontanee” : les squats, les distros...

Pourtant, cette proposition ne semble pas si simple a rejeter. Les partisan-e-s du reseau soutiennent, de maniere plus ou moins explicite, que le ciment de l’unite est l’action, c’est-a-dire l’accord ponctuel et precis dans une activite specifique, et non l’articulation collective autour de principes generaux - un projet. Ainsi, un conflit specifique pourrait etre l’origine d’un accord avec des groupes et des institutions avec lesquels, par ailleurs, on n’aurait aucune affinite particuliere. Cela permettrait des rencontres avec des ecologistes, des nationalistes, et meme des partis d’extreme-gauche ou des institutions publiques.

La multiplicite, le plus grand respect des volontes individuelles et de la difference, et la possibilite de travailler avec des organisations et des collectifs tres differents, sont mis en avant pour defendre ces formes d’organisation diffuse. De fait, il a ete repete durant les debats que le reseau etait une structuration de divers acteurs possibles, de differentes identites sociales qui travaillaient sur differents terrains de lutte, qu’il etait une organisation “non autoritaire” dans la mesure ou il permettait de nouvelles relations et de nouvelles luttes - de nouvelles “perspectives”. Il ne faut pas oublier qu’il y a, derriere cette proposition, une elaboration theorique soignee, qui, bien qu’elle ne soit pas representee par un corps coherent de penseurs-euses, parmi lesquel-le-s figurent Deleuze, Negri, Guattari..., obeit a une pratique determinee et a un certain etat d’esprit de vieux militants et de vieilles militantes marxistes-leninistes fatigue-e-s, et ayant tire les lecons de leurs vieilles methodes et de leurs vieilles organisations bureaucratico-hierarchiques.

La position favorable a l’organisation etait presentee d’une maniere un peu moins approfondie. De nombreuses interventions repeterent la necessite de creer une coordination ou une federation de caractere stable, qui devrait se presenter comme un espace de decisions, auquel participeraient et dans lequel seraient representes tous les groupes. Les critiques de cette position ont souligne les dangers de reprimer la possibilite d’innovation, d’uniformiser excessivement les modes d’actions et de travail, et de transformer l’organisation en une fin en elle-meme.

Le plaidoyer pour une organisation de ce type reste malgre tout le notre, et nous apparait comme absolument necessaire dans les conditions actuelles de developpement du mouvement libertaire et autonome. L’existence de plus de quarante collectifs dans la region de Madrid, qui d’une maniere ou d’une autre, evoluent dans le milieu de la contestation autogestionnaire et horizontale, et l’augmentation du nombre de publications en lien direct ou indirect avec ces espaces, demontrent qu’une forte croissance quantitative et qualitative de nos pratiques et de nos idees a eu lieu dans la derniere decennie. Cependant, l’etat actuel de dispersion et le “localisme” - non seulement territorial, mais aussi pratique et theorique - d’une bonne partie des groupes n’a malgre tout pas permis un saut qualitatif qui genere une diffusion sociale effective du mouvement, mis a part les fameux lieux communs de l’insoumission et du squat. Les dangers de ghettoisation, de marginalisation et d’auto-marginalisation continuent decidement a constituer une bonne partie de la realite du mouvement. La construction d’une organisation qui englobe la majorite de ces groupes permettrait un saut qualitatif fondamental, non seulement en mettant en contact divers collectifs qui jusqu’a present avaient travaille separement, mais aussi en permettant une union des forces qui pourrait etre le germe de nouveaux champs de conflit dans des territoires ou jusqu’a present ne se maintient qu’une presence-temoin -travail, ecologie, developpement de nouveaux et plus puissants moyens de contre-information, etc.- ; en mettant en circulation des informations qui jusqu’a present restent a l’interieur de petits cercles ; en creant des structures permanentes qui servent d’ecoles et d’appuis politiques pour les nouveaux groupes, sans leur imposer “les modes de fonctionnement corrects”, mais en leur permettant la connaissance de l’histoire et de l’activite des autres groupes, nouvelle valeur d’usage d’une memoire qu’aujourd’hui meme on perd ou on meprise ; en conferant une voix et une presence a des modes authentiques de dissidence face a la pseudo-critique mediatique et spectaculaire qui regne actuellement sur les masses ; et surtout en creant un point de reference public et visible qui pourrait, avec une presence dans divers quartiers, organiser la participation immediate des nouveaux et nouvelles interesse-e-s.

Cependant nous considerons que l’unite ne peut etre obtenue a n’importe quel prix et par n’importe quel moyen. La construction de ce nouvel espace doit etre discutee et doit etre un processus actif auquel participent toutes les parties impliquees. D’autre part, nous croyons qu’il est necessaire que l’organisation se construise sur des fondements solides et sur une affinite qui aille au-dela de l’accord ponctuel et de l’action directe.

De la nécessité de s’organiser autour d’un projet Nous pensons qu’il ne peut exister aucune forme d’action consciente si celle-ci n’est pas mise en oeuvre avec la volonte explicite qu’elle se produise dans un sens determine et pas dans un autre. L’action politique, bien que ses resultats soient toujours imprevisibles, et bien qu’elle se realise comme creation de nouveaux liens et relations, est toujours une action pleine de sens -nationaliste, bureaucratique, libertaire...-, un sens qui va donc bien au-dela du simple affrontement concret. Un projet ne represente rien de plus que l’explicitation du sens de nos pratiques ; il n’est donc ni un corps de doctrines ferme, ni l’expression pratique d’une identite sociale determinee -les basques, les anarchistes...-, ni meme une theorie mise en marche - comme le marxisme-leninisme. Bien qu’il puisse etre toutes ces choses, nous entendons qu’un projet n’est rien d’autre que les principes qui regroupent un ensemble determine de gens et qui oriente son action dans un sens specifique. “Un sens libertaire” ne represente pas l’organisation ideale de la societe pour le lendemain de la revolution -ce qui serait un programme revolutionnaire-, ni la determination absolue de ce qu’il faut faire, mais fait simplement reference a l’orientation des actions et a la visibilite de ce que nous voulons.

Un tel projet est pour nous le projet d’autonomie qui coincide essentiellement avec les principes postules par le mouvement libertaire classique. L’autonomie, comme piece centrale de l’organisation et de l’action politique, s’appuie sur la volonte que la communaute sociale decide directement de l’organisation et des buts de sa propre existence. C’est-a-dire que les individus realisent un effort intense de reappropriation de leur vie. En termes classiques, “ l’emancipation des travailleurs et des travailleuses ne peut etre l’oeuvre que d’eux et d’elles-memes ”. Cela suppose que l’on ne recoure a aucune instance superieure d’organisation sociale, qu’elle se nomme dieu, nature, raison, famille, nation, economie..., mais que ce soient le debat public meme et la decision consensuelle qui dirigent la vie publique du collectif. Ainsi, il n’y a pas de place dans l’organisation, suivant notre position, pour une quelconque sympathie ou proximite avec l’espace nationaliste basque, ou avec les mouvements dits “de liberation nationale”, qui pourraient tres bien etre rebaptises “de transition de pouvoirs” (du vieil Etat centraliste au nouvel Etat peripherique).

L’autonomie comporte ainsi tout un ensemble de traductions bien connues, comme le rejet du patriarcat ou des relations de domination de genre, l’anticapitalisme, l’autogestion, l’anti-etatisme, l’auto-organisation, etc... Des luttes et des positions qui ont toutes une longue experience historique. Ainsi le projet se place dans une tradition historique determinee, non pas pour repeter d’anciennes formules, mais pour en produire de nouvelles qui reprennent et renovent l’ancien sens de la theorie et de la pratique.

En resume, la construction de l’organisation autour d’un projet libertaire de ce type ne suppose pas la repression de toute difference, puisqu’en definitive on ne connait jamais parfaitement les moyens pour inserer ces valeurs dans le monde, et on ne connait pas non plus toutes les implications et les materialisations que peut revetir ce que nous voulons. Par contre, cela suppose de l’intransigeance, ou au moins de l’indifference, envers les pratiques qui apparaissent comme contraires au dialogue, a l’autonomie et a la reappropriation de la vie. Un projet libertaire semblable a ce que nous avons decrit est aussi ouvert que l’est l’imagination de ses participant-e-s, et, en se fondant sur des principes negatifs -absence de relations de domination- ou methodologiques -que les individus et les collectivites soient maitresses et conscientes de leur vie-, ne comporte de facon intrinseque aucune nouvelle forme de fondamentalisme ni de negation de la difference, il etablit simplement le cadre qui empechera la difference de s’imposer de maniere autoritaire.

Par consequent, nous considerons necessaire que la nouvelle organisation qui naitra de ces debats s’articule sur l’explicitation de ce que nous voulons et de ce qui nous anime, a travers la formulation statutaire de principes et de finalites, afin non pas de creer un corps de doctrines ni une definition ideologique officiels (il y a la place, dans une organisation de ce type, pour un grand nombre d’autodenominations : libertaire, anarchiste, autonome, communiste libertaire, ecologiste anticapitaliste,...), mais plutot de ne pas permettre un “tout se vaut”, dans l’organisation, qui pourrait nous faire glisser vers l’ambiguite et vers une dangereuse proximite avec des positions autoritaires.

Par et pour l’organisation L’allergie qu’inspirent a beaucoup de gens les compromis et la responsabilite qu’impliquent la participation a une organisation se trouve en parfaite resonance avec l’epoque que nous vivons. Les critiques saines et fondees du militantisme et du sacrifice personnel ont deja trop souvent degenere en un “je fais ce que je veux” incompatible avec le developpement responsable et autonome des decisions. Nous ne pouvons certes pas plaider pour le militantisme aveugle, propre a une bonne partie du mouvement ouvrier traditionnel, qui exigeait du militant une abnegation desinteressee qui la plupart du temps n’etait rien d’autre que le produit de l’etouffement de la capacite de reflexion et de participation effectives. Nous ne pouvons pas non plus defendre un modele d’organisation qui ruine toute difference et qui detruise la capacite d’innovation et de creation de nouvelles relations sociales et de nouvelles formes de lutte. Mais nous ne pouvons conclure que toute forme d’organisation qui recherche l’unite et le consensus, au moins dans une partie de son action, est capable de detruire toute difference subjective et d’imposer la tyrannie de la majorite. Loin de ce prejuge, nous pensons que l’individualisme extreme que demontrent certains groupes et l’expansion illimitee de la volonte et du desir personnels, quoi qu’il arrive, sont absolument inconciliables avec une quelconque organisation pratique du projet indique plus haut. Ils sont, par contre, tres significatifs de comportements largements promus par la publicite (“vive la difference”, “sois toi-meme”, “c’est toi qui choisis”). Cet ultra-individualisme reproduit les modes d’isolement social. La pluralite qui doit exister dans une assemblee (qui doit aussi necessairement provoquer cette pluralite, en faisant naitre la difference -problemes, attitudes, propositions-) peut trouver une reconciliation dans l’action commune, qui ne suppose pas le sacrifice d’une minorite, mais la recherche, en derniere instance, du consensus, fruit du dialogue et de la discussion. Consensus bien distinct de celui que l’on connait dans le cadre de la consommation et de l’Etat - espace de sequestation du politique. Distinct dans la mesure ou ce dernier est indiscutable, impose, ou il exige une adhesion irreflechie a ses principes.

Ainsi, on ne peut pas tolerer un militantisme a la carte selon lequel “une fois je fais ceci et l’autre le contraire”, selon lequel a un moment je m’engage a faire une activite, puis “je renonce parce que ca ne me plait pas ou parce que je suis tombe sur d’autres choses qui m’interessent plus”. Il existe, bien sur, des degres d’engagement librement adoptes, qui sont redefinissables dans chaque situation, mais l’engagement implique toujours une responsabilite face aux camarades et face aux decisions prises par tou-te-s. D’autre part, personne ne peut croire que la mobilisation et l’action politique sont le resultat d’un accord spontane entre sujets heterogenes. Toute action est le fruit d’une preparation et doit etre le produit (surtout si l’on veut se solidariser avec le projet libertaire) du debat public, du dialogue et du consensus entre des parties qui, tout en etant differentes, avancent une volonte unitaire dans l’execution de la decision. En definitive, nous plaidons pour la responsabilite et l’engagement dans l’activite politique, pour la creation de nouveaux espaces publics, fondes sur les valeurs classiques d’auto-organisation et d’autonomie, et au sein desquels soit possible la participation effective de tou-te-s a la creation de nouvelles formes d’experience et d’activite.

Vers la federation Il y a aussi une grande diversite de propositions concretes d’organisation. Cependant on peut avoir une preference pour deux modeles fondamentaux : la coordination et la federation. Malgre l’ambiguite de ces deux positions, on peut relever de notables differences. Une coordination serait plutot une reunion de collectifs et de groupes differents et independants, qui passent regulierement des accords et realisent des actions communes. La federation est une organisation unitaire dans laquelle travaillent des groupes et des collectifs aux terrains d’action varies. La coordination est donc une reunion, en general a des fins concretes, de differents collectifs et individus. Les autres groupes ne sont pas forcement tenus par les accords passes. La coordination est plus flexible, mais aussi plus faible, moins efficace au moment d’organiser des actions communes. Une federation suppose l’elaboration de statuts qui sont les memes pour tous les groupes. Les accords sont inalienables, et generalement l’organisation se dote d’une serie de postes sans capacite de decision et totalement subordonnes a l’assemblee des collectifs. Les detenteurs et detentrices de ces postes sont elu-e-s et n’ont pas, par ce biais, de pouvoir de decision. Ils/elles ne font que garantir qu’il existe des responsables pour executer des decisions prises par toute l’organisation. Ainsi peuvent exister des secretaires -archives, notes, propagande...- et des commissions -de la revue de la federation, d’investigation en cas de faute grave, comme la manipulation de compte-rendus ou l’exclusion d’un groupe ou d’un camarade...

Nous autres penchons pour cette derniere formule, puisque nous pensons qu’elle garantit vraiment l’application des decisions de l’assemblee, l’expansion des activites du mouvement et la creation d’un point de reference public et permanent d’organisation qui permet la creation beaucoup plus rapide de nouveaux groupes. Cependant, cela implique un niveau d’engagement beaucoup plus fort que celui qu’entretiennent aujourd’hui la plupart des collectifs, et que peu de personnes, soupconnons-nous, sont disposees a assumer. Voila pourquoi nous proposons que les deux modeles soient discutes et que chaque groupe manifeste sincerement sa volonte et sa capacite de developper un travail continu, afin de pouvoir creer la forme d’organisation qui sera la plus realiste et la plus incluante possible. Ainsi, nous amenons au debat l’ebauche suivante de future federation de groupes autonomes et libertaires de Madrid.

La federation de groupes autonomes est formee par tous les collectifs et individualites disposes a participer a une activite de questionnement global theorique et pratique, bien que leur travail concret se concentre en un terrain d’action reduit, non seulement territorial (quartier, squat, universite, lieu de travail) mais aussi pratique (une revue, une agence de contre-information, une lutte specifique : squat, insoumission, ecologie...). Une federation de ce type est ainsi une organisation plurielle, au sein de laquelle chaque groupe et chaque collectif peut deployer son activite sur son terrain concret, et a la fois participer aux campagnes et actions communement decidees par tous et toutes.

Ses “principes et finalites” comprennent les valeurs libertaires classiques du projet d’autonomie, qui doivent etre assumees par toutes celles et tous ceux qui veulent participer a l’organisation.

Les decisions doivent etre prises a un seul niveau : soit celui des groupes, soit celui des individualites. Nous pensons que les decisions doivent etre prises au niveau des groupes, dans une assemblee des membres hebdomadaire ou bimensuelle, dans laquelle chaque groupe presente ses propositions et les accords trouves dans ses propres reunions. Il est donc necessaire que chaque collectif discute des propositions des autres et envoie un membre avec ses accords et propositions ecrits. Et qu’a son tour ce membre recueille, par ecrit egalement, les accords generaux de l’organisation et les propositions des autres groupes. Les individualites ont l’opportunite de participer aux debats, aux commissions, aux secretariats, et a l’elaboration de nouvelles propositions, mais pas aux decisions, qui doivent etre prises par les groupes. Cela encourage les individualites a former de nouveaux collectifs, et en meme temps permet un haut degre de participation a celles et ceux qui ne veulent faire partie d’aucun des groupes existants.

Les decisions doivent etre prises par consensus, c’est-a-dire en regroupant les volontes de tou-te-s les membres de l’organisation. Au cas ou l’on n’y parvienne pas, on peut adopter le mecanisme de la pseudo-unanimite, ou faux consensus -tous les groupes moins un ou moins 10%- qui empeche le veto d’un seul groupe ou d’un nombre tres reduit de groupes. Les propositions qui ne gagnent pas le consensus ou le faux consensus des groupes sont reformulees ou abandonnees. Une fois un accord passe, il doit engager tous les groupes. La federation peut etablir des reunions speciales dans lesquelles on traitera de la modification des statuts, de l’engagement et du nombre de postes, de l’elaboration de strategies a long-terme et de la realisation du bilan d’une saison. Ces reunions sont les seances plenieres auxquelles doivent assister tous les groupes qui font partie de l’organisation. Ainsi, il est sain et necessaire d’organiser des colloques et des debats internes, dans lesquels on ne prend pas de decision, mais on stimule la reflexion sur la theorie et sur les pratiques de chacun.

La federation doit se doter d’une serie de postes, entretenus par des militant-e-s elu-e-s et responsables de la realisation d’un ensemble de taches qui sinon ne sont souvent pas realisees, a cause du laisser-aller que produit la denommee “responsabilite diffuse”, qui veut que “l’on parle de faire beaucoup de choses, sans que personne ne les fasse”. Ces postes accomplissent seulement ce que l’assemblee des groupes decide et sont constamment soumis, dans leur activite, a la possibilite d’etre revoques. Ils doivent tourner ou changer periodiquement pour ne pas conduire a une nouvelle specialisation des fonctions. Colectivo Maldeojo Reinventer le projet d’autonomie

Malheureusement, les observations qui suivent ne sont pas des reponses precises aux questions qui ont ete fixees a la derniere reunion de “refondation” (au squat laboratorio), comme questions-clefs du debat. Le present texte evolue sans doute sur les memes pistes que le debat de la derniere reunion, mais s’en va parfois tourner autour du pot toujours asseche (et pas seulement par l’ennemi) du projet autonome. Il a ete impossible d’atteindre une coherence totale, en partie a cause des urgences qui ont preside a l’elaboration de ce texte.

Pourquoi nous assemblons-nous ?

“Nous pensions que nous pouvions nous sauver d’une maniere ou d’une autre, par les voyages, la musique, l’amitie, le theatre, tout ca... Que la vie viendrait nous delivrer on sait pas bien comment, pendant que nous nous taisions, afin de ne pas les facher, les contrarier... mais aussi parce que nous voyions que nous etions coince-e-s, seul-e-s, isole-e-s. Maintenant nous le savons enfin : ce probleme n’etait pas personnel, individuel. C’est un probleme commun a nous tou-te-s !” (Paris, 1986)

Pour quoi nous assemblons-nous ? Dans la derniere reunion de refondation de la Coordinadora de Lucha Autonoma, il a ete dit une chose avec laquelle nous sommes particulierement d’accord : nous nous assemblons pour reinventer le projet autonome et pour l’installer de maniere permanente et visible dans la societe. Mais si on veut vraiment reinventer ce projet et perenniser certaines pratiques, il faut non seulement depasser les querelles construites autour du fetichisme des mots et des symboles, mais aussi elargir le contenu reel donne jusqu’a present a ce projet et a ces pratiques.

Nous nous sommes rendu-e-s compte depuis maintenant longtemps que la simple collectivisation des moyens de production ne faisait pas disparaitre par magie le reste des formes de domination existantes dans la societe. Nous nous sommes rendu-e-s compte, ainsi, que la societe ne s’organise pas selon le schema banal de base-superstructure. Tout cela est evident, bien qu’on commette toujours l’erreur d’illustrer cette conclusion avec l’exemple de l’Union Sovietique (comment peut-on parler de collectivisation quand une bureaucratie concentre tout le pouvoir de decision sur la production, l’orientation du travail, la redistribution, etc. ?). Mais, dans ce cas, comment se fait-il qu’on ait dedie si peu de temps et d’efforts a la comprehension de dimensions du social aussi fondamentales que le langage, l’art, l’urbanisme, le temps, la technique, l’inconscient, etc. ? Ne serions-nous pas encore en train de penser - sans oser le dire - que ces problemes se resoudront d’eux-memes le jour de la revolution ? Comment peut-on pretendre reinventer le projet autonome sans considerer un instant la vie quotidienne - parce que c’est bien ca qu’on fait quand on ne repond pas a des questionnements comme ceux sur le langage, l’urbanisme, le desir, etc. ?

Il est tres clair que ces themes ont suscite de plus en plus d’interet ces dernieres annees. Et differentes personnes y ont prete attention en partant d’un point de vue qui relie ces analyses et le projet revolutionnaire de transformation globale. D’autre part, il est evident que l’on ne peut rejeter, en le qualifiant d’absurde, le danger de proliferation d’aristocraties qui utilisent la theorie pour confondre et voiler la realite -c’est a dire, qui font de l’ideologie- et conserver ainsi leur triste statut. Mais il faut toujours souligner un fait : c’est le desinteret pour l’analyse theorique qui est a l’origine de la propagation des impostures, et non le contraire. Si, au contraire, la theorie critique etait plus familiere, la capacite de seduction rhetorique des discours qui decorent le vide serait pratiquement nulle. Il est tres courant d’entendre des bravades contre le travail theorique. Occasionnellement, on entend aussi de justes critiques sur la masturbation intellectuelle. Mais il est tres curieux de voir ce qui se passe quand on cesse de faire le moindre effort theorique : on perd le respect pour la pratique.

D’un autre cote, si nous ne faisons pas attention et si nous n’operons pas de distinction entre theorie et pratique, nous finirons par essayer de resoudre les problemes pratiques dans et par la theorie. De cette maniere on perd l’autonomie de la pratique et on confond tout. Comment, par exemple, trouver une solution une bonne fois pour toutes au probleme des relations avec les institutions (concept qui inclut les administrations universitaires autant que les municipalites, en passant par les transports publics et les Jeunesses Communistes Revolutionnaires) ? Qui dictera les hypotheses a priori valables en tout temps et en tout lieu pour juger l’activite pratique ? L’autonomie relative de la pratique signifie precisement qu’il est impossible d’analyser une situation concrete avec un catalogue parfait d’hypotheses theoriques. La pratique nous confronte quotidiennement avec la nouveaute et la singularite, avec des situations que la theorie ne peut predire et qu’il faut analyser de maniere specifique entre gens impliques. Ainsi, la pratique meme fait naitre constamment un nouveau savoir. Nous jugeons tou-te-s durement la collaboration de Federica Montseny au gouvernement republicain, par exemple. Mais une donnee importante nous echappe : nous savons maintenant ce qui s’est passe, elle ne le savait pas. Celles et ceux qui savent lire comprendront que nous ne defendons aucunement la collaboration de temps a autre avec les appareils bureaucratico-hierarchiques, pas plus que nous ne legitimons les Pactes de la Moncloa. Il s’agit simplement de garder a l’esprit que la future organisation des groupes (quelle que soit sa forme) ne peut se fonder sur des hypotheses invariables qui s’arrogent le droit de juger la pratique. On peut, a partir de cette consideration, convenir malgre tout de denominateurs communs qui empecheront les contradictions de fleurir et de finir par dechirer l’organisation.

Cette argumentation repond a la coutume que nous avons d’evoquer l’action politique a travers le schema theorique des fins et des moyens. Nous parlons, par exemple, de “traduire la theorie en realite”, comme si la theorie etait une hypothese qu’il faut verifier dans une experimentation pratique. Nous parlons aussi de “considerer l’organisation comme un moyen, un outil”. Metaphores equivoques. La praxis est precisement cette activite qui tend vers l’autonomie (fin) a partir de l’autonomie (moyen). Et l’organisation autogestionnaire, egalitaire et horizontale, est une manifestation fondamentale de la praxis ; elle tente en effet d’etendre l’autonomie a partir de l’exercice meme de l’autonomie. Dans la praxis, l’autonomie des autres n’est pas une fin mais un debut. Elle n’est pas finie, elle ne se laisse pas definir par un etat ou des caracteristiques definitives. Il n’y a pas un “etat” d’autonomie. Le reste n’est qu’une conception militaire de l’action : on choisit des moyens en vue de fins envisagees par avance, on calcule les couts, les pertes necessaires, et le succes ou l’echec de l’activite selon la proximite du resultat avec les fins envisagees au debut. La moindre experience d’activite politique autonome nous apprend que les choses ne sont pas ainsi, que le succes ou l’echec de l’activite ne peuvent jamais etre compares au programme initial parce que les objectifs changent dans l’action, l’activite provoque une serie de nouveaux evenements, etc. En disant que “l’organisation n’est qu’un moyen”, peut-etre veut-on signaler le danger que l’activite s’aliene a un programme. Le programme, qui n’est rien de plus qu’une vision fragmentee et provisoire du projet, peut etre pris pour quelque chose d’absolu ; on neglige alors la “fin” : l’autonomie.

Mais le fait que l’activite ne puisse pas reposer ailleurs que sur un savoir partiel ne veut pas dire qu’elle ne repose sur rien, qu’il est impossible de definir certaines choses, de verifier des tendances et d’en tirer les lecons adequates. Si nous decidons que sans theorie globale il ne peut y avoir d’action consciente, continue, projetee vers l’avenir, orientee selon certains principes, etc., nous sommes prisonnier-e-s du fantome du savoir absolu. Et si nous disons que l’action consciente, prolongee, etc., ne peut repondre qu’au reve totalitaire de reprimer les differences, nous sommes tout aussi prisonnier-e-s du fantome du savoir absolu. Le choix suppose entre geometrie et chaos est une fiction, et n’a aucun sens dans l’activite humaine, qui n’est jamais organisee de maniere exhaustive, ni soumise au desordre moleculaire complet. Peut-etre pourrions-nous dire de l’activite autonome ce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty disait de son travail et de ses enfants :

“Mon metier, mes enfants, sont-ils pour moi des fins ou des moyens, ou une chose et l’autre en alternance ? Ils ne sont rien de tout ca : ils ne sont certainement pas des moyens de ma vie, qui se perd en eux au lieu de les utiliser, et ils sont beaucoup plus que des fins, puisqu’une fin est ce que l’on veut et puisque j’aime mes enfants et mon metier, sans mesurer d’avance jusqu’ou tout cela va m’entrainer, et bien au-dela de ce que je peux connaitre d’eux. Non pas que je ne sache pas a quoi je me dedie : je les vois avec le type de precision que supposent les choses existantes, je les reconnais entre tous, sans savoir du tout de quoi ils sont faits. Nos decisions concretes ne pointent pas des significations fermees.”

Les deux positions exprimees dans les debats ouverts par Lucha Autonoma pour reorganiser le monde autonome madrilene peuvent etre analysees separement puis reunies comme necessaires et complementaires.

L’organisation articulee en federation

Apres avoir jete un coup d’oeil au panorama autonome madrilene, nous pensons qu’un bon nombre de groupes, surtout les collectifs de quartier, ont besoin d’une forme d’union qui irait au-dela de la simple communication ponctuelle ou de l’organisation diffuse (nous employons ici “organisation diffuse” non pas comme un concept defini, mais comme un simple terme de reference a l’assemblage de divers groupes au moyen de noeuds laches et sur la base de certaines pratiques).

Le probleme que rencontrent les differents collectifs est clair : l’absence d’une structure qui articule, sur tous les terrains, un front commun. Il n’est pas moins evident que cette articulation ne peut etre obtenue qu’a partir d’une base commune ; en effet la force deployee par chaque collectif sur son terrain doit avoir le meme sens collectif. Autrement dit, les collectifs qui forment cette organisation ne peuvent travailler en brutale contradiction les uns avec les autres. Cette necessite de convergence nous oblige a discuter avec un objectif clair : tomber d’accord sur une position unitaire, qui permette aux differents collectifs de travailler autour d’un meme axe qui tournerait en autant de sens qu’en suivent les collectifs.

Ceux qui declarent que l’idee de federation porte en elle une repression des differences se trompent. Il s’agit simplement d’un probleme de coherence. L’union coherente de certaines formes de reflexion-action est une facon de conjuguer ces forces avec celles auxquelles nous avons fait reference plus haut, sans qu’elles s’affrontent entre elles. Par exemple, il serait incoherent d’entretenir une organisation au sein de laquelle un collectif de quartier lutterait durement contre la manipulation des syndicats bureaucratiques, pendant que le collectif du quartier voisin collaborerait activement avec ces memes syndicats. Ces contradictions brutales finiraient par miner l’organisation.

Le probleme que nous entrevoyons tou-te-s a present est la prolongation indefinie et tendue des discussions. Les debats des groupes qui veulent converger vers une federation devraient acquerir l’aspect d’une negociation : une discussion en vue de points d’accord et de conclusions qui, sans etre definitives, puissent mettre en marche la federation.

Le niveau de l’information

D’autre part, il serait souhaitable qu’en meme temps que ces collectifs entament le processus de federation, debute egalement (entre tous les groupes, federes ou non) la construction d’un espace stable d’echange d’information, de textes, de propositions, de debats, d’analyses, etc.

Dans cet espace de communication, aussi necessaire que la federation, pourraient dialoguer tous les groupes “antagonistes” de Madrid. Le collectif Maldeojo, par exemple, qui ecarte pour l’instant la possibilite de se federer par incapacite d’affronter les implications que cela comporte forcement, serait tres interesse a participer a la construction de cet espace de rencontre et de discussion.

La mise en marche d’un espace d’echange d’information (nous entendons ici par “information” tout type de textes, propositions, analyses, etc.) permettrait d’en finir avec la meconnaissance generalisee des groupes entre eux et de mettre en conract des pratiques tres differentes et heterogenes : squats, distros, ecologistes, musicien-ne-s, feministes, antimilitaristes, situationnistes, surrealistes, agences de contre-information, etc. etc.

La reflexion sur ce probleme est fondamentale ; en effet, la situation actuelle est caracterisee par la separation absolue de toutes les facons de concevoir la critique du systeme. Ouvrir et consolider un espace de communication, d’information et de debat permettrait de depasser cet isolement et favoriserait en chaque groupe l’elargissement de la critique, theorique ou pratique, par des themes de toute nature : du travail antifasciste jusqu’a l’intervention anti-urbaniste dans les villes ; de l’ecologisme jusqu’a la lutte syndicale, de l’antimilitarisme jusqu’a l’actionnisme esthetique, du squat jusqu’au travail sur la manipulation genetique, de la contre-information jusqu’a la critique du systeme educatif, etc. L’ouverture de nouveaux terrains d’analyse et de lutte ne peut se faire qu’a travers la communication entre les experiences de chacun de nos groupes.

Conclusion : pour commencer

Comme nous le disions ailleurs, tout reste a faire, tout reste a reinventer : le langage critique ; l’alliance de la reflexion, de la memoire et de l’action ; une veritable communaute radicale en definitive. Il s’agit, et c’est le plus difficile, d’inventer et de mettre en jeu certaines significations (le gout pour la liberte, le sens du temps historique, qui est le temps de l’action et non le temps de la repetition, le sens de la memoire et un appui de la tradition, un nouveau sens de la communaute, de l’union par ce que nous faisons et pas par ce que nous voyons a la television, etc.). Ces significations sont le contenu substantiel de mots comme l’autonomie et l’auto-organisation ; et sans un tel contenu ces mots ne sont que des tetines vides dont toutes les bouches se servent. Beaucoup de personnes vivent dans la soumission, non pas parce qu’elles ne savent pas s’auto-organiser, mais plutot parce qu’elles ne veulent pas le faire, parce que l’autonomie ne signifie pour elles rien de reel. La creation de nouvelles significations est indissociable de la creation de nouveaux espaces de socialisation dans lesquels ces significations puissent communiquer et vivre ; elle est egalement indissociable de la reactivation d’une memoire de l’Histoire, ou se trouvent les elements sur lesquels on pourra appuyer ces significations, afin justement de les creer. Il s’agit, en definitive, de la creation d’une communaute radicale, d’un acteur collectif qui puisse contribuer a l’effondrement de l’etat actuel d’atomisation, a travers une conscience et une experience partagees, un projet et une memoire communs :

“La réalité d’une telle communauté réside dans le fait qu’elle constitue en elle-même une “unité plus intelligente que tous ses membres” (remplacer par collectifs). Le signe de son échec sera la régression vers une espèce de néo-famille, soit vers une unité moins intelligente que chacun de ses membres”. (Encyclopédie des Nuisances).


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