« Socialisme ou Barbarie », ou la résistance à la tenaille historique

samedi 30 mai 2009
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°11 « Socialisme ou Barbarie et l’Internationale Situationniste ».

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Cette brochure est constituée des documents suivants :

  • « Socialisme ou Barbarie » ou la résistance à la tenaille historique ", ci-dessous

Texte extrait du bulletin de G. Fargette, « Le Crépuscule du XXième siècle » n° 18-19-20, mai 2008, pp. 13 - 15

L’histoire du groupe « Socialisme ou Barbarie » est assez connue : né en 1949 d’une scission du principal groupe trotskiste français de l’époque, sa trajectoire s’étend sur une vingtaine d’années, jusqu’à sa dissolution finale vers 1967. Ses thématiques s’enracinent dans les interminables et proliférantes discussions nées de la question russe, ou plutôt soviétique, en 1917. SouB prend sa source dans un rapport de questionnement vital avec la grande affaire de ce XXème siècle que la première guerre mondiale avait mis sur les rails.

Ce groupe a apporté à cette réflexion un éclairage tout à fait exceptionnel. Il a tout d’abord nommé la nature du problème, à savoir le surgissement d’une classe sociale dominante pratiquement ex nihilo, à partir de ce qui paraissait une révolution ouvrière.
Cette nouvelle classe exploiteuse présentait des caractéristiques tout à fait incompréhensibles dans le cadre des théories de la critique sociale issues du XIXème siècle. Et tous ceux (les marxistes mais aussi les anarchistes) qui se sont cramponnés à leur cadre de représentation du monde n’ont fait que rendre évident pour les autres les présupposés métaphysiques, para-religieux, de leur position. En un mot : pour les anarchistes, il faudrait faire venir au jour le « bon sauvage » censé gésir au sein de chaque individu, et pour les marxistes il n’y aurait qu’une seule source de mal, les échanges marchands, qui se seraient développés en un système autonome recouvrant toutes les dimensions des relations sociales.

Mais l’analyse de SouB sur la bureaucratie est allée bien au-delà : elle a détaillé les conséquences des méthodes bureaucratiques sur le projet ouvrier et par un effet en retour remarquable, s’est efforcée de mettre au jour ce que cela révélait sur ce projet, notamment à partir des aspects passés inaperçus dans les luttes sociales depuis plus d’un siècle.
Cette énigme de la bureaucratie avait été anticipée par L. Trotsky lui-même, qui considérait peu avant sa mort que si cette « caste parasitaire » survivait à la seconde guerre mondiale, épisode terminal de ce qui a représenté le grand soubresaut historique du XXème siècle, il s’agirait bel et bien d’une classe nouvelle, ce qui impliquerait de revoir l’ensemble des présupposés sur lesquels le mouvement ouvrier avait fondé son action. Ce germe de lucidité est la raison pour laquelle SouB est issu des rangs du trotskisme, et non d’autres courants qui s’étaient pourtant faits nettement moins d’illusions sur la nature effroyable de l’Union soviétique (courants du communisme de conseil, critiques dès le début des années 1920, gauche italienne, bordiguiste, en rupture dès 1926, sans oublier les courants anarchistes, opposés aux Bolcheviques dès la période de la guerre civile fondatrice de l’État soviétique, à travers les épisodes de la répression de Cronstadt et du mouvement makhnoviste en Ukraine, etc.). Mais l’ensemble de ces courants a en fait escamoté la difficulté qui se posait en se réfugiant dans une théorie du « capitalisme d’État », et en considérant que les modes effectifs de fonctionnement du nouveau régime n’étaient que les masques contingents d’un ennemi déjà repéré.

L’originalité de SouB s’enracine dans la conviction qu’une question nouvelle se posait, à laquelle la tradition de la critique sociale ne préparait pas, et dont les conséquences, immenses, restaient à déchiffrer dans l’histoire en cours. Ce refus de la « révélation » dogmatique maintenait SouB dans l’histoire vivante.

En ne prétendant pas détenir par avance la solution de l’énigme, en reconnaissant de fait la nature concrète, pratique, de cette énigme, ce groupe, finalement très limité dans ses effectifs (comme l’indique le mauvais livre du bourdieusien Philippe Gotreaux, attaché à réduire la trajectoire des membres les plus connus de SouB à des stratégies individuelles d’accumulation de « capital social »), s’est distingué de tous les courants qui prétendaient se démarquer du naufrage « soviétique ». Il a été pratiquement le seul de son espèce à affronter la difficulté d’une façon rejetant aussi bien le repli académique que le passage à l’opposition exclusive à l’empire soviéto-asiatique menaçant le vieux monde européen. A l’encontre de toutes les calomnies stalinoïdes (Poulantzas, entres autres), SouB n’a jamais pris le parti des classes dirigeantes occidentales.

La grande caractéristique de SouB est d’avoir combattu avec fermeté et clarté, tout au long de son parcours, la tenaille historique qui voulait que l’on dût choisir la puissance étasunienne ou l’empire soviétique, dans le cadre géopolitique de ce qui fut le troisième conflit mondial, même s’il n’accéda jamais au stade de guerre ouverte généralisée.

Cette disposition mérite d’être soulignée puisqu’elle demeure plus que jamais nécessaire. Ce type de tenaille n’a, en effet, pas disparu et se repropose désormais en des termes à peine modifiés que presque plus personne ne semble en mesure d’énoncer.

En géopolitique internationale, oligarchies occidentales contre un impérialisme musulman émietté, en attendant les heurts avec les pôles chinois et indien ; en politique intérieure, lumpen-prolétariat avide contre oligarchie insatiable. La grande question sera de savoir si ces deux tenailles, externes et internes, fusionneront en une seule, comme elles l’avaient fait à l’époque de l’Union soviétique. Cette convergence n’est pas acquise, car les principaux intéressés n’ont, pas plus que la classe ouvrière atomisée, le désir de servir de chair à guerre civile (le rêve à peine masqué des stalino-gauchistes comme des apocalyptiques djihadistes). Mais quand viendra le moment d’implosion de la société de consommation pour tous, qui peut dire comment se recomposeront les désespoirs et les détresses qui naîtront de cet immense choc anthropologique auquel rien dans le passé ne pourra se comparer ? La capacité à tenir bon dans ce genre de situation constitue le grand héritage de ceux qui se réclament du souvenir de SouB, dernier groupe vivant du mouvement ouvrier.

Si les espoirs nourris par SouB sur la nouvelle étape antibureaucratique du mouvement ouvrier se sont avérés malheureusement beaucoup trop optimistes, alors que la nature des luttes ouvrières présentait bien des éléments antibureaucratiques, dans les aspirations comme dans les manières de s’organiser, force est d’admettre que les réactions ouvrières ont conservé jusqu’à aujourd’hui les traces de la malédiction bureaucratique, qui resurgit toujours. Ces sursauts ne sont pas parvenus à s’en affranchir et ne le pourront sans doute jamais. La classe ouvrière rencontre là une limite intrinsèque de ses formes de lutte, qui évoque l’impossibilité antique de la paysannerie à s’émanciper du régime de l’oppression féodale (avec quelques exceptions, comme celle des cantons suisse, mais ceux-ci bénéficièrent de conditions géopolitiques exceptionnellement favorables à l’époque de Frédéric II de Hohenstaufen).

Il faut revenir sur l’importance accordée par SouB à l’insurrection de Budapest en 1956, sur laquelle la presque totalité des autres courants « de gauche » n’émettent que des platitudes plus ou moins pieuses, quand ils ne soutiennent pas les bouchers « soviétiques ».

L’insurrection ouvrière de Budapest en 1956, la dernière du genre où l’on ait vu cette classe ouvrière se doter d’organes de décision et de défense, ainsi que d’un programme d’action, a clos une époque plus qu’elle n’en a ouvert une autre, contrairement à ce qu’espéraient les membres de SouB, contrairement à ce que rappelle encore « La Source hongroise » de C. Castoriadis en 1977. Les appareils bureaucratiques ont démontré qu’ils étaient assez forts pour écraser ces organes spontanés de la classe ouvrière, à la manière de ce que la bourgeoisie française avait fait à la Commune de Paris. C’est là, sans doute, que le ressort profond du mouvement ouvrier, déjà si éprouvé par les événements contemporains de la succession des deux guerres mondiales, s’est définitivement brisé, sans que cela se remarque sur le moment.
La vague de luttes et d’événements suivants, qui a duré jusque dans les années 1990, a été dominée par l’implosion ou l’évaporation des empires coloniaux, et la recréation, là aussi, de nouvelles formes d’oppression sociales à partir des combats de « libération ».

Mais la contradiction interne y a été infiniment moindre que celle qu’avait connue le mouvement ouvrier au moment de son apogée, quand il avait cru déboucher sur des formes enfin viables d’un nouvel ordre humain. Les nouveaux régimes post-coloniaux ont presque tous reproduit, et avec facilité, l’énigme soviétique sous une forme généralisée : la vieille question révélée par l’analyse du despotisme oriental est au fond l’arrière-plan oublié de l’histoire contemporaine, que les marxistes et les libéraux, dans leur complicité schizophrénique, croyaient vouée au « développement » mercantile et capitaliste illimité, selon le schéma provisoire et singulier de l’Ouest européen .

En dehors de son activité militante, SouB a laissé non un évangile, mais des textes qui donnent à penser et dont on sort en général un peu moins désarmé devant le cours de l’histoire contemporaine. Les écrits de ses membres les plus originaux, C. Castoriadis ou C. Lefort, ont conservé ce caractère fertile, qui n’implique jamais une adhésion aveugle et encore moins des mécanismes de « foi ». Même sur leurs points de désaccord, il est assez révélateur, qu’aucun n’ait jamais eu le dernier mot, comme il convient à toute réflexion ouverte. Ils ont produit des textes avec lesquels il est d’autant plus fertile de discuter en les lisant, qu’ils sont étrangers à tout prophétisme.

C. Castoriadis a lui-même toujours éprouvé quelque difficulté à sortir de la formulation du « capitalisme bureaucratique [d’État] [1] », qui semblait impliquée par la base industrielle de cette monstrueuse société soviétique, soumise dans toutes ses dimensions à l’irradiation abominable du système concentrationnaire du goulag. Il n’est guère étonnant que ce soit l’ouvrage de C. Lefort, « La Complication » (1999), qui fournisse post festum la seule clé qui vaille : le régime soviétique fut une société industrielle fondée sur un espèce de nouveau servage, c’est pourquoi elle est restée jusqu’au bout si étrangère aux catégories que les théoriciens marxistes et libéraux s’efforcent d’appliquer à toutes les sociétés depuis le XIXème siècle.

D’un strict point de vue théorique, un tel éclairage n’a rien de particulièrement surprenant. Tout au long de l’extension de la « révolution néolithique », des régimes sociaux extrêmement variés se sont bâtis sur des fondements matériels qui nous paraissent passablement voisins. Pourquoi une base matérielle industrielle ne supporterait-elle pas des régimes qualitativement différents ? Le dogme marxiste l’exclut, mais de façon implicite, comme s’il y avait là un impensé lourdement significatif. Ses tenants en viennent de fait à changer silencieusement leur définition du « capitalisme », identifié à toute forme d’industrialisation.

L’ouvrage de C. Lefort pose une question plus pertinente encore, qui rejoint les questionnements les plus incisifs de C. Castoriadis sur le « miliantisme » et l’immense soubassement métaphysique qui le sous-tend. C. Lefort montre avec une précision redoutable que les aspirants communistes de toutes sortes recherchent au fond non la défense des opprimés, mais l’élaboration d’un pouvoir inouï dont ils seraient les hérauts et les bénéficiaires collectifs. Ce message implicite, à peine secret, du « communisme » idéologique, a constitué le moteur profond de la fascination exercée sur les individus les plus fanatisés, et à l’appartenance sociale si peu ouvrière.

Toute la trajectoire du « communisme » depuis sa première version agraire (Babeuf) jusqu’à l’intégrisme étatique et industriel du soviétisme, relève d’une dimension religieuse qui n’ose pas dire son nom.

Cette posture partage avec toute religion une caractéristique fondamentale : cristalliser un mensonge passionné. L’aveuglement devant les faits gigantesques qui auraient dû invalider instantanément le « grand mensonge » du communisme devient cohérent.

Ces régimes sont ceux qui, de loin, ont le plus opprimé et le plus massacré les ouvriers et les paysans tombés sous leur coupe. En reproduisant la grande caractéristique des sociétés de despotisme oriental (aucune opposition interne ne peut en venir à bout), ils ont suivi leur cours jusqu’à leur épuisement inertiel.

L’histoire a cependant montré qu’aucun artifice, aucune rhétorique, ne peut tenir plus de soixante ou soixante-dix ans face à des horreurs si massives, du moins tant qu’il existe des points de comparaison ailleurs. C’est pourquoi les derniers prophètes du « communisme » sont aujourd’hui si peu crédibles.

Socialisme ou Barbarie avait vu juste dans ses intuitions de fond. Le socialisme rêvé du XIXème siècle n’ayant pu s’établir, c’est bien au déploiement d’une période de barbarie à laquelle nous assistons. Mais toute forme de barbarie historique n’équivaut pas à toute autre. Il convient d’en identifier les lignes de force, et d’en saisir la dynamique pour les éventuels réveils historiques de l’avenir lointain.

Paris, le 15 février 2008


[1Lire en fait « capitalisme bureaucratique total », et non « capitalisme bureaucratique d’Etat », expression qui n’a jamais été utilisée par C. Castoriadis. Celui-ci évoquait pour l’Occident un « capitalisme bureaucratique fragmenté » et pour l’URSS un « capitalisme bureaucratique total", dans « Le régime social de la Russie » (1977), en bilan de ses 30 ans d’analyse sur la question. [note ultérieure de G.F.]


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