Journal d’un ouvrier

lundi 4 mai 2009
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°12 et 12bis « Journal d’un ouvrier ».

Il est possible de les télécharger dans la rubrique brochures.


Journal d’un ouvrier (1956 - 1958)

Daniel Mothé

Daniel Mothé a consacré dans la revue « Socialisme ou Barbarie » plusieurs chroniques aux sujets abordés dans cet ouvrage.

Livre publié en 1959 au éditions de Minuit

Sommaire :

  • Un atelier d’outillage chez Renault
  • Rentrée de vacances
  • Le rappel des disponible (mai 1956)
  • L’affaire hongroise
  • Les ouvriers français et les nord-africains
  • Les syndicats se battent... entre eux (mai 1957)
  • Comment on fait échouer une grève
  • Après le référendum du 28 septembre

UN ATELIER D’OUTILLAGE CHEZ RENAULT

II est difficile d’avoir une vue d’ensemble des choses dans notre société. C’est encore plus difficile pour un ouvrier, à qui l’organisation du monde reste cachée comme une chose mystérieuse obéissant à des lois magiques et inconnues. Notre horizon se trouve limité à la parcelle de travail qu’on commande. Même notre travail, nous ne savons plus ce qu’il devient. Nous ne le verrons plus, à moins d’un hasard. L’organisation du monde semble être l’organisation de notre ignorance. Nous sommes des hommes libres, nous avons le droit de vote et celui de nous exprimer sur les problèmes généraux du monde, mais on refuse d’entendre notre voix sur ce que nous faisons tous les jours, sur la partie de l’univers qui est la nôtre. Nous sommes seuls. La classe ouvrière a ses taudis, ses bas salaires et tout le lot de misère qui en découle, tout ce qui apitoie les écrivains, les touristes et les organisations syndicales ; celles-ci, pour s’opposer au patronat, insistent sur ces « salaires de misère », sur les « cadences infernales », sur les « normes inhumaines ». Mais cela ne met pas en cause la société capitaliste : si la classe ouvrière menace, il suffit d’augmenter les salaires et de diminuer les normes et les cadences. Voilà l’harmonie du monde réalisée. La lutte entre les patrons et les syndicats se limitera à l’évaluation de cette misère.

C’est ainsi que l’on peut voir dans « La Vie Ouvrière », le journal de la C.G.T., des images représentant le prolétaire français affamé, devant un morceau de pain inaccessible, tandis que les journaux bourgeois tireront les conclusions les plus optimistes du nombre de voitures et de postes de télévision que possède la classe ouvrière. Les syndicats reprochent aux patrons de faire des superbénéfices, « d’y aller un peu fort ». Les patrons répondent que les ouvriers ont plus de richesses qu’il y à cinquante ans. De cette controverse est née la codification de la consommation de l’ouvrier, le « minimum vital ». Les syndicats s’efforcent de prouver qu’il est de l’intérêt du patron de bien alimenter la classe ouvrière. L’ouvrier, comme consommateur, est maintenu à un rang de machine, il a les mêmes besoins qu’elle : alimentation, entretien, repos. C’est sur cette base essentiellement bourgeoise que se place le syndicat. On discute interminablement pour savoir si le repos et l’alimentation de l’ouvrier sont suffisants et on mettra pour cela à contribution les techniciens de la machine humaine, médecins, psychologues, neurologues, etc... Les syndicats polémiquèrent pendant des mois pour faire admettre au patronat et au gouvernement que l’on doit remplacer la balle de tennis par le ballon de football dans les 213 articles du minimum vital. Mais l’ouvrier a beau manger des biftecks, et même avoir la télévision et son automobile, il reste dans la société une machine productive, rien de plus. Et c’est là sa vraie misère. Cette misère se manifeste en moyenne 48 heures par semaine. Il serait faux de croire que l’aliénation cesse dès qu’il a franchi les murs de l’usine, mais je me bornerai à décrire ce qui se passe à l’intérieur de ces murs. Je n’évaluerai pas sa souffrance au nombre de pièces qu’il fait dans une heure ou une journée de travail, ni au salaire qu’il touche dans la quinzaine ; je me baserai sur le simple fait qu’il est un homme.

Pour cela, je vais décrire un atelier, un atelier bien particulier, les contradictions de son organisation et les réactions de ses ouvriers. Il s’agit d’un atelier d’outillage des usines Renault qui groupe des ouvriers qualifiés, c’est-à-dire des ouvriers qui ont appris un métier et qui jouissent d’une certaine autonomie et de certains privilèges : ce que l’on nomme habituellement « l’aristocratie ouvrière ». Cette autonomie est toutefois battue en brèche par les efforts de rationalisation de la Direction, qui rend ce travail de plus en plus parcellaire ; l’ouvrier tend d’autant plus dans cet atelier à ignorer ce qu’il fait, qu’il ne fabrique pas de pièces destinées directement aux automobiles, mais seulement l’outillage pour les machines qui usinent ou montent les éléments des voitures.

La répartition du travail.

Donner une vue générale de l’organisation de l’usine est difficile. Il y a, bien sûr, les schémas d’organisation qui sont à la disposition du public et que publie le Bulletin Mensuel Renault. Mais quel est le rapport entre ces schémas et la réalité, entre le plan de la Direction et l’accomplissement de ce plan par les différents services et par les travailleurs ? Pour répondre à cette question il faudrait supposer qu’une personne puisse connaître en détail tous les rouages de cette organisation. C’est justement cette possibilité que nous nions. Bien sûr, les managers de l’usine en connaissent par cœur le schéma, mais leur connaissance n’est que théorique. La majeure partie de la réalité de la production leur est inaccessible, cachée par la petite maîtrise, par les ouvriers et par les techniciens, du simple fait que les managers ne sont pas seulement des gens qui doivent coordonner, mais aussi des gens qui commandent et exercent une coercition. Cette coercition, qui menace chacun à des degrés différents, est un phénomène qui paralyse toute la hiérarchie de l’organisation, rendant les subordonnés aussi méfiants vis-à-vis de leurs supérieurs que l’enfant vis-à-vis de l’adulte. Quand la Direction présente un schéma rationnel de l’usine, n’importe qui est enclin à le considérer comme vrai. Notre atelier figure en bonne place dans ces schémas. Pourtant, à notre niveau, il nous est difficile de parler de rationalité. Ce que nous percevons est même la négation de tout plan organisé ; en d’autres termes, c’est ce que nous appelons « le bordel ». Si vous demandez à la Direction à combien se monte l’effectif de l’atelier, c’est-à-dire le nombre d’ajusteurs, de fraiseurs, de tourneurs, et les différentes catégories parmi eux, P.l, P.2, P.3, le nombre d’O.S.1 et que vous contrôliez ensuite par vous-mêmes, les deux chiffres ne se recouperont pas du tout. Approfondissant la question, vous constaterez que des ajusteurs sont sur des machines, que des tourneurs sont sur des fraiseuses, que des O.S. accomplissent la même tâche que des professionnels, et qu’une grande partie des ouvriers fait un travail qu’ils sont censés ne pas connaître. Que se passe-t-il donc ? Il se passe que la formule suivant laquelle « l’ouvrier est payé selon ses capacités professionnelles et le travail qu’il fait », perd tout son sens dès que l’on a franchi les murs de l’atelier. Pourquoi y a-t-il des O.S., des P.l, P.2, P.3 ? Pourquoi tel ou tel est-il dans une catégorie plutôt qu’une autre ? Pour répondre à cela, il faut non seulement oublier la formule ci-dessus mais aussi fermer les yeux sur le travail qu’effectuent les ouvriers ; il faut encore plus, il faut connaître l’histoire de chacun d’entre eux. Certains sont ouvriers qualifiés parce qu’ils sont passés par l’école professionnelle de l’usine. Mais ne croyez pas qu’ils font nécessairement le métier qu’ils ont étudié. Il y a des ajusteurs, par exemple, qui ont appris pendant trois années leur métier et qui ont été placés dans l’atelier sur des machines qu’ils ne connaissaient pas auparavant. Ils sont fraiseurs, raboteurs ou surfaceurs, parce que le métier d’ajusteur est en voie de disparition et que l’on a besoin de plus en plus d’ouvriers sur machines. Ils sont passés dans leur nouveau métier avec la classification de l’ancien. Il n’est pas rare de voir un ajusteur P.2 faire du jour au lendemain le travail d’un fraiseur P.2, mais comme on peut changer plus facilement de travail que de catégorie professionnelle, l’ajusteur P.2 restera toute sa vie classé comme ajusteur, bien qu’il ne touche plus de lime. Voici un cas parmi d’autres : Un ouvrier travaille sur une machine comme O.S. Il veut passer un essai pour devenir professionnel. Comme il a appris étant jeune le métier d’ajusteur, il demande à passer un essai d’ajusteur. On finit par lui faire passer cet essai, qu’il réussit. Il devient ainsi ajusteur P.l. Changera-t-il de métier ? Non. Il continuera ce qu’il a fait jusqu’à présent. Il restera sur sa machine (une surfaceuse), mais gagnera plus, parce qu’il est capable d’exercer le métier dont il ne se sert pas et dont l’usine n’a pas besoin. Ici on peut tirer deux conclusions. La première sur le plan du travail : la classification professionnelle est indépendante de la capacité de l’ouvrier à exercer cette profession, mais dépend seulement des nécessités de la production. La deuxième sur le plan du salaire : la paye n’est pas fonction du travail effectué, mais de l’essai que l’on passe.

Cet essai, dans quelles conditions le passe-t-on ?

D’abord, il est difficile de donner les raisons pour lesquelles certaines demandes d’essai sont acceptées, d’autres refusées, explicitement ou implicitement. C’est une loi qui obéit à un certain nombre de facteurs qui sont étrangers aux ouvriers. Une chose est sûre, c’est que la difficulté des essais est sans commune mesure avec le travail qui devra être effectué par la suite. Cela fait souvent hésiter à solliciter le passage de l’essai. Certains doivent recommencer plus de six fois leur essai pour passer à une catégorie supérieure (ce qui leur demande plusieurs années), bien qu’ils accomplissent en fait le travail de cette catégorie depuis longtemps. Mais la réussite de l’essai dépend moins, finalement, de la qualité du travail que de l’appréciation du chef d’atelier, ce que les ouvriers nomment communément « la cote d’amour » et qui est l’appui d’une personne influente de l’usine. Elle dépend aussi de l’appui d’un syndicat influent de l’usine, par exemple, actuellement, F.O. ou le S.I.R., le Syndicat Indépendant de Renault. L’ouvrier qui est entré à l’usine tout de suite après la guerre avait des possibilités bien plus grandes qu’aujourd’hui : L’usine avait besoin d’ouvriers qualifiés pour mettre les chaînes en route ; elle en a créé de toutes pièces. Beaucoup d’O.S. sont alors devenus professionnels. Les essais étaient moins difficiles ; ils étaient passés dans l’atelier de l’ouvrier et sur sa machine. Tout le monde, ses camarades et la maîtrise, était prêt à lui donner un conseil ou à l’aider s’il se trouvait en difficulté. Il arrivait ainsi que l’essai soit le produit de la collaboration de tout l’atelier. Un tel essai correspondait en fait au mode de travail tel qu’il est effectué couramment. Mais depuis plusieurs années, ces possibilités se sont réduites, au point qu’un O.S. a peu de chances de passer professionnel et qu’un professionnel, à moins d’un cas exceptionnel, ne passera jamais dans la maîtrise ou ne deviendra jamais technicien.

Deux manières de « se débrouiller ».

Malgré cette anarchie dans la répartition de la main-d’œuvre, l’atelier marche. L’O.S. qui fait un travail de P.2 « se débrouille », l’ajusteur à qui l’on donne une machine nouvelle « se débrouille ». Mais l’ouvrier ne peut apprendre son métier ou faire un métier qu’il ne connaît pas que parce qu’il vit dans une collectivité, parce que ses camarades lui communiquent leur expérience et leur technique. Sans cet apport, l’irrationalité de l’utilisation de la main-d’œuvre entraînerait des catastrophes dans la production. En un mot, si les ouvriers n’accomplissaient pas, en plus de leur travail, ce rôle de moniteurs d’école d’apprentissage pour lequel ils ne sont pas payés, il serait impossible à la Direction d’obtenir une telle mobilité et une aussi parfaite adaptation de son personnel.

La répartition de la main-d’œuvre est soumise pour une grande part, nous l’avons vu, directement ou indirectement, à l’arbitraire de la maîtrise. Mais les ouvriers réagissent contre cet arbitraire. Il existe en effet une sorte de morale collective des ouvriers qui les empêche de se plier toujours aux exigences de cette maîtrise. Cette condamnation exerce une pression si réelle que les plus individualistes sont souvent obligés de s’y soumettre. Un ouvrier qui moucharde ouvertement se trouve dans un tel climat d’hostilité que sa vie devient insupportable. L’atelier est l’endroit où nous vivons la plus grande partie de notre vie : les rapports humains y ont une importance considérable. Chaque geste est jugé, au point que si un ouvrier reste à bavarder amicalement plus de dix minutes avec son contremaître, il court le risque de se faire siffler et traiter de « fayot ». Par exemple nous réussissons tous à nous laver les mains avant l’heure. Nous sommes arrivés à ce résultat progressivement. Bien que la maîtrise exerce une pression en sens inverse, à partir du moment où cette habitude a été introduite, il est devenu presque impossible de la faire cesser. La pression collective est trop forte. Tout le monde se lave les mains avant l’heure, et si l’un de nous refusait de commettre cette infraction, il serait désapprouvé par l’ensemble des autres. La promotion ouvrière par voie de fayotage est donc considérablement freinée par cette morale tacite. Mais dès que nous passons à l’échelon supérieur, c’est-à-dire dans les rangs de la maîtrise, cette pression s’évanouit. Il n’y a presque plus de morale collective dans les fonctions coercitives. On parvient dans le camp de la maîtrise parce que l’on possède des qualités de « chef », de « dirigeant », c’est-à-dire ce que nous appellerons, dans notre langue, des qualités de « garde-chiourme ». Ce sont les plus dévoués à la Direction qui sont choisis. L’essai qui sert de barrière entre les différentes catégories d’ouvriers, on a vu qu’il était surtout symbolique ; dans le cas de la maîtrise, cet essai, qui s’appelle la « commission », l’est encore beaucoup plus. Mais, pour grimper les échelons hiérarchiques, il ne faut pas seulement avoir passé la commission, il ne faut pas seulement être bien noté par la Direction, ne pas avoir de grève à son actif, il ne faut pas seulement avoir du piston, car le piston est aussi une chose qui se généralise, il faut encore avoir le meilleur piston et, comme aux courses de stock-cars, il faut éliminer les concurrents dangereux. Pour cela, les meilleures armes sont le mouchardage et la calomnie. Cette espèce de concurrence ne sélectionne évidemment pas souvent les meilleurs éléments. Ces petits chefs, dont le seul contrôle vient d’en haut, pratiquent à leur niveau le même système que nous : le débrouillage. Mais ce débrouillage-là n’a rien de collectif. La concurrence, la responsabilité limitée vis-à-vis de la Direction, aucun contrôle de la part des ouvriers, tout cela provoque une sorte d’anarchie dont nous ne percevons à notre niveau que les conséquences. L’énumération de ces conséquences pourrait à elle seule remplir des volumes.

  • Pourquoi avons-nous le mauvais boulot ?
  • Parce que nos chefs ne savent pas se débrouiller.
  • Pourquoi avons-nous de bonnes machines ?
  • Parce que le chef est copain avec celui qui est chargé de les répartir. Etc., etc. Les contremaîtres essaieront de se débrouiller pour que l’atelier marche bien. Mais ils se débrouilleront aux dépens des autres ateliers.

L’organisation du travail et la responsabilité de l’ouvrier.

Dans l’atelier, tout est organisé pour que l’ouvrier ait le moins de contact possible avec ses camarades. Il doit rester à sa machine et on fait tout pour qu’il y reste, pour que son temps rapporte : aussi va-t-on jusqu’à considérer que, lorsque nous serrons la main à un de nos camarades, nous enfreignons la loi sacrée de l’usine. Nous sommes dans une collectivité de production, mais on tend continuellement à nous isoler par un système de surveillance très complexe, comme si chacun de nous était un artisan isolé. Des dessinateurs ont dessiné les pièces que nous avons à faire, des techniciens ont indiqué la succession des opérations d’usinage à effectuer et les ont réparties aux différents types de machines-outils, un magasin nous fournit l’outillage dont nous avons besoin ; au-dessus de nous, les chefs d’équipe, contremaîtres, chef d’atelier nous procurent du travail et nous surveillent ; au-dessous de nous, des convoyeurs nous apportent les pièces à usiner ; des contrôleurs vérifient notre travail et parfois des supercontrôleurs notent tous les quarts d’heure si notre machine fonctionne, des chronométreurs nous allouent des temps, des agents de sécurité veillent à la protection de notre corps ; enfin des délégués syndicaux prétendent s’occuper de nos intérêts. Tous, jusqu’au balayeur qui vient nettoyer notre place, tous s’occupent de nous, pour que nous n’ayons qu’une chose à faire : faire marcher la machine.

Lorsqu’un ouvrier réclame du travail à son chef d’équipe, il reçoit un « carton de commande », derrière lequel est collé le dessin de la pièce à usiner. Sur ce carton est inscrite la succession des opérations à effectuer, depuis la fonderie ou le tronçonnage du métal, jusqu’au montage de la pièce sur son ensemble mécanique. La « gamme » du carton est l’inscription des opérations successives, suivies des temps alloués pour l’usinage, du numéro de l’atelier, où se fera cet usinage, et du nom de l’ouvrier qui l’effectuera. Nous faisons un travail très divers et parfois très complexe, c’est-à-dire un travail qui exclut l’automatisme. Il y a un travail purement intellectuel d’interprétation du dessin : nous devons décider de l’organisation des opérations d’usinage. Les gammes ont beau avoir été prévues, les techniciens ont beau avoir mentionné ce que nous avons à exécuter, nous mâcher tous les calculs, nous devons dans certains cas personnaliser notre travail, c’est-à-dire trouver une « combine » pour le faire plus vite et plus facilement. Mais cela ne peut pas être une œuvre individuelle ; c’est au contraire une œuvre éminemment collective. Ici interviennent le métier, l’expérience, c’est-à-dire des éléments qui se trouvent répartis inégalement chez tous les ouvriers, non réunis chez un seul. Pour fabriquer la pièce, nous avons donc besoin de voir nos camarades et de discuter avec eux. Pour éviter cette hérésie, la Direction a inventé le super-homme, le super-ouvrier, qui doit réunir toutes les connaissances et connaître toutes les « combines » ; cet homme, elle en a fait le chef d’équipe. Celui-ci gagne environ de 10 à 20.000 francs de plus qu’un compagnon. En principe, il ne travaille pas manuellement. Son bureau se trouve au milieu des machines ;il n’a pas de cage vitrée et sa vie est pratiquement liée à la nôtre. Ses fonctions sont en principe celles d’un agent de transmission entre les ouvriers et les autres services de l’usine (mais il arrive bien souvent que les ouvriers se passent de cet intermédiaire par souci d’efficacité ou de rapidité), et aussi celles d’un surveillant (mais cette fonction est pratiquement assurée d’une part par le système de travail au temps, et d’autre part par le bureau de contrôle). En réalité, le chef d’équipe intervient lorsqu’une bataille de boules de chiffons menace de gagner tout l’atelier. Il passe la plus grande partie de sa journée à bavarder. Les fonctions de chef d’équipe devraient exiger que celui qui les assume soit le meilleur ouvrier, mais le meilleur ouvrier n’est pas forcément dévoué à la Direction. D’autre part, la division extrême du travail a atteint aussi les ateliers d’outillage et il est difficile de concilier une spécialisation de plus en plus précise avec une expérience générale. Mais un ouvrier qui aurait toutes ces qualités peut ne pas posséder celles de surveillant. En donnant un rôle coercitif au chef d’équipe, on lui enlève du même coup la confiance des ouvriers. Ainsi, en voulant éviter tout contact direct entre les ouvriers, en créant un super-ouvrier, la Direction a enlevé un ouvrier productif à sa machine, l’a confiné dans un travail de paperasse et l’a privé pratiquement de tout rôle productif. Les privilèges qu’elle lui a donnés ne sont pas même suffisants pour qu’il accepte toujours d’accomplir son rôle de surveillance. En dernier lieu, la Direction n’a finalement pas pu éviter la collaboration des ouvriers entre eux, comme nous allons le voir.

La responsabilité de l’ouvrier tend à être de plus en plus réduite. Cela n’est pas ici poussé jusqu’au maximum, comme dans les chaînes, où l’O.S. n’est responsable de rien, mais seulement le régleur, les chefs et les différentes catégories de contrôleurs. Le P.l, le P.2 lui, n’est responsable que de la parcelle de travail qu’il accomplit : il ne doit pas s’occuper de savoir ce que cette parcelle vaut par rapport à l’ensemble. D’ailleurs, comment pourrait-il le faire, puisque tout est organisé pour lui cacher cet ensemble ? Il doit donc s’en tenir aux directives qu’il reçoit, c’est-à-dire au dessin. Et là, il se trouve placé devant une alternative. La première possibilité est de dégager sa responsabilité, c’est-à-dire se conformer au dessin et faire en sorte que la pièce soit acceptée par le contrôle. Le règlement et l’organisation de l’usine ne sont conçus qu’en fonction de cette attitude. La deuxième possibilité est d’essayer de comprendre à quoi sert la pièce, soit pour la rendre non seulement bonne au contrôle mais utilisable, soit pour faciliter la tâche du compagnon qui prendra la suite des opérations. Un artisan qui fait une machine du commencement à la fin, qui exécute lui-même tous les rouages de l’appareil et qui a l’idée de l’objet fini dans sa tête, courra moins de risques que n’importe qui de faire des erreurs : il sait ce qui est important et ce qui ne l’est pas. En outre, s’il fait quand même des erreurs, il pourra les réparer ; l’erreur sur une pièce peut en effet être compensée par la modification de la pièce sur laquelle la première vient s’ajuster, sans mettre en cause le mécanisme de l’ensemble. La chose est bien différente quand chaque rouage de la machine est confié non pas à un, mais à dix ouvriers de différentes professions, dont aucun ne connaît l’importance du travail qu’il exécute. Les possibilités d’erreur se trouvent multipliées par le fait qu’il y a un plus grand nombre d’exécutants, qu’aucun des exécutants n’a la machine idéale dans la tête, c’est-à-dire qu’aucun ne sait à quoi sert la pièce qu’il a fabriquée. D’autre part, chaque exécutant est soumis à une pression constante de l’organisation de l’usine : depuis le dessinateur jusqu’à celui qui termine la pièce, en passant par la dactylo qui copie les gammes, tous sont notamment soumis à l’impératif du bureau des méthodes, qui est d’aller toujours plus vite.

Parfois, pour nous faciliter le travail, nous nous mettons directement en rapport avec ceux qui prendront la suite de l’opération et, là, il nous arrive de passer entre nous des arrangements secrets. Ainsi, pour l’usinage d’outils de tour, certains fraiseurs consentent à finir directement les pièces à la machine, de telle façon que l’ajusteur qui prend l’opération suivante n’a pratiquement plus de métal à enlever à l’outil. On convient au préalable que l’ajusteur partagera le temps alloué avec le fraiseur qui lui a fait le travail. Il est beaucoup d’autres cas où les ouvriers enfreignent les règlements et passent par-dessus le cloisonnement des fonctions : tel est l’exemple de l’atelier qui fait les outils « widias », c’est-à-dire des outils de tour ou de fraiseuses. Quand le fraiseur de cet atelier reçoit une commande à exécuter, il doit d’abord se procurer lui-même le dessin, consulter les fichiers et donc faire un travail pour lequel il n’est pas payé, car ce temps n’est pas prévu par le chrono. En tant qu’automate, il devrait se contenter d’exécuter la pièce conformément au dessin, mais il sait par expérience qu’il ne doit pas le faire, sous peine de graves ennuis. Il risque en effet de se faire engueuler si les outils qu’il a faits ne sont pas utilisables, même s’ils correspondent fidèlement au dessin. Au contraire, il arrive fréquemment qu’en cours de fabrication une modification mineure du dessin puisse avantager le déroulement des opérations d’usinage. Dans cet atelier, qui ne comprend qu’une cinquantaine d’ouvriers, les affûteurs ont passé des consignes orales, modifiant les cotes et le dessin original, aux surfaceurs, qui ont passé des consignes orales aux fraiseurs, etc., tout cela en vue de faciliter le travail de chacun. Ces consignes n’ont pas été codifiées, on se doute un peu pourquoi : Pour être codifiées, ces modifications qui sont fréquentes devraient continuellement remonter la chaîne des bureaux et cela pourrait entraîner des heurts, des difficultés de toute sorte, et froisser bien des susceptibilités. Ceux qui finissent les pièces sont de « vulgaires O.S. », tandis que ceux qui les commencent sont, pour la plupart, des ouvriers qualifiés ; il y a entre eux une différence de paye de quelque 15.000 fr. par mois. Qu’un O.S. puisse officiellement conseiller un ouvrier qualifié serait une anomalie qui ébranlerait tout le système hiérarchique de l’usine. Pour dégager sa responsabilité, l’ouvrier peut bien demander conseil au chef d’équipe ; le chef d’équipe en parlera au contremaître ; tous deux iront au bureau du contrôleur pour lui demander, à lui, ce que l’ouvrier leur a demandé à eux ; le chef d’équipe, le contremaître et le contrôleur iront enfin auprès de l’affûteur poser la même question. La réponse suivra le même chemin, puis l’ouvrier pourra enfin commencer. Mais, comme il est pressé, il se passera souvent de tous ces intermédiaires. Il ira voir lui-même directement les ouvriers qui prennent la suite des opérations. Toutefois, il ne commencera pas encore son travail à ce moment-là. Si l’on modifie la forme de la pièce et son dessin, il faut en effet modifier les délais, et cette modification devra suivre le chemin inverse. L’ouvrier ajoute donc au crayon le délai supplémentaire sur sa commande, qu’il donne ensuite au chef d’équipe, qui, lui repassera à l’encre ce que l’ouvrier a écrit au crayon et signera ; enfin le chrono viendra superviser le tout en apposant sa propre signature. Après s’être ainsi métamorphosé en chronométreur, chef d’équipe, contrôleur et contremaître, notre ouvrier reprend sa place à sa machine. Il sait par expérience que toutes les infractions au règlement qu’il vient de commettre lui seront pardonnées si ça marche ; dans le cas contraire, ses initiatives lui retomberont dessus, comme un boomerang qui aurait manqué son but. Si ça ne marche pas, on pourra en effet lui reprocher soit de ne pas avoir pris d’initiatives, soit d’en avoir pris de mauvaises. Faisons-lui néanmoins confiance : s’il sait prouver qu’il n’est pas un robot dans son travail, il sait aussi le prouver quand on vient l’engueuler...

L’atelier d’outillage est la grande victime de la contradiction qu’il y a entre les efforts de rationalisation et ses limites. Il reste un hybride entre l’atelier de style artisanal et l’atelier de fabrication en série. Un mélange de petit atelier fonctionnant sur le mode du travail à l’unité ou de la petite série et d’atelier de fabrication moderne. D’abord, notre outillage devrait nous être livré par un convoyeur. Mais la diversité de notre travail exigerait un nombre trop considérable de convoyeurs, qui de plus devraient - ce qui n’est pas le cas - avoir les mêmes connaissances que le compagnon qu’ils doivent servir. Résultat : nous devons chercher notre outillage nous-mêmes, quitter la machine et aller faire la queue au magasin. Quand l’outillage n’est pas disponible, il faut le commander, pour l’obtenir quelques jours plus tard. L’atelier d’affûtage est un atelier séparé. Il reçoit les livraisons d’outils à affûter au cours de la semaine suivante. Si un ouvrier y remet un outil à affûter selon un certain profil, il peut attendre jusqu’à quinze jours avant de le récupérer. En réalité, ce travail nécessite tout au plus cinq à dix minutes. Mais en l’attendant, l’ouvrier devra interrompre sa tâche pendant une dizaine de jours. Si nous nous conformions toujours à cette règle, il faudrait chaque fois interrompre ce que nous faisons et entreprendre autre chose ; tout le temps que nous aurions passé au réglage de notre machine serait ainsi perdu, et même pas compté pour notre paye. Pour ne pas perdre tout ce temps, nous arrangeons nous-mêmes notre outillage, préférant perdre quelques minutes à nous transformer en affûteurs que deux semaines pour rien. Mais, là encore, nous devrons ensuite affronter les foudres du magasinier qui nous reproche, avec juste raison, d’avoir modifié à notre usage un outillage qui se trouve par là même inutilisable par les autres. Il aurait fallu, nous rappelle-t-il, procéder régulièrement et lui présenter notre demande. C’est lui qui aurait fait un bon de commande au magasin central, dont un magasinier, à son tour, aurait pu chercher dans le stock s’il n’existait pas un outil de la forme demandée. Combien cela aurait-il pris de temps ? Il arrive que les pièces que nous fabriquons suivent un certain roulement, c’est-à-dire que les mêmes commandes repassent par l’atelier au bout d’un certain temps. Aussi, chaque fois que nous recevons une commande, nous nous renseignons auprès de nos camarades, pour savoir si l’un de nous n’a pas déjà inventé sur ces pièces une combine pour aller plus vite. Là non plus ce n’est pas le chemin que nous devrions normalement suivre : il faudrait demander au chef d’équipe qui, lui, nous mettrait à ce moment en relation avec le compagnon qui pourrait nous documenter. Comme on voit, la multiplication des intermédiaires qui nous séparent du stock d’outillage et des affûteurs est pour nous un obstacle permanent. Nous le surmontons en créant nous-mêmes une espèce de magasin plus ou moins clandestin où nous stockons pour nous et pour nos camarades les outils adéquats que nous nous sommes procurés. Encore une fois, nous avons, le faisant, court-circuité l’organisation de l’usine, encore une fois nous sommes en faute, mais ce n’est qu’à ce prix que nous pouvons travailler.

Le délai.

En plus de sa forme et de la qualité de son métal, chaque pièce a dans l’usine une autre propriété : son délai d’usinage. Ce délai est inscrit sur notre commande. Mais un système de travail au rendement a été institué et chaque ouvrier a la possibilité de dépasser les temps alloués. Ainsi, si une pièce qui a un temps alloué de 1 h. 30 est réalisée en 1 h., l’ouvrier recevra un supplément de paye ; on dit qu’il règle à 150 %. En réalité, cette possibilité est devenue à peu près la règle. Aujourd’hui, l’ouvrier qui fait ses pièces conformément au temps alloué est non seulement lésé sur son salaire, mais encourt le risque de se faire renvoyer. Toutefois, cette obligation de travailler plus vite que les temps alloués a une limite, fixée par la Direction. Cette limite était, juste après la guerre, de 138 % environ ; la pression syndicale, qui à cette époque soutenait l’accélération de la production, a fait progressivement monter ce plafond. Aujourd’hui l’ouvrier a le droit de régler à 154 %, c’est-à-dire que dans une quinzaine de travail de 100 heures, il pourra effectuer 154 heures de délais. Les heures de délais qu’il fera au-dessus de 154 heures ne seront pas payées. Il existe deux façons d’établir un délai pour le chrono ; si la pièce n’a jamais été faite auparavant et que le compagnon qui vient de l’exécuter a accepté le délai, toutes les pièces qui suivront auront le même. C’est pourquoi, quand un compagnon fait une pièce nouvelle, il doit bien faire attention à ne pas laisser passer un délai trop court ; pour cela, il est du reste contrôlé par ses camarades, qui risquent de se retrouver bientôt devant le même travail. A ce moment se déroule une sorte de farce jouée par l’ouvrier et le chrono. L’ouvrier essaie d’obtenir le temps le plus long, et le chrono le délai le plus court. Personne n’est dupe, et chaque partenaire connaît à fond le rôle de l’autre, jusqu’aux répliques. Le chrono tente au départ de mettre un délai faux, c’est-à-dire au-dessous de ce qu’il juge normalement faisable, car il pense que de toute façon, l’ouvrier va protester. L’ouvrier essaie, lui, de réclamer un délai au-dessus de ce qu’il peut réaliser, parce qu’il compte avec tous les impondérables dont le chrono ne veut pas entendre parler. C’est d’un long marchandage que naîtra finalement le délai. Une fois établi, celui-ci sera contrôlé par l’ouvrier, qui tient lui-même la comptabilité des temps qu’il a obtenus. Chaque fois que la pièce reviendra dans l’atelier, lui ou ses camarades pourront en vérifier l’exactitude. Ainsi, le délai inscrit sur un carton est beaucoup plus fonction de la combativité et de la vigilance de l’ouvrier, ou de la personnalité du chrono, que de la règle à calcul. Il arrive que certains ouvriers aient eu trop de complaisance avec le chrono et que certaines pièces soient matériellement impossibles à usiner dans les temps prévus. Dans ce cas, que se passe-t-il ? Comme il n’est plus question de toucher au délai, qui, une fois établi, est devenu tabou, le chef d’équipe peut compenser ce « mauvais travail » en donnant à l’ouvrier lésé des pièces dont le délai est lui, bien au-dessus de ce qu’il réalise habituellement.

La protection de l’ouvrier et le délégué.

La lutte de classe n’est pas une idée de Marx ou un simple slogan de propagande, la lutte de classe existe. Il est devenu nécessaire pour la bourgeoisie non seulement de la reconnaître mais aussi de lui donner un statut légal, avec ses droits et ses limites. C’est ainsi que le problème de l’homme est entré non seulement dans les préoccupations du législateur, mais aussi dans les statuts de l’usine. L’atelier, la machine, les cadences, prennent l’homme, le broient, tendent à le transformer lui-même en machine. Mais le corps humain risque alors de se détériorer. L’exploitation trop intense de l’ouvrier peut entraîner des maladies, des arrêts de travail qui pourraient avoir de graves répercussions sur la production. La société a alors institué des services médicaux gratuits, des surveillances médicales obligatoires dans les usines et des indemnisations pour les accidents. Quand on songe à la somme d’expérience pratique et aux années d’apprentissage qu’a nécessité la formation d’un bon ouvrier qualifié, on comprend que ce matériel humain devienne précieux pour les classes qui tirent profit du travail. On aura du reste beaucoup moins de ménagements pour un O.S. ou un manœuvre lorsqu’ils peuvent être remplacés immédiatement, sans formation préalable, que pour un ouvrier qualifié ou un technicien. Les cadences, les méthodes de travail seront plus dures pour les uns que pour les autres, de même que l’attitude de la maîtrise, les vexations et les engueulades.

Les accidents provoqués par les meules sont chez nous très fréquents. L’émeri se détache de la meule et se plante dans le cristallin. Le service de sécurité, qui a pour but de prévenir les accidents, avait fait apposer des affiches dans notre atelier. Il y était recommandé notamment de mettre des lunettes pour affûter ses outils. Cette recommandation n’était suivie par personne, car l’atelier n’avait qu’un nombre insuffisant de lunettes ; d’autre part, pour se les procurer, il aurait fallu faire la queue au magasin et perdre ainsi de précieuses minutes. Pratiquement, l’affûtage des outils se faisait donc sans lunettes et le nombre des accidents des yeux ne baissait pas dans les statistiques. Après quelques années, les services de sécurité ont enfin inventé un dispositif très simple qui consiste à placer un écran de verre devant la meule, ce qui évite tous les risques de blessures aux yeux. Il serait curieux de savoir par quel processus les services de sécurité arrivèrent à ce résultat, combien de discussions, de rapports et de dossiers ont été nécessaires pour aboutir à cette solution, que n’importe quel ouvrier qui utilise la meule aurait pu trouver en cinq minutes. Car, si nous savons qu’il existe un service qui nous protège comme un ange gardien, comme un tel ange nous ne le voyons jamais. Pourtant, il serait faux de dire que les services de sécurité n’ont pas du tout de rapport avec les ouvriers, puisqu’ils prennent contact avec le délégué, qui est censé représenter les ouvriers de l’atelier auquel il appartient.

Le délégué représente les ouvriers vis-à-vis de la maîtrise et de la direction ou du service de sécurité. C’est la courroie de transmission légalisée par l’organisation de l’usine. C’est aussi le représentant de la volonté des ouvriers contre la Direction et contre la maîtrise. Enfin, dira-t-on, voilà un rouage de l’usine qui permet l’expression de la volonté des ouvriers. Au moins sur ce plan particulier, les ouvriers ne sont plus des robots isolés. L’écran d’ignorance va-t-il être levé ? Non. Nous allons voir que l’ouvrier, s’il ne sait pas ce qu’il fabrique, s’il ignore comment on préserve son corps des accidents, doit aussi ignorer comment on défend ses propres intérêts auprès de la Direction. En effet, si le délégué est en principe l’avocat des ouvriers, leur représentant officiel, sa fonction s’est détériorée au cours des années. Le personnage du délégué est très complexe. Il a, en fait, trois visages. La première tâche du délégué consiste à transmettre les revendications des ouvriers, qu’il inscrira sur un cahier de revendications et présentera mensuellement à la Direction. Il faut évidemment que ces revendications ne touchent ni aux lois sur les salaires, ni aux règlements de l’usine. Ce seront donc des revendications mineures, qui auront pour objet soit l’amélioration des conditions de travail, soit la promotion ouvrière, c’est-à-dire le passage d’une catégorie dans une autre. (Ajoutons que ces problèmes entrent également dans les attributions de la maîtrise). Mais le délégué est aussi représentant d’un syndicat, ce qui complique considérablement sa tâche. Si le délégué d’atelier est C.G.T., par exemple, le militant F.O. refusera de lui faire des suggestions, car il sait que c’est l’obtention de ces revendications qui permettra ensuite à la C.G.T. d’assurer sa propagande : « Voyez, dira-t-elle, nous vous avons obtenu un robinet pour vous laver les mains ; faites-nous confiance, et rejoignez notre Centrale ». De plus, s’il s’agit de revendications portant sur des augmentations de salaires, le délégué doit normalement en informer son syndicat. En retour, le délégué représente son syndicat auprès des ouvriers, et c’est la deuxième tâche. II diffuse la propagande et les consignes de la Centrale, car il sait que ce n’est qu’à ce prix qu’il sera présenté aux prochaines élections. Le délégué représente ainsi la politique de son syndicat devant la Direction et devant les autres syndicats ; il essaiera par exemple de conclure des alliances avec ces syndicats, ou bien, au contraire, de les discréditer auprès des ouvriers, selon la tactique imposée par sa Centrale. Lorsque le délégué intervient auprès de la Direction, c’est moins au nom des ouvriers qu’au nom de son syndicat. Il n’a, en fait, aucun mandat des ouvriers, si ce n’est qu’il est leur élu une fois par an. Quand il dit : « La classe ouvrière pense cela », cela veut dire, 99 fois sur 100 : « Mon syndicat m’a dit cela ». Les ouvriers ne savent généralement même pas ce que dira leur délégué à la réunion avec la Direction. Ils ignorent du reste également ce qui s’est dit à cette réunion. En troisième lieu, le délégué représente la loi. Il doit défendre le Code du travail contre la Direction, mais aussi contre l’ouvrier. Ainsi certains délégués ont exercé après la Libération des fonctions de coercition analogues à celles de la maîtrise. Certains faisaient la police, dénonçaient publiquement les ouvriers pointant avant l’heure, ceux qui « tiraient au flanc », etc. Aujourd’hui, il ne défend plus le règlement avec autant de zèle, mais il en est encore prisonnier. Dans le cas où l’ouvrier enfreint le règlement de l’usine, le délégué ne peut donc le soutenir. Une clause des accords Renault de septembre 1955, stipule par exemple que pour qu’une grève soit légale, il faut prévenir la direction huit jours avant. Ainsi toute grève spontanée des ouvriers se place automatiquement dans l’illégalité et les délégués ne peuvent pas les défendre. Ce qui fut le cas de la grève qui éclata aux ateliers 61/43 et 61/44, l’été 1956, où les délégués ne purent que conseiller aux ouvriers de reprendre le travail. Avec la rationalisation du travail, la défense des ouvriers devient de plus en plus une question particulière et collective. Particulière, parce que la division du travail est tellement poussée qu’il est impossible à un seul individu de connaître tous les problèmes d’un seul atelier. Collective, parce que chaque problème intéresse l’ensemble de l’équipe. Un fraiseur, s’il veut se défendre auprès du chrono contre un délai trop court, devra se placer sur le plan de son expérience. Mais, comme nous l’avons vu, l’expérience est essentiellement collective. C’est pourquoi on essaiera chaque fois de provoquer des discussions collectives avec les chronos qui, connaissant les risques de telles rencontres, les refusent la plupart du temps, et s’en réfèrent au chef d’équipe. Les meilleurs arguments contre le chrono ne peuvent être présentés que par l’équipe des ouvriers appartenant à la même profession. Le délégué ne peut, lui, que rester muet dans une telle controverse, s’il est étranger au boulot. Dans un atelier de réparation, les ouvriers décidèrent un jour de demander au chef d’atelier de ne plus venir travailler le samedi soir. Ils discutèrent la question ensemble, avant de voir le chef d’atelier, cherchant tous les arguments que celui-ci pourrait bien opposer et préparant une réponse à chacun. Après cette confrontation, ils désignèrent l’ouvrier qu’ils jugèrent le plus capable de défendre leur point de vue. Celui-ci rencontra le chef d’atelier et obtint gain de cause. Entre temps, le délégué syndical, ayant eu vent de la chose, était allé, lui aussi, discuter avec le chef d’atelier, sans consulter qui que ce fût. Mais lui n’obtint rien du tout. Seul, le rapport de force entre les ouvriers et la maîtrise peut décider de l’issue des conflits.

RENTREE DE VACANCES

A la rentrée des vacances de 1955, les ouvriers de mon atelier ne s’intéressaient guère aux événements sociaux. Nous sommes encore restés dix à quinze jours imprégnés de cette atmosphère de vacances. Les derniers arrivants finirent par contraster tellement, avec leurs mines bronzées et souriantes, que la joie de leur retour n’arrivait plus à ébranler l’amertume de notre travail. Peu à peu, les visages reprirent leur aspect habituel et avec eux les conversations sur les réalités de tous les jours. Mais ce fut surtout la grève du métro et des bus qui fit se délier toutes les langues. C’était une grève impopulaire dans l’ensemble. Beaucoup d’ouvriers s’en plaignaient, parce qu’elle gênait ceux qui venaient travailler et parce qu’elle n’était pas une vraie grève : « On ne savait jamais si telle pu telle ligne marchait ou pas ». La grève paraissait injuste, car elle ne lésait que certains d’entre nous, et les victimes étaient beaucoup plus furieuses de cette injustice que de la grève elle-même. Certains, enfin, ne se sentaient aucune solidarité avec les fonctionnaires et surtout avec ceux dont le travail n’était pas comparable au nôtre, en particulier ceux qui restaient derrière des guichets toute la journée. Une affiche nous informa que le jeudi 15 septembre des discussions entre la Direction et les délégués syndicaux allaient s’engager au sujet des salaires. Le centre de nos préoccupations se déplaça des événements généraux vers les événements de notre usine. La majorité des ouvriers était convaincue que la Direction lâcherait une augmentation importante. Le jeudi 15, à 13 heures, à la reprise, des groupes se formèrent dans l’atelier. On apprit que la Direction accordait 1 % d’augmentation jusqu’à la fin de l’année et 3 % en 1956. Cette nouvelle ne fit qu’irriter la majorité d’entre nous ; nous jugions l’augmentation dérisoire. Cependant, le travail reprit. A peine avions-nous rejoint nos machines qu’une clameur s’élevait. Quelques minutes plus tard un groupe d’une centaine d’ouvriers venus des ateliers voisins débouchait dans notre atelier en scandant : « Nos 40 francs ! ». Pendant que ce groupe poursuivait sa marche le long de l’allée centrale, certains d’entre nous allèrent trouver les délégués syndicaux de nos ateliers ; d’autres se joignirent aux manifestants. Tous les regards étaient tournés vers les délégués. Qu’allait-on faire ? Les délégués ne bougèrent pas. Le défilé avait à peine quitté l’atelier que toutes les machines s’étaient remises en marche. Le cortège des manifestants se rendit devant les bureaux de la Direction : là, un délégué monta sur la grille et annonça qu’une délégation irait porter les revendications à la Direction. Dès que fut ouverte la porte qui donne dans le hall des services de la Direction, ce fut une ruée générale, chacun poussant pour entrer et exprimer sa colère. Quelques cégétistes dévoués, sous le commandement du délégué, arrêtèrent ce flot et constituèrent un barrage pour garder la porte. Une trentaine d’ouvriers s’étaient tout de même introduits dans le hall. A l’intérieur, ce fut un membre du service de la Direction chargé d’introduire les visiteurs qui nous reçut. Le délégué demanda à l’huissier de communiquer à la Direction les revendication des travailleurs. L’employé objecta qu’il lui était impossible de prévenir tout de suite la Direction de cette démarche, car elle était en train de siéger avec les représentants syndicaux au sujet des salaires. Mais il s’empressa d’ajouter qu’il ferait la commission dès que cela lui serait possible.

  • Il ne le fera pas, s’écria un manifestant, visiblement mécontent de rester dans l’antichambre. Après avoir affirmé à plusieurs reprises sa bonne foi, l’employé se mit à noter avec application le discours que faisait le délégué. Ce dernier souligna que les augmentations accordées ne correspondaient pas au désir des ouvriers et que ceux-ci réclamaient 40 francs de l’heure.
  • Uniforme pour tous ! interrompit un manifestant, qui fut aussitôt soutenu par d’autres : « Pas de hiérarchie dans l’augmentation. » Un ouvrier demanda la parole. Il dit que nous ne voulions pas « des accords comme à la General Motors » qui nous enlèveraient notre droit de grève. Son intervention fut chaleureusement approuvée. L’employé fut encore obligé de promettre qu’il ferait la commission en agitant son carnet de notes au-dessus de sa tête, car la salle restait houleuse et incrédule. Puis le délégué nous invita à nous retirer, après avoir posé un ultimatum : « Si demain nous n’avons pas de réponse de la Direction, nous envisagerons d’autres actions ». Dehors, le délégué monta sur la grille pour informer les manifestants, dont le nombre avait considérablement diminué. En fait, il se contenta de répéter une troisième fois ce qu’il avait dit d’une part avant d’entrer et d’autre part à l’intérieur. Puis nous regagnâmes en groupe nos ateliers, sous le regard inexpressif des gardiens. Le vendredi 16, pendant la matinée, rien ne se passa. Les ouvriers ne manifestaient pas le désir de débrayer ou bien la plupart s’exprimaient dans ces termes : « II faudrait que tout le monde se mette dans le coup ». Chacun se déclarait prêt à se lancer dans un mouvement général. Mais comment partirait ce mouvement, qui l’organiserait ? Autant de questions qui restaient sans réponse. Nous fûmes prévenus qu’à 12 h. 30 il y aurait une réunion dans l’atelier, organisée par la C.G.T. On eut bien du mal à rassembler la moitié de l’atelier. Ce fut le délégué du Comité d’entreprise qui exposa les faits : la direction augmentait nos salaires de 4 %, accordait trois semaines de congés payés, et le paiement d’une prime pour les malades. C’était loin de notre revendication de 40 francs.
  • Allons-nous nous laisser faire ?
  • C’est à vous de proposer une action si vous êtes en désaccord avec ce qu’offre la Direction. Le délégué reprend, en colère :
  • Voyons, parlez, proposez ! Vous voulez débrayer ou pas ?
  • On veut bien, mais les autres ?
  • Les autres agissent aussi, ne vous inquiétez pas. Il y a des réunions dans toute l’usine. (Nous apprîmes par la suite que c’était inexact). C’est à vous de décider ; les autres font leur boulot de leur côté. Je propose d’élire un Comité de grève dans chaque atelier et de réunir tous les Comités de grève pour décider et coordonner l’action. La fin de mon intervention est couverte par la voix d’un cégétiste qui propose, lui, de faire une heure de grève entre 15 et 16 heures. Cette proposition est soutenue par tous les cégétistes. Les autres ouvriers ne semblent pas d’accord. Un quart d’heure plus tard, un tract est distribué dans quelques ateliers, invitant les ouvriers à débrayer entre 15 et 16 heures et à venir au meeting devant les bureaux de la Direction. A 15 heures, Linet, député communiste, suivi d’une escouade de photographes journalistes de La V.O. et de L’Huma, s’avance dans la rue Emile-Zola. Ils sont une trentaine. La police de l’usine les surveille et, dès qu’ils arrivent à la hauteur de la grande porte de la Direction, les portes se ferment et sont verrouillées. Les ouvriers commencent à arriver de l’île, de notre atelier, de l’artillerie, etc. Certains racontent que, pour venir, ils ont dû faire sauter les chaînes que les gardiens avaient mises aux portes. Le climat est tendu ; la moindre provocation entraînerait la bagarre. Linet déclare qu’une délégation va se rendre à la Direction pour poser nos revendications. Puis la même scène que la veille se déroule. Les délégués sont obligés de contenir les ouvriers qui voulaient entrer dans les bureaux exprimer ouvertement leur mécontentement. Nous savons qu’à l’intérieur les délégués répètent le même discours que la veille à un employé apeuré qui doit noter sur son bloc et répondre avec des gestes d’impuissance à ceux qui le prennent pour le directeur. Linet recommande le calme et invite ensuite les ouvriers à le suivre rue Yves-Kermen où les haut-parleurs sont installés pour le meeting. Le discours de Linet et des délégués C.G.T. est le même qu’hier : ils protestent contre les accords et invitent les ouvriers à s’unir. Pas de consignes. On épilogue longuement sur la misère des travailleurs. Après cela, un ouvrier de F.O. et un du S.I.R. dénonceront à tour de rôle leur Centrale et leurs responsables syndicaux.

L’heure a tourné et il ne nous reste plus qu’à regagner nos ateliers. C’est fini.

LE RAPPEL DES DISPONIBLES (mai 1956)

Ce matin-là, vers 10 heures, J. a été convoqué au bureau. On lui téléphonait pour le prévenir qu’il était rappelé pour le lendemain. Il devait se présenter à 7 heures du matin à la caserne. Nous savions tous que J. serait rappelé très prochainement et lui-même s’était préparé à partir, mais ce coup de téléphone nous surprit tout de même. C’était vrai, tout ce que nous avions pu dire sur son départ se concrétisait, et nous étions étonnés de la correspondance qu’il pouvait y avoir entre les écrits, les paroles et la réalité. J. partait, et après lui, d’autres, pour on ne sait combien de temps. Peut-être J. ne reviendrait-il jamais ? L’appel des disponibles ne commença vraiment pour nous qu’à partir du coup de téléphone qui nous enlevait notre camarade. Nous étions consternés, et nous nous demandions quoi faire pour éviter ce départ. Que faire, pour retenir J. parmi nous, ou du moins pour manifester notre indignation et notre solidarité ? Le « Que faire ? » devenait tout à coup la préoccupation essentielle de tous. Mais les réponses que nous pouvions donner à cette question restaient dans le conditionnel ; elles commençaient toutes par : « il faudrait que... Si tous les gars ...Si les syndicats... ». Quant à nous, que pouvions-nous faire, les 150 de l’atelier ? 150 pour s’opposer à une décision gouvernementale, pour s’opposer à un gouvernement soutenu par l’ensemble des députés - y compris les communistes2 - 150 devant un édifice de lois, devant une constitution, devant une police, une armée et une nation de plus de 40 millions d’habitants qui restait pour nous un point d’interrogation. Y avait-il ailleurs d’autres ouvriers mécontents ? D’autres ouvriers qui, eux aussi, se sentaient isolés, impuissants, mais qui seraient prêts à faire quelque chose ? Oui, ils devaient exister, ces autres, nous en étions persuadés, mais où les trouver ? Comment s’adresser à eux ? Rien que pour aller d’un atelier à un autre, cela suppose des tas de difficultés. Dès que l’agitation a commencé, dès que des groupes se sont formés, la maîtrise est sortie de son repaire vitré ; les « blouses » passent, repassent, nous regardent à la dérobée. Nos discussions les inquiètent, ils « se montrent » pour que nous reprenions le travail. Mais leur passage n’a aucun effet. Le contremaître n’ose pas intervenir ; nous nous observons comme dans une corrida. La tactique de la maîtrise est maintenant arrêtée ; elle n’interviendra pas, de peur d’envenimer les choses, mais elle se manifestera par sa présence, pour intimider les plus faibles. A qui s’adresser ? A côté de nous il y a les syndicats ; il y a dans tous les ateliers des syndiqués, des responsables syndicaux, des délégués qui peuvent se déplacer. Ils peuvent, en quelques minutes, s’adresser à tous les ouvriers de l’usine. Dans le même moment, ils peuvent exprimer la même idée non seulement dans trente ou cinquante ateliers, mais dans toutes les usines, dans toute la France. Mais ils ne disent rien, ils se contentent de s’indigner quand nous nous indignons. L’un de nous dit : « II faut faire quelque chose », le responsable syndical répète comme un écho : « II faut faire quelque chose ». Et lorsque l’un de nous dit au syndicat : « Et vous, qu’est-ce que vous faites ? » Le syndicat répond : « Nous ferons ce que vous ferez, nous vous suivrons ». Nous voici donc, nous, quelques ouvriers de cet atelier, avec la possibilité de créer un mouvement. Mais si on nous laisse cette initiative, on nous laisse aussi sans aucun moyen. On nous dit : « Vous êtes majeurs ».

Mon camarade M., qui travaille à côté de J., emploie son dynamisme à agiter les autres ouvriers. Il revient chaque fois plus découragé. Il va voir les responsables syndicaux à leur machine, ses camarades du Parti, puis les autres ouvriers : « II faut faire quelque chose ; nous n’allons pas laisser partir J. sans rien faire ; nous n’allons pas nous conduire comme des salauds ». - « Oui, d’accord, mais à nous seuls nous ne changerons rien », telle est la réponse, d’autant plus cruelle qu’elle est vraie. A nous seuls, nous ne changerons rien, il faudrait tous s’y mettre. C’est l’argument de la majorité des ouvriers. La thèse des responsables syndicaux et du Parti est tout autre. Eux prétendent qu’une petite grève serait suffisante pour montrer l’exemple, pour faire boule de neige ; il nous suffit à nous de faire un mouvement, et petit à petit, comme ça, dans toute l’usine, dans tout le pays, les mouvements iront en s’amplifiant ; c’est comme ça que l’on empêchera le rappel des disponibles. Un autre membre du syndicat nous répond : « D’ailleurs, il n’est pas dit que la grève soit le meilleur moyen de s’opposer au rappel ». M, éclate. Et quel autre moyen y a-t-il ? Les pétitions peut-être ? Nous ne changerons rien si on ne se bagarre pas. M. est traité ironiquement d’esprit « nanar » (anarchiste) par ses anciens camarades. Nous tournons en rond. Oui, il faudrait tous s’y mettre, mais ni les syndicats, ni le Parti communiste ne semblent le souhaiter. Alors, nous nous apercevons de notre faiblesse, sans organisation et sans moyens. Nous discutons encore longtemps. Le travail est pratiquement interrompu autour de la machine de J. depuis le coup de téléphone. Les responsables du syndicat C.G.T. et du Parti Communiste, qui étaient restés à leur machine, discutent de leur côté. Tout à coup, ils s’approchent, et l’un d’eux s’adresse à nous : « Nous sommes d’accord pour un débrayage : une demi-heure de grève par exemple. D’accord ? ». Ils entreprennent alors d’aller de machine en machine, en présentant la grève d’une demi-heure et la pétition comme le plus sûr moyen d’arrêter la guerre. Certains gonflent cette demi-heure de grève comme si nous avions décidé un acte héroïque. Pourtant, même comme hommage à J., nous le sentons misérable. Et puis, il y a toujours le revers de la médaille : il y a ceux qui refusent de faire grève ; il y a ceux qui se sont laissés intimider par la maîtrise ; il y a ceux qui vont faire semblant de travailler devant les chefs et semblant de faire grève devant les grévistes. Il y a aussi la minorité des syndiqués F.O. qui, à part une ou deux exceptions, sont opposés au principe même de la grève. Nous nous sommes quand même retrouvés dans l’allée centrale une bonne majorité de grévistes. Nous sommes restés pendant une demi-heure à la fois vainqueurs et vaincus, heureux de nous libérer de notre mécontentement et en même temps comme des misérables qu’une demi-heure de grève ne peut pas satisfaire. Un bon gros qui vient de dire qu’il faudrait se battre ajoute : « II faut être révolutionnaire ». Lui qui, pourtant, ne ferait rien qui le distingue de ses camarades d’atelier, serait-il devenu assoiffé de sang ? Je surprends des sourires : « C’est une bonne pâte ». Oui, il se libère avec des mots. D’autres prévoient tous les détails de leur vengeance. Ce sont encore des phrases, des excès d’imagination. Mais pourquoi ces mots, pourquoi ces images sanglantes ? C’est une façon d’épuiser sa haine, la façon la plus facile, la plus gratuite.

Un tract est distribué place Nationale. Un comité s’est créé, le « Comité d’Entente pour le cessez le feu en Algérie », qui organise des meetings contre le colonialisme, sur le thème : « Pour arrêter la guerre, signez des pétitions. » Ça nous met en colère, dans mon atelier. Je propose qu’on essaie d’intervenir dans un de ces meetings, pour donner notre opinion.

  • Qui parlera ?
  • Moi, mais venez me soutenir ! On y va. Nous demandons la parole, mais en vain. On nous promet enfin que nous pourrons nous exprimer le lendemain, dans la salle du comité d’entreprise. Je rédige mon intervention, que je soumets à mes camarades. Certaines phrases sont modifiées après discussion, puis on se fait passer le papier. Ceux qui sont d’accord avec le texte signent, pour que je puisse parler au nom d’un groupe. Voici le texte :

Nous devons dénoncer les colonialistes qui sont responsables des massacres en Algérie. Mais se contenter de cela n’est pas suffisant et ne peut avoir aucune répercussion. Nous devons faire plus. Nous devons dénoncer leurs valets, ceux qui les défendent, car si nous ne faisons pas cela, nous entretiendrons la confusion qui règne chez les ouvriers. Les colonialistes sont défendus aujourd’hui par un gouvernement soutenu par une large majorité de députés dont une partie a la confiance de la classe ouvrière. C’est pour cela d’ailleurs qu’il est plus facile à ce Gouvernement, qui bénéficie de la confiance des ouvriers,, de faire la sale besogne des colonialistes. C’est sur le programme de paix en Algérie que se sont présentés les partis de gauche aux élections. C’est sur le programme de paix en Algérie que le Gouvernement s’est présenté à l’Assemblée Nationale... Et c’est sur un programme de GUERRE EN ALGERIE que le Gouvernement fonde sa politique. Le Gouvernement a ainsi profité de la confiance des ouvriers pour les trahir et faire le contraire de ce qu’il promettait. L’arrêt de la guerre ne peut donc pas venir de ces traîtres et de ces menteurs. Sans condamner les petites actions exemplaires, nous pensons que pour l’arrêt de la guère en Algérie, il faut lancer des actions générales et coordonnées. L’arrêt de la guerre en Algérie ne peut pas être remis entre les mains du Gouvernement. Il faut le forcer. C’est pourquoi nous condamnons ce système d’action qui consiste à envoyer des pétitions à ces même traîtres, à continuer de leur faire confiance, à larmoyer parce qu’ils nous enlèvent des jeunes pour les faire massacrer. Ce n’est pas par des pétitions larmoyantes, mais par des actions énergiques que nous dirons au Gouvernement : Non, vous n’avez pas la confiance des ouvriers ! Non, nous ne vous croyons plus : Vous nous avez trahis... eh bien ! nous lutterons contre vous car vous êtes les suppôts des colonialistes et les fossoyeurs de la jeunesse ! Nous devons nous adresser à tous les ouvriers de toute la France pour un appel et leur proposer un débrayage général contre la guerre, contre le rappel des disponibles. Des débrayages de lutte et non pas des pétitions de confiance. Ch. n’aime pas les histoires. Il dit : « Tu vas mettre le bordel avec ton intervention. » De fait, ça commence déjà. Les « durs » du syndicat et du Parti semblent furieux, mais les militants qui ne sont pas - ou qui ne sont plus - des durs signent et font signer. Un jeune ouvrier, que nous n’avons jamais vu, semble se disputer avec un autre. Je m’approche : c’est un communiste acharné. J’interviens ; cinq minutes après, il m’insulte et me traite de flic. Je ne peux pas garder mon sang-froid, je m’emporte, j’imagine la joie que j’aurais à lui casser la gueule. Je le traite d’imbécile et d’irresponsable, mais ce n’est pas assez fort comme injure, et je suis furieux de m’en rendre compte. Les autres nous ont abandonnés : nous parlons trop fort, et souvent en même temps. Le jeune s’en va. Les discussions reprennent de plus belle ailleurs. Un cégétiste présente la motion au délégué du comité d’entreprise. Ce dernier explique qu’il est d’accord avec la déclaration, mais qu’il respecte la discipline du Parti. Un ancien délégué refuse de discuter. Un jeune cégétiste est contre l’idée de grève générale ; il dira aussi que Messalli Hadj est un suppôt de l’Amérique. C’est l’intellectuel du groupe ; il explique calmement que notre critique de vote des pouvoirs spéciaux est basée sur des conceptions réformistes et, bien sûr, anti-léninistes. Un autre communiste, après avoir lu la déclaration, nous dit que ce que nous faisons doit être déjà fait. - « Par qui ? » - « Par le Parti, évidemment ». Alors, tranquillisé par cette idée, il signe, bien que je me sois évertué à l’avertir que la politique du Parti n’était pas orientée exactement dans ce sens. Il y a également un ouvrier espagnol, sympathisant communiste, qui signera. Il pense que nous avons raison, mais il est honteux de l’avouer : depuis plusieurs années, nous nous engueulons sur les problèmes politiques, et il en fait aujourd’hui une question personnelle. Depuis le vote des pouvoirs spéciaux, il mène la bagarre contre la C.G.T. et les communistes. Quand nous sommes présents, il évite de s’engueuler avec ses camarades, mais dès que nous partons, il reprend la discussion en essayant de ne pas se servir de nos arguments. Certains se déclarent d’accord avec la motion, et pourtant, ce ne sont pas de chauds partisans de l’action, au contraire. Ils sont de ceux que l’on appelle les « Morts ». Mais ils signent, et quelques-uns sont enthousiastes. Pourquoi ? Est-ce une façon de manifester leur anti-communisme ? Même en se mouillant, même en soutenant une grève ? De toute façon, même si c’est là l’explication, leur adhésion est positive, car elle se situé sur le plan de l’action ; et tout à coup se trouvent renversées les barrières classiques qui séparaient d’un côté les communistes, qui sont pour la grève, et les non-communistes, qui sont des jaunes. Ce sont du reste les éléments anti-communistes qui, en 1953, lorsque les cheminots et les postiers étaient en grève, furent les plus chauds partisans de la grève chez Renault. Ils voyaient tout à coup s’ouvrir devant eux des perspectives grandioses. Ce sont eux surtout qui, après l’échec, déclarèrent : « Maintenant, c’est fini, je ne fais plus grève. » Leur anti-communisme est surtout basé sur leur opposition à la bureaucratie politique et syndicale. Le soir, je vais présenter la motion à d’autres. Un cégétiste signe, puis deux communistes me tombent sur le paletot. L’un d’eux, militant convaincu, mais qui refuse de se mouiller dans la plupart des grèves, et qui est un chaud partisan des heures supplémentaires, me reproche d’être un jaune. Une telle provocation de sa part envenime sérieusement la discussion ; il invente sur mon compte des saletés... Les deux chefs d’équipe viennent nous séparer. Le lendemain, samedi, nous sommes donc allés nous asseoir, trois camarades et moi, sur les bancs du comité d’entreprise, délégués pour présenter notre motion sur la guerre d’Algérie. Ceux qui nous connaissent nous tournent le dos, ceux qui nous saluent dans l’usine nous évitent. On s’éloigne de nous comme de pestiférés. Sur les bancs, de petits groupes s’ennuient, et nous-mêmes avons peine à réprimer quelques bâillements. Tout à coup, par la porte, surgit notre délégué, qui s’agite toujours et qui cherche les gens, parce qu’il est myope. Il tourne autour de la salle, et nous fuit dès qu’il nous voit, puis, d’un air affairé, comme un éclaireur qui vient apporter une nouvelle importante, il s’adresse à une organisatrice de la réunion ; il lui parle avec des gestes autoritaires et décidés. La femme se tourne vers nous. C’est bien de nous qu’ils parlent. Le Comité d’Entente est ce que nous avions prédit, un comité fantoche : un groupe de communistes, augmenté d’un socialiste nord-africain et d’un chrétien. Nous reconnaissons Linet, le secrétaire du syndicat C.G.T. Renault. Les orateurs se disposent dans la tribune. Le socialiste nord-africain prend place au centre, se lève ; les flashes fusent. Une, deux, trois, quatre photos. Il n’a pas encore parlé ; il s’est tourné vers l’objectif, puis a regardé son papier. Nous apprenons enfin qu’il préside, et qu’il donne la parole au chrétien qui, lui, mènera en fait les débats. La politique d’unité se concrétise sur eux deux. Ils seront choyés pendant toute la réunion, où presque tous les autres orateurs approuveront leurs déclarations. Le chrétien est bon orateur. Il parle contre le colonialisme. C’est un employé, certainement, qui aime étaler son érudition. Il se lance dans l’histoire, parle du coup d’éventail, anecdote qui sera reprise par cinq ou six orateurs. Il s’appuie sur l’histoire et les savants pour étayer son argumentation, qui semble se résumer à ceci : seule une poignée de côlons et de capitalistes est pour le colonialisme. Les hommes intelligents, les savants le condamnent. Il cite une dizaine de noms d’historiens, parle de sa bibliothèque en passant, puis de l’Indonésie, de l’Inde, du Pakistan, de la Syrie. Il veut décidément montrer tout ce qu’il sait. Puis il énumère les journaux colonialistes : « France-Soir », « Le Parisien », « L’Aurore », « Le Figaro » et « Combat » (depuis qu’il a tourné casaque). Il propose deux choses : signature de pétitions à porter à l’Assemblée Nationale et grande campagne d’éducation des ouvriers sur la colonisation. Il est bien applaudi. On sollicite les questions. Je me lève et me nomme. Je lis ma déclaration lentement, en appuyant sur les mots de traîtres et de menteurs. Je m’arrête un instant. Aucun murmure. Tout le monde est sans réaction. Celui qui m’a traité de salaud, de flic et de provocateur, m’écoute, le visage fermé. Je me sens tout à coup des talents d’orateur, ou plutôt un désir de vider mon sac, mais je ne peux, hélas, m’écarter du texte. Je termine dans le même silence. Je serai le seul à ne pas être applaudi ; c’est déjà ça. Après moi, d’autres orateurs prennent la parole, pour répéter l’idée du chrétien, et pour me critiquer. Un représentant de l’U.J.R.F3., un communiste, un autre communiste, ami du Nord-Africain, une représentante des jeunes filles de France, un nouveau représentant de l’U.J.R.F., Roger Linet, le chrétien de nouveau... Il n’y a plus d’orateurs. Le chrétien conclut en proposant des pétitions et des meetings explicatifs. La réunion se termine une heure plus tôt que prévu. Aucun d’eux, à part le chrétien, n’a exprimé ses idées avec la moindre conviction. Chacun n’a fait que réciter. Pas un rire, pas un murmure, pas une manifestation d’éloquence. Des discours sans enthousiasme, des discours de professionnels. Quelle différence avec notre atelier, où tout est dit avec tellement de passion : combien de pièces j’ai raté dans les discussions ! Hier encore, E. a fait éclater sa meule parce que, dans le feu de la discussion, il avait oublié sa machine... Nous sommes obligés de gueuler pour couvrir le bruit des machines, mais les discussions restent humaines, mêlées de rires et d’injures. Dans cet arsenal mécanique, il y a des hommes qui vivent. Et puis, il y a eu cette grève d’une demi-heure qu’on a offerte à J., où 100 à 200 ouvriers ont consenti à arrêter le travail pour saluer son départ. J. qui n’est pourtant pas un partisan des grèves, a eu du mal à cacher son émotion. De toute cette passion nous n’avons trouvé aucun écho dans cette réunion. De vieux ouvriers communistes étaient venus, quelques-uns avec leurs femmes et leurs enfants, pour passer le samedi après-midi. Ils ne manifestèrent aucune passion dans les débats, et se contentèrent d’applaudir. Il y avait aussi des jeunes, mais qui sont plus dévoués à la discipline qu’à la cause. Leur intervention fut le plus souvent limitée à la lecture de motions. Entre eux et les vieux militants pas de différence. La discipline du Parti a tout aplani. Elle leur a enlevé leur âge, leur physionomie. Ce n’est plus un tel ou un tel, c’est un type du Parti. Le chrétien, lui, à qui l’on a fourni tout à coup la possibilité de s’exprimer, ne voit pas à qui il parle. Les communistes lui ont donné un auditoire et il leur en est certainement infiniment reconnaissant ; mais c’est un auditoire de figurants. Quant au socialiste, c’est, d’après son aspect, un Nord-Africain installé en France depuis très longtemps. Il ne parle que très peu. Il se contente de présider. Derrière ses lunettes, il a l’air tourmenté et, à en juger par son aspect, c’est un homme qui ne doit jamais rire. Les seuls moments où il semble s’éclairer, c’est quand on le photographie. C’est un ouvrier d’une tenue soignée ; ses lunettes, sa façon de s’exprimer, malgré ses hésitations, le font plutôt ressembler à un intellectuel. Comme le chrétien, il semble avoir horreur de la controverse. J’ai essayé de causer avec eux, mais ils m’ont regardé avec un air ennuyé. Le socialiste a laissé un communiste répondre à sa place ; le chrétien était pressé. Serais-je médisant en concluant qu’une place de président pour l’un et un micro pour l’autre sont les deux facteurs qui déterminent leur comportement ? Je l’affirme sans crainte, pourtant. Evidemment il y a un facteur politique et celui-là, il est clair : les traditions politiques qu’ont pu assimiler le socialiste et le chrétien dans leur organisation coïncident avec la politique présente des communistes. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de lutter contre le gouvernement, mais de le soutenir et de le conseiller ; ces militants veulent être les éducateurs des masses, ils veulent expliquer, sans plus, et ne pas se lancer dans des actions inconsidérées. Si les communistes ont l’impression d’avoir noyauté deux éléments étrangers, ces deux éléments peuvent faire le raisonnement inverse. Le dimanche, nous rédigeons le compte rendu de la réunion que nous faisons circuler dans l’atelier... En voici le texte :

Un représentant de la C.F.T.C. nous a répondu que parler de grève générale était une énormité. Pourquoi ? Parce que d’après lui, les ouvriers ne sont pas capables de faire de tels mouvements en ce moment. Que faut-il faire ? Il répond : des pétitions à l’Assemblée et des meetings pour expliquer ce qu’est le colonialisme. Dans notre intervention, nous avions expliqué que l’immense majorité des ouvriers était contre la guerre" contre le rappel des disponibles, et c’est sur cela que pourrait se créer un mouvement d’ensemble. Mais au lieu d’envisager cette perspective, les orateurs se sont contentés de parler longuement contre le colonialisme. Or, s’il est vrai que certains ouvriers n’ont pas encore compris ce qu’est le colonialisme, par contre ils sont tous violemment hostiles à la mobilisation et à la poursuite de la guerre en Algérie. Pour nous, la question était de transformer cette hostilité générale en une action efficace. Pour les orateurs de ce Comité, il s’agissait de faire des meetings, non pas pour coordonner la lutte, pour appeler à des manifestations de masse, mais pour critiquer les colons. Dans notre proposition, nous avions été plus loin. Nous disions qu’il fallait condamner les suppôts du colonialisme, donc en premier lieu le Gouvernement et ceux qui le soutenaient. A cela, les orateurs du Comité n’ont pas répondu. Deux d’entre eux (un communiste et un chrétien) ont expliqué, au contraire, qu’il ne fallait pas GENER GUY MOLLET afin qu’il puisse réaliser sa politique de gauche. Il va de soi que les pétitions ne peuvent pas gêner le Gouvernement dans sa politique. Mais ce n’est pas ce que nous voulions, nous. Nous voulions, au contraire, le gêner, c’est-à-dire l’empêcher de réaliser ses plans de mobilisation. Ces orateurs n’étaient donc d’accord avec nous ni sur l’explication qu’il faut donner, ni sur les méthodes d’action. Il n’a pas été dit un mot contre la politique des partis qui soutiennent Guy Mollet, pas un mot contre les méthodes policières du Gouvernement. Un orateur a même eu le culot de parler des bagarres de Wagram en cachant soigneusement le rôle qu’avait joué la police du Gouvernement dans ces bagarres. On cachait des faits, on cachait la réalité ! Nous, nous étions là, au contraire, pour dire la vérité. Pourquoi les orateurs de ce Comité cachaient-ils ces faits ? Si on nous a reproché que la forme d’action que nous proposions était une énormité, quelques orateurs, par contre, ont parlé de leur action. Un jeune ouvrier de l’artillerie a ainsi énuméré ce que l’U.J.F.R. a fait dans son coin : 1) Une délégation à l’Assemblée Nationale en septembre 1955 qui a recueilli 400 signatures. 2) Une délégation à l’Assemblée Nationale en janvier 1956 qui a recueilli 400 signatures. 3) Une réunion entre des ouvriers et un député communiste. 4) Un essai d’entrevue avec le ministre socialiste Gazier qui a refusé de recevoir les pétitionnaires. 5) Une grève d’une demi-heure à l’Artillerie qui, d’après cet ouvrier, serait le résultat des pétitions et des délégations qui avaient précédé. Un autre orateur explique que « c’est réconfortant de voir toutes les délégations qui vont faire la queue à l’Assemblée. ». On nous a donc dit que les pétitions et les petits débrayages d’un quart d’heure et d’une demi-heure sont des bonnes formes d’action et que les formes que nous proposions - grève générale, manifestations de masse - sont mauvaises, parce qu’elles sont irréalisables. Mais, si elles étaient réalisables, elles seraient aussi mauvaises pour ces orateurs puisqu’elles gêneraient le Gouvernement ! Qu’a rapporté l’action faite par l’UJ.R.F. de l’Artillerie depuis plus de six mois ? Nous sommes en droit de répondre : RIEN. Si l’U.J.R.F. de l’Artillerie continue encore pendant six mois ou pendant six ans, qu’est-ce que cela changera ? Nous répondons encore : RIEN. Mais veut-on réellement que cela change si par ailleurs on dit qu’il ne faut pas gêner le Gouvernement ? Roger Linet a aussi parlé. Il a retracé tout le travail fait par la C.G.T. contre la guerre d’Algérie. La C.G.T. a expliqué - dit-il - mais il faut expliquer encore davantage. D’après cet orateur, ce qui décourage les ouvriers, ce serait des grandes actions qui, d’après lui, échoueraient ; par contre, les petites grèves d’un quart d’heure, d’une demi-heure et les pétitions sont considérées par lui comme des actions qui encouragent les ouvriers à faire plus. Qu’en pensent les ouvriers de l’Annexe A.O.C. ?Quant à nous, nous pensons exactement le contraire de ce que pense Roger Linet. QUE FAIRE MAINTENANT ? Nous ne pouvons pas compter sur ceux qui, après avoir voté les pleins pouvoirs au gouvernement, font semblant de ne pas croire à la force de la classe ouvrier pour arrêter cette guerre. Or cette force est immense, et si elle se manifestait, le Gouvernement serait forcé de reculer. Mais le mécontentement ne se limite plus aujourd’hui aux mobilisables et aux ouvriers en général. Au sein de la bourgeoisie elle-même, du Conseil des Ministres, le désarroi est grand, les divergences profondes en ce qui concerne les possibilités de succès en Algérie. Il suffirait maintenant d’une ferme poussée des ouvriers pour faire éclater le front bourgeois. Pour cela, il ne faut pas attendre les ordres de ceux qui veulent nous endormir aujourd’hui avec des pétitions et autres baratins. Nous ne sommes aujourd’hui qu’un petit groupe d’ouvriers de cet atelier à dire cela tout haut. Mais nous sommes convaincus que bien d’autres camarades le pensent aussi. Partout où nous le pourrons, non seulement nous protesterons contre le rappel des disponibles, mais dénoncerons les organisations qui s’en font les complices, partout nous expliquerons que seule la grève générale, l’action de masse, est la voie efficace. Entre temps, les communistes ont fait leur travail. Ils font circuler le bruit que nous aurions fait du scandale lors de cette réunion. Nous nous serions conduits comme des perturbateurs, provoquant des bruits de pieds et de chaises pendant que les orateurs parlaient ; nous aurions refusé la discussion, etc., etc... Ils ajoutent : « La force des ouvriers ? Allons donc ! Les ouvriers sont incapables de faire un mouvement général ». - « Oui, surtout si vous êtes contre », répond D. Que laissent ces manœuvres derrière elles ? Beaucoup de découragement et de dépit. « Mais, si tout le monde est contre nous, qui donc est avec nous ? » Personne, dis-je, et je me fais engueuler : la chose est trop monstrueuse pour être acceptée. Une discussion s’est engagée entre D. et L. D. - Tu critiques le syndicat, mais n’empêche que tu paies ton timbre. L. - Oui. C’est la Politique qui tue le syndicat. Mais je ne lui cache pas ce que je pense. Je ne suis pas un dingue comme certains. D. - La belle blague ! Tu les critiques, n’empêche que tu paies ton timbre, et c’est tout ce qu’ils demandent. L. - Toi, tu achètes bien la V.O. D. - C’est pour la lire, mais je n’approuve pas. L. - Eh bien, moi, c’est pareil, je paie mon timbre et je n’approuve pas. Agacé, L. conclut :

  • Et puis tu m’emmerdes, après tout : c’est mon carbure que j’allonge, pas le tien. Nous éclatons de rire. L. pourrait aussi bien dire : « Je paie pour tranquilliser ma conscience. Je suis ouvrier et je dois être dans un organisme qui défend les ouvriers... ». Même s’il ne les défend pas toujours, même si parfois il les enterre... D. croit que si L. paie, c’est simplement parce que, lorsque les autres viennent lui présenter son timbre, il n’a pas le courage de le leur refuser...

J’attends le retour de la vague. Il ne tarde pas. Les discussions ont changé, aujourd’hui. On ne parle presque plus des disponibles. Nous avons renoué avec nos camarades de travail : nous ne pouvons pas vivre en nous engueulant continuellement. Le travail est là, comme un troisième ennemi, commun à tous. Nous avons besoin de nous détendre, de chercher un peu d’humanité en dehors de la machine. M. a tous ses amis communistes, il a vécu dans ce milieu, il est à l’U.J.R.F. Ses amitiés valent-elles d’être sacrifiées à une idée qui est plutôt une réaction qu’une élaboration ? M. a des doutes. Il doute que tous ses amis se trompent. Il doute, mais chaque fois qu’il se trouve en face du problème, il réagit de la même façon : il est contre ses anciens amis. Aussi préfère-t-il éviter de se trouver en face du problème. I., ancien militant U.J.R.F., nous raconte que maintenant, il ne peut plus discuter avec son père : « Si je critique le Parti, ça tourne mal. Il me foutrait presque sur la gueule ». Il ajoute : « Mais tous les partis se valent ». Mi-ironique, mi-sérieux, il parodie un chef imaginaire : « Tous à pendre, pas de quartier ». B. est fatigué, il pense que nous avons raison. C, aussi le pense, mais quelle énergie faut-il pour lutter contre tous ! Et pourtant, tout le monde se dit avec nous. Parle à un tel, puis à l’autre, et lui qui pourtant n’est pas bien malin, même lui, même l’autre, te diront : « Je suis avec toi, tu as raison. C’est cela que nous devrions faire ». Mais pourquoi ce conditionnel ? C’est que le monde officiel qui est contre nous n’a pas perdu tout son prestige. Il a l’apparence de la force et de la raison. Non, ce n’est pas par lâcheté que M., B. ou C. ne voudront pas sacrifier leur amitié, qu’ils refuseront de donner leur temps, leur force. Ce n’est pas par manque de caractère, c’est par manque de conviction. C’est parce qu’ils doutent d’avoir raison, et qu’il leur est difficile de croire que la raison officielle a tort. Les veaux d’or ne se détruisent pas en une nuit.

Des ouvriers de plusieurs ateliers se sont réunis. Ils sont décidés à faire quelque chose contre le rappel des disponibles. Et, pour se donner un nom, ils se sont nommés : « Comité des jeunes ». Dans un tract ronéotypé, ce comité explique que les ouvriers qui en ont pris l’initiative en ont assez d’attendre. Ils veulent de l’action, et pour cela, ils invitent leurs camarades à se réunir le lendemain, Place Nationale, pour décider ensemble ce qu’il y a lieu de faire. S’adressant aux ouvriers, le tract ne peut s’empêcher de terminer en demandant aux organisations « ouvrières » de prendre leurs responsabilités. Letton est touchant de bonne foi, d’humanité et de naïveté. Ce comité s’excuse même de comprendre des trotskystes. Il veut l’union de tous les ouvriers, et surtout de toutes les organisations syndicales et politiques. Ces jeunes consacrèrent la plus grande partie du meeting du lendemain à expliquer et à prouver leur bonne foi, tandis que quelques communistes excités les injuriaient. La situation se trouvait ainsi paradoxalement renversée. C’étaient ceux qui essayaient de faire une action, ceux qui avaient réussi, et avec quel mal, quels sacrifices, à faire un débrayage aux culasses, ceux qui avaient passé la nuit à tirer un tract et à le distribuer, à organiser sans micro, sans estrade, un pauvre meeting, eux, les Lilliputiens, qui s’excusaient devant les géantes organisations syndicales d’avoir fait ce qu’ils avaient fait, en spécifiant bien qu’ils voudraient voir ces géants prendre la tête de ces actions.

A 12 heures 30, les ouvriers commencent à affluer Place Nationale. Les organisateurs du meeting sont une poignée, la plupart de moins de 30 ans, et visiblement angoissés par ce qui va se passer. Chacun craint que l’hostilité des communistes ne se traduise par des coups de poings, comme la dernière fois. Deux maigres pancartes sont déployées. Sur l’une est inscrit : « Paix en Algérie ». Sur l’autre : « Tous comme à Grenoble ». Mais les ouvriers sur la place restent muets, étonnés de voir un si petit cortège. Ici, l’habitude veut que chaque manifestation ait une ampleur beaucoup plus vaste. Les meetings, lorsqu’ils sont organisés par les syndicats, sont orchestrés avec faste et soutenus par un chœur autrement plus imposant, parce que plus discipliné. Personne ne fait écho à ces slogans, et l’ardeur avec laquelle ils sont clamés tranche sur la réserve du reste des ouvriers. Cette minorité de manifestants tranche également sur un autre point avec les manifestations du syndicat : ils sont jeunes, paraissent tout à fait inexpérimentés et manquent totalement d’assurance. Leurs visages, à part trois ou quatre trotskystes, sont inconnus. Les piliers des manifestations communistes sont là, eux aussi, mais ils boudent ostensiblement cette réunion. Les orateurs sont peu applaudis, malgré leurs camarades qui essaient de provoquer par des slogans l’enthousiasme de la foule. Les ouvriers des organisations syndicales et politiques sont invités à prendre la parole à plusieurs reprises. Seul, Blanc, le responsable de F.O., prend la parole et, avec beaucoup d’éloquence, démontre que son syndicat fait quelque chose contre le rappel des disponibles puisque, au cours de son congrès, il a adopté une résolution. Les communistes l’écoutent religieusement et l’applaudissent. On offre encore la parole, et un ouvrier d’une cinquantaine d’année, bien planté sur ses jambes, monte sur le camion qui sert d’estrade. Il dit qu’il a fait la guerre de 14, et que son fils est en Algérie. Puis il approuve l’initiative du Comité des jeunes. Un communiste essaie de l’interrompre. L’orateur se tourne vers lui et l’invite à se taire ou à monter sur l’estrade. Il obtient ainsi le silence et peut continuer. Il dit : « Ce n’est pas parce qu’on a une carte syndicale ou politique dans sa poche qu’on fait quelque chose. » A un passage de son intervention, un jeune applaudit bruyamment. Il s’arrête, se tourne vers l’auditeur enthousiaste : « Ce n’est pas des applaudissements que je vous demande ». Il toise tout l’auditoire, les deux bras en avant. « Ce qu’il faut, c’est empêcher de partir les jeunes, les empêcher d’aller se faire tuer ». « Un Comité de paix a été créé dans l’usine », dit un communiste, « qu’est-ce que vous venez nous emmerder, avec votre Comité de jeunes ? » Un orateur qui semble présider s’excuse alors de ne pas avoir eu connaissance de l’existence de ce Comité de la Paix. Et la réunion se termine par une résolution du Comité de jeunes qui décide de prendre contact avec lui. Il reste deux minutes avant que le deuxième coup de klaxon annonce la reprise du travail. Chacun regagne son atelier. C., que je rencontre, n’a pas d’illusions. II dit : « Ce Comité de paix fera comme les autres : rien », puis il se met à rire. Il n’est même plus indigné. Il en rit, tellement la chose lui paraît grotesque.

Ce Comité de jeunes était parti de presque rien ; des mécontents d’un atelier s’étaient intitulés Comité pour se donner un nom. Mais au fond personne ne se considérait, au début, comme faisant partie d’un organisme qui n’avait pas de programme défini, à part l’opposition à l’appel des disponibles. Pas de bureau élu : ce n’était qu’une réunion d’ouvriers. Mais peu à peu, ce Comité prend vie. Après le meeting, les jeunes s’aperçoivent que les autres les considèrent réellement comme un comité. Des ouvriers d’autres atelier viennent témoigner de leur confiance ou leur approbation. Cette nouvelle situation les enhardit. Eux qui prétendaient que sans les organisations traditionnelles il était impossible de faire quoi que ce soit, commencent à en douter. Eux qui croyaient n’obtenir que méfiance sont étonnés des preuves de sympathie qu’on leur témoigne. Eux qui n’étaient que de simples ouvriers, seraient-ils quelque chose ? C’est alors que le Comité de la Paix les convoque. Nous nous réunissons un soir, avant l’entrevue. Les ouvriers qui vont parlementer avec les représentants des forces officielles sont inquiets. Ils ne se sentent pas à la hauteur pour discuter avec des professionnels.

  • Ils vont essayer de nous rouler, méfiez-vous.
  • Oui, on le sait bien, mais on a des positions fermes.

Les voilà qui entrent le lendemain dans la salle. Ils tranchent, même par leur allure, sur ces ouvriers et ces membres du comité d’entreprise dont la plupart ne se séparent jamais de leur serviette de cuir. Pendant plus de deux heures, les orateurs du Comité de la Paix répètent pour la nième fois les discours qu’ils prononcent à chaque occasion. Ils parleront de Bugeaud, de Blachette et du fameux coup d’éventail. Chacun ira de son laïus, pour conclure quoi ? Conclure qu’il faut faire quelque chose contre la guerre d’Algérie. Un incident se produit pourtant. Le président, s’adressant au Comité de jeunes, déclare que le Comité de la Paix veut bien discuter avec eux, mais pas avec les trotskystes. Les jeunes, tout en s’excusant d’avoir des trotskystes parmi eux, disent que si on refuse les trotskystes, ils partiront aussi. Un F.O. et un chrétien disent la même chose. Les trotskystes sont acceptés. Un jeune se lève et exprime son indignation : « Vous me dégoûtez tous », dit-il en s’adressant aux membres du Comité de la paix. « Vous parlez de faire quelque chose. Avec des gens comme vous ! Vous n’êtes que des baratineurs, il n’y a rien à foutre avec vous ! ». Il se lève, suivi de deux autres ouvriers, et prend la porte. En sortant, ils ont encore le temps d’insulter Linet : « Et toi, avec ta grosse bedaine, c’est pas toi qui iras te faire casser la figure ! Tu t’en fous, salaud ! » Les jeunes proposent ensuite de débrayer mardi et de faire une manifestation. Le Comité de la paix repousse la proposition. La séance se termine. Les jeunes sont accablés.

Le lundi matin, un tract du Comité de la Paix demande aux ouvriers de« faire une action pour le mardi : » Organisez vous-mêmes des débrayages « . » Assistez à un meeting, à 12 h. 30, Place Nationale « . » Portez une pétition à la mairie de Boulogne, tous, le soir, à la sortie du travail ". Les membres du Comité de jeunes reprennent un peu confiance. N’est-ce pas leur proposition que le Comité de la Paix est en train de faire sienne ? Mais, le lendemain, dans mon atelier, les responsables communistes et cégétistes ne bougent pas de leur machine. Ils font comme s’ils ignoraient la manifestation. Le mardi matin, deux tracts sont distribués à la porte, émanant du Comité de la Paix et mettant en garde, dans une mise au point, les ouvriers contre les trotskystes :

Le Syndicat C.G.T. informe les travailleurs de l’usine que la participation à ses côtés d’éléments trotskystes introduits au sein du Comité d’Entente pour le cessez-le-feu en Algérie, sur l’insistance de militants F.O. et C.F.T.C. ne change absolument rien au jugement que le Syndicat C.G.T. a déjà porté sur eux en de nombreuses circonstances. Le Syndicat C.G.T. est conscient de la grande responsabilité qu’il assume devant les travailleurs de l’usine ; c’est pourquoi, en cette occasion, il renouvelle les mises en garde, résultats de l’expérience des nombreuses luttes passées, contre ces éléments trost-kystes qui, en lançant les mots d’ordre aventuriers, contribuent toujours à l’affaiblissement de la lutte et à la division des travailleurs.

Le Comité des jeunes lance un tract invitant les ouvriers à suivre la manifestation de 12 h. 30. Le meeting est dépourvu d’intérêt. Les orateurs sont : un F.O., un communiste, un socialiste. A part le F.O., les autres orateurs sont connus. Ce sont les mêmes. A part le F.O., tous ont leur discours écrit. Ils lisent, et parfois se trompent dans leur lecture. A deux minutes de la reprise, une résolution est lue, et on demande à la cantonade : « Que les ouvriers qui votent pour, lèvent la main ». Quelques mains se lèvent. « Ceux qui sont contre ? » Pas une main. « Les abstentions ? » Personne. On ne pense plus qu’à rejoindre rapidement sa machine. " La résolution est adoptée à l’unanimité. Nous la porterons ce soir ensemble à la mairie de Boulogne ".

Le soir nous nous réunissons Place Nationale. La grande majorité des ouvriers passe à côté des banderoles, et rentre chez soi. Ils sont pressés. Ils jettent un coup d’oeil timide sur le groupe que nous sommes, et s’en vont en baissant la tête. Deux inspecteurs de police en civil viennent prévenir les porteurs de banderoles que le maire les attend, et recommandent aux organisateurs de faire en sorte que la manifestation se déroule dans le plus grand calme Les organisateurs promettent, et les deux inspecteurs se joignent au cortège. Un camarade peut entendre l’un d’eux dire à son collègue : « J’en ai repéré deux ». Nous sommes 1.200 au départ. Mais, dépassé la bouche du métro Billancourt, l’affluence baisse. Elle baisse encore à Marcel-Sembat. J’aperçois un ancien prolétaire qui est reporter à l’Agence France-Presse. Il regarde la manifestation. Pour lui aussi, nous sommes des « choses ». Nous allons sans doute lui donner l’occasion de faire quelques lignes. Il se mêle à nous. C’est peut-être pour lui un rajeunissement. J’ai peur qu’il ne dise que ça lui rappelle sa jeunesse. Non, c’est devenu un journaliste consciencieux ; il nous étudie sérieusement. Nous crions : « Pas de soldats pour l’Algérie ». Les communistes lancent : « Négociez » et « Paix en Algérie ». La porte de la mairie est gardée par des agents. A quelques centaines de mètres, dans les rues avoisinantes, stationnent les cars de C.R.S. Linet, qui conduit le cortège, demande le silence aux manifestants. Nous sommes alors un peu plus de 500 et le dialogue entre représentants de la manifestation et représentants de la mairie commence : On nous répond d’abord que le maire est absent.

  • Son adjoint, alors. Le premier adjoint fait savoir qu’il recevra une délégation de trente à quarante personnes seulement. Linet demande que le premier adjoint se dérange et qu’il descende lui-même. Discussions. Enfin l’adjoint descend ; il lui est demandé de faire parvenir la pétition à l’Assemblée et d’en donner lecture à une réunion du Conseil Municipal. Réticences de la part de l’adjoint, qui finit par accepter. Le socialiste nord-africain prend la parole. Au meeting de midi, il nous a parlé du XVIe siècle et des livraisons de blé de l’Algérie à la France, au XIXe siècle. Il parle maintenant de Robespierre.
  • Qu’est-ce qu’il dit ?
  • Il dit à l’adjoint que s’il refuse de transmettre la pétition il sera indigne du pays de Robespierre. Rires.
  • C’est un historien. Un vieil ouvrier se tourne vers nous :
  • Il a raison. Croit-il que l’on se moque de lui parce qu’il est nord-africain ? On se moque de lui parce qu’il s’empêtre dans de grands discours, et que pour nous la réalité est toute simple. Linet fait un bref discours et demande pour finir aux ouvriers de se disperser. Nous sommes encore un peu plus de trois cents.

L’AFFAIRE HONGROISE

Jeudi. - A la sortie de 14 h. 30, France-Soir étale ses colonnes : « Révolte à Budapest. Le gouvernement fait appel à l’Armée Russe »,

  • Ça a l’air de barder, là-bas.
  • Ce sont des bobards. L’homme continue à lire les gros titres.
  • Ce n’est pas vrai ; ils ne savent pas quoi mettre dans leur canard. Il pousse son copain pour le faire avancer, mais ce dernier semble pensif. Quelques mètres plus loin, d’autres ouvriers.
  • Les Hongrois, ce n’est pas comme les Polonais, ils ont été longtemps fascistes. Ils n’ont pas résisté aux Allemands.

Vendredi.

  • Tu as vu les événements en Hongrie ?
  • Non.
  • Tiens, lis. L’ouvrier rend le journal que l’autre lui a prêté. Il semble incrédule, sans opinion. Les communistes de l’atelier ne bougent pas de leur machine ; ils ne parlent pas des événements.

Samedi. - On se passe les journaux dans l’atelier. On discute avec autant d’ardeur que pendant le Tour de France.

  • Tu as vu, les Hongrois, ils ne se laissent pas faire.
  • Ils ont raison. Les Russes leur prennent tout. Ils en ont marre. S’ils étaient heureux, ils ne se révolteraient pas. Puis il répète pour lui-même : « S’ils étaient heureux, ils ne se révolteraient pas ! » Cela semble à tous l’évidence même.
  • Ça ira loin, cette histoire-là.
  • Tu vois, les Russes, ils ont fait une gaffe de ne rien leur donner à bouffer. L’Huma est sur la table. Ceux qui parlent ainsi ont certainement lu l’article de Marcel Servin. Personne ne critique L’Huma.
  • On aura beau nous dire ce que l’on voudra ; c’est bel et bien le peuple qui se révolte parce qu’il est misérable.

Lundi.

  • Tu as vu, les Russes, comment ils les soignent, les Hongrois ? A la sulfateuse ! Est-ce de l’humour noir ? Non : du dépit, de la rage peut-être.
  • Tu as lu L’Huma, ce qu’elle en dit ?
  • Oh, mais eux ce sont des cons. Il n’y a qu’un journal qui dit la vérité. Le mien.
  • Lequel ?
  • Libération.
  • Qu’est-ce qu’il dit ?
  • Il ne fait pas de commentaires, il ne se mouille pas, mais ça suffit, tu comprends ce qui se passe. Puis, peu à peu toute la politique du P.C. et de la C.G.T. est mise en question : les pouvoirs spéciaux, l’unité avec les socialistes, le comité d’entreprise...

Au jour le jour, un peu partout :

  • C’est dégueulasse, ce qu’ils font en Hongrie.
  • Moi, je ne crois plus en rien. Un militant communiste s’engueule avec un socialiste au sujet de la Hongrie. E. se mêle subitement à la conversation.
  • Tes Soviets, ce sont des salauds, et toi aussi. E. est un ouvrier tout ce qu’il y a de plus apolitique ; il ne prend presque jamais part aux discussions politiques. Dans les querelles personnelles, il n’intervient qu’à coup sûr. F., visiblement satisfait, se plaît à narguer les autres :
  • Alors, tu as vu le cardinal Mindszenty qui voulait prendre le pouvoir. Heureusement que les Russes ont mis de Tordre.

Grève pour la Hongrie, - Nous attendons de voir qui va débrayer. Un ouvrier qui d’habitude reste à sa machine dans toutes les grèves s’habille ; puis c’est un autre du même genre qui s’en va. D’autres s’indignent et ne débrayent pas. En tout, une dizaine de F.O. sont partis.

  • Tu te rends compte, les salauds, il n’ont même pas voulu débrayer une demi-heure quand J. a été rappelé, ni donner un sou pour les copains qui sont en Algérie.
  • Moi, je ne ferai pas grève avec ces tocards. Mais pas avec les cocos non plus. Quand ils viendront me parler de paix, ceux-là, je les enverrai sur les rosés.

Dans un autre coin, les ouvriers sont indignés de l’affaire hongroise. Bien que n’ayant aucune sympathie pour F.O., X. les a mis au pied du mur :

  • Puisque nous ne sommes pas contents de ce qui se passe là-bas, il n’y a qu’à débrayer. Ce qu’ils firent. Comme ils discutaient avec beaucoup d’ardeur, un communiste a promis à X. « qu’il serait pendu dès que les communistes seraient au pouvoir ». X. a répondu que de toute façon l’autre ne verrait pas ce jour-là :
  • Avant qu’on me pende tu seras mort. Les copains ont estimé que la réponse était à la hauteur de l’argument ; quant au communiste, il a difficilement caché son inquiétude.

A l’atelier 11-50, les ouvriers n’ont pas voulu débrayer sans marquer leurs distances avec F.O. Ils ont formulé une résolution ; c’est H. qui l’a rédigée. Les ouvriers l’ont discutée, modifiée, puis ils l’ont fait circuler. 24 l’ont signée. Voici le texte de la résolution :

Un certain nombre d’ouvriers de l’atelier 11-50 ont décidé mercredi 7 novembre de signer une résolution et de débrayer à 17 h. 45, ainsi que de se réunir ensuite pour diffuser le plus largement possible le texte de leur résolution en invitant les camarades de l’atelier qui sont d’accord avec le texte à le signer à leur tour. Nous manifestons notre opposition à toutes guerres que ce soit : 1° Les Russes qui écrasent la volonté renvendicative des travailleurs et des paysans hongrois. 2° A la guerre d’Algérie qui dure depuis deux ans sans apporter de solution, faisant chaque jour plus de victimes et apportant aussi plus de misère. 3° A la guerre en Egypte qui a pour but de défendre les actionnaires de la Compagnie du Canal de Suez. En conséquence, nous condamnons indiscutablement ces guerres et affirmons que nos intérêts n’ont rien à voir avec les actes du gouvernement. Afin de faire connaître le plus largement possible notre position nous proposons d’envoyer la résolution à un certain nombre de journaux : L’Humanité, Franc-Tireur, Libération, France-Observateur, l’Express. Nous invitons les camarades d’accord avec la résolution à donner leurs signatures.

Ailleurs, c’est une chaîne influencée par un gars du S.I.R. qui a débrayé. Mais, là aussi, ce sont ceux qui ne débrayent jamais d’habitude. Il faut dire que la maîtrise a forcé un peu la main. Le chef leur a dit :

  • Alors, les gars, vous débrayez ? Si vous débrayez, il faut le dire et on arrête la chaîne ensuite. Dans la chaîne d’à côté, personne n’a débrayé, tellement ils étaient indignés par ces interventions.

On vient trouver G. :

  • Tu sais, dans l’atelier d’à côté, les gars veulent débrayer pour la Hongrie.
  • Mais c’est F.O. qui lance le mot d’ordre.
  • F.O. ou pas F.O., on s’en fout. C’est dégueulasse, ce qui se passe là-bas.
  • Mais, que ce soit F.O. qui lance ça, ça me fait marrer. G. a pris la résolution du 11-50 et l’a fait signer ; ensuite ils ont débrayé. Dans l’atelier à côté, la plupart des syndiqués sont de la C.G.T. mais ils ont débrayé. Quatre d’entre eux ont rendu leur carte C.G.T. ; un jeune a déchiré sa carte de l’U.J.R.F. et celle du syndicat. Aux fonderies, pas mal d’ouvriers ont débrayé et, parmi eux, pas mal de sympathisants communistes.

Aujourd’hui, indignation contre les fascistes qui ont incendié les locaux de L’Huma. Pourtant quelques ouvriers chuchotent en douce leur satisfaction :

  • Tu as vu ce qu’ils ont pris sur la gueule, les cocos ! B. est tout retourné. Maintenant il soupçonne les Hongrois d’être des fascistes.
  • Tu as vu comment les réfugiés sont traités : on leur donne des places aussitôt qu’ils arrivent ici. Il y a quelque chose de pas clair là-dessous.
  • Tu iras à la contre-manifestation ?
  • Bien sûr, et avec une trique encore.

Le lendemain B. est revenu un peu déçu :

  • On ne s’est pas battu, et devant Le Populaire on a crié : « Unité ! ». Quelle connerie... Tu vas voir quelle grève il y aura le 13 ! Puis, confidentiellement :
  • Il paraît que les gars s’arment ; ça va chauffer. Mais personne ne sait exactement ce qu’il y aura. La journée passe, des tracts sont distribués, mais personne ne débrayera. La journée d’action se termine comme toutes les autres. Pourtant les communistes ont manifesté : au meeting de midi, place Nationale, ils ont rossé Blanc, le secrétaire F.O., et trois autres ouvriers F.O. qui étaient à ses côtés. Dans l’atelier, plaisanteries ironiques :
  • Ça lui fera les pieds, à Blanc, c’est un salaud.
  • Tu l’as vu, l’unité d’action en marche ?
  • Tu parles ! S’ils n’ont trouvé que cela pour leur journée d’action...
  • C’est facile de casser la gueule quand on est cinquante contre quatre.
  • Moi, le premier qui me touche, je l’assomme. J’ai ce qu’il faut. L., en passant, lance :
  • Tu crois qu’il passera ?
  • Impossible ! Il a essayé, mais penses-tu, il ne peut pas passer, tout est bouché. Rires. (C’est du fascisme qu’il s’agit). Quelques minutes plus tard :
  • Tu l’as vu ?
  • Oui, il est à la porte, mais il ne peut pas passer. Gestes de la main, clin d’œil ironique. On ne se dit plus bonjour, on dit : « Il ne passera pas ». C’est pour se moquer.
  • Des enfants hongrois vont être adoptés. Commentaire d’un communiste :
  • Si ce n’est pas malheureux ! Il n’y a pas assez d’écoles ni de logements en France, et on accepte des réfugiés ! Et il conclut :
  • La France, c’est le dépotoir. Tout le monde y vient, et nous, on est dans la mouise. Quelques amis et moi, nous avons décidé de distribuer un tract Place Nationale. Contre la guerre en Algérie, la guerre en Egypte et contre la dictature communiste Place Nationale. Le ton est violent, mais les ouvriers l’accueillent avec sympathie. Il exprime ce que beaucoup ont sur le cœur. De petits groupes d’ouvriers sont prêts à protéger les diffuseurs ; très peu parmi eux dépassent la trentaine. La situation est tendue, mais il n’y aura pas de bagarre ; nous sommes les plus forts et cela ne manque pas de renforcer la sympathie qu’on nous témoigne De retour à l’atelier, B. me reproche d’avoir distribué ce tract. La division entre F.O. et C.G.T. le paralyse, il n’a qu’une frousse, c’est d’être traité de F.O. par les copains. Gueuler sur F.O., est pour lui une garantie suffisante d’intégrité révolutionnaire. Il n’a d’ailleurs pas beaucoup de mal à satisfaire sa conscience, car les F.O. sont peu nombreux. Il insinue que j’approuve plus ou moins leur politique. Je lui explique qu’en dehors de la C.G.T. et de F.O. il peut y avoir une politique de la classe ouvrière.
  • De plus, vous avez un certain culot. Qui est-ce qui fait des appels continuels à F.O., si ce n’est la C.G.T. ? Et pourquoi Thorez, il ne casse pas la figure à Mollet quand il le rencontre dans le Palais Bourbon ? Au contraire : là ce sont des salamalecs et des votes de confiance et des appels à l’unité, mais quand il s’agit d’un ouvrier socialiste, là, on lui casse tout simplement la figure pour montrer aux ouvriers que le parti est fort. Il est fort surtout quand il ne risque rien. A la Chambre des Députés, il y a les flics tandis qu’ici, on est entre ouvriers ; alors qu’est-ce qu’on risque ? Ils respectent la mais la démocratie ouvrière, celle-là, ils s’en foutent. B. n’est pas convaincu ; il se butte. On se quitte à moitié fâchés, S., ce soir, vient me raconter ses malheurs,
  • J’étais avec F. (une autorité communiste de l’atelier), nous parlions et M., nous interrompit. Il dit à F. : « Tu discutes avec lui ? Mais il a dit que les communistes sont des salauds ». S. n’est pas content ; il dit que ce n’est pas bien de mêler la politique avec les rapports personnels. « Ce n’est pas parce que je ne suis pas partisan de leur politique qu’on doit cesser de se parler ». Il conclut que M. est un Espagnol et qu’il n’a qu’à s’occuper de la politique de son pays. Je lui réponds que M. est surtout un imbécile. Il finit par me croire. On a beau dire à R., qui est socialiste, que Guy Mollet est un instrument de la bourgeoisie, et avec lui son parti, R. ne réagit pas. Tout ce qu’il demande, c’est qu’on « bouffe du coco ». Cette seule plate-forme lui suffit ; il encaisse tout le reste avec abnégation. Pour cette circonstance, je consens à « bouffer du coco » avec lui. Depuis, il vient sans cesse me voir à la machine.
  • Tu es toujours fourré avec les F.O. maintenant, me dit K.
  • Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Que je leur casse la gueule ?
  • En réalité, approuve-t-il en riant, les communistes doivent être jaloux, eux qui réclament l’unité avec les socialistes. Tu ne sais pas, j’ai envie de m’inscrire au P.S. pour avoir la cote avec les communistes. C’est peut-être le seul moyen. La position des communistes est un enfer de contradictions. Ils en sont toujours à l’unité d’action, mais l’affaire hongroise les oppose à tout le monde. Que faire ? Se taire. Mais justement ils ne font qu’en parler, tellement ils éprouvent le besoin de se justifier. Certains ouvriers se rapprochent aujourd’hui des communistes qu’ils avaient délaissés. Pour ceux-là le raidissement de "la Russie, les ultimatums de Boulganine et la contre-manifestation de la République sont des signes de durcissement contre la bourgeoisie. Ils espèrent que le P.C. va revenir à une politique de lutte. Pour cela, ils veulent bien consentir à oublier les Hongrois.

T. est gêné de parler de la Hongrie avec moi ; il jette de temps en temps un coup d’œil aux communistes pour voir s’ils le regardent. Il a honte d’approuver mes arguments, mais il a honte aussi d’approuver ceux des autres, et il me jette le même regard gêné lorsqu’il est avec eux. Voudrait-il ne pas en parler ? Non, car cette question le tracasse lui aussi, mais il voudrait peut-être en parler dans un autre climat, au cours de discussions amicales. Malheureusement, il est difficile de parler amicalement des morts que l’on se reproche. On s’emporte, on se hait sur le moment, et T. voit le petit édifice de ses rapports harmonieux voler en éclats. Il souffre de notre division. Pauvre T., il voudrait bien qu’il n’y ait jamais eu de révolte en Hongrie.

I. admire la Russie parce qu’elle est forte. Il a misé sur la Russie, bien que sur le plan de l’usine son comportement ne corresponde pas toujours à celui des communistes. Parce que je suis d’un avis contraire il me déteste, mais si je frappe sur la table ou m’engueule avec la maîtrise, il oublie ses griefs. Notre petite démonstration Place Nationale l’a un peu impressionné. Y aurait-il d’autres forces qui pourraient rivaliser avec le parti communiste ?

C. est anti-bourgeois, anti-gouvernemental, anti-S.F.I.O., voilà ce qui le rapproche du P.C. Mais les ouvriers hongrois ne sont-ils pas de la même trempe que lui ? Il voudrait bien le savoir. Pourtant il a du mal à concevoir que le parti communiste puisse devenir un parti d’exploiteurs :

  • Suppose que la France devienne une démocratie populaire ; le délégué C.G.T. deviendrait chef d’atelier, par exemple. Eh bien, si on se révoltait, crois-tu qu’on le tuerait ?
  • Non.
  • Mais, les Hongrois, c’est ce qu’il font. Moi, je ne suis pas d’accord.
  • Et si le délégué devenait un flic, un type de la Gestapo, par exemple ? Crois-tu qu’il ne faudrait pas le descendre ?
  • Oui, mais, malgré tout, comment penser qu’il puisse devenir un flic ? Il n’arrive pas à imaginer cela.

Arguments des communistes :

  • Tu dis que les ouvriers hongrois sont malheureux ; eh bien, s’ils étaient si malheureux que ça, ils ne seraient pas si bien habillés. Regarde un peu les photos. On épluche les photos, on discute pour savoir si oui ou non les ouvriers hongrois sont bien habillés.
  • Ce sont les anciens fascistes qui font la pagaille là-bas ; au temps des Allemands, ils étaient tous avec eux.
  • Qu’est-ce que tu faisais, toi, au temps des Allemands ?
  • Moi ? J’étais encore un môme.
  • Et les Hongrois, crois-tu qu’ils vieillissent moins vite que nous ? Un tract de la C.G.T. prétend que le secrétaire F.O. a été simplement hué par les ouvriers.
  • Pourquoi mentir ? Pourquoi ne dit-on pas qu’il s’est fait casser la figure ?
  • Mais ce ne sont pas les communistes qui lui ont cassé la figure. C’est un socialiste qui était au meeting.
  • Il doit être drôlement baraqué, ton socialiste, pour avoir cassé la gueule à quatre F.O. !

Quelques jours plus tard, nous avons un peu repris nos contacts humains. Nous arrivons à plaisanter entre nous, même sur la politique, et à discuter des problèmes de l’usine et de l’atelier. Mais l’affaire hongroise commence à lever l’hypothèque du paradis soviétique, et c’est une des choses, parmi tant d’autres, que nous auront données les ouvriers hongrois.

Notes :

1 Les différentes catégories d’ouvriers dans la métallurgie sont : d’abord les manœuvres, classés en deux catégories ; puis les ouvriers spécialisés, ou O.S., classés en deux catégories également, O.S.l et O.S.2, qui sont des ouvriers sans spécialité travaillant dans les chaînes ou dans la fabrication de série ; enfin, les professionnels, divisés en trois catégories, les P.l, P.2 et P.3, qui sont des ouvriers qualifiés dont la tâche est plus variée et demande plus d’initiative ; ils travaillent dans des ateliers d’outillage et d’entretien. Un O.S. gagnait, fin 1958, de 45 à 50.000 frs par mois ; un P.2 70.000 et un P.3 de 77 à 80.000 francs.

2 Le groupe parlementaire communiste à l’Assemblée Nationale venait d’accorder au gouvernement Guy Mollet les pouvoirs spéciaux pour poursuivre la guerre en Algérie.

3 Organisation de jeunesse communiste.


LES OUVRIERS FRANÇAIS ET LES NORD-AFRICAINS

Grève des Algériens. - Les voitures de la police tournent autour ne l’usine ; tous les Nord-Africains formant un rassemblement sont immédiatement embarqués au poste. Des communistes qui distribuent des tracts ou des brochures sur l’Algérie sont arrêtés, quelques-uns sont passés à tabac. Les autres ouvriers passent, regardent, n’interviennent pas. Mais la grève est très largement suivie : rares sont les Nord-Africains qui travaillent. Ceux qui sortent du métro ne vont pas plus loin que la porte. Ils rencontrent des camarades, se parlent et s’en retournent par petits groupes. Pas de discussions violentes, pas de grands gestes ; l’atmosphère est plutôt gaie.

  • La grève ? Dans mon bureau, dit un dessinateur, les types s’en foutent. Ils n’en parlent même pas. Oh, ils ne sont pas hostiles aux Nords-Africains, mais ça n’entre pas dans leurs préoccupations. Tu comprends, il y a tous les problèmes que pose la voiture et surtout celui de trouver de l’essence ; alors, c’est bien suffisant.
  • Nous, à l’entretien, les ouvriers sont contre. Ils « bouffent du crouille ». Mais certains manifestent leur admiration pour le succès de la grève : « Quand ils font grève, eux, ça marche ».
  • Dans notre atelier, dit un O.S., à part le délégué F.O. qui est franchement hostile, les autres ouvriers sympathisent avec la grève. Le délégué F.O. s’est fait engueuler par nous. Alors, il s’est tourné vers un Espagnol et lui a demandé de se taire parce qu’il était un étranger. « Si tu n’est pas content, rentre dans ton pays ». Un électricien qui défendait la grève raconte :
  • Dans un atelier d’outillage, une proposition de faire une collecte pour soutenir les Nord-Africains de l’atelier en grève a été accueillie par un tollé d’indignation. Un militant communiste est licencié pour avoir distribué des tracts contre la guerre. Yveton est guillotiné ; à part les communistes, personne n’en parle. Aux endroits où les ouvriers nord-africains sont mélangés aux ouvriers français, il semble que la solidarité soit plus forte, surtout aux ateliers de fabrication et aux chaînes. Au contraire, dans les ateliers d’ouvriers qualifiés où les Nord-Africains sont peu nombreux et réduits à des travaux subalternes, l’hostilité est évidente.

La majorité du prolétariat nord-africain est un prolétariat nouvellement émigré, sans tradition prolétarienne. Anciens paysans pour la plupart, ils diffèrent par leur mode de vie et leurs coutumes du prolétariat français, les obstacles auxquels se heurte le Nord-Africain nouvellement débarqué en France ne sont pas seulement des obstacles dûs au racisme de la bourgeoisie française, mais des obstacles bien plus profonds. Il entre dans un monde totalement différent du sien, un monde qui s’oppose à tout son héritage culturel et humain, un monde totalitaire qui ne peut rien accepter de sa personnalité. Sa lutte de ce fait sera double. Il devra lutter non seulement contre le capitalisme comme prolétaire exploité, mais contre une civilisation étrangère qui veut l’assimiler, et là, son combat sera mené contre l’ensemble de la société française le prolétariat compris. Les liens humains qui unissent les ouvriers français sont d’une nature toute différente des liens qui unissent les populations nord-africaines. Le paysan algérien est habitué à ne s’opposer qu’à la nature ou aux autres communautés, mais non aux hommes de son entourage. La plupart du temps, il reconnaît l’autorité de ses chefs, mais c’est une autorité qui a des racines ancestrales, religieuses et familiales ; l’autorité du contremaître ou du flic est une autorité arbitraire et conventionnelle. D’autre part, en France, les liens humains entre prolétaires sont superficiels : une fois le travail terminé, l’ouvrier français redevient un homme isolé. Nos rapports humains ont été remplacés souvent par des rapports hiérarchiques, ce qui les rend extrêmement durs. Qui de nous n’a pas un sobriquet péjoratif, qui de nous ne se fait pas insulter dans la journée, traiter d’ « espingoin » s’il est espagnol, de « rital » s’il est italien ? L’esprit gouailleur du titi parisien est né de ces rapports cyniques, parfois cruels. Cette atmosphère est si étrangère au Nord-Africain qu’il se cantonne souvent dans le mutisme, qu’il évite d’adresser la parole aux Français. Les mots « crouille » ou « raton » sont pour lui les pires injures, qu’il pardonnera difficilement, et qui pourtant ne sont pas toujours le produit du racisme. Tous ces facteurs entraînent chez les Nord-Africains un refus de s’adapter qui ne fait qu’accentuer la séparation des deux prolétariats. Un Nord-Africain à qui je demandais un jour s’il croyait vraiment que manger du cochon pouvait le damner, répondit qu’il ne le croyait pas, mais que jamais il n’enfreindrait les rites musulmans devant un Français. Ces rites étaient devenus pour lui une sorte de drapeau et de signe distinctif qui pouvait se résumer ainsi : les Français pillent notre pays et nous colonisent sous prétexte qu’ils ont une civilisation plus moderne que la nôtre. Ils nous traitent comme des parias, un peuple qui n’a rien et qui doit tout apprendre auprès de ses maîtres ; eh bien, nous, nous leur montrerons que nous avons une civilisation à nous, différente de la leur. Nous sommes un peuple qui a une personnalité. L’observation de ces rites religieux était pour lui un signe de cette personnalité. L’ouvrier français a tendance de son côté à regarder avec un certain mépris le mode de vie que les Nord-Africains s’obstinent à conserver. Un ouvrier italien ou balkanique, quand il entre en France, c’est avec ses traditions de prolétaire, qui sont sensiblement les mêmes que celles du Français. L’ouvrier français, s’il peut manifester une certaine sympathie aux Nord-Africains parce qu’ils sont eux aussi des exploités, est profondément choqué par leur refus d’adaptation. Un camarade disait qu’il avait rompu avec une famille de Nord-Africains le jour où cette famille avait marié sa fille : les rites du mariage, les préjugés des Algériens sur les femmes l’avaient révolté. Les Nord-Aricains occupent des emplois subalternes. Très rares sont les professionnels. Dans les ateliers d’outillage, ils sont manœuvres ou O.S. Ils occupent les emplois les plus durs et les moins payés (fonderie, forges, bâtiment). Ainsi le travail ne les intègre pas obligatoirement au prolétariat français ; au contraire, auprès de nous ils sont encore des parias. Quitté l’usine, ils se retrouvent dans les mêmes quartiers ; ils ont leurs restaurants, leurs bistrots, vivent dans les mêmes hôtels - souvent plusieurs dans la même chambre. Le développement de la guerre avec son cortège d’atrocités réciproques ne fait qu’accentuer cette séparation. La propagande française et celle du F.L.N. peuvent y puiser leurs arguments et accentuer cette haine : l’aspect particulier d’une guerre de partisans, avec d’une part les méthodes policières et d’autre part un terrorisme aveugle, donne à cette lutte une empreinte de plus en plus nationale et lui enlève tout caractère de classe. Du reste, que ce soit d’un côté le F.L.N. et le M.N.A. ou de l’autre les syndicats ou les partis de « gauche » français, personne n’essaie de donner à cette lutte un caractère prolétarien. Les organisations nord-africaines posent le problème uniquement sur le plan nationaliste : la nation algérienne libre et souveraine. Elles se placent sur le plan de la juridiction internationale, font appel à l’O.N.U., aux grandes puissances, au monde arabe. A part l’indépendance, aucune revendication sociale. Le prolétariat français, qui ne croit pas en son gouvernement et qui a une certaine méfiance vis-à-vis de ses chefs syndicaux et politiques, reporte cette méfiance et cette opposition sur les chefs politiques et militaires du mouvement algérien. L’émancipation du prolétariat nord-africain par l’indépendance national, en général il n’y croit pas. Quand le M.N.A. fait l’apologie du plan Eisenhower, quand le F.L.N. s’appuie sur Nasser, l’ouvrier français se méfie. Jamais ni le F.L.N. ni le M.N.A. ne s’adressent au prolétariat français.

De leur côté, les organisations françaises restent sur la même base nationaliste. La C.G.T., le P.C., la Nouvelle Gauche, brandissent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il s’agit souvent de convaincre la bourgeoisie de la non-rentabilité de cette guerre et de faire confiance à l’O.N.U. ou aux grandes puissances. Cette propagande n’a pas beaucoup de prise sur le prolétariat français. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est-il pas en définitive le droit des politiciens de la bourgeoisie à disposer de leur prolétariat ?

Quelle expérience les rappelés ont-ils tiré de cette guerre ? Il est difficile de dégager des conclusions précises. Il semble que les six mois que les jeunes ouvriers ont passés en Afrique du Nord n’ont pas beaucoup modifié l’attitude du prolétariat français vis-à-vis de la guerre et des Nord-Africains. Les ouvriers qui ont été en Algérie n’ont pas été surpris par ce qu’ils ont vu. Ils ont constaté le sous-développement des Nord-Africains, qui n’aurait pu que les émouvoir si ceux qui étaient victimes de cette misère n’avaient pas en même temps représenté le danger permanent de l’ennemi. II n’y a pas eu de choc psychologique ; avant de partir, le soldat avait été prévenu par la presse de ce qu’il allait voir. Il n’y a pas eu non plus de transformation radicale de l’ouvrier en véritable soldat. Ce qu’on lui demandait, c’était plutôt un acte de présence qu’une véritable guerre. A part les risques d’embuscade et les patrouilles, la campagne n’a pas été tellement différente d’une simple période militaire. La tactique du quadrillage et les tentatives de pacification lui ont donné un aspect qui rappelait par certains côtés la « drôle de guerre » de 1939, avec cette différence que le soldat français avait cette fois certains des privilèges de l’armée d’occupation. Rares sont les rappelés qui sont revenus bouleversés par leurs six mois. La plupart en parlent comme d’une aventure qui les a sortis de leur routine. Très peu en gardent un mauvais souvenir. Le ressentiment du rappelé serait plutôt tourné vers l’armée. Combien de fois ne raconte-t-il pas amèrement qu’on lui interdisait de tirer, ou qu’il devait rendre des comptes sur le nombre de balles qui lui était attribué ? Il en conclut : « Nous n’avions pas le droit de nous défendre ». Quelle drôle de guerre qui interdit de tuer les ennemis - et les ennemis, c’était un peu tout le monde.

Un rappelé raconte qu’un jour ses camarades et lui avaient volé des oranges dans une propriété, en menaçant les gardiens musulmans de leur mitraillette. Il raconte cela comme un fait normal. « On était soldats, après tout », dit-il pour s’excuser. Il ne commença à s’indigner que lorsqu’un lieutenant, qui prenait sans doute la guerre au sérieux, fit distribuer les oranges aux enfants du village. Et de conclure : « C’était un vrai con ». Et de raconter comment les autres officiers se moquèrent du lieutenant. Ce rappelé est un bon ouvrier, un bon camarade, qui a l’estime de tous dans son atelier. Sauf chez quelques militants communistes, la solidarité prolétarienne entre les rappelés et les Nord-Africains ne s’est pour ainsi dire jamais manifestée. Pourtant il serait faux de croire que l’ouvrier, parce qu’il a revêtu l’uniforme, a perdu toutes les réactions qui le caractérisent dans l’usine. Le rappelé s’est conduit comme un soldat envers les Nord-Africains, il s’est souvent conduit comme un ouvrier vis-à-vis de ses chefs. Il a emporté dans son paquetage le même mépris qu’il réserve à ceux qui sont chargés de l’opprimer dans le civil. Il a réagi contre la discipline de l’armée, mais comme cette discipline limitait aussi son pouvoir d’occupant, souvent il avait tendance à tout mettre dans le même sac, les Nord-Africains et le Haut Commandement. Certains vont jusqu’à leur reprocher une complicité tacite : « Tout ça, c’est un coup monté ». Même les plus crédules ne croyaient pas en leur mission pacificatrice ; quant au patriotisme, ils en étaient totalement dépourvus. Ce qui comptait surtout pour la plupart, c’était de passer les six mois le plus confortablement possible. « Dans notre compagnie, dit un rappelé, nous étions divisés en quatre groupes : les fainéants, les buveurs, les voleurs et les tueurs ». La seule sympathie qu’ils manifestaient pour leurs chefs était réservée à ceux qui, rappelés comme eux, enfreignaient les consignes et faisaient preuve du plus grand « je m’enfoutisme ». Ce qui domine surtout, c’est une réaction de soldat indiscipliné. La plupart sont partisans « de tout laisser tomber ». D’autres ajoutent : « II n’y a qu’à tout foutre en l’air avant de partir ». D’autres vont encore plus loin : « Y a qu’à tous les tuer ». Toutefois, pas un rappelé n’exprime la moindre solidarité avec les Européens d’Afrique du Nord. D’abord, la réaction du prolétaire exclut toute sympathie vis-à-vis des couches privilégiées ; ensuite la réaction du soldat d’occupation va jusqu’au bout de sa logique : l’Algérie, c’est la terre hostile, et ses habitants, tous ses habitants, des ennemis.

Les rappelés se sont sentis un peu trahis par leurs camarades ; après tout ce « battage » contre la guerre, ils sont tout de même partis. Quelques-uns en ont gardé une certaine rancœur. Un rappelé de retour a tout de suite demandé, goguenard : « Alors, les gars, on fait toujours de l’action contre la guerre ? ». Un autre, ancien cégétiste, ajoutait : « Ils peuvent toujours venir me chercher pour faire quoi que ce soit ; c’est fini ». Non seulement celui-là reprochait aux communistes d’être partis, mais il leur reprochait aussi d’être avec les fellagha. Les communistes se plaignent de perdre beaucoup de militants dans cette guerre : « Quand ils reviennent, ils tournent leur veste », dit l’un d’eux, qui ajoute aussitôt : « Tout ça, c’est le fruit de la propagande bourgeoise ». Les rappelés de juin 1956 n’étaient-ils donc pas les mêmes hommes que ceux qui reviennent aujourd’hui ? Jamais, peut-être, dans l’histoire d’une armée on n’avait assisté à un tel phénomène : les mobilisés refusaient de partir, se couchaient sur les rails, arrêtaient les trains, tiraient les sonnettes d’alarme. Partis de Nancy au cri de : « Lacoste au poteau », c’est souvent avec ce même cri qu’ils ont débarqué à Alger. On pouvait se demander si la France disposait encore d’une armée. Atteignant une telle intensité, le refus des soldats de s’en laisser conter traduisait un état d’esprit dont on aurait pensé, en d’autres temps, qu’il annonçait une révolution à bref délai. Dans les usines aussi, les ouvriers s’agitaient. II y eut des manifestations de masse à Grenoble, à Nantes, un peu partout. Une grande partie de la population était hostile à la guerre et le manifestait spontanément. Les députés de gauche qui s’étaient en janvier hissés au Parlement s’étaient appuyés sur cette hostilité. Des radicaux aux communistes, tout le monde semblait contre la guerre d’Algérie. Mais si l’espoir de la population était basé sur les promesses des partis, les espoirs des partis de gauche étaient en réalité différents. Pour les radicaux et les socialistes, l’espoir c’était de former le gouvernement ; pour les communistes, c’était la perspective d’un Front Populaire avec les radicaux et les socialistes. Une fois élus, les partis suivirent la politique qui devait les mener à leurs propres buts. Les socialistes se chargèrent de continuer la guerre en Algérie. Ils demandèrent pour cela au Parlement des pouvoirs spéciaux. Et les communistes les votèrent. Les ouvriers signaient des pétitions au moment où le gouvernement rappelait les classes. Beaucoup d’ouvriers obéirent quand même aux consignes de la C.G.T. ou du P.C. : il y eut des grèves symboliques, des rappelés furent accompagnés à la gare au son de la Marseillaise. Des cortèges pacifiques portèrent des pétitions aux maires, les maires les portèrent aux députés, les députés au gouvernement, mais sans plus. Le P.C. jouait le jeu parlementaire et ne voulait pas dépasser cette action. Les députés communistes semblaient tout d’un coup convaincus que le Parlement pourrait arrêter la guerre. Pourtant, les ouvriers étaient prêts à agir. Chez Renault, une grande partie des travailleurs était disposée à lutter pour empêcher le départ de leurs camarades d’atelier. Mais les possibilités qui existaient incontestablement alors ont été minées, sabotées, finalement supprimées par l’attitude des organisations de « gauche ». Le P.C. continue de proclamer qu’il veut « la paix en Algérie ». La paix en Algérie, mais comment ? Pendant des mois, il a fait signer des pétitions. Mais depuis quand les pétitions peuvent-elles arrêter une guerre ? Cette politique n’eut pas seulement pour conséquence de lasser les militants les plus combatifs ; elle permit d’attirer les ouvriers les moins combatifs, ceux qui ne voulaient rien faire d’autre que tranquilliser leur conscience. Le P.C. en arriva du reste à utiliser ce phénomène comme argument. Aux ouvriers combatifs, il opposait l’apathie des autres : « Vous êtes pour des actions énergiques, d’accord, mais les ouvriers ne sont pas prêts à de telles actions ». Il traitait les plus acharnés d’ « aventuristes », en insistant en particulier sur les risques que courait le parti dans cette situation. C’est seulement quand les possibilités d’action eurent diminué avec le temps, quand les éléments combatifs eux-mêmes se furent lassés, quand les jeunes furent rappelés en Algérie, que certains militants communistes reprochèrent aux ouvriers de ne pas avoir agi de façon plus énergique, de ne pas avoir systématisé des actions telles que celles qui eurent lieu à Nantes ou à Grenoble. Si le P.C. peut jouer ce jeu, c’est qu’en fait il a un double visage : l’action parlementaire de ses députés constitue son lien avec la bourgeoisie et les autres partis de gauche ; l’action de ses meilleurs militants constitue son lien avec le prolétariat. Tandis que la première est légale, la deuxième est clandestine et limitée. Mais les quelques emprisonnés communistes dans cette affaire sont devenus, pour le Parti, des instruments de propagande bien plus efficaces auprès de la classe ouvrière que n’importe quelle déclaration parlementaire.

La guerre a suivi son cours. Alors, les espérances sont tombées. Ceux à qui on donne un fusil tirent : « II faut bien se défendre ». A quoi s’accrocher, à quelles espérances ? La seule qui reste, c’est « la quille ». Les indécis se font une raison. La guerre d’Algérie, ce n’est pas la guerre de 1914-1918 ou de 39-45. Les pertes sont relativement faibles. Il faut patienter ; on a la quasi-certitude de rentrer chez soi au bout de six mois. Il est possible aussi que le commandement ait tenu compte de l’état d’esprit manifesté par les rappelés en France. Les « coups durs », la répression ont été généralement confiés aux paras, à la Légion, à des régiments plus dociles. Une grande partie des troupes a été surtout utilisée pour « faire masse », en particulier dans les villes, sans participer activement aux opérations.

Et puis, il y a l’engrenage de la guerre. Emboîtant le pas, certains le font avec allégresse. Un ouvrier rappelé explique comment, lui, aussi, bien qu’il soit hostile à la guerre, il a été gagné par le militarisme : « Nous avons été canardés ; eh bien, le commandant a dû nous retenir. Nous voulions tous aller déloger les fellagha dans la montagne ». Il ajoute, un peu consterné : « Même moi, j’étais décidé à aller me battre. Je ne sais pas pourquoi ». Un autre raconte qu’un tel avait été muté dans sa compagnie : « II prétendait avoir été » viré « parce qu’il chantait trop l’Internationale ». Quelques jours plus tard, avec un de ses camarades, ce révolutionnaire convaincu organisait le viol d’une musulmane dans une mechta. II y a quelques mois on disait : « II faut faire quelque chose » et même : « On ne partira pas ». On dit à présent : « II faut attendre que ça finisse ».

LES SYNDICATS SE BATTENT.... ENTRE EUX (mai 1957)

Depuis la fin de la guerre, les ouvriers travaillant en équipe n’ont qu’une demi-heure payée pour casser la croûte. La disposition des cantines et leur nombre restreint font que, pratiquement, ces ouvriers doivent manger en un quart d’heure. Tout d’abord le temps de se rendre à la cantine la plus proche peut s’élever à plus de 5 minutes pour les ateliers les plus éloignés. Puis il faut attendre les plats. Les quelques serveuses ont beau courir et se démener, il n’en reste pas moins que l’attente peut encore aller jusqu’à 5 minutes. Ensuite il faut attendre encore pour payer, puis prévoir assez de temps pour être à l’heure à l’atelier. Dans la plupart des coins, la discipline était assez lâche et beaucoup d’ouvriers se lavaient les mains et partaient avant l’heure, pour revenir souvent après le coup de klaxon. Mais, en février, la Direction a fait apposer des affiches interdisant formellement aux ouvriers de quitter leur travail avant l’heure. Elle donna des consignes aux chefs d’atelier et fit poster des gardiens dans tous les coins de l’usine pour veiller à ce que ces ordres soient respectés. Il était cependant difficile de faire perdre leurs habitudes aux ouvriers qui considéraient les 5 ou 10 minutes prises en supplément comme des avantages définitivement acquis, et, au début, la simple affiche de la Direction ne changea pratiquement rien à ces habitudes. Beaucoup d’entre nous se firent attraper par les gardiens et récidivèrent. Nous avions d’abord bénéficié de la complicité tacite d’une bonne partie de la maîtrise, mais, après de nombreux avertissements, nous avons dû nous conformer aux décisions de la Direction sous peine de nous voir congédier.

Que faire ? Accepter ? Courir manger en un quart d’heure, courir de nouveau pour regagner nos machines, avec la crainte qu’une minute de retard nous fasse perdre notre emploi ? Cette situation, nous l’acceptions dans la mesure où nous pensions que la réglementation n’était que temporaire, ou que peu à peu nous réussirions à tromper la vigilance des gardiens. Mais cet espoir ne se réalisait pas et les syndicats s’emparèrent de l’affaire. Un matin, un tract de la C.G.T. fut distribué, invitant les ouvriers des chaînes de moteur U5 et V5 à prendre un quart d’heure supplémentaire pour le casse-croûte, le lendemain vendredi. Le quart d’heure de grève fut un succès pour les deux départements en question. Quant aux autres secteurs, ils ne bougèrent pas : la majorité des ouvriers ignorait l’initiative prise dans ces deux départements ; d’autres, bien qu’étant au courant, n’osaient pas se lancer dans une action qui avait été présentée comme limitée.

Le lundi, un tract F.O. invitait pour le lendemain les ouvriers travaillant en équipe du matin à débrayer un quart d’heure avant l’heure de sortie et ceux de l’équipe du soir à commencer un quart d’heure après la reprise normale. La revendication des trois quarts d’heure de casse-croûte semblait prendre de l’extension. Mais pourquoi la grève F.O. était-elle lancée quelques jours après celle de la C.G.T. ? Pourquoi le mot d’ordre était-il différent ? Nous sentions tout d’un coup qu’on se servait de notre mécontentement pour alimenter la rivalité C.G.T. et F.O. Les discussions roulèrent alors sur le terrain : doit-on faire grève pour F.O. ou pour la C.G.T. ? Le vrai problème de la revendication s’estompait déjà. On discuta aussi pour savoir s’il était plus juste de débrayer après le travail ou après le casse-croûte. L’absence totale de discussion préalable des mots d’ordre des syndicats, sous prétexte d’efficacité, loin d’empêcher les controverses, ne faisait que les accentuer. Beaucoup refusaient de participer parce qu’il s’agissait simplement de points de détail, mais la raison fondamentale de leur refus, c’était qu’on les mettait devant une alternative où ils n’avaient plus qu’à répondre par oui ou par non, par un débrayage ou par une abstention. Alors que si on les avait consultés au préalable, la plupart auraient accepté de se plier à la majorité, ne serait-ce que par simple esprit de camaraderie. Le mardi matin, des tracts C.G.T. et F.O. nous annoncèrent que la direction avait accepté la revendication. Chacune de ces centrales revendiquait, bien entendu, les honneurs de la victoire. En réalité la victoire était bien mince et ne méritait pas tant de fierté. On apprit ensuite qu’on nous accordait bien dix minutes supplémentaires pour le casse-croûte, mais que ces dix minutes ne seraient pas défalquées sur la production. Nous gagnions dix minutes pour manger, mais nous devrions travailler plus vite pour les rattraper. Pour beaucoup, cela revenait simplement à légaliser ce qui se passe depuis dix ans dans l’usine.

La grève des transports est venue se greffer quelques jours plus tard sur cette agitation. La grève de l’administration provoque au fond toujours chez nous une certaine admiration. Les postiers, les cheminots, qu’ils soient de Nantes ou de Marseille, ou perdus dans un petit pays, se mettent tous en grève en même temps. Notre situation à nous est bien différente. Sans parler même d’une grève de toute la métallurgie, nous sommes incapables de coordonner des mouvements seulement dans l’usine. Il est arrivé que nous apprenions au bout de huit jours que tel atelier était en grève. Il nous est aussi arrivé de ne pas le savoir du tout. Qui peut coordonner ? Les syndicats ? Et si les syndicats refusent ? Neuf fois sur dix, les syndicats refusent. Même les délégués ignorent le plus souvent ce que fait leur syndicat dans l’atelier d’à côté. Combien de fois m’est-il arrivé d’informer moi-même notre délégué des décisions de son propre syndicat dans les départements voisins, soit parce que le hasard plaçait sur ma route de telles informations, soit parce que mes amis m’en parlaient. Le dernier jour de la grève des transports, un tract C.G.T. invite les autres organisations syndicales à se réunir à 10 heures pour décider une action commune. Cette action, c’est de débrayer une heure. Les revendications proposées par la C.G.T. sont : augmentation de 30 frs de l’heure, une prime de vacance de 30.000 frs, puis viennent les revendications qui sont servies régulièrement dans tous les tracts et tous les programmes depuis de nombreuses années, comme, par exemple, celle des 40 heures payées 48. Cette proposition est accueillie soit avec hostilité, soit avec indifférence, et dans le meilleur des cas avec méfiance : « C’est tous ensemble qu’il faudrait s’y mettre ». La plupart ajoutent : « Et puis, ce n’est pas une heure qu’il faudrait débrayer, mais en mettre un bon coup une fois pour toutes ». Même les militants communistes sont sceptiques, certains cégétistes franchement hostiles. « Pourquoi ne nous fait-on pas faire grève tous en même temps ? Maintenant que la grève des transports est presque finie, la métallurgie se réveille. C’est le bordel. » D’autres au contraire rejettent toute la responsabilité de ce désordre sur la mentalité des ouvriers : « Ça ne marchera pas, on n’est pas encore assez malheureux. » Un meeting, place Nationale, à 12 h. 30, devait nous rendre compte de l’entrevue intersyndicale. Le meeting eut lieu mais il n’y avait pas eu entrevue. En l’absence d’une unité syndicale, la C.G.T., qui réalise toujours ses objectifs, en a fabriqué une de toutes pièces. Dans tel département on a trouvé un ouvrier F.O., dans un autre un ouvrier C.F.T.C., qui ont consenti à apposer leur signature au bas d’un tract d’atelier ou de département invitant leurs camarades à débrayer, ou, si cela n’était pas possible, à réaliser leur unité d’action. Au meeting, G. Linet n’eut plus qu’à énumérer les départements où les militants C.G.T. avaient fait leur boulot. C’est ce qu’il appela l’unité à la base. De retour dans les ateliers, beaucoup d’ouvriers ne savaient plus très bien que penser, les uns disant que les organisations syndicales étaient toutes d’accord pour débrayer, d’autres le contraire. Nous « qui travaillions en équipe n’étions pas plus avancés. Pourtant la majorité était plutôt sceptique sur l’unité et le débrayage : » On nous fait le coup trop souvent ". Notre délégué a fini par aller s’informer. Il resurgit tout d’un coup, une pile de tracts sous son bras, qu’il se mit à distribuer fiévreusement. Puis il alla vite se réfugier à sa machine, surveillant la réaction des gars avec inquiétude, et sans doute satisfait d’avoir fait son boulot. Nous apprenons par le tract que notre département a lui aussi réalisé l’unité d’action à la base. Le texte, signé des deux délégués C.G.T. et d’un ouvrier C.F.T.C., nous informe également que notre volonté est de débrayer une heure. Cela suscite pas mal de discussions et le délégué finit par s’approcher des groupes. On demande des explications :

  • C’est toute l’usine, ou bien simplement notre département ? Réponse du délégué :
  • C’est toute l’usine.
  • Pourquoi le tract n’est-il adressé qu’à notre département ? Réponse du délégué :
  • Chaque département prend l’initiative de la grève, mais ça se fait dans tous les départements. Je montre un tract de la C.F.T.C. qui, lui, n’est pas partisan d’une action généralisée dans l’usine. Un cégétiste donne alors une autre version de la chose :
  • Ça se fait dans chaque département où l’atmosphère est favorable à la grève. Les copains ont demandé aux ouvriers, et là où ils sont d’accord, on a lancé le mot d’ordre.
  • Dans notre atelier, on ne nous a rien demandé, et pourtant voilà un tract qui dit qu’on est pour un débrayage.
  • A toi, on a pas demandé, on s’excuse, mais aux autres, on a demandé hier.
  • Pourquoi n’avez-vous pas fait de réunion dans l’atelier à l’heure du déjeuner ? Réponse évasive : « Oui, on aurait dû le faire mais on n’y a pas pensé. »
  • Si on nous avait demandé, on ne se serait pas prononcé pour une grève par départements, mais pour une grève dans toute l’usine.
  • Oui, d’accord, mais c’est trop tard, maintenant. Malgré tout, quelques cégétistes ou sympathisants semblent décidés à la grève. Nous, qui travaillons en équipe, devrions débrayer à 13 h. 30. Mais c’est chaque fois le même problème, le même malaise : doit-on débrayer même si l’on sait que c’est aller à un échec ? Certains sont d’accord avec le mot d’ordre de la C.G.T., ils l’affirment du moins, mais je sais qu’ils ne débrayeront pas. Ils se disent d’accord avec le syndicat, parce qu’ils savent qu’il est fort. Ils ne débrayeront pas, parce qu’ils ne veulent pas être dans la minorité qui brave la maîtrise. Ils seront toujours là où le rapport de force est favorable. N’y aurait-il pas de noyau de cégétistes militants autour d’eux qu’ils ne se seraient même pas posé le problème de débrayer. Je ne suis pas d’accord, mais je débrayerai, je le sais aussi. N’y aurait-il pas la maîtrise, qui se plante au milieu de l’allée pour épier nos gestes, assister au spectacle de notre division et de notre écrasement, qu’au dernier moment je serais resté à ma machine. Mais cette scène, où nous sommes les acteurs et le chef d’atelier et le contremaître les deux seuls spectateurs impassibles, fait définitivement pencher la balance. N’est-il pas assez pénible d’être battu, faut-il encore être nargué ?
  • Reste donc à ta bécane, tu es fou, les cégétistes ne débrayeront même pas. J’essaie d’expliquer.
  • Supposez que les ouvriers débrayent dans les autres départements. Nous ne le savons pas, mais cela pourrait se faire. Une chance sur mille. Je joue cette chance, comme aux courses.
  • Moi, je sais, dit un ouvrier. La grève est un échec. Et pour mieux me le confirmer, il me montre un cégétiste qui s’agite fébrilement en faveur de la grève et ajoute : « Tiens, moi, je débrayerai après lui. Comme ça, je suis tranquille, je n’aurai pas à bouger ». On me reproche mon manque de lucidité politique : c’est une mauvaise tactique que de se plier à ces mots d’ordre absurdes. J’ai envie de foutre le camp.

Un tract de la C.G.T. annoncera triomphalement, le lendemain, le succès du mouvement. Ce n’est qu’un commencement, proclame-t-il. Combien y a-t-il eu de commencements comme celui-ci, qui n’ont jamais abouti nulle part, sauf dans la lassitude et le découragement des ouvriers ? L’Huma compte 4.000 grévistes. Y en a-t-il eu seulement 500 ? Multiplient-ils les chiffres par 10 ou par 100 ? On ne peut même pas se baser sur une logique mathématique du mensonge. C’est le bla-bla-bla continuel, toujours le même. Le tract dit que c’est un commencement, que la direction a peur, etc... Pourquoi l’ont-ils même imprimé, ce tract, tout le monde savait ce qu’ils diraient.

Le lendemain, à l’atelier, nous épiloguons sur cet échec. Trois communistes ont débrayé, sans doute parce que je l’avais fait moi-même et qu’ils craignaient qu’on ne leur reproche leur abstention. Je plaisante :

  • Je ne savais pas avoir tant d’influence sur les communistes. Mais ceux qui ont débrayé se font en général engueuler. Les temps ont changé. On ne croit plus aux héros. Beaucoup ont pourtant des idées concrètes sur la façon d’organiser une grève.
  • Il faudrait dire ce que tu dis à toute l’usine. Il faudrait que ça se sache.
  • Comment ?
  • Pourquoi ne ferait-on pas un bulletin d’atelier, où tous ceux qui veulent dire quelque chose au sujet de l’action revendicative le diraient ? Communistes ou pas communistes, F.O. ou rien du tout, on s’en fout. Mais que ceux qui ont des idées les expriment. J’explique que c’est réalisable et que c’est en effet le seul moyen de rompre notre isolement. Certains sont enthousiastes :
  • On peut proposer ça à la cellule, voir ce qu’ils en pensent. J’expose l’idée à la cellule, en l’espèce deux militants communistes. Ils m’écoutent tête baissée, l’air gêné. Ils soupçonnent une manœuvre, c’est évident.
  • Dans votre tract, vous demandez que l’unité se réalise dans chaque atelier. L’édition d’un bulletin d’atelier est une solution.
  • Oui, peut-être... Ils ne peuvent pas avoir d’opinion avant d’en avoir référé à leur chef. Eux aussi ont fait la séparation entre la propagande des tracts, la politique du parti et la réalité. Ce sont les points d’un triangle imaginaire, mais ces points ne sont pas reliés entre eux et c’est pourquoi il n’y a pas en fait de triangle. Qu’en fonction de la « propagande » les tracts ou les journaux du parti ne disent pas la vérité, cela n’était admis au début, peut-être, que par une petite couche de politiciens « ouvriers », mais peu à peu cette idée s’est étendue. Aujourd’hui, elle a gagné toutes les sphères du prolétariat. Les militants communistes croient de moins en moins en leurs journaux. Beaucoup n’osent plus dire : « C’est vrai, je l’ai lu dans L’Huma ». Il n’est pas rare en revanche, d’entendre un militant appuyer son argumentation par une phrase du genre : « D’ailleurs, les journaux bourgeois l’ont écrit ». On a pu ainsi constater que des journaux bourgeois avaient provoqué un certain écho au sujet de la guerre d’Algérie. Les témoignages de J.J. Servan-Schreiber et de J. Muller ont non seulement franchi les murs de l’usine, mais ils ont été crus. Mais, exception faite de ces témoignages, la suspicion s’étend en général à tout ce qui est écrit, à toute information. Quand on demande : « Où as-tu vu cela ? » La seule réponse : « Je l’ai lu » ou « Je l’ai vu au cinéma », risque de provoquer l’hilarité. « Ah ! si tu crois ce que tu lis... » La presse, la radio, le cinéma, tous les moyens d’information mentent. Pourtant, la méthode du mensonge systématique, bien qu’elle ait fait à la longue faillite, n’en a pas moins laissé une trace. On ne croit pas à la propagande, mais certains croient qu’il faut obligatoirement mentir pour faire de la propagande. Le mensonge est devenu pour beaucoup le principe élémentaire de la politique. Cela provoque à la fois chez nous un dégoût profond pour la politique et une certaine indulgence pour le mensonge. Les mots même en ont perdu leur sens. Les injures sont utilisées tellement souvent qu’elles ont perdu toute signification. Dans une discussion, on dit : « Tu es un fasciste », comme on dirait : « Tu es stupide ». Pour beaucoup, un fasciste, c’est celui qui n’est pas d’accord avec un communiste, rien de plus. Je demande à D., un délégué C.G.T. apparemment honnête, des nouvelles d’un de nos amis connu comme opposant de gauche.
  • Est-il malade ?
  • Malade ! Il s’est dégonflé de venir pour ne pas faire la grève. Il s’agissait en réalité d’une grève d’un quart d’heure et notre ami était absent depuis quatre jours. Venait-il à l’idée de D. que son camarade de travail, qu’il connaissait depuis plusieurs années, préférait manquer quatre jours plutôt que de faire un quart d’heure de grève ? Non, mais il ne cherchait pas à dire la vérité ; il faisait de la propagande.

J’étais donc venu avec ma proposition : il fallait rédiger ce bulletin, faire ce que les syndicats ne font pas, nous informer, nous exprimer, créer une liaison entre nous. Tout cela était bien louable et l’on m’approuvait, mais n’étais-je pas, moi aussi, un marchand comme les autres ? Peut-être plus malin que les autres. Quel piège recouvrait ma proposition ? Ce bulletin, il faudrait le défendre contre les accusations qui s’abattraient sur lui, et puis, de la défense, on passerait à l’attaque et le bulletin retomberait, un jour ou l’autre, dans les polémiques, il toucherait lui aussi, inévitablement, à la politique. La même ornière. Vouloir faire entendre sa voix, cela revient à nier que les forces syndicales puissent le faire correctement, à dénigrer les fonctions actuelles des délégués, à nier les organes représentatifs des ouvriers, la démocratie syndicale et celle du pays... En un mot, c’est devenir des diviseurs de la classe ouvrière. Pourtant, que de choses pourraient être imprimées ! Les idées de 80 % des ouvriers sont le bon sens même. Mais faire déborder le bon sens des limites de nos rapports personnels représente pour le moment un effort trop grand. Les dernières élections de la Mutuelle Renault en ont été un exemple frappant. L’abstention massive a été interprétée par les organismes officiels comme la conséquence du vote par correspondance. Car si les abstentions sont moins élevées aux élections des délégués du personnel, où l’on vote dans les ateliers pendant les heures de travail, c’est peut-être que l’existence d’un prétexte pour arrêter sa machine en fait courir aux urnes beaucoup qui, normalement, s’abstiendraient. Après cela, allez, si vous voulez, reprocher à la classe ouvrière son manque de civisme. Mais quel civisme lui demande-t-on ? Plébisciter une fois l’an un syndicat et rien de plus. Plébisciter des organismes incontrôlables. Plébisciter des délégués embrigadés aussi étroitement que des ecclésiastiques. Ce manque de civisme, ce nihilisme, c’est à la suite du mensonge systématique qu’il est apparu depuis quelques années et nous n’avons pas à en rougir. L’année passée, une grève symbolique d’une heure, qui était lancée par tous les syndicats, avait rassemblé la quasi-totalité des ouvriers. Malgré la faiblesse de cette action, le résultat fut surprenant. Le lundi, lorsque nous nous sommes tous retrouvés, il nous semblait avoir assisté à un grand événement. « Tout le monde a débrayé ». Ce mot revenait sur toutes les lèvres. Cette heure de grève était l’événement le plus heureux auquel nous ayons assisté depuis longtemps. Nous nous serrions la main sans arrière-pensée. Les vieilles animosités s’étaient subitement évanouies. Nous étions heureux de pouvoir tous, pour une fois, partager une même joie. Cette joie, c’était notre force, c’était notre propre confiance en nous-mêmes. Nous rendions-nous compte de tout ce qu’il nous était possible de réaliser dans une telle circonstance ? Certainement pas. Mais nous savions tous qu’il nous était possible de réaliser des choses extraordinaires. Il suffit d’avoir vécu un seul de ces moments pour comprendre tout ce que pouvait changer la réalisation de notre unité. C’est un thème qui hante nos discussions, celui de notre désunion : « Tant que les syndicats ne seront pas unis, il n’y aura rien à faire ». Or, surtout depuis les événements de Hongrie, les communistes se trouvent pratiquement isolés. Seule la gauche de la C.G.T., les éléments qui ont refusé de se compromettre dans l’affaire hongroise conservent un certain crédit. Cette minorité a pu faire ces derniers temps, avec des éléments chrétiens, une propagande efficace contre les atrocités d’Algérie et a obtenu des résultats que Linet n’aurait pas pu avoir. Entre ces deux courants, la majorité des ouvriers, cette troisième force inerte, pose un problème de plus en plus important. Les jeunes générations quittent l’arène de ce combat intersyndical. Cette lutte n’est plus que la manifestation des luttes internes de la bureaucratie. Le combat a beau se durcir, la majorité en a assez de ces chicanes épuisantes auxquelles elle a plus ou moins participé autrefois. La lutte entre les syndicats a pris un petit air vieillot : elle tend de plus en plus à ressembler à la lutte entre cléricaux et anticléricaux : Peppone contre Don Camillo. On en rit plutôt.

La lutte pour l’unité de la classe ouvrière présente donc un double aspect. Il s’agit de concilier à la fois les courants antagonistes et la masse des indifférents. Ce sont bien deux problèmes distincts : croire que réaliser l’unité entre les bureaucraties syndicales amènera automatiquement les masses dans le bercail du mouvement syndical est aussi illusoire que de croire qu’un mouvement de masse puisse effacer définitivement les différends entre les bureaucraties syndicales. La C.G.T. a beau se démener, l’unité qu’elle proclame ne peut s’obtenir qu’au prix de concessions, et aux bureaucraties concurrentes et aux masses des indifférents. Ces concessions, ce sont des concessions politiques aux uns et des concessions démocratiques aux autres. Mais si les communistes acceptent de démocratiser leurs méthodes, ne verront-ils pas s’exprimer tout un tas de griefs de la part des ouvriers de la base, qui risquent même de mettre en question la ligne politique du syndicat ? Démocratiser, c’est risquer de voir les indifférents se joindre à un raz-de-marée de reproches, c’est risquer de voir l’appareil s’écrouler comme un château de cartes. Démocratiser, c’est courir un risque peut-être plus grand que de se durcir. Alors ?... Quant au syndicalisme anti-communiste, dans cette perspective, que devient-il ? Son anti-stalinisme n’est plus une raison sociale suffisante. Les syndicats F.O. ou indépendants essaient de s’adapter au rôle que la société capitaliste moderne exige du syndicalisme. Ils essaient d’imiter leurs homologues anglais, américains ou allemands, mais avec cette différence que, comparés à eux, ils ne sont que des lilliputiens. C’est par leur intermédiaire que les patrons ou le gouvernement font des concessions à la classe ouvrière ; ils sont reçus par la Direction ; ils assument les fonctions d’avocat des ouvriers : si on veut réussir un essai, si on veut être embauché ou éviter un licenciement, c’est chez eux qu’il faut sonner. Mais ils vont encore plus loin. Chez Renault, F.O. est devenu le syndicat patronal par excellence. Si on obtient des augmentations de 1 % tous les trois mois, les dirigeants F.O. peuvent dire que c’est grâce aux accords qu’ils ont signés avec la Direction. Le patronat a trouvé des « interlocuteurs valables » : ils représentent les catégories les plus disciplinées, les ouvriers les plus sages. La C.G.T. continue, elle, de frapper sur la table, mais elle n’effarouche plus la Direction comme il y a quelques années. Malgré ses voix, la C.G.T. est aussi faible que les autres syndicats. La Direction peut licencier des délégués, refuser de recevoir les représentants élus par 60 % du personnel, la C.G.T. ne peut que verser des larmes et se lamenter. Son syndicalisme d’action est mort. Alors elle oscille entre deux positions. Elle essaye tantôt de jouer le jeu des autres syndicats, d’entrer dans la foire paternaliste de la Direction, et tantôt de jouer au syndicat révolutionnaire de la masse. Mais ces deux politiques ne vont pas ensemble. Elle refuse de signer les accords de septembre 1955, mais quelques mois plus tard change de position et demande à les parapher. La Direction refuse. La C.G.T. s’indigne, mais son indignation n’émeut plus personne. En voulant jouer sur deux tableaux elle ne gagne sur aucun.

Avant l’élection du 7 mai, on répand des tracts dans les rues avoisinantes de l’usine. Les syndicats se dénoncent les uns les autres. F.O. ne cherche qu’à donner des garanties d’anti-communisme. Un de ses tracts annonce triomphalement qu’elle a voté le licenciement des quelques ouvriers qui, à Flins, s’étaient battus contre les jaunes. La guerre d’Algérie est justifiée, dit-elle, car Moscou soutient les fellagha. Elle rejette la responsabilité de la crise économique sur la Russie et sur l’Egypte. Le S.I.R. nous annonce que les ouvriers ont remporté, en 1956, grâce à la politique de leur syndicat, plus de victoires qu’en 1936. Quant à la C.G.T., elle énumère toutes les revendications qu’elle a eu l’audace de formuler. Dans notre atelier, ce tract en cite vingt-quatre. Elles portent pour la plupart sur le travail. Exemple : demande de la pose d’une soufflette, meilleure qualité des chiffons, etc. Certaines sont humoristiques : demande de définition du terme « absence justifiée » pour l’attribution des primes trimestrielles. D’autres sont des revendications purement patronales. Celle-ci, par exemple : ouverture du magasin X jusqu’à 22 h. 30 le samedi. Le délégué demande donc à la Direction que les magasiniers travaillant en équipe viennent le samedi soir faire des heures supplémentaires, bien que les intéressés y soient franchement hostiles. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas le tract de revendiquer, quelques lignes plus loin, le retour aux 40 heures.

Tous les syndicats sont d’accord pour recommander de ne pas s’abstenir.

Que vont faire les ouvriers ? En général, les ouvriers n’osent pas avouer qu’ils voteront pour tel ou tel syndicat. Ils affichent au contraire leur scepticisme. Les militants n’osent pas faire de propagande orale. La plupart semblent étrangers à cette bataille. Ils attaquent les autres syndicats, mais défendent rarement le leur. Y aura-t-il beaucoup d’abstentions ? En écoutant ce qui se dit dans les ateliers, on pourrait le croire. Ce qui se passe dans la réalité est pourtant différent. Si la sympathie envers les syndicats est en général faible, par contre l’antipathie à l’égard de certaines centrales est, la plupart du temps, très vive. Bien souvent, on vote pour un syndicat uniquement par antipathie pour l’autre. D’autre part, la bataille électorale a conservé son caractère de compétition, on s’y passionne un peu comme aux courses. N’oublions pas, en outre, que le temps passé aux urnes nous est rétribué : si l’élection avait lieu un dimanche, au bureau de mairie, le pourcentage des abstentions serait énorme. Enfin le vote proprement dit comporte une mise en scène qui confère une certaine dignité aux électeurs. C’est le seul moment dans l’usine où nous nous sentons devenir quelqu’un, la seule fois dans l’année où on nous demande notre opinion. Ne pas voter ou voter blanc n’est-ce pas refuser ce droit à la dignité ? Quoi qu’il en soit, si jadis la plupart des ouvriers ne prenaient qu’un bulletin et le mettaient directement dans l’urne devant tous leurs camarades, aujourd’hui chacun s’enferme dans l’isoloir.

La C.F.T.C. et la C.G.T. lancèrent pour le 17 mai un mot d’ordre : grève de deux heures. Le moment, comme l’année précédente, était judicieusement choisi. C’était un vendredi - le dernier jour de travail - en fin d’après-midi : la grève allait coïncider avec la volonté de ceux qui choisissent la fin de semaine pour prendre une heure ou deux à leur compte afin de vaquer à leurs propres affaires. Cette fois, la grève fut précédée d’un référendum. Les ouvriers devaient se prononcer par oui ou par non. La majorité se prononça pour. M., un cégétiste, m’apostrophe :

  • Il y en a qui se considèrent sans doute comme trop payés : ils ne veulent pas faire grève. II y en a d’autres qui ne répondent même pas au référendum. J’explique que je n’ai aucune confiance en ceux qui organisent le référendum. Ce qu’il aurait fallu faire, c’est une réunion d’atelier pour que tous, nous puissions nous expliquer et élire un comité de préparation à la grève. Si on fait cela dans toute l’usine, on peut connaître en une journée l’opinion de tous. Il ne s’agit pas de demander aux ouvriers de répondre à un mot d’ordre d’action par oui ou par non. Il faut que ce soit eux qui décident l’action. J’ajoute que si ce système démocratique était réalisé, il n’y aurait pas de grève de deux heures, mais une grève généralisée à l’ensemble de l’usine, car tel est l’avis de la majorité. M. soutient que les ouvriers ne savent pas ce qu’ils veulent. Ils sont lâches, ils se dégonfleront : « Ton système ne les changera pas »,
  • Pourquoi n’essaye-t-on pas ? Ça a déjà existé et ça a marché. Bien que jeune, M. a déjà la nostalgie du passé :
  • Ah oui, avant, ça marchait, mais tout marchait alors. Les gars, ils en avaient dans le ventre, mais maintenant... Puis M. me regarde dans les yeux : Tu sais pas ce qu’il faudrait ? Une équipe de gars avec des triques, et le premier qui refuse de débrayer, on lui en met un bon coup. Après, tu verrais comme ça marcherait...

La disproportion entre la revendication et l’action proposée était flagrante. Allait-on obtenir 30 francs d’augmentation de l’heure avec deux heures de grève ? Paradoxalement, ce furent les plus timorés, les moins combatifs, qui s’accrochèrent à l’idée de la grève. Ils voulaient montrer qu’ils n’étaient pas des jaunes, mais au prix d’une démonstration qui ne risque pas de coûter trop cher. Ils furent les plus ardents à critiquer ceux qui contestaient l’efficacité de l’action. La grève donnait au moins un espoir, celui de l’unité. Deux syndicats s’étaient associés : allait-on voir enfin se réaliser ce rêve ? Non, F.O. et le S.I.R. refusèrent de participer. Bien plus, le 17 au matin, un tract F.O. fut distribué, dans lequel il était demandé aux ouvriers de ne pas débrayer. Toute une partie était réservée à des injures contre la C.G.T., où les événements de Budapest revenaient comme 1’argument essentiel. Des critiques plus douces étaient faites à la C.F.T.C dont la faute était de s’allier à la C.G.T. Puis F.O. affirmant que la Direction allait augmenter la prime a de bilan. Le reste du tract était une condamnation pure et simple de la grève comme moyen d’action dans la période présente. Une partie des ouvriers indifférents à la grève fut en revanche révoltée par le ton de ce tract. Comment F.O. connaissait-elle les décisions de la Direction ? Pourquoi condamnait-elle une grève revendicatrice avec les mêmes arguments qu’aura pu donner la Direction ? Beaucoup décidèrent de faire grève « rien que pour emmerder F.O. ».

A part les bureaux, où la grève fut un échec, l’usine presque tout entière a débrayé. Chacun finit donc sa semaine deux heures plus tôt que coutume, le cœur allègre, et certains la conscience chaude d’avoir une action peu compromettante à leur palmarès d’ouvrier. Pendant les deux heures où il ne restait plus qu’une poignée d’ouvriers dans notre atelier, l’ancien délégué F.O., socialiste notoire, passa lui aussi à l’action : il recouvrit les murs d’affichettes de son parti et de son syndicat, insultant le P.C. et la C.G.T. à propos de Budapest.

« Dreyfus mouille », disaient le lendemain certains ouvrier en se frappant la poitrine avec des airs de héros, comme si leurs deux heures de grève étaient une médaille. A part cela, ceux qui prétendaient obtenir une augmentation de salaire déchantèrent vite. On nous annonça que nous aurions seulement une prime de bilan légèrement supérieure à celle de l’année dernière, bien que l’augmentation de la production et des bénéfices soit considérable.

Tout est rentré dans l’ordre. Les syndicats ont applaudi bien fort cette grève, la C.G.T. continue sa propagande et lance des invitations à F.O. pour l’unité. Que doit penser M., qui est pour la trique ? Il se tait. Je lui montre un tract C.G.T., destiné aux cadres et à la maîtrise, où on demande à ces derniers de soutenir la grève « dans la mesure de leur possible ». Il sourit, gêné. Va-t-il falloir aussi la trique pour la maîtrise qui ne débraye pas ?

Le mois de mai a eu sa grève d’avertissement comme l’année précédente. Les syndicats ont manifesté leur existence. Tous les rouages semblent bien huilés dans leur routine et leur inefficacité. Maintenant, les trois semaines de congé payé sont presque à notre portée, et bien rares sont ceux qui consentiraient à les compromettre par une nouvelle revendication.

COMMENT ON FAIT ECHOUER UNE GREVE

A la rentrée des vacances, les ouvriers se sont retrouvés dans une situation pire qu’avant leur départ. « Ça ne peut plus durer. Il faut que ça éclate un jour ». Les ouvriers invoquaient bien l’aide de leurs organisation de classe, mais un peu comme les noirs américains invoquent le Seigneur pour soutenir leur misère. Ils ajoutaient quelquefois : « Qu’est-ce qu’ils foutent, les syndicats ? On n’entend plus parler d’eux ? » ou encore : « C’est le moment qu’ils agissent ».

Les syndicats se sont d’abord tus. Puis l’invocation a semblé les toucher. Alors, la grande machine s’est mise en branle. Elle a répété comme un écho : « II y en a assez.. Engageons la lutte pour les salaires. »

Ça a débuté fin septembre. F.O. a lancé subitement son ordre de grève de quatre heures pour le 28. On s’attendait à tout, sauf à ça. Le syndicat F.O. est en effet considéré, non pas comme le syndicat le plus modéré, mais comme celui qui n’hésite pas à défendre ouvertement la Direction ou le gouvernement. Son mot d’ordre apparut donc comme une manœuvre louche. Certains allaient jusqu’à prétendre qu’« il s’agissait d’une diversion pour créer la pagaille ». Mais le lendemain, la C.G.T. s’associait à la grève. Encore une fois, stupéfaction : « Comment la C.G.T. ne voit-elle pas la manœuvre ? » Mais, si F.O. fait une manœuvre, la C.G.T. n’en fait-elle pas une aussi ? Les discussions vont bon train. Le lendemain, après que la C.G.T. et la C.F.T.C. se sont rencontrées, un nouveau tract est lancé et ces deux syndicats ne proposent plus quatre heures de grève avec F.O., mais seulement deux pour ce même jour. C’est la consternation. Personne ne reconnaît là sa propre volonté : F.O. est pour 7 % d’augmentation, la C.F.T.C., au départ, soutenait une revendication de 10 % d’augmentation et la C.G.T. 40 francs pour tous. Mais, en une soirée, les revendications de ces deux dernières centrales se sont transformées : elles ont adopté une revendication commune de 30 francs minimum pour tous (ce qui évite de se prononcer sur le problème de la hiérarchie) et d’une prime de vie chère.

Le désaccord entre les positions des syndicats et ce que voulaient les ouvriers était évident. Pourquoi un tel désaccord existait-il ? Pour le comprendre, il suffit d’examiner comment s’opère la liaison entre les ouvriers et les syndicats. Pour les syndicats, la conscience des ouvriers se manifeste seulement par leur combativité, et le rôle des responsables syndicaux dans les ateliers est de mesurer cette combativité ; si cette combativité est faible et si les syndicats en ont un besoin urgent pour appliquer leur tactique du moment, ils essaient de la gonfler par la propagande. L’état-major ou les états-majors (par exemple, chez Renault, il existe six syndicats) se servent de cette combativité selon leur propre objectif. Il arrive ainsi qu’ils utilisent ce mécontentement pour combattre les organisations syndicales concurrentes ; il s’agit uniquement pour eux d’utiliser ce potentiel de combativité, comme les industriels utilisent l’énergie électrique ou la force de travail.

Mais quand un ouvrier dit : « II y en a marre, il faudrait faire grève », cela ne veut pas dire : « Je suis prêt à suivre n’importe quelle organisation qui lancera n’importe quelle revendication ». Il veut une certaine marchandise ; si on lui en propose une autre, il se méfie, regimbe et finalement la refuse. Seuls les charlatans pourraient l’accuser d’inconstance.

On assiste là à un dialogue de sourds. Comment le syndicat entend-il la voix de l’ouvrier et comment y répond-il ? Le syndicat entend la voix de l’ouvrier par l’intermédiaire des militants syndicaux qui la transmettent aux responsables. Quand elle a franchi toutes les chicanes de la hiérarchie bureaucratique et qu’elle parvient aux instances suprêmes de l’appareil, cette voix est méconnaissable. Les responsables syndicaux ou les militants actifs ne sont qu’une petite minorité avec des idées bien arrêtées ; or, ce sont souvent eux qui donnent une certaine interprétation à ce que veulent les ouvriers. Cette tendance est considérablement accentuée par la division syndicale. Ainsi, toute volonté des ouvriers qui se manifestera à l’encontre du syndicat sera considérée par les militants de cette organisation comme le résultat de l’influence des organisations adverses : beaucoup de militants syndicaux considèrent en effet que les ouvriers n’ont aucune idée en dehors de celles que leur inculquent leurs organisations politiques ou syndicales. Dans un tel système, toute tentative d’information objective fera automatiquement suspecter l’informateur. Pour un militant, avouer à ses chefs que les ouvriers avec qui il travaille ne partagent pas ses opinions est un aveu de faiblesse, une preuve qu’il n’est pas un bon militant et « ne sait pas s’y prendre ». Le responsable syndical, pour se faire valoir auprès de ses chefs, a donc tendance à déformer les faits. Pour des raisons inverses, vis-à-vis de ses camarades, il a également tendance à mentir et à persuader que l’organisation syndicale est d’accord avec ce qu’ils pensent.

En réalité, c’est le syndicat qui impose ses mots d’ordre et qui les fait exécuter. A cette fin, il met à la disposition des militants des quantités de tracts, leur enseigne des tas de combines, et les plus appréciés seront ceux qui seront les plus habiles à utiliser tout ce bric-à-brac. L’important est de faire exécuter coûte que coûte les ordres de la direction syndicale, soit par la ruse, soit par la persuasion, soit, dans certains cas, par la violence - exactement comme un contremaître fait exécuter les ordres du patron. Malgré l’irritation des ouvriers pendant la semaine, le 27 septembre, la grande majorité débraya deux heures le vendredi soir. « Après tout, ce n’est pas la mer à boire, même si Ton est persuadé que ça ne sert à rien ». F.O., au dernier moment, avait troqué ses quatre heures de grève contre les deux heures des autres organisations ; ainsi l’unité syndicale semblait être réalisée. Après le succès de la grève du 27 septembre, une autre grève, de quatre heures cette fois, fut lancée par la C.G.T. et la C.F.T.C. pour le 3 octobre. Au départ, même réaction hostile des ouvriers : une grève d’avertissement de plus, une grève de nouveau sans perspective, ce n’était pas ce qu’on attendait. Pourtant, encore une fois, la grève réussit.

La cohésion entre les syndicats et les ouvriers n’était qu’apparente, elle cachait la divergence de leurs points de vue et cette divergence n’allait pas tarder à se manifester. Malheureusement, elle s’est manifestée juste au moment où les mots d’ordre des syndicats rejoignaient le plus les idées des ouvriers. Que s’est-il donc passé ? La position antérieure des syndicats avait sans doute porté ses fruits : les ouvriers se sont méfiés et n’ont plus voulu suivre. Telle est du moins une des explications de l’échec de la grève du 25 octobre 1957, qui fut pourtant présentée comme une grève générale. Avant cette journée du 25 octobre, quelques faibles tentatives d’action de la part des ouvriers avaient eu lieu. Ce n’est évidemment pas un hasard si une de ces tentatives se fit dans l’atelier où je travaille ; cela veut tout simplement dire que dans les endroits où les ouvriers peuvent s’appuyer sur des camarades organisés et qui mettent leur organisation à leur disposition, les tentatives peuvent aller plus loin qu’ailleurs. De leur machine, des ouvriers m’ont fait signe de venir :

« Nous sommes tous d’accord pour une grève générale avec occupation d’usine... » R. s’étend sur les détails : « On se précipite aussitôt pour barricader les portes. On prend les grands chefs comme otages, etc... ». Mes camarades veulent démarrer le jour même. « On débraye, on part dans les autres ateliers, les autres nous suivent. C’est comme ça que ça paye : le reste, c’est de la connerie. » La seule objection c’est qu’il n’est pas du tout dit que les autres nous suivront. Les gars sont méfiants ; que penseront-ils en nous voyant ? Ils croiront peut-être que c’est un syndicat quelconque qui fait une manœuvre. Le grand problème est celui de notre coordination, et c’est celui-là que nous devons résoudre. « II faut réunir les gars des autres ateliers pour savoir ce qu’ils pensent et, si l’on est tous d’accord, lancer un appel à la grève générale dans toutes les usines. »

Ma proposition semble un peu compliquée. Les camarades sont d’accord sur le principe, mais les problèmes de la préparation du mouvement les placent devant des questions nouvelles. D’habitude, ce sont les syndicats qui s’occupent de tout cela. Pour moi, je suis obsédé par la perspective d’un échec. En discutant plus à fond avec les autres, je m’aperçois que cette crainte est aussi la leur. En fin de compte, nous décidons de nous réunir à 13 heures et de faire un débrayage pour organiser une discussion entre nous. Nous sommes un noyau de partisans de l’action, et il suffit maintenant d’en convaincre les autres. Les communistes, bien que certains se soient déclarés d’accord verbalement, commencent à prendre leurs précautions. L’un d’eux affirme qu’il ne débrayera pas. Devant ’notre attitude, les durs du Parti opposent, en général, le mur de l’indifférence. Ils interprètent cette initiative comme une manœuvre de ma part et se refusent à considérer que ce sont les ouvriers, dont certains sont des cégétistes, qui ont préconisé la chose. Ils sont hostiles à des réunions qu’ils ne sont pas sûrs de contrôler et craignent que certains en profitent pour épancher leur cœur et dire ce qu’ils pensent des syndicats. Enfin, ils ne savent jamais très bien quelle attitude prendre devant des problèmes nouveaux. Ils ont peur de se laisser entraîner dans des positions qui pourraient être condamnées par le Parti.

A 13 heures, comme prévu, nous nous réunissons. Les uns viennent à la suite des autres, certains hésitent, puis quittent enfin leur machine. La majorité a débrayé, entraînant avec elle beaucoup de ceux qui avaient refusé de faire grève les deux dernières fois. Quelques durs du Parti rejoignent, les derniers, le lieu de réunion. Nous exprimons notre désir d’organiser un mouvement généralisé. Comment ? Nous essayons d’y répondre.

Pendant ce temps, la maîtrise rôde, mais se tient à distance de notre groupe. Enfin le chef d’atelier, suivi d’un contremaître, s’approche. Quelques ouvriers regagnent aussitôt leur machine comme des moineaux à l’approche d’un chien. Encouragé par cet effet, le chef d’atelier nous interpelle.

  • Regagnez votre place. Vous savez que ce que vous faites est interdit. Nous le savons, mais nous sommes décidés à dire ce que nous avons à dire. Aussi, ces sommations restant inefficaces, le chef repart-il faire son rapport. En terminant notre réunion, nous décidons de lancer un tract dans l’usine pour appeler à une large confrontation de tous les ouvriers et à la constitution des comités de grève par atelier ; nous proposons que ces comités lancent un appel à la grève générale. Les durs du Parti, muets pendant toute la réunion, sont restés jusqu’à la fin. Cependant, le lendemain, ils distribueront un tract de la C.G.T. désavouant pratiquement ce que nous avions décidé de faire la veille et se prononçant en définitive pour les grèves tournantes par département et par secteurs de l’usine « afin de déjouer les manœuvres de toutes sortes ». Leur tract dénoncera « notre manœuvre », mais en des termes si confus qu’ils seront inintelligibles pour la plupart.

Quant à notre propre projet de tract, il est approuvé par tous les ouvriers, à l’exception des jaunes et des communistes. Si dans les périodes calmes les communistes arrivent à s’appuyer sur les éléments les plus dynamiques en rejetant la responsabilité de leur impuissance sur les autres, nous constatons qu’à chaque occasion où les ouvriers manifestent une certaine autonomie et veulent faire quelque chose par eux-mêmes, les communistes s’appuient sans vergogne sur les éléments les plus rétrogrades. J’ai rédigé le projet de tract avec le souci de refléter l’opinion de mes camarades. Une fois écrit, on me dit que j’ai bien fait mon boulot. Mais qui va le distribuer ? Qui va parler à la réunion que nous convoquons ? On me regarde un peu étonné, comme si je posais une question idiote.

  • On ira, naturellement...
  • Mais qui ?
  • Euh... Moi, j’habite en banlieue.

Tout le monde a une excuse. On me regarde et je vois que tout le monde m’a délégué. C’est moi qui devrai encore distribuer 10.000 tracts à toutes les portes de l’usine. Dans l’atelier d’à-côté, un ouvrier qui n’est pas syndiqué a pris l’initiative de réunir tout l’atelier pour faire un grand « débrayage ». Ses camarades de travail étaient d’accord avec lui, mais, à la réunion qu’il avait organisée, quand les cégétistes l’ont accusé d’être un anarchiste (c’était peut-être bien la première fois qu’il entendait ce mot), quand la maîtrise est venue « mettre de l’ordre » dans l’atelier, il ne s’est plus trouvé personne pour le défendre. Tous les gars sont restés muets. Ils ont trouvé les forces auxquelles ils s’opposaient trop puissantes pour les combattre. Ils étaient seuls, sans organisation, sans rien. Maintenant, quand on va voir cet ouvrier à sa place, il sourit et dit : « C’est fini. Je ne m’occupe plus de rien ». Le 25 octobre, il refusera de débrayer.

Quelques jours plus tard, le contremaître est venu me chercher à ma machine pour me conduire dans le bureau du chef de département. Comme je lui demande la raison de ce voyage, il me répond qu’il ne sait pas, puis, avec un sourire complice : « Vous devez vous en douter. » Peut-être est-il plutôt de mon côté : « Les gens qui ne font pas de mécanique n’ont pas d’ennuis », dit-il en soupirant. Il regrette que j’en aie. Nous avons des ennuis qu’il met sur le même plan ; lui, pour nous faire produire, nous, pour nous défendre contre la production. Aujourd’hui, on lui demande de faire le flic ; il en est gêné et préférerait sans doute vider les latrines. Quand nous arrivons, les chefs sont là, assis, qui nous attendent. Le chef de département préside, en complet, l’air jovial, le sourire facile. Les autres, en blouse, l’air tendu, les pieds cachés sous la banquette. « Ah, vraiment vous ne savez pas pourquoi vous êtes ici ? » Cela les fait sourire.

C’est un tribunal. Mes chefs font fonction d’avocat général, le chef de département de président. Inculpé d’avoir fait grève ? Mais la grève est reconnue dans la Constitution, elle est légale. Alors, inculpé de quoi ? Inculpé d’avoir voulu faire une grève semblable à celles que nous ont apprises cent années de mouvement ouvrier, inculpé pour m’être servi des méthodes de nos pères et des générations d’ouvriers qui se sont battus avant nous.

Mon seul droit d’ouvrier était de faire la grève prévue par la Constitution. La seule grève autorisée est celle que permettent les patrons. Nous avons le droit de faire grève, oui ; mais nous n’avons pas le droit d’occuper l’usine, car cela ce n’est plus faire grève, c’est « porter atteinte à la liberté du travail ». Nous avons le droit de grève ; mais les Accords Renault, signés par les syndicats, stipulent, je l’ai déjà dit, qu’il faut prévenir la Direction huit jours avant de la déclencher. Nous avons le droit de faire grève ; mais tout rassemblement dans l’atelier ou l’usine est interdit. Nous avons juste le droit de cesser le travail et de partir tout droit chez nous, car même dans la rue la loi de l’usine nous poursuit : les rassemblements sont dispersés par les cars de police ; les noms des ouvriers qui se font rafler en distribuant des tracts ou en participant à ces rassemblements sont communiqués par le commissariat à la direction de l’usine qui se charge du reste ; et combien d’ouvriers ont-ils été renvoyés pour absence non justifiée, pendant qu’ils croupissaient sur les banquettes du commissariat de Boulogne ? Notre grève, on nous la permet à condition que nous fassions tout pour qu’elle échoue. Pour faire grève, il faut rester chez soi. La Direction peut ensuite à son gré nous convoquer individuellement et nous licencier si nous ne répondons pas.

Ma seule défense est de demander pourquoi on m’inculpe seul. Je n’étais pas plus fautif que les autres. Mes chefs voulaient un responsable et ils en ont trouvé un. Eux, les chefs de l’ordre, moi, le chef de la rébellion. Les autres ouvriers ? Des manœuvres, des pauvres types qui se sont laissés berner par moi comme ils se laissent berner par eux dans d’autres circonstances. Leur vision de notre monde n’est que la projection du leur. Mais le mécanisme est tout de même plus complexe ; pour le comprendre, il faut faire une intrusion dans l’organisation du travail de l’usine. Si la production s’arrête dans un atelier, le responsable de l’atelier doit en informer ses chefs. Il doit en plus donner les causes de cette perturbation. C’est donc lui qui juge l’accident, comme il juge les causes mécaniques de la panne de machine. Mais si, pour une machine en panne, il s’informe auprès des ouvriers qui sont sur la machine ou du mécanicien, pour une grève, il juge ce qui l’arrange le mieux. Une fois son jugement déterminé, il doit le soutenir devant ses supérieurs. Le chef de département, lui, se pose comme un juge impartial. Les embêtements qu’a son subordonné dans son atelier ne le touchent qu’indirectement. Il peut se permettre plus d’objectivité ; aussi est-il moins honni que le chef, qui est en contact direct avec les ouvriers.

Lorsque je nie l’interprétation de mon chef, je mets en cause l’objectivité de son jugement devant son supérieur. Le contremaître se tourne vers moi et, avec un sourire bon enfant, me conseille d’avouer et de dire la même chose qu’eux. Je lis dans ses yeux une espèce d’imploration : « Allons, voyons, en niant vous nous mettez dans une fâcheuse situation. Nous passons pour des menteurs devant notre chef. Ayez un peu de compréhension ». Mais je m’obstine à ne pas manifester ma solidarité pour ceux qui m’ont traîné dans ce bureau.

Alors, ils essaient de m’écraser avec des faits. On appelle un témoin. C’est le chef d’équipe. Mais le chef d’équipe n’a rien vu. Il ignore tout. Il rougit, mais on a beau lui tendre tous les pièges, il n’a rien vu, il ne sait rien, ou plutôt il sait une chose, c’est que ses réponses seront jugées par tous les ouvriers de l’atelier, et pour le moment, il a plus peur de ce jugement que de celui de ses chefs. Une idée plane derrière tout cet interrogatoire, une idée qui domine tout : « Vous êtes un chef d’équipe pour voir et savoir. Si vous ne voyez pas, vous ne faites pas votre travail. » Peut-être lui fera-t-on payer un jour son silence d’aujourd’hui.

Bénéficiant du doute, j’échappe au licenciement, mais on me gratifie de deux jours de mise à pied et d’un dernier avertissement avant le renvoi définitif.

Tout les licenciements du monde n’auront jamais autant de poids que l’accueil de mes camarades dans mon atelier. Ils veulent me défendre. Tous nos différends sont oubliés. Un bloc est là, prêt à me protéger. Je me sens tout d’un coup le fils, l’enfant que les adultes de la tribu veulent sauver. La vendetta souffle dans l’air. Pour faire rapporter la sanction, ils ont fait une pétition, ils ont été en délégation, ils ont cherché le chef de département et ne l’ont pas trouvé. Ils sont revenus, puis repartis. Ils sont allés à une vingtaine envahir le bureau du chef d’atelier. Ils ne l’ont pas trouvé. A une demi-douzaine, ils ont cherché dans les labyrinthes des bureaux. Enfin ils ont trouvé un bureau et un responsable, et ils ont dit ce qu’ils avaient à dire. Des anonymes se sont levés et ont parlé, mais les responsables ne pouvaient plus rien, d’abord parce qu’ils n’étaient pas les vrais responsables, et ensuite parce que la sanction était prise et qu’il était trop tard. Alors, les pièces de 100 francs sont tombées dans une petite boîte en plastique. Des anonymes ont versé, ils ont payé mes deux jours de leur poche. Qui ? Tous, la tribu. Ils m’ont versé presque le double de ce que j’avais perdu et ils se sont excusés de ne faire que ça. G. a engueulé les autres parce qu’ils n’ont pas tout cassé, qu’ils n’ont pas frappé sur la table du chef de département. Il leur a dit : « Vous êtes des salopes ». A moi, il a dit : « Nous n’avons pu faire que ça ».

La grève du 25 a été un échec. Nous l’avons constaté dès le matin, quand nos maigres piquets de grève ont été submergés par le flot des ouvriers qui se pressaient pour aller travailler. Nous sommes restés là, interrogeant du regard ceux qui passaient. A côté de moi, B., militant communiste, trépigne : « Pourtant, maintenant, c’est général. Avant, ils disaient : ce n’est pas général, on ne débraye pas. Mais maintenant ils ne débrayent pas non plus ». B. a beau retourner tout ça dans sa tête, il n’y comprend plus rien du tout.

  • Ils manquent de conscience, dit mon ami le Vietnamien, en parlant des O.S. Ils ne sont pas éduqués. Il suffit que la maîtrise se montre pour qu’ils se dégonflent.

Je fais remarquer :

  • Le manque de conscience n’explique rien. Pourquoi aurions-nous plus de conscience qu’eux ? Non, ce n’est pas ça. L’O.S. travaille comme un cinglé toute la journée sur la chaîne. Il ne peut même pas discuter avec le gars qui est à dix mètres de lui. Il ne le connaît même pas, c’est un solitaire dans la caserne. Quand il y a une action, c’est un ouvrier tout seul, ou deux ou trois, qui décident de ce qu’ils doivent faire ; leur horizon est limité. Chez nous, les professionnels, c’est différent. Nous pouvons nous voir plus facilement. Nous sommes plus liés entre nous, le nombre des copains est plus grand, les confrontations et les contacts plus riches. Eux, ils n’ont pas de temps en dehors de leur travail absurde.
  • Même pour pisser, intervient mon ami, il faut attendre des fois une heure, et quand il y en a un qui reste trop longtemps aux W.C. il se fait engueuler par les autres. Nous n’avons qu’un remplaçant pour toute l’équipe.
  • Oui, mais il y a encore plus. La Direction sélectionne les gars qui travaillent sur les chaînes. Un type qui débraye trop souvent est éliminé. Il y a pas mal de gars qui viennent tout droit de la campagne. Eux, ils ne sont pas au courant, ils ne savent pas se défendre comme ceux qui sont là depuis longtemps. Il y a aussi pas mal d’étrangers nouvellement débarqués qui ne connaissent pas un mot de français. Il est difficile de créer une entente dans une telle situation. Nous, c’est différent, à l’outillage, on est là depuis plusieurs années, on se connaît, on est solidaires les uns des autres. Chez nous, quand il y en a un qui a des ennuis, les autres tentent de lui venir en aide. Non seulement les contacts sont difficiles à réaliser, mais la Direction a accentué ce climat de division. Dans une même chaîne, il est rare que deux ouvriers gagnent le même salaire. Chaque poste a son prix, ce qui ne manque pas de faire des jaloux et de créer des animosités, d’autant qu’un gars qui serre des boulons est aussi capable de visser des vis ou d’enfiler les engrenages : c’est un coup de main que l’on prend facilement. La promotion n’est donc pas tellement une question de capacité. Dans ces conditions, pour que l’ouvrier gagne 10 francs de plus que son voisin, il ne suffît pas qu’il soit capable de faire plus, car tous sont capables de faire plus, mais il faut qu’il se débrouille pour conquérir le poste. Comment conquérir des postes ? « En faisant du lèche-botte », répondent tous les gars. Tout le monde sait que la promotion des O.S. passe par le fayotage.

A tout cela il faut encore ajouter le système hiérarchisé de la chaîne qui est différent de celui des ateliers d’outillage. Le régleur est celui qui sait tout faire. Il est capable de dépanner n’importe qui ; il est en contact permanent avec les ouvriers et est censé les connaître. La maîtrise n’hésite pas à utiliser ces contacts. On le questionne sur les capacités manuelles des autres, on passe aux capacités intellectuelles, puis à la mentalité, et le régleur se trouve souvent acculé à faire un simple rapport de police. Pour faciliter sa tâche, on lui fait, à lui aussi, miroiter la promotion. Chaque fois qu’une grève se prépare, on le convoque pour le persuader de ne pas débrayer et pour qu’il convainque à son tour les ouvriers. Le régleur est aussi soumis à toutes sortes de pressions de la Direction, et s’il refuse de s’y soumettre, il risque sa place.

Voilà le monde de la chaîne. Nous avons parlé de tout cela devant les grilles de la rue Emile-Zola, mais ce dont nous avons évité de parler, c’est de l’autre cause de l’échec : la cause politique. B. s’indigne toujours : « Pourtant, ce n’est pas politique, cette fois. C’est pour le bifteck ». Mais ce même B. qui est aujourd’hui à mes côtés, B. militant communiste acharné, ne refusait-il pas de débrayer la semaine passée dans notre atelier, sous prétexte que ce n’était pas la C.G.T. qui organisait le débrayage et la discussion ? Et D., lui aussi militant dévoué corps et âme au Parti, dévoué aux mots d’ordre jusqu’à en perdre le sommeil, toujours le premier dans les coups durs, pourquoi la semaine passée se déclarait-il hostile à un mouvement général ? Et pourquoi aujourd’hui dit-il le contraire ? Peut-être ceux qui passent actuellement devant nous, pressés de rejoindre leur machine, ne comprennent-ils pas non plus toutes les volte-face et la tactique du syndicat. Quel pouvoir les ouvriers ont-ils sur ces monceaux de tracts rédigés, sur ces consignes lancées ? A force d’être considérés comme de simples soldats par les syndicats, beaucoup ont pris l’habitude de limiter leur activité à une alternative : suivre ou ne pas suivre les ordres. Ils ont fait deux heures de grève une fois, quatre heures quinze jours plus tard. C’était pour préparer des actions plus vastes, disaient les organisations syndicales. En fait, les ouvriers n’ont rien préparé du tout, ils ont suivi. Cette fois, ils refusent de suivre. Où peuvent-ils reconnaître leur mouvement ? Qu’ont-ils fait pour le déterminer ? Qu’a-t-on fait pour qu’ils participent à cette détermination ? Rien. On les a ignorés pendant toutes les discussions et les tractations ; on pense à eux uniquement pour les appeler à soutenir les décisions des autres. Pour beaucoup, ne pas débrayer sera une sorte de vengeance muette contre ces méthodes.

Quand nous irons à 10 heures assister au meeting organisé par la C.G.T. et la C.F.T.C., ce que diront les orateurs n’aura aucune importance, aucun intérêt. L’auditoire écoutera une fois de plus, sans passion, les mêmes histoires et les mêmes mensonges : « 60 % de grévistes chez Renault, et certains ouvriers qui sont dans les ateliers ont décidé de repartir chez eux », dit Linet. Nous savons tous que ce n’est pas vrai. De ces échecs on peut tirer quelques leçons. D’abord il s’est avéré que les méthodes bureaucratiques dans le déclenchement de ces grèves ont fait faillite. Les bureaucraties syndicales ont beau lancer leurs ordres, ces ordres ne sont plus appliqués dès qu’ils arrivent aux ouvriers. Ils ne le sont pas toujours quand ils arrivent aux militants et parfois même les délégués restent sourds. Le responsable syndical se contente de distribuer un tract à la porte de l’usine pour transmettre l’ordre aux ouvriers. Il donne son tract comme un naufragé lance une bouteille à la mer. Il doit penser qu’avec un peu de chance l’ordre sera suivi et que sinon, tant pis, le hasard n’aura pas bien fait les choses. A la loterie de la grève, on aura pris le mauvais numéro.

Pourtant, dans différents ateliers, les ouvriers avaient débrayé presque unanimement. C’est qu’on y avait employé une arme bien plus efficace que la trique. Certains d’entre nous s’étaient ingéniés à réveiller l’esprit critique et à redonner à nos camarades le sens de leur responsabilité. L’arme redoutable que nous avions tenté d’introduire partout, c’était la discussion, la critique des ordres des organisation syndicales. Et cela n’avait pas créé la division entre les ouvriers, mais bien au contraire ressoudé leur unité. Nous étions donc arrivés à une conclusion qui peut paraître paradoxale à tous ceux qui portent aux nues le crétinisme bureaucratique. Cette conclusion peut s’exprimer ainsi : pour qu’un ordre puisse avoir la chance d’être exécuté, il doit passer par le crible de la critique des ouvriers. Les ordres qui ont été les plus critiqués ont souvent été les plus suivis. Combien d’ouvriers hostiles à la grève a-t-on vu se ranger à l’opinion de la majorité des autres, simplement parce qu’ils avaient pu, dans des assemblées exprimer librement leur pensée à leurs camarades.

On nous a demandé : « Mais vous, quelles victoires avez-vous remportées ? » Certes, nous n’avons rien obtenu, c’est-à-dire rien de plus que les organisations syndicales. Nous n’avons même pas pu exhiber d’accords conclus avec la Direction. Nous estimons cependant avoir remporté quelques succès bien plus prometteurs que tous les pourcentages d’augmentation. Nous avons obtenu que dans certains ateliers les ouvriers s’expriment. Nous avons brisé quelques routines, introduit des méthodes de lutte authentiquement prolétariennes et, en premier lieu, la démocratie ouvrière. Partout où nous avons pu le faire, nous ne craignons pas d’affirmer qu’il s’agit d’un grand progrès. Car ce n’est que par de telles méthodes que dans l’avenir les ouvriers pourront obtenir de véritables victoires.

APRES LE REFERENDUM DU 28 SEPTEMBRE

Un grand événement se prépare. On va peut-être changer de Constitution et de République. On en parlera dans les manuels d’histoire qu’étudieront nos petits-enfants. Le Petit Larousse y consacrera quelques lignes. C’est nous, soi-disant, qui allons provoquer tout cela par nos votes, et pourtant les travailleurs ont l’air de s’en foutre. Peut-être manquons-nous de préparation pour jouer ce grand rôle ? Non, les distributeurs de tracts sont à leur place ; tous les murs sont transformés en panneaux d’affichage, tous les papiers qui s’impriment parlent du Oui et du Non. Mais, malgré tout, personne ne réussit à passionner la majorité des travailleurs, qui adoptent l’attitude de spectateurs sceptiques. Dans les ateliers, l’atmosphère est calme.

On dit que, dans une chaîne, des colleurs de Oui se sont bagarrés avec des colleurs de Non, mais c’est l’exception. En général, les colleurs n’en viennent guère aux mains. Exemple, cet atelier, où l’unique colleur de Oui - socialiste minoritaire mais discipliné au parti - ne fait pas trop mauvais ménage avec les colleurs de Non communistes. Ils se serrent la main et se parlent. Mais ils ont des procédés différents pour le collage. Si les Non pratiquent publiquement, le Oui par contre colle à la sauvette et en évitant de se faire remarquer. En revanche, si des Non grattent un Oui, si le Oui gratte un Non, c’est selon la même méthode, c’est-à-dire en douce.

Les meetings pour le Non se succèdent place Nationale sans attirer beaucoup de monde (sauf celui où Depreux et Claude Bourdet prennent la parole). Quant aux Oui, ils n’osent pas encore tenir de réunions publiques. Toute la propagande se concentre sur le référendum. Des journaux font une soudaine apparition chez Renault, par exemple Le Réveil des Locataires qui nous est distribué un peu partout dans l’usine. Personne n’est étonné d’apprendre que la Fédération des Locataires est pour le Non. Des tracts gaullistes sont jetés des voitures la nuit, des journaux de la C.G.T. et des cellules du P.C. sont distribués aux portes et jonchent le sol. Puis c’est le coup de théâtre des 80% de Oui. Coup de théâtre qui continue à laisser froide la majorité. Bien sûr, on en parle, mais du bout des lèvres, comme un aristocrate parlerait des immondices. On cherche qui devrait pavoiser, cette majorité de la nation et du « monde du travail », mais elle ne se manifeste nulle part. Peut-être Un tel, en train de sourire derrière sa machine célèbre-t-il sa victoire, il se peut aussi que sa joie ait une toute autre origine : il n’a pas fait que voter, dimanche. J’entends : « C’était pas la peine de se faire casser la gueule pour la République. Elle est morte à présent ». Et de rire. Pourtant, il y a trois semaines, après la manifestation du 4 septembre, ceux qui avaient raconté les bagarres avaient intéressé les copains. Tout le monde était indigné contre les flics. Aujourd’hui, ni indignation, ni joie : l’indifférence. Ceux qui ont voté Oui, lorsqu’ils sont interrogés, testent souvent muets sur les motifs de leur geste. Les ouvriers évitent de parler du référendum et de la situation politique dès que des gens avec qui ils ne sont pas d’accord sont présents. Des conversations s’arrêtent net. On ne veut pas risquer de se brouiller pour une divergence politique : ça n’en vaut pas la peine. Je m’avance, je tends la main. On fuit mon regard. Je me fais timide, j’essaie d’approcher ceux qui parlent en me promettant de ne pas intervenir, de ne rien dire. Mais non, décidément, je ne saurai rien ou pas grand’chose. Où est le temps où la moindre discussion politique déchaînait les passions et les insultes ?

Enfin, un événement vient secouer un peu l’indifférence. Il ne s’agit, hélas, que de la mort d’un pape, suivie de toute la séquelle des louanges et des cérémonies abondamment commentées par les journaux et la radio. On s’attendrait presque, après le Oui et le Non, à voir des colleurs afficher Pape. Enfin, on peut se détendre à bon marché et renouer les contacts sans risquer de s’engueuler ou simplement de choquer son voisin. On charrie les successeurs de Saint-Pierre.

Les revendications ouvrières sont oubliées depuis quelque temps. Quelques-uns trouvent bien l’occasion de le reprocher aux syndicats. « Ils parlent tous de politique, mais nos salaires, il les ont oubliés ». Pour beaucoup c’est seulement une occasion de rouspéter, car ce n’est évidemment pas le tract qui leur dira que les salaires sont trop bas qui les réconciliera avec la politique syndicale. Mais ceux-là mêmes qui reprochent aux syndicats de ne pas faire leur boulot ne sont pas prêts pour autant à se lancer dans une action quelconque. Si les syndicats le leurs proposaient, ils seraient les premiers à rétorquer que ce n’est pas le moment. Il faudrait augmenter nos salaires. Bien sûr. Il faudrait en finir avec la hausse des prix. Evidemment. Mais de Gaulle, les colonels d’Algérie, l’armada de flics, ont leur mot à dire dans l’histoire, et nous lancer dans des actions en oubliant cela est impossible. Tout le monde le sait : la politique générale écrase tous les problèmes revendicatifs. On feuillette le journal pour voir où ont eu lieu les grèves. Quelques petits débrayages dans des chantiers, dans de petites industries, dans des coins perdus. Presque rien, en tout cas rien dans les grands centres, rien dans les nœuds vitaux de l’économie. Les travailleurs doivent y être comme ici, aussi écrasés par les problèmes généraux. Il y a un an, les ouvriers de Nantes avaient refusé de se lancer encore une fois seuls dans la bagarre. Ils disaient que le problème des salaires était un problème national, lié à la politique du pays et que, seuls, ils étaient battus d’avance. Aujourd’hui, ce raisonnement est celui de la majorité des travailleurs. C’est dans cet état d’esprit que les événements du 13 mai nous ont surpris et la crise n’a fait que renforcer cette opinion. Depuis 1953, les travailleurs, malgré quelques tentatives, n’avaient pas réussi à coordonner leur action, à passer outre les directives syndicales, à refuser les grèves tournantes. Allaient-ils avoir au mois de mai la force non seulement de coordonner leur action mais aussi de poser leurs véritables intérêts de classe en face du choix entre la IVe et la Ve République ?

Ils n’ont pas agi. Mais la grande masse a voté et une bonne partie de cette masse a voté pour de Gaulle. Incapables d’imposer leur propre solution, beaucoup d’ouvriers ont pratiqué la politique du balancier. Abandonnant ce qui les a déçus (les parlementaires de la IVe), ils se sont tournés vers d’autres. Il n’est pas vrai, comme le prétend la droite, que les ouvriers ont plébiscité sa politique algérienne ou une sorte de fascisme. Non, les ouvriers qui ont voté Oui ont mis leur espoir dans l’inconnu, et les silences de de Gaulle convenaient parfaitement à cette situation. Il n’est pas vrai non plus, comme le prétendent les communistes, que les ouvriers ont plébiscité de Gaulle parce que les Oui étaient plus nombreux sur les murs et que la propagande de la droite était plus intensive et plus dynamique que celle de la gauche. Dans les usines et dans les quartiers ouvriers, ce fut du reste souvent le contraire : la propagande des Non l’emportait sur celle des Oui. L’argument qui consiste à dire que les ouvriers ont voté Oui parce que ceux qui leur proposaient le Non étaient divisés ne tient pas non plus. D’abord parce que ceux qui proposaient le Oui étaient aussi divisés si ce n’est plus, et que, d’autre part, l’alliance des Non aurait incité pas mal d’anti-communistes, soit à voter Oui, soit à s’abstenir.

Le fait qu’il y ait eu peu d’abstentions prouve que les ouvriers veulent à tout prix se raccrocher à une force politique existante. Ils ont fait leur choix de cette façon : « Nous rejetons tous ceux qui nous ont trompés. Quant aux autres... on verra ». C’était ce même raisonnement qui hier faisait voter une grande partie d’entre eux pour le P.C. Cette fois-ci les communistes, en se raccrochant au régime existant, n’incarnaient plus l’espoir. Les gaullistes, qui proposaient le changement, se trouvaient ainsi avantagés : c’étaient eux qui prenaient le ton « révolutionnaire », tandis que les autres apparaissaient comme des conservateurs... En votant Non, demain serait comme aujourd’hui, se disait-on, et la majorité des ouvriers ne veut pas vivre comme elle a vécu jusqu’à aujourd’hui. Le vote du référendum a été pour eux un pari et souvent rien de plus. Quand on parle à ceux qui ont voté pour de Gaulle, la discussion se termine vite par : « On ne sait pas. On verra.. ». Un tel prend sa tête dans ses deux mains. « Comment s’y retrouver ? Quelle salade ». Son incompétence le remplit de joie.

Il n’y a plus de jeunes qui viennent mettre leur dynamisme dans les discussions ; s’ils sont présents lors de nos débats, c’est souvent pour se taire. Eux pourtant ne craignent rien, ils n’ont rien à préserver : ni le frigidaire, ni la télé, ni l’appartement à crédit. Les autres ont perdu tout dynamisme au cours de ces dernières années, ils vieillissent dans ces ateliers en s’aménageant vaille que vaille la vie la plus confortable possible. Tous leurs espoirs se ramènent à leurs problèmes personnels.

La propagande communiste sur les perspectives de chômage et de récession frappe beaucoup les esprits, mais la crainte qu’elle fait planer, au lieu de soulever la colère, ne fait que justifier la passivité. Bien que les tracts G.G.T. posent comme revendication « les 40 heures payées 48 », la plupart considèrent cela comme une utopie pure et simple, une chose qu’ils ne verront jamais. A présent il n’y a peut-être plus guère de travailleurs qui croient sincèrement que leurs salaires seront augmentés un jour. Alors, c’est la crainte du pire. Si vous parlez de revendications, on dira, sinon ouvertement, du moins derrière votre dos : « II s’en fout, lui, du chômage, sa femme travaille... » ou « II n’a pas d’enfants... Il est heureux, lui... ». On croit que vous cachez les perspectives du chômage pour pouvoir mieux reprocher aux autres leur passivité.

La crainte du chômage devient un bon prétexte. On remplace les actions revendicatives par un étalage de notre misère. Vous entendez la voix résignée d’un collègue qui répète pour la nième fois « Nous sommes dans le pétrin ». « Tu n’arrives plus à t’en sortir ». Un gros dit : « On n’arrive même plus à bouffer ». Non, il exagère un peu, celui-là, mais allez le lui dire, il se sentira offensé. La misère doit se traduire par le manque de nourriture, autrement ce n’est plus la misère, et si ce n’est pas la misère, c’est que nous sommes heureux, et si nous sommes heureux il n’y a plus aucune raison de se plaindre, et peut-être même s’opposer à ce qui se passe. Dire que l’on est malheureux, exagérer ce malheur jusqu’à l’absurde, c’est la protestation, c[est le défoulement. Ce qu’il affirme, il l’a puisé dans la propagande syndicale ou dans la littérature bourgeoise. Il a renié sa propre réalité et ses problèmes parce qu’on l’a poussé à accepter sa condition d’ouvrier. De Victor Hugo à Vie Ouvrière, tous ont cherché à le réduire à n’être qu’un tube digestif.

On comprend que, maintenu dans cette optique, l’ouvrier voie ses perspectives limitées, et comme il a en réalité de quoi s’alimenter, il n’a plus que deux choses à faire : soit se résigner à n’être qu’un estomac, soit mentir et nier qu’il puisse continuer à vivre ainsi. Ce manque de perspective politique l’oblige à s’appuyer sur le mensonge pour tromper les autres et manifester sa rancœur. Mais c’est là aussi que réside toute la faiblesse de son argumentation. Il est obligé de mentir pour revendiquer plus de richesse. Il est obligé de jouer à l’indigent. La lutte contre l’exploitation perd son caractère profond pour ne devenir qu’une revendication de bifteck. Il n’y a rien d’étonnant que, placés dans cette situation, beaucoup refusent maintenant de prendre des risques pour simplement obtenir un peu plus... L’objectif est trop minime pour l’effort demandé. Mais beaucoup se hâtent de tirer la conclusion : « Tant que les ouvriers ne crèveront pas de faim, ils resteront passifs ». Ce qui revient à dire que l’ouvrier ne se révoltera que lorsque le système d’exploitation ne lui permettra plus d’être ouvrier ; qu’il se révoltera uniquement pour rester ouvrier et pour renouveler sa force de travail. Cela a toujours été l’idée fondamentale de la classe dominante. Pas mal d’ouvriers l’ont adoptée aujourd’hui.

Le balayeur, lui, pense différemment. Il n’est pas politisé et, peut-être parce qu’il est en plus un Africain, il ne perd pas de vue les aspirations humaines les plus élémentaires. Il est plus révolté que les autres d’être considéré comme un robot. Il dit que ses cheveux blanchissent et qu’il voudrait partir de là avant qu’ils ne soient complètement blancs. C’est le système de vie qu’on lui impose qu’il refuse. Gagner un peu plus ou un peu moins, ce n’est pas le grand problème pour lui. « On se fout de moi, dit-il, parce que je suis manœuvre, mais ceux qui se moquent sont aussi idiots que moi. Quand j’arrive le matin, ils sont là aussi, à pointer leur carton, comme moi. Quand j’ai sommeil, et que je me frotte les yeux, eux aussi ils ont sommeil. Ils restent ici autant de temps que moi jusqu’au soir. Alors ? Ils gagnent un peu plus que moi parce qu’ils sont professionnels, mais ils ne peuvent rien faire d’autre que venir tous les jours, comme moi, et faire la même chose comme des idiots, sans savoir pourquoi ». Il répète : « Ils se croient plus malins, mais ils sont comme moi ». Et, pour se consoler : « Ils en bavent tous, comme moi »

Mais la plupart des autres se sont résignés à cette condition. L’injustice, la hiérarchie sociale, l’absurdité de la vie qu’on nous fait mener, la noirceur quotidienne dans laquelle on nous maintient, tout cela est considéré comme l’injustice obligatoire de toute société. En dehors de cette injustice officielle, il y a les injustices anormales ou accidentelles. Celle de ne pas avoir assez à manger, par exemple. Mais comme celle-ci n’existe pas en réalité, on l’invente, comme on exagère un éventuel chômage et toutes les calamités qui peuvent s’abattre sur la classe ouvrière. L’esprit d’offensive qui existait il y a quelques années chez les travailleurs, l’idée même de combattre pour avoir de meilleures conditions de vie, semble avoir momentanément disparu. Tel sont les ouvriers que l’on peut voir dans les chaînes et les ateliers, en ce début de la Ve République. Certains d’entre eux, il y a à peine un an, étaient prêts à se lancer dans de grands mouvements. Il y a quelques années, d’autres n’hésitaient pas à faire plusieurs semaines de grève. Ce sont ces mêmes ouvriers qui, en 1953, lors de la grève des fonctionnaires, étaient pleins d’espoir et se seraient joints au mouvement si les syndicats le leur avaient demandé. Ce sont eux qui, pleins de bonne volonté, ont attendu pendant des années les bons mots d’ordre et qui, aujourd’hui, sont lassés et déçus. Les mêmes disent aujourd’hui : « De Gaulle ? Pourquoi pas », ou bien, dégoûtés, vous disent qu’ils ne lisent plus les journaux.

Les seuls qui parlent beaucoup de la situation, ce sont les communistes. Mais ils parlent surtout entre eux, comme s’ils se parlaient à eux-mêmes. Avant le référendum, l’un d’eux disait que le gouvernement interdirait peut-être le P.C. parce qu’il avait peur de son influence sur les masses. Mais il ajoutait que le gouvernement hésiterait quand même à le faire, car le Parti passerait dans l’illégalité et, pour lui, l’illégalité, c’est le retour au temps de la résistance avec maquis et sabotage. Il me dit cela à moi, parce qu’il m’identifie un peu aux durs du Parti, mais, comme il n’est pas un dur, je crois qu’il doit dire des choses différentes aux autres. Il y a depuis longtemps tout un éventail de positions politiques clandestines dans le Parti à l’usage des différents tempéraments de militants allant du très dur jusqu’au très mou. Ce que dit ce militant est le reflet de ce que pense toute une catégorie de gens, surtout ceux qui sont venus au Parti pendant l’occupation. Depuis des années, la direction les tient sous pression en les persuadant que bientôt le parlementarisme va disparaître et que le grand soir va arriver. Depuis des années, on les persuade que la période parlementaire est transitoire, un mauvais moment à passer, mais que pendant cette période les troupes communistes se renforcent et qu’ensuite le Parti pourra se lancer dans une politique plus dure. Beaucoup de ces militants voient-ils le durcissement de leur politique pour des périodes très proches ? Certains chuchotent à voix basse les dernières informations sur les sabotages F.L.N. comme on se transmettait pendant l’occupation les informations de la B.B.C. Ils se réjouissent de cette action et ils préféreraient que ce soit leur propre parti qui la préconise. Toutefois, ils sont obligés d’échanger leurs impressions à voix basse, car dans tous les ateliers le racisme gagne. On bouffe du bougnoule ouvertement à présent. « II faudrait tous les tuer » est une formule courante et, bien que cela n’aille pas plus loin que ces phrases, ce qui est nouveau, c’est que ce sont les seules que l’on entende exprimées publiquement ; les autres se chuchotent. Le rapport de forces est renversé.

Autrefois le noyau communiste avait l’appui des ouvriers, aujourd’hui ce noyau se trouve isolé. Or, la politique du Parti n’est pas de se confiner dans cet isolement, elle est, au contraire, de tout faire pour le briser et pour retrouver ce contact avec les masses qu’il avait après la Libération. La politique des militants doit être de bannir tout sectarisme pour rassembler les ouvriers. Leur situation devient inextricable. Plus le Parti perd pied dans la classe ouvrière, plus la politique gouvernementale devient réactionnaire, plus ils doivent amollir leur politique et faire de concessions. Autrefois, quand le noyau était fort, il pouvait se permettre d’avoir des positions tranchées, les militants pouvaient insulter à tort et à travers ceux qui n’étaient pas d’accord, les menacer ou leur casser la figure. Aujourd’hui, c’est fini ; l’arrogance n’est plus de mise. Le militant doit discuter avec les autres et courir le risque de se faire engueuler. Pour certains, ne plus se sentir les plus forts est une situation intenable ; ils se taisent. Plus tard, sans doute, ils abandonneront. Les communistes de l’atelier disent : « Les ouvriers qui ont voté Oui sont des cons ». Mais le lendemain L’Huma dit qu’il ne faut pas se couper des ouvriers qui ont voté Oui : ils revoteront un jour pour le Parti. Les militants disent que les socialistes et les mendé-sistes sont des salauds. Mais le lendemain L’Huma chante les louanges des mendésistes. Au parti, on a l’habitude des positions tranchées. Quand on combattait les socialistes en 1948, on disait qu’ils étaient des fascistes ; quand on combattait Pinay, on disait que c’était un fasciste ; aujourd’hui on n’a même plus le droit de dire que de Gaulle est un fasciste. La politique aurait-elle de telles subtilités ? On se réjouit des sabotages F.L.N., mais L’Huma les condamne. Les subtilités deviennent un labyrinthe. Comment ne pas se sentir mal à l’aise dans cet imbroglio ?

On discute. Je dis : « Je ne suis pas pour la IVe ». Un militant répond : « Moi non plus ». Et pourtant Maurice Thorez se vante de défendre la Constitution de 1946 ! Une autre fois, au sujet de la manifestation du 4 septembre : « Moi, je ne veux pas aller là-bas pour chanter La Marseillaise ». Réponse d’un communiste : « Mais moi non plus ». Et il s’indigne que j’aie pu penser qu’il irait chanter La Marseillaise. Telle fut pourtant bien la consigne du Parti ce jour-là. La littérature gaulliste circule dans l’usine sans susciter beaucoup d’intérêt. Il faut dire que le contenu de ces tracts ne s’y prête guère. L’argumentation est très simple ; elle se réduit souvent à une caricature suivie d’une légende. Exemple, le cercueil de la IVe République devant deux individus qui doivent être des communistes et qui pleurent. Un autre tract représente une voiture chargée d’individus armés. C’est le « commando communiste » qui va attaquer les ouvriers de chez Simca. Un autre représente un âne qui dit qu’il votera Non. Il y a aussi des tracts signés du Comité de Salut Public Renault, qui exhortent les ouvriers au patriotisme. Un autre traite des problèmes sociaux en prêchant la bonne entente entre la maîtrise et les ouvriers.

Le ton, bien que paternaliste, est plus maladroit que celui de la Direction. Signés ou pas signés, les tracts sont faits et distribués par le Syndicat Indépendant Renault. C’est lui le grand vainqueur du référendum. Mais, malgré sa victoire, il reste ce qu’il était, une petite organisation avec beaucoup d’appuis du côté de la Direction et presque pas du côté des ouvriers. Une organisation incapable de secouer l’apathie des travailleurs, soit dans le sens réactionnaire et nationaliste, soit dans le sens tout aussi réactionnaire de l’anticommunisme bourgeois. L’idéologie de ces gaullistes est encore bien inférieure à la démagogie fasciste, car ils ne peuvent apparaître que comme conciliateurs et, sur ce terrain, ils peuvent difficilement se distinguer des autres formations syndicales. Ils ne peuvent être que les continuateurs du syndicalisme d’Etat. La seule chose qu’ils puissent revendiquer, c’est la succession aux postes que pourraient leur laisser les autres syndicats, mais là encore il faudrait pouvoir les conquérir dans les élections, ce qui demeure improbable. Ils arrivent au moment où le syndicalisme est déconsidéré aux yeux des ouvriers avant d’avoir pu jouer son véritable rôle moderne, qui était de se tailler une place dans l’appareil de gestion de l’usine.

Une période s’achève. Tout le dynamisme des ouvriers a été gaspillé, toute leur richesse combative étouffée ou canalisée vers des objectifs différents des leurs propres. Les travailleurs qui ont tenté de secouer l’apathie de leurs camarades se sont heurtés à un mur d’incompréhension et, renonçant à l’abattre, ils se sont finalement résignés au silence.


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