Mai 68 : la révolution anticipée

mercredi 1er avril 2009

Ce texte fait partie de la brochure n°2 « Mai 68 : la révolution anticipée ».

Il est possible de la télécharger dans la rubrique brochures.


Ce texte est aujourd’hui réédité par les éditions du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome III & IV, Quelle démocratie ?, 2013, au prix sacrifié de 32€.

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La première partie de ce texte rédigée entre le 20 et le 25 mai 1968. a été ronéotypée et diffusée par des anciens camarades de S. ou B. à la fin mai. L’ensemble, avec des textes d’Edgar Morin et de Claude Lefort, a été publié dans Mai 1968 : La Brèche (Fayard). L’achevé d’imprimer est daté du 21 juin 1968.


Mai 68 en France s’est déjà gravé dans l’histoire. Mais nous n’en ferons pas une gravure. A l’heure où ces lignes sont écrites, la crise déclenchée il y a deux mois par quelques enragés de Nanterre secoue de la racine au sommet la société française. Le fonctionnement des institutions capitalistes bureaucratiques, fignolées pendant des siècles, est bloqué. Le chef de l’Etat est obligé de faire appel à la constitution de groupes privés de ses partisans pour maintenir son pouvoir. Les têtes affolées des dirigeants géniaux de tous les bords ne crachent plus que le vide qui les a toujours remplies. Des millions d’hommes durcissent leur lutte et font ainsi voir que la question de l’organisation de la société se trouve posée. Peut-être verront-ils aussi qu’eux seuls peuvent la résoudre. L’histoire, les hommes sont en train de créer, le sens de ce qui se passe reste largement ouvert. Ce n’est pas notre intention de le fixer, ni de parler d’un présent plus que jamais vivant comme d’un passé mort. Mais pour transformer il faut comprendre, pour avancer il faut s’orienter. La signification des événements des quatre dernières semaines dépasse, dans sa profondeur et ses répercussions certaines, celle des luttes précédentes en France ou ailleurs. Cela non seulement en fonction des neuf millions de travailleurs en grève pendant vingt jours, mais surtout à cause du contenu qualitativement nouveau du mouvement. Des antécédents et des germes, on peut en trouver dans des révolutions du passé— la Commune de Paris, 1917, Catalogne 1936, Budapest 1956. Mais c’est la première fois que, dans une société capitaliste bureaucratique moderne, non plus la revendication, mais l’affirmation révolutionnaire la plus radicale éclate aux yeux de tous et se propage dans le monde. Il faut tranquillement se pénétrer de cette idée : quelle que soit la suite, Mai 68 a ouvert une nouvelle période de l’histoire universelle.

Ce n’est plus en théorie, mais dans les actes ; non pour quelques journées, mais pendant des semaines ; non entre quelques initiés, mais par des dizaines et des centaines de milliers de personnes que les idées fécondes, les actes organisateurs, les formes exemplaires de la révolution moderne sont diffusés et réalisés. Ils le sont dans les secteurs les plus modernes de la société, mais aussi là où, du même coup, ils pouvaient apparaître les plus téméraires et les plus difficiles à réaliser. En quelques jours, le mouvement des étudiants révolutionnaires propage à travers le pays la contestation de la hiérarchie, et en commence la démolition là où elle paraissait le plus aller de soi : dans le domaine du savoir et de l’enseignement. Il proclame, et commence à réaliser, la gestion autonome et démocratique des collectivités par elles-mêmes. Il conteste, et ébranle considérablement, le monopole de l’information détenu par les divers centres de pouvoir. Il met en question, non pas des détails, mais les fondements et la substance de la « civilisation » contemporaine : la société de consommation, le cloisonnement entre manuels et intellectuels, le caractère sacro-saint de l’Université et des autres hauts lieux de la culture capitaliste bureaucratique.

Ce sont là les présuppositions nécessaires d’une reconstruction révolutionnaire de la société. Ce sont là les conditions nécessaires et suffisantes pour une rupture radicale avec le monde capitaliste bureaucratique. Au contact de ces pierres de touche se révèle continuellement la nature, révolutionnaire ou réactionnaire, des individus, groupes ou courants en présence. Tout autant que dans ses visées, c’est dans son mode d’action, dans son mode d’être et dans l’unité indissoluble des uns et des autres qu’apparaît la nature révolutionnaire du mouvement actuel. Du jour au lendemain, l’immense potentiel créateur de la société, comprimé et bâillonné par le capitalisme bureaucratique, explose. Les idées les plus audacieuses et les plus réalistes — c’est la même chose — sont mises en avant, discutées, appliquées. Le langage aplati et vidé par des décennies de ronronnement bureaucratique, publicitaire et culturel, resplendit tout neuf et les hommes se le réapproprient dans sa plénitude. Les mots d’ordre géniaux, efficaces, poétiques jaillissent de la foule anonyme. Les éducateurs sont rapidement éduqués ; des professeurs d’université et des directeurs de lycée ne reviennent pas de la surprise que leur cause l’intelligence de leurs élèves et la découverte de l’absurdité et de l’inutilité de ce qu’ils leur enseignaient. Dans quelques jours, des jeunes de vingt ans atteignent une compréhension et une sagesse politique que des révolutionnaires honnêtes n’ont pas encore atteint après trente ans de militantisme. Au Mouvement du 22 Mars, à l’U.N.E.F., au S.N.E Sup apparaissent des leaders dont la clairvoyance et l’efficacité ne le cèdent en rien à celles des leaders d’autrefois, et qui, surtout, s’instaurent dans un rapport nouveau avec la masse : sans abdiquer leur personnalité et leur responsabilité, ils sont, non pas chefs géniaux, mais expression et ferment de la collectivité. Le mouvement, partageant un trait caractéristique de toute révolution, s’auto-développe et s’auto-féconde pendant sa phase ascendante (du 3 au 24 Mai). Il déclenche l’entrée des ouvriers en grève. Il transforme, et le rapport de forces social, et l’image que la population se fait des institutions et des personnes. Avec un sens tactique profond, il oblige pas à pas l’Etat à dévoiler sa nature répressive et policière et, plus que cela : il fait voir dans l’ordre établi un immense désordre établi. Il montre que la vraie substance de l’organisation capitaliste bureaucratique est l’anarchie totale. Il force les recteurs et les ministres à révéler aux yeux de tous leur incohérence, leur incompétence, leur imbécillité de fonction. Il fait tomber le masque des « gouvernants seuls capables », en y montrant les principaux incapables. Il dévoile à tous les niveaux des institutions — gouvernement. Parlement, administration, partis politiques — le vide qui y règne. A mains nues, les étudiants forcent le pouvoir à montrer, derrière ses solennités, sa grandeur et ses rodomontades, la peur qui le possède, peur qui n’a et ne peut avoir comme recours que la matraque et la grenade. En même temps, le mouvement amène les directions bureaucratiques « ouvrières » à se révéler les ultimes garants de l’ordre établi, associés à part entière à son incohérence et à son anarchie. La chair des couches dirigeantes en France a été profondément déchirée et elle ne se cicatrisera pas de si tôt.

Le mouvement présent est profondément moderne, parce qu’il dissipe la mystification de la belle société organisée, bien huilée, où n’existerait plus de conflit radical, mais seulement quelques problèmes marginaux. Cette commotion violente n’a lieu ni au Congo, ni en Chine, ni en Grèce — mais dans un pays où le capitalisme bureaucratique contemporain est bien établi et florissant, où des administrateurs très cultivés ont tout administré et des planificateurs très intelligents tout prévu. Mais il l’est aussi parce qu’il permet d’éliminer une foule de scories idéologiques qui encombraient l’activité révolutionnaire. Ce n’est pas la faim à laquelle le capitalisme condamnerait les hommes qui l’a provoqué, ni une « crise économique » qui de près ou de loin l’a influencé. Il n’a rien à faire, ni avec la « sous-consommation », ni avec la « sur-production », ni avec la « baisse du taux de profit ». Ce n’est pas non plus sur des revendications économiques qu’il s’est axé ; au contraire, ce n’est qu’en dépassant les revendications économiques où le syndicalisme étudiant s’était enfermé pendant longtemps — avec la bénédiction des partis de « gauche » — qu’il est devenu lui-même. Et, inversement, c’est en assurant la fermeture du mouvement des salariés dans des revendications strictement économiques que les bureaucraties syndicales ont tenté et tentent de réduire la fracture du régime.

Ce que le mouvement présent révèle comme contradiction fondamentale de la société capitaliste bureaucratique, ce n’est pas 1’ « anarchie du marché », l’antinomie entre le « développement des forces productives et les formes de propriété » ou entre la « production collective et l’appropriation privée ». Le conflit central autour duquel tous les autres s’ordonnent se dévoile comme le conflit entre dirigeants et exécutants. La contradiction insurmontable qui organise le déchirement de cette société se manifeste dans la nécessité pour le capitalisme bureaucratique d’exclure les hommes de la gestion de leurs propres activités et son impossibilité d’y parvenir (s’il y parvenait, il s’effondrerait aussitôt et de ce fait même). Son expression humaine et politique se trouve dans le projet des bureaucrates de transformer les hommes en objets (que ce soit par la violence, la mystification, la manipulation, les méthodes d’enseignement ou les carottes « économiques ») et le refus des hommes de se laisser faire.

Sur le mouvement présent, on peut voir clairement ce que toutes les révolutions ont montré, mais qu’il faut réapprendre à neuf. Il n’y a pas de « belle » perspective révolutionnaire, de « croissance graduelle des contradictions » et d’« accumulation progressive d’une conscience révolutionnaire des masses ». Il y a la contradiction et le conflit insurmontables dont on vient de parler, et le fait que cette société est obligée de produire, périodiquement, des « accidents » inéluctables qui bloquent son fonctionnement et font éclater la lutte des hommes contre son organisation. Le fonctionnement du capitalisme bureaucratique crée les conditions d’une prise de conscience, matériellement incarnées dans la structure même de la société aliénante et oppressive. Lorsque les hommes sont amenés à lutter, c’est cette structure sociale qu’ils sont obligés de mettre en cause ; d’autant plus que l’anarcho-despotisme bureaucratique pose constamment le problème de l’organisation de la société comme un problème explicite aux yeux de tous.

Certes, le mouvement présente aussi une antinomie caractéristique : profondément moderne dans ses visées et les couches qui l’animent, il trouve ses matières inflammables dans le secteur où les structures du capitalisme français restent archaïques, dans une université dont l’organisation date de siècles. Ces structures comme telles ne sont pas typiques, au contraire. Les universités anglo-saxonnes sont « modernisées » — ce qui ne les empêche nullement d’être en proie aux mêmes conflits ; on l’a vu avec les événements de Berkeley aux U.S.A. ou de la L.S.E. à Londres. Mais ce qui est typique, c’est précisément l’incapacité constitutionnelle et récurrente de la société capitaliste bureaucratique à se « moderniser » sans crise profonde — comme le montrent, sur d’autres plans, la question de la paysannerie en France, celle des Noirs aux U.S.A. et même celle du sous-développement à l’échelle mondiale. A travers ces crises se trouve posée chaque fois la question de l’organisation totale de la société.

Il est enfin fondamental que le noyau actif du mouvement ait été la jeunesse — plus particulièrement étudiante, mais aussi celle des autres catégories sociales. Tout le monde le sait et même le gouvernement humecte ses yeux en en parlant. Mais le sens de ce fait ne peut être récupéré par aucune des institutions et organisations qui existent, de droite ou de gauche. La jeunesse ne veut pas prendre la place de ses aînés dans un système accepté ; elle vomit ce système, l’avenir qu’il lui propose, toutes ses succursales, fussent-elles « de gauche ». La jeunesse ne se trouve pas prise dans un conflit de générations, mais dans un conflit social dont elle est l’un des pôles, parce qu’elle refuse et rejette l’ensemble des cadres et des valeurs du désordre établi. Nous en reparlerons dans la deuxième partie de ce texte.

Tout cela — et sans doute beaucoup d’autres choses que pour l’instant nous n’avons pas le temps de dire et même nous sommes incapables de voir— il faudra dans les mois et les années qui viennent l’élaborer, l’approfondir, en faire voir le sens à tous. Mais, pour l’instant, l’urgence est ailleurs.

Besoin d’un mouvement révolutionnaire organisé.

A partir du moment où le mouvement étudiant a conduit à une grève pratiquement générale ; encore plus, à partir du moment où la base des travailleurs a rejeté l’incroyable escroquerie des accords de Grenelle, la crise est devenue objectivement crise totale du régime et de la société. Mais en même temps, au-delà du blocage des institutions et de la nullité des « directions » politiques, est apparu le vide politique absolu existant dans le pays.

Nous reviendrons sur l’analyse de cette crise et les perspectives possibles qu’elle ouvre. Mais d’ores et déjà une chose est certaine. La révolution doit acquérir un visage. La révolution doit faire entendre sa parole. Pour l’y aider, un mouvement révolutionnaire d’un type nouveau est indispensable, et maintenant possible. Cela est indépendant de toute « prédiction » : quelle que soit la suite des événements, le sens et la nécessité d’un tel mouvement sont certains.

On peut se retourner sur les semaines récentes et se dire que tout se serait passé autrement s’il avait existé un mouvement révolutionnaire suffisamment puissant pour déjouer les manœuvres bureaucratiques, faire éclater la duplicité des « directions » de gauche jour après jour, indiquer aux ouvriers le sens profond des luttes étudiantes, propager l’idée de constitution de comités de grève autonomes d’abord, de Conseils ouvriers par la suite, de la remise, en marche de la production par les Conseils ouvriers à la fin. Il est vrai qu’à tous les niveaux énormément de choses auraient dû être faites qui n’ont pas pu l’être parce qu’un tel mouvement n’existait pas. Il est vrai que, comme l’expérience du déclenchement des luttes étudiantes l’a encore démontré, un tel mouvement aurait pu jouer un rôle capital de catalyseur, d’enzyme, de casseur de verrous, sans nullement pour autant devenir une « direction » bureaucratique des masses, mais en restant l’instrument de leur lutte et leur fraction provisoirement la plus lucide. Mais ces retours et ces regrets sont futiles. Non seulement l’inexistence matérielle d’un tel mouvement n’est pas un hasard ; s’il avait existé, s’il avait été formé pendant la période précédente, il n’aurait certainement pas été le mouvement dont nous parlons. On peut prendre la « meilleure » des petites organisations qui existaient, multiplier ses effectifs par mille, elle n’aurait en rien pu correspondre aux exigences et à l’esprit de la situation présente. On l’a constaté dans les événements : les groupes existants d’extrême gauche n’ont rien su faire d’autre que redérouler interminablement les bandes magnétophoniques enregistrées une fois pour toutes qui leur tiennent lieu d’entrailles. Pour la même raison il ne servirait à rien d’essayer de recoller ensemble ces groupes. Quels qu’aient pu être, à des titres et à des degrés divers, leurs mérites comme conservateurs des cendres froides de la révolution depuis des décennies, ils se sont encore montrés, à l’épreuve des événements, incapables de sortir de leur routine idéologique et pratique, inaptes à apprendre comme à oublier quoi que ce soit.

La tâche urgente de l’heure est la constitution d’un nouveau mouvement révolutionnaire à partir des récentes luttes et de leur expérience totale. La voie de cette constitution passe par le regroupement des jeunes étudiants, ouvriers et autres qui se sont unis dans ces luttes, sur des bases idéologiques et organi-sationnelles qu’ils auront à définir eux-mêmes.

Dans cette constitution, les étudiants révolutionnaires ont une responsabilité principale. Les problèmes posés par le mouvement étudiant, et les réponses qu’il leur a données dépassent de loin les universités ; ils ont une signification pour l’ensemble de la société et de ce fait les étudiants révolutionnaires doivent maintenant assumer leurs responsabilités universelles.

Si cela n’était pas fait, ce serait l’isolement et finalement la défaite du mouvement étudiant. Ce serait le triomphe de la ligne commune à Pompidou et à Séguy : que chacun reste à sa place, que les étudiants s’occupent de leurs affaires et les travailleurs des leurs, ce qui permettrait au gouvernement et aux « directions » politiques de s’occuper des affaires de la société.

Mais le mouvement des étudiants révolutionnaires ne peut pas jouer un rôle général en restant seulement étudiant. Cela reviendrait à vouloir agir sur les autres couches sociales de « l’extérieur », attitude à la fois fausse et stérile. Le mouvement étudiant a déjà agi « de l’extérieur » sur les autres couches, en leur montrant l’exemple, en leur réapprenant le sens de la lutte, en induisant la grève générale. Sous d’autres formes, il pourra et devra continuer à jouer ce rôle. Mais il ne peut pas, s’il reste simplement étudiant, donner à la société ce qui par-dessus tout manque à l’heure actuelle : une parole pleine et cohérente qui fasse éclater le vide des palabres politiques. Ni transposer ou introduire de l’extérieur, dans les autres couches sociales, ce qui a fait sa fécondité et son efficacité sur son terrain propre : des objectifs qui correspondent aux visées profondes des intéressés, une action qui sort d’une collectivité organique.

Le passage du mouvement de Nanterre au mouvement dans l’ensemble de l’enseignement a déjà exigé une transformation du terrain, des formes, des objectifs, de l’organisation de la lutte. Le passage du mouvement étudiant à un mouvement global exigera une transformation qualitativement beaucoup plus importante — et beaucoup plus difficile. Cette difficulté — que l’on constate à mille signes depuis le 13 Mai — tient à beaucoup de facteurs, organiquement liés.

Le mouvement étudiant a connu le succès, la réalité et la joie sur un terrain qui était naturellement le sien : les facultés et les quartiers universitaires. Dire qu’il doit passer à la vraie politique face à la société globale, c’est apparemment lui dérober ce terrain sous ses pieds, sans lui en offrir d’emblée un autre comparable.

Il a éprouvé son efficacité, il a montré un sens tactique admirable, par des méthodes d’action qui présentement ne peuvent pas être transposées, comme telles, à l’échelle sociale.

Il a court-circuité les problèmes, difficiles entre tous, de l’organisation, parce qu’il agissait dans des collectivités professionnellement et localement concentrées et unifiées—et maintenant il est obligé d’affronter l’hétérogénéité et la diversité sociale et nationale. Il est compréhensible que dans ces conditions beaucoup d’étudiants révolutionnaires refusent ce qui leur apparaît l’abandon pur et simple de ce qui s’est avéré, jusqu’ici, le seul terrain fécond.

C’est pourquoi il s’est manifesté constamment des tendances vers une fuite en avant — qui n’est en fait qu’une fuite à côté et risque à la fin de devenir une fuite en arrière. Ces tendances découlent d’une image fausse de la situation. Il n’existe pas encore, dans les couches salariées, les virtualités explosives qui existaient il y a un mois dans la masse des étudiants. Chercher à perpétuer artificiellement les conditions de la mi-mai, ne peut conduire qu’à des phantasmes collectifs sans prise sur le réel, à des quitte ou double spasmodiques qui, loin d’être exemplaires, n’apprendront rien à personne.

Mais ces difficultés se relient à d’autres, beaucoup plus profondes parce qu’elles renvoient aux problèmes derniers, aux points d’interrogation ultimes de l’activité révolutionnaire et de la révolution elle-même. En les exprimant dans leur comportement, les étudiants révolutionnaires font preuve d’une maturité qu’il faut traiter comme elle le mérite : en lui parlant sans réserve et sans ménagement.

Les étudiants révolutionnaires sentent une antinomie entre l’action et la réflexion ; entre la spontanéité et l’organisation ; entre la vérité de l’acte et la cohérence du discours : entre l’imagination et le projet. C’est la perception de cette antinomie qui motive, consciemment ou non, leur hésitation.

Elle est nourrie par toute l’expérience précédente. Comme d’autres pendant des décennies, ils ont vu dans quelques mois ou semaines la réflexion devenir dogme stérile et stérilisant ; l’organisation devenir bureaucratie ou routine inanimée ; le discours se transformer en moulin à paroles mystifiées et mystificatrices ; le projet dégénérer en programme rigide et stéréotypé. Ces carcans, ils les ont fait éclater par leurs actes, leur audace, leur refus des thèses et des plates-formes, leur collectivisation spontanée.

Mais on ne peut pas en rester là. Accepter cette antinomie comme valable, comme dernière, comme indépassable, c’est accepter l’essence même de l’idéologie capitaliste bureaucratique, c’est accepter la philosophie et la réalité qui existent, c’est refuser la transformation réelle du monde, c’est intégrer la révolution dans l’ordre historique établi. Si la révolution n’est que explosion de quelques jours ou semaines, l’ordre établi (qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non) s’en accommode fort bien. Plus même, contrairement à ce qu’il croit, il en a profondément besoin. Historiquement, c’est la révolution qui permet au monde de la réaction de se survivre en se transformant, en s’adaptant — et on risque aujourd’hui d’en avoir une nouvelle démonstration. Ce sont ces explosions qui rompent le milieu imaginaire et irréel où, par sa nature même, la société d’aliénation tend à s’enfermer, et l’obligent à trouver — serait-ce à travers l’élimination des oppresseurs d’hier — de nouvelles formes d’oppression mieux adaptées aux conditions d’aujourd’hui. Que la société puisse se révolter, vivre des jours et des semaines d’ivresse lucide et de création intense, on le sait depuis toujours. Le vieux Michelet écrivait, à propos de la Révolution française : « Ce jour-là, tout était possible..., l’avenir fut présent... plus de temps, un éclair de l’éternité. » Mais si ce n’est qu’un éclair, les bureaucrates réapparaîtront aussitôt après, avec leurs lanternes sourdes comme seules sources de lumière. Que la société, ou une de ses sections, soit capable de déchirer pour un moment les voiles qui l’enveloppent et de sauter au-delà de son ombre, le problème n’est pas là. Là, il n’est que posé ; c’est pour cela qu’il est posé. Il ne s’agit pas de vivre une nuit d’amour. Il s’agit de vivre toute une vie d’amour. Si nous trouvons aujourd’hui, face à nous, Waldeck Rochet et Séguy, ce n’est pas parce que les ouvriers russes ont été incapables de renverser l’ancien régime. C’est, au contraire, parce qu’ils en ont été capables — et qu’ils n’ont pas pu instaurer, instituer leur propre pouvoir.

Se laisser enfermer dans le dilemme : le moment d’explosion créatrice et la durée qui ne peut être qu’aliénation, c’est rester prisonnier de l’ordre établi. Accepter le terrain où ce dilemme peut être posé, c’est accepter les présupposés ultimes de l’idéologie dominante depuis des millénaires. C’est être la sainte Thérèse de la révolution, prête à payer par des années de sécheresse les rares instants de grâce. Accepter que l’acte exclue la réflexion, c’est implicitement admettre que toute réflexion est sans objet vrai. Comme l’homme ne peut pas s’en passer, c’est donc livrer le champ de la réflexion aux mystificateurs et aux idéologues de la réaction.

Accepter que spontanéité et organisation s’excluent, c’est livrer le champ de l’organisation — sans lequel aucune société ne peut survivre un jour — aux bureaucrates.

Accepter que rationalité et imagination s’excluent l’une l’autre, c’est ne rien avoir compris à l’une et à l’autre. Là où l’imagination dépasse la rêverie ou le délire, et aboutit à des résultats durables, c’est parce qu’elle constitue de nouvelles formes universelles ; là où la rationalité est raison créatrice et non répétition , vide, c’est parce qu’elle se nourrit à des sources imaginaires dont aucune pseudo-rationalité « scientifique » ne peut rendre compte.

Comme le sérieux permanent est le comble du grotesque, la fête permanente c’est la tristesse sans fin. Accepter l’antinomie sérieux-fête comme absolue, c’est accepter la civilisation des loisirs. C’est couper la vie en une portion « sérieuse », livrée aux organisateurs, et en une portion « gratuite » livrée aux vendeurs de plaisir et de spectacle — qui pourraient bien être, à la limite, les happenings révolutionnaires. Si la révolution socialiste a un sens, ce n’est certes pas de remplacer les bourgeois par des bureaucrates « ouvriers ». C’est cependant à quoi elle aboutissait inéluctablement, si elle refusait d’affronter ces problèmes. Si la révolution socialiste peut avancer, ce n’est pas en « faisant » « la synthèse » de ces antinomies, ou en les « dépassant ». C’est en détruisant le terrain même où elles surgissent inévitablement. La société humaine pourra-t-elle accomplir ce passage ? Passage non pas vers un monde sans problèmes — mais vers un monde qui aura laissé derrière ces problèmes-ci ? Nous ne le savons pas — et sous cette forme la question n’a aujourd’hui aucun intérêt. Seule l’action dans cette direction a un sens — que l’on pense, comme nous, que ce passage est possible, ou que l’on pense, comme d’autres peuvent le penser, que seule cette action introduit dans l’histoire le minimum de mouvement et de vérité qu’elle peut tolérer. Hors cela on ne peut être que consommateur ou desperado. Mais dans une société de consommation, les desperados sont vite transformés en objets de consommation. Beaucoup d’étudiants révolutionnaires ont été très tôt préoccupés par le danger de « récupération » du mouvement par les vieilles forces. Mais le danger de récupération d’une explosion qui reste simple explosion est tout aussi grand, sinon davantage.

Celui qui a peur de la récupération est déjà récupéré. Récupéré dans son attitude, car bloqué. Récupéré dans sa mentalité la plus profonde, car cherchant des garanties contre la récupération et par là déjà pris dans le piège idéologique réactionnaire : la recherche d’un talisman, d’un fétiche anti-récupérateur. Il n’y a aucune garantie contre la récupération, en un sens tout peut être récupéré et tout l’est un jour ou l’autre. Pompidou cite Apollinaire, Waldeck Rochet s’intitule communiste, il y a pour Lénine un mausolée, on s’enrichit en vendant Freud, le 1er mai est fête légale. Mais, aussi, les récupérateurs ne récupèrent que des cadavres. Pour nous, pour autant que nous sommes vivants, toujours à nouveau la voix d’Apollinaire nous parle, toujours les lignes du Manifeste communiste bougent, nous faisant entrevoir le gouffre de l’histoire, toujours le « Reprenez ce qui vous a été pris » résonne à nos oreilles, toujours le « Où était ça, je dois advenir » nous rappelle son exigence indépassable, toujours le sang des ouvriers de Chicago trouble et éclaircit à la fois notre regard. Tout peut être récupéré sauf une chose : notre propre activité réfléchie, critique, autonome.

Combattre la récupération, c’est étendre cette activité au-delà de l’ici et du maintenant, lui donner une forme qui véhicule son contenu pour toujours et le rend à jamais irrécupérable — c’est-à-dire reconquérable par des vivants dans sa vérité toujours neuve.

La récupération, on ne l’évite pas en refusant de se définir. L’arbitraire, on ne l’évite pas en refusant de s’organiser collectivement, plutôt on y court. Lorsque dans une assemblée de deux cents personnes quelqu’un propose un tract contenant des dizaines de mots d’ordre tels que la suppression du cheptel et la nationalisation de la famille (ou l’inverse, cela n’avait strictement aucune importance dans le contexte), et qu’on lui dit en conclusion de publier son tract au nom de son comité d’action du 22 Mars, est-ce là la négation de la bureaucratie, ou bien le pouvoir arbitraire de l’incohérence (momentanée) d’une personne, imposée à toute une collectivité qui en supportera les conséquences ?

(Pour ceux qui préfèrent le langage philosophique : il faut certes que le mouvement maintienne et élargisse le plus possible son ouverture. Mais l’ouverture n’est pas et ne peut jamais être ouverture absolue. L’ouverture absolue est le néant, c’est-à-dire immédiatement fermeture absolue. L’ouverture est ce qui constamment déplace et transforme ses propres termes et même son propre champ, mais ne peut exister que si, à chaque instant, elle s’appuie sur une organisation provisoire du champ. Un point d’interrogation tout seul ne signifie rien, pas même une interrogation. Pour signifier une interrogation, il doit être précédé d’une phrase, et poser certains de ses termes comme possédant un sens qui pour l’instant ne fait pas question. Une interrogation met en question certaines significations, en en affirmant d’autres — quitte à revenir ensuite sur celles-ci).

Les étudiants révolutionnaires ont fait l’expérience des groupuscules traditionnels, prisonniers des structures idéologiques et pratiques du capitalisme bureaucratique dans ce qu’elles ont de plus profond : des programmes fixés une fois pour toutes, des discours répétitifs quelle que soit la réalité, des formes d’organisation calquées sur les rapports constitués par la société existante. Ces groupuscules reproduisent en leur sein la division dirigeants-exécutants, la scission entre ceux qui « savent » et ceux qui ne « savent pas », la séparation entre une pseudo-« théorie » scolaire et la vie. Cette division, cette scission, ils veulent également les établir relativement à la classe ouvrière," dont ils aspirent tous à devenir les « dirigeants ».

Mais on ne sort pas de cet univers, on s’y enferme au contraire lorsqu’on croit qu’il suffit de prendre simplement le contre-pied de ces termes, la négation de chacun, pour être dans le vrai. On ne dépasse pas l’organisation bureaucratique par le refus de toute organisation, la rigidité stérile des plates-formes et des programmes par le refus de toute définition des objectifs et des moyens, la sclérose des dogmes morts par la condamnation de la vraie réflexion théorique. Il est vrai que cette sortie est difficile ; que la voie est très étroite. Le propre d’une crise aussi profonde que celle que traverse en ce moment la France est que tout le monde marche sur le fil du rasoir. Et les révolutionnaires autant et plus que tous les autres. Pour le gouvernement, pour le patronat, pour les dirigeants bureaucrates, il y va de leurs places, de leur argent, à la limite de leur tête — c’est-à-dire de presque rien. Pour nous, le danger est le plus grand, car il y va de notre être de révolutionnaires. Ce que nous risquons actuellement, c’est beaucoup plus que notre peau ; c’est la signification la plus profonde de ce pour quoi nous luttons et de ce que nous sommes, qui dépend de la possibilité de faire de ce qui s’est passé autre chose qu’une explosion momentanée, de le constituer sans lui faire perdre sa vie, de lui donner un visage qui bouge et regarde, bref de détruire les dilemmes et antinomies déjà décrits et le terrain où ils surgissent.

Déjà l’expérience récente montre la voie qui y mène. Une minorité révolutionnaire doit-elle ou non « intervenir », par quels moyens et jusqu’à quel point ? Si les quelques enragés de Nanterre d’abord, le Mouvement du 22 Mars ensuite, quantité d’étudiants révolutionnaires enfin, n’étaient pas « intervenus », il est évident que rien de ce qui s’est passé n’aurait eu lieu ; comme il est évident que ces interventions n’auraient eu guère d’effet si une partie importante de la masse des étudiants n’était pas virtuellement prête à agir. L’intervention d’une minorité qui prend ses responsabilités, agit avec l’audace la plus extrême mais sent jusqu’où la masse veut et peut aller, devient ainsi un catalyseur et un révélateur qui laisse derrière elle le dilemme volontarisme-spontanéisme.

De même, est-ce que les revendications mises en avant concernant les universités sont « minimum » ou « maximum », « réformistes » ou « révolutionnaires » ? En un sens, elles peuvent paraître « révolutionnaires » d’après le langage traditionnel, puisqu’elles ne pourraient être réalisées sans un renversement du système social (il ne peut pas y avoir de « socialisme dans une seule université »). A d’autres yeux, elles paraissent « réformistes », précisément du fait qu’elles ne semblent concerner que la seule université, et que, subsidiairement, on pourrait bien en concevoir une forme édulcorée de réalisation, les récupérant pour le meilleur fonctionnement de la société présente (ce qui fait que certains tendent à les dénoncer ou à s’en désintéresser). Mais c’est cette distinction même qui, dans ce cas est fausse. Ces revendications ont leur sens profond et positif ailleurs : applicables en partie dans le cadre du régime actuel, elles rendent possible de le remettre constamment en question ; leur application suscitera immédiatement de nouveaux problèmes ; elle présentera chaque jour aux yeux horrifiés d’une société hiérarchique le scandale de bacheliers et de sommités scientifiques discutant ensemble du contenu et des méthodes de l’enseignement ; elle aidera à former des hommes pour qui, ne serait-ce qu’en partie, la conception du monde social, des rapports d’autorité, de la gestion des activités collectives aura été transformée.

C’est dans l’esprit qui se dégage de ces exemples qu’il faut aborder les problèmes que pose la constitution d’un mouvement révolutionnaire. Propositions pour la constitution immédiate d’un mouvement révolutionnaire

Le mouvement ne peut exister que s’il se définit ; et il ne peut continuer que s’il refuse de se figer dans une définition donnée une fois pour toutes.

Le mouvement doit évidemment se définir et se structurer lui-même. Si, comme on doit le penser, il est appelé à s’étendre et à se développer, ses idées, ses formes d’action et ses structures d’organisation connaîtront une transformation constante, fonction de son expérience et de son travail, comme aussi de l’apport de ceux qui viendront le rejoindre. Il ne s’agit pas de fixer une fois pour toutes son « programme », ses « statuts » et sa « liste d’activités », mais de commencer ce qui devra rester une auto-définition et auto-organisation permanente. Principes. — Aussi bien pour la reconstruction socialiste de la société que pour son propre fonctionnement interne et pour la conduite de ses activités, le mouvement doit s’inspirer de ces idées : Dans les conditions du monde moderne, la suppression des classes dominantes et exploiteuses exige non seulement l’abolition de la propriété privée des moyens de production, mais aussi l’élimination de la division dirigeants-exécutants en tant que couches sociales. Par conséquent, le mouvement combat cette division partout où il la trouve, et ne l’accepte pas à son intérieur. Pour la même raison, il combat la hiérarchie sous toutes ses formes.

Ce qui doit remplacer la division sociale entre dirigeants et exécutants et la hiérarchie bureaucratique où elle s’incarne, c’est l’autogestion, à savoir la gestion autonome et démocratique des diverses activités par les collectivités qui les accomplissent. L’autogestion exige : l’exercice du pouvoir effectif par les collectivités intéressées dans leur domaine, c’est-à-dire la démocratie directe la plus large possible ; l’élection et la révocabilité permanente de tout délégué à toute responsabilité particulière ; la coordination des activités par des comités de délégués également élus et révocables à tout instant.

L’exercice effectif de l’autogestion implique et exige la circulation permanente de l’information et des idées. Il exige également la suppression des cloisonnements entre catégories sociales. Il est enfin impossible sans la pluralité et la diversité des opinions et des tendances. Structures d’organisation. — Les structures d’organisation du mouvement découlent immédiatement de ces principes :

—  Constitution de groupes de base de dimensions permettant à la fois une division efficace des tâches et une discussion politique féconde ;
—  Coordination des activités générales des groupes de base par des comités de coordination formés par des délégués élus et révocables ;
—  Coordination des activités ayant trait à des tâches spécifiques par des commissions correspondantes, également formées par des délégués élus et révocables ;
—  Commissions exécutives techniques, sous le contrôle politique des comités de coordination ;
—  Assemblées générales délibératives communes de tous les groupes de base aussi fréquentes que les conditions le permettent. Fonctionnement interne : — Deux idées essentielles au départ :
—  La tâche des organes généraux (comités de coordination, commissions spécialisées) doit être surtout de collecter les informations et de les rediffuser dans le mouvement ; celle des organes de base, surtout de décider. Il est essentiel d’inverser le schéma capitaliste bureaucratique (où les informations seulement montent, les décisions seulement descendent).
—  C’est une tâche permanente du mouvement d’organiser et de faciliter la participation active de tous à l’élaboration de la politique et des idées et à la prise de décisions en connaissance de cause. Si cela n’est pas fait, une division entre « politiques » et « exécutants » réapparaîtra rapidement. Pour la combattre, il ne s’agit pas de procéder à une « alphabétisation politique » sur le modèle bourgeois tel que l’ont appliqué les organisations traditionnelles, mais d’aider les militants à réfléchir critique-ment à partir de leur propre expérience avec des méthodes d’autoformation politique active.

Formes d’action.

— Elles ne peuvent être définies qu’au fur et à mesure des événements et sur des terrains concrets. Mais leur sens général doit être d’aider les travailleurs à lutter pour des objectifs du type défini plus haut et à s’organiser sur des bases analogues. Cependant, un certain nombre de tâches immédiates doivent être définies et réalisées dès maintenant. Elles sont, dans l’ordre logique et temporel :

1° S’organiser selon ces lignes ou du moins selon des lignes qui permettent au mouvement de décider collectivement de son organisation et de son orientation.

2° Produire le plus rapidement possible un journal. L’importance du journal n’est pas seulement immense dans le domaine de l’information, de la propagande et de l’agitation. Elle gît surtout en ceci :
—  le journal peut et doit être un organisateur collectif. Dans l’étape actuelle, c’est le seul moyen de répondre à la demande des camarades de divers endroits et milieux qui voudront s’organiser avec le mouvement. Par la simple reproduction des principes d’orientation et d’organisation du mouvement et par la description de ses activités, le journal permettra aux gens de répondre à la question : que faire ? en s’organisant eux-mêmes et en prenant contact avec le mouvement sans que celui-ci ait besoin de « les organiser », ce qui serait à la fois difficile et contestable ;
—  le journal peut être un instrument essentiel pour le dépassement de la division possible, au sein du mouvement entre « politiques » et « simples militants », comme entre le mouvement et l’extérieur. Cela il peut le faire non seulement en étant ouvert à tous mais : a) en organisant la participation active des groupes de base à sa rédaction (les groupes de base assumant la responsabilité de rubriques définies du journal) ; b) en ouvrant largement ses colonnes à ses lecteurs et en suscitant leur participation (non seulement publication de contributions et de lettres, mais organisation systématique d’interviews enregistrées, etc.).

3° Expliquer partout et par tous les moyens (réunions, journal, tracts, plus tard brochures, etc.) le sens profond et universel de l’action des étudiants et de ses objectifs :
—  ce que signifie la demande de gestion collective, la lutte contre la division dirigeants-exécutants, contre la hiérarchie, l’explosion d’activité créatrice des jeunes, leur auto-organisation. Tous les thèmes de la révolution socialiste peuvent et doivent être développés de façon vivante, à la lumière de l’expérience de Mai 68, à partir de ces points ;
—  ce que signifie la lutte contre la culture capitaliste bureaucratique, qui doit devenir une attaque contre les fondements de la « civilisation » moderne : séparation du travail productif et des loisirs ; absurdité de la société de consommation ; monstruosité des villes contemporaines ; effets de la scission totale entre travail manuel et travail intellectuel, etc. Tout cela couve dans la population mais, hors les milieux « intellectuels », n’arrive pas à s’articuler et à s’exprimer.

4° Participer à, et pousser le plus loin possible, la démolition de l’Université bourgeoise et la transformer, tant que faire se peut, en foyer de contestation du désordre établi. A cette tâche capitale, il faut s’atteler sans illusion et sans hésitation. L’autogestion de l’Université a un caractère exemplaire. Peu importe ce qu’il en restera a plus long terme si le mouvement refluait ; et, s’il repart, elle en sera de nouveau une base de démarrage. L’autogestion de l’Université peut et doit devenir une plaie inguérissable aux flancs du système bureaucratique, un catalyseur permanent aux yeux des travailleurs.

5° Mettre au pied du mur les appareils bureaucratiques et politiques déjà ébranlés relativement à l’autogestion. Chaque fois que quelqu’un se présente comme « dirigeant » ou « représentant ». il faut lui poser la question : D’où et de qui tirez-vous votre pouvoir ? Par quels moyens l’avez-vous obtenu ? Comment l’exercez-vous ? Il faut conjoncturellement inciter les travailleurs — sans laisser aucune illusion sur le syndicat comme tel — à rejoindre la C.F.D.T., parce que moins bureaucratisée, et plus perméable à sa base aux idées du mouvement, mais aussi et surtout pour, y poser cette question et cette exigence : l’autogestion n’est pas seulement bonne pour l’extérieur, elle est tout aussi bonne pour la section syndicale, le syndicat, la fédération et la confédération.

***

Les étapes de la crise

Ce n’est pas notre propos de faire ici l’histoire des luttes des dernières semaines. Mais il faut dégager certains éléments de leur signification, qui ne semblent pas perçus de tous, et dont la portée dépasse l’immédiat. La crise a traversé quatre étapes nettement distinctes :

1° Du 3 au 14 Mai, le mouvement étudiant, jusqu’alors limité à Nanterre, s’amplifie brusquement, gagne l’ensemble du pays, et, après les combats de rues, la nuit du 11 Mai et la manifestation du 13, culmine dans l’occupation généralisée des universités.

2° Du 15 au 27 Mai, commençant à Sud-Aviation (Nantes), des grèves spontanées avec occupation des locaux éclatent et s’étendent rapidement. Ce n’est que l’après-midi du 17, après des débrayages spontanés chez Renault-Billancourt, que les directions syndicales sautent dans le train en marche, et parviennent à prendre le contrôle du mouvement pour conclure finalement avec le gouvernement les accords de Grenelle.

3° Du 28 au 30 Mai, après le rejet brutal par les travailleurs de l’escroquerie des accords de Grenelle, directions syndicales et partis « de gauche » essayent de transposer les problèmes au niveau des combines « politiques », cependant que la décomposition de l’appareil gouvernemental et étatique arrive à son comble.

4° A partir du 31 Mai, les couches dominantes se ressaisissent, de Gaulle dissout l’Assemblée et menace les grévistes. Communistes, fédérés et gaullistes sont d’accord pour jouer la farce électorale, cependant que les directions syndicales retirent les « préalables » généraux à la négociation et tentent de conclure au plus vite des accords par branche. La police entreprend la réoccupation des locaux de travail, en commençant par les services publics.

La première étape de la crise est dominée exclusivement par le mouvement étudiant. Sans revenir sur sa signification, il est nécessaire d’indiquer les saisons de son extraordinaire efficacité. Elles se trouvent d’abord dans le contenu radical de ses objectifs politiques. Tandis que, depuis des années, le syndicalisme étudiant et les partis « de gauche » mendiaient des centimes (pré-salaire, locaux, etc.). les étudiants de Nanterre d’abord, de tout le pays par la suite, ont posé la question : Qui est le maître dans l’Université, et qu’est-ce que l’Université ? Ils y ont répondu : Nous voulons en être les maîtres, et pour en faire autre chose que ce qu’elle est. Tandis que l’on se lamentait pendant des années sur le petit pourcentage de fils d’ouvriers à l’Université — comme si, dans les pays où ce pourcentage est beaucoup plus grand, l’Université et la société avaient changé de caractère ! — ils ont ouvert l’Université à la population travailleuse. Tandis que l’on demandait, depuis des années, davantage de maîtres, ils ont posé la question du rapport même enseignants-étudiants. Ils ont ainsi attaqué les structures hiérarchiques-bureaucratiques de la société là même où elles paraissent les mieux fondées pour le sens commun, là où le sophisme : le savoir donne droit au pouvoir (et le pouvoir possède par définition le savoir) semble inattaquable. Mais si des étudiants de première année peuvent avoir voix délibérative sur les programmes et les méthodes de travail autant que des professeurs réputés, au nom de quoi oserait-on dénier aux travailleurs d’une entreprise la gestion d’un travail qu’ils connaissent mieux que personne, aux membres d’un syndicat la direction de luttes qui ne concernent et n’engagent qu’eux ? (Et c’est cela qui explique, beaucoup plus que la présence de militants antistaliniens dans le mouvement étudiant, la hargne et la haine que dès le premier jour P.C. et C.G.T. lui ont manifestées ; ils ont tout de suite senti qu’il mettait en cause leur propre nature bureaucratique.) Depuis des années, on proposait timidement une « modernisation » (dans le sens capitaliste bureaucratique) des programmes ; les étudiants ont attaqué la substance et le contenu de l’enseignement universitaire, et ont dénoncé dans les actes la mystification (relancée depuis quelques années par d’étranges « marxistes ») d’une science neutre, qui ne devrait rien à l’idéologie.

En même temps, ce contenu radical n’est pas apparu dans les mots, mais dans les actes, par des méthodes de lutte efficace. Coupant court à toutes les méthodes « traditionnellement éprouvées » : bavardages, négociations, pressions, entrées et sorties dans cl hors les syndicats et « conquêtes » illusoires de ceux-ci, les étudiants sont passés à l’action directe, sachant choisir chaque fois le terrain le plus favorable. Enfin, le caractère non bureaucratique, non traditionnel de l’organisation du mouvement a joué un rôle considérable. Décisions collectives sur le tas, participation de tous à leur exécution, levée des interdits et des suspicions politiques, leaders émergeant de l’action même. Mais il faut encore dire ici que l’efficacité du mouvement, aux trois niveaux décrits, était en même temps liée aux conditions concrètes où il a pris son départ et où il s’est maintenu jusqu’au moment de l’occupation des universités. Or sa faiblesse dans les étapes suivantes a été la tentative de transposer presque tels quels les objectifs et les formes d’action et d’organisation, qui avaient si bien réussi sur leur premier terrain, au niveau de la société globale et de la totalité des problèmes. Cette tentative ne pouvait qu’échouer, et a conduit le mouvement au risque, frôlé de près, de l’isolement et de la rotation accélérée sur lui-même. Nous ne voulons pas dire que ces idées ne valent que pour le milieu universitaire (ou à l’intérieur d’an milieu organique quelconque) ; mais qu’elles ne peuvent pas être transposées mécaniquement ailleurs, sans que leur signification ne soit presque totalement inversée. Pour transposer de façon féconde, il faut réfléchir. Autrement, c’est la répétition — la bureaucratie de la pensée à laquelle conduit fatalement le refus de penser. Ce qui a rendu possible, et nourrit encore aujourd’hui, des tentatives de transposition mécanique, c’est une fausse image de la réalité sociale, une incompréhension du capitalisme moderne dans laquelle la mythologie ouvriériste joue un rôle prépondérant. Le mouvement étudiant agit, presque constamment, comme si la classe ouvrière n’était qu’une immense poudrière révolutionnaire, et que le seul problème était de trouver le bon endroit pour placer la mèche. Qu’il n’en est pas ainsi, la deuxième étape du mouvement aurait dû le faire voir à tous dès le lundi 20 mai. Certes, sous l’effet inducteur des luttes étudiantes, des occupations des facultés et de la déconfiture du gouvernement, les mouvements de grève sont partis spontanément aussi bien à Sud-Aviation de Nantes (15 Mai) que chez Renault en province et même à Billancourt. De ce fait, les directions syndicales, et notamment la C.G.T., ont été obligées de changer d’orientation de 180° en quelques jours, et passer de l’hostilité déclarée face au mouvement étudiant, du suivisme face au mouvement de grève, au « soutien » du premier et à l’encadrement du second. Elles sont ainsi parvenues à contrôler totalement le mouvement de grève jusqu’à la conclusion des accords de Grenelle. Mais, dans ce contrôle, il serait désespérément naïf de voir uniquement l’attitude des directions syndicales — comme si les ouvriers n’existaient pas. Ce qu’il faut comprendre d’abord et avant tout, c’est qu’une fois les grèves déclenchées, l’attitude des directions syndicales n’est nulle part mise en question par la base ouvrière. A aucun endroit, à aucun moment, on n’a vu l’analogue le plus lointain de la contestation radicale des rapports établis qui a eu lieu même dans les secteurs traditionnellement les plus conservateurs de l’Université (Droit, Médecine, Sciences Po, etc.). ni une mise en question des rapports de production dans l’entreprise capitaliste, de l’aliénation dans le travail quel que soit le niveau du salaire, de la division dirigeants-exécutants établie entre cadres et ouvriers ou entre dirigeants et base des organisations « ouvrières ».

Il est capital de le dire fortement et calmement : en Mai 68 en France le prolétariat industriel n’a pas été l’avant-garde révolutionnaire de la société, il en a été la lourde arrière-garde. Si le mouvement étudiant est effectivement parti à l’assaut du ciel, ce qui a plaqué par terre la société à cette occasion a été l’attitude du prolétariat, sa passivité à l’égard de ses directions et du régime, son inertie, son indifférence par rapport à tout ce qui n’est pas revendication économique. Si l’horloge de l’histoire devait s’arrêter à cette heure, il faudrait dire qu’en Mai 68 la couche la plus conservatrice, la plus mystifiée, la plus prise dans les rets et les leurres du capitalisme bureaucratique moderne a été la classe ouvrière, et plus particulièrement sa fraction qui suit le P.C. et la C.G.T. Sa seule visée a été d’améliorer sa situation dans la société de consommation. Même cette amélioration, elle n’imagine pas qu’elle puisse l’accomplir par une activité autonome. Les ouvriers se sont mis en grève, mais en ont laissé aux organisations traditionnelles la direction, la définition des objectifs, le choix des méthodes d’action. Tout naturellement, ces méthodes sont devenues des méthodes d’inaction. Lorsque l’histoire des événements sera écrite, on découvrira dans telle ou telle entreprise, dans telle ou telle province, une tentative d’un secteur ouvrier d’aller au-delà. Mais l’image massive, sociologique, est nette et certaine : les ouvriers n’ont même pas été physiquement présents. Deux ou trois jours après le début des grèves, l’occupation des usines — dont le sens a très rapidement changé, les bureaucraties syndicales en ayant fait un moyen de cloisonner les ouvriers et d’empêcher leur contamination par les étudiants — la société française. est devenue essentiellement, dans la grande majorité des cas, occupation par les cadres et les militants P.C.-C.G.T.

Cette image ne change pas du fait — très important pour l’avenir — que des milliers de jeunes-travailleurs, en tant qu’individus, se sont unis aux étudiants et ont eu une attitude différente. Elle ne change pas non plus du fait que les ouvriers ont massivement rejeté les accords de Grenelle ; car ceux-ci étaient une pure et simple escroquerie sur le plan économique et, aussi mystifiés qu’ils soient, les ouvriers savent encore faire des additions et des soustractions. Elle est par contre confirmée par le fait que les premières réoccupations de locaux par la police, à partir du 31 mai, n’ont rencontré que rarement une résistance quelconque. En tant que révolutionnaires nous n’avons pas à porter des jugements’ moraux sur l’attitude de la classe ouvrière, encore moins à la passer par pertes et profits une fois pour toutes. Mais il nous faut comprendre. Il nous faut condamner radicalement la mythologie ouvriériste qui a joué et continue de jouer un rôle néfaste dans le mouvement étudiant (et dans les groupuscules de gauche, mais cela importe peu). Autant il est indispensable de continuer et d’approfondir les contacts qui ont été établis avec des ouvriers, de les étendre le plus possible, de tenter de montrer à l’ensemble de la classe ouvrière la signification profonde du mouvement étudiant — autant il a été et reste catastrophiquement faux de croire qu’il suffirait, dans l’immédiat, de secouer un peu plus fort la charrette pour faire basculer le prolétariat du côté de la révolution. Il faut comprendre ce qu’il y a au fond de l’attitude du prolétariat : l’adhésion à la société capitaliste moderne, la privatisation, le refus d’envisager la prise en charge des affaires collectives, la course à la consommation y restent les facteurs dominants. C’est à cela que correspondent, comme le négatif au positif, l’acceptation de la hiérarchie — que ce soit dans l’entreprise ou à l’égard des dirigeants syndicaux et politiques — la passivité et l’inertie, la limitation des revendications sur le plan économique. Pour comprendre cela, il faut comprendre ce qu’est le capitalisme moderne, et dépasser un marxisme traditionnel mort qui domine encore la conscience de beaucoup de vivants.

Il faut aussi dépasser les conceptions traditionnelles, désespérément superficielles, sur la nature de la bureaucratie « ouvrière » et le fondement de son emprise sur les travailleurs. Non seulement il ne peut être question d’ « erreurs » et de « trahison » de la part des bureaucrates « ouvriers », qui ne « se trompent » nullement, sinon au sens technique (au sens que, autant que l’appareil d’Etat, ils peuvent faire une fausse manœuvre quant à leurs propres intérêts) et ne « trahissent » personne, mais jouent le rôle qui est le leur dans le système — mais il est faux d’imputer à leur emprise sur la classe ouvrière l’attitude de celle-ci. Certes, dans cette dernière jouent toujours les décennies de mystification et de terrorisme staliniens, et encore aujourd’hui l’activité mystificatrice, les manœuvres et l’intimidation des appareils. Mais si les ouvriers avaient montré le dixième de l’activité autonome que les étudiants ont déployé, les appareils bureaucratiques auraient volé en éclats. Cela, les appareils le savent et c’est à cette lumière que se comprend leur attitude tout au long des événements, la peur intense qui à travers les manœuvres, les mensonges, les calomnies, les contradictions, les volte-face quotidiennes, les acrobaties perpétuelles les dominait et les domine, leur hâte de conclure les accords de Grenelle, puis de déplacer au plus vite les problèmes sur le faux terrain électoral. En même temps — et ici s’éclaire aussi bien l’attitude ouvrière que la situation actuelle des appareils bureaucratiques — l’emprise des « directions » sur la base s’est amincie au possible. A travers la crise, l’appareil bureaucratique dirigeant, du PC. et de la C.G.T. en particulier, s’est révélé une carcasse rigide, se survivant à elle-même et dont la relation à ses partisans est devenue presque purement électorale. Jusque et y compris le vendredi 24 Mai, les manifestations P.C.-C.G.T. à Paris ont assemblé au plus 50 à 60000 personnes — soit le dixième de l’électorat communiste de la région parisienne. Un électeur communiste sur dix se dérange pour manifester « pacifiquement » lorsque le pays est en grève générale et que la question du pouvoir est objectivement posée. Il y a à peine lieu de nuancer cette appréciation en fonction de la manifestation, beaucoup plus nombreuse, du 29 Mai où sont venus des gens de tout le district parisien, mais qui se sont contentés, au moment où le désarroi et la décomposition du pouvoir avait atteint sa limite, de répéter les mots d’ordre du P.C. Qu’est-ce que le P.C. et la C.G.T. actuellement ? Un appareil nombreux de fonctionnaires des « organisations » politiques et syndicales et des institutions capitalistes (députés, maires, conseillers municipaux, permanents politiques et syndicaux, personnel des journaux du parti et de la C.G.T., employés des municipalités communistes etc.), suivi par un large électorat, politique et syndical, inerte et passif. Le type de rapport qu’il entretient avec cet électorat est de même nature que le rapport de de Gaulle à ses électeurs : les deux votent pour leurs chefs respectifs pour « avoir la paix », politique ou revendicative, pour ne pas avoir à s’occuper de leurs propres affaires.

Ce qui sépare encore l’appareil bureaucratique P.C.-C.G.T. de la social-démocratie traditionnelle, c’est d’abord les méthodes. Au lieu de la doucereuse hypocrisie réformiste, et malgré les tentatives de quelques Garaudy qui voudraient la lui voir adopter, il continue de manier la calomnie, la provocation policière (la C.G.T. s’associant aux déclarations de Pompidou sur les « meneurs étrangers » ; un piquet de grève C.G.T. à Lyon livrant à la police le soir du 24 mai des étudiants de Nanterre qui y étaient allés) et l’agression physique (des piquets de grève C.G.T. à Billancourt interdisant l’accès de l’usine à des délégués C.F.D.T. ; cf. aussi les déclarations de Descamps, dans Le Monde, sur « le retour à la période 1944-46 »).

Mais le maintien du style totalitaire stalinien recoupe d’autres caractéristiques profondes de la situation présente du P.C.F. Prisonnier de son passé, l’appareil bureaucratique stalinien est incapable d’effectuer, en France comme presque partout, le tournant qui lui permettrait en théorie de jouer un rôle nouveau. Non certes un rôle révolutionnaire, mais le rôle de la grande bureaucratie réformiste moderne dont a besoin le fonctionnement du capitalisme français et que des conseillers bénévoles, sociologues savants et techniciens subtils, lui proposent depuis des années. Bloqué dans sa propre évolution par ses origines historiques et la référence russe dont il ne saurait se passer — mais les deux deviennent des croix de plus en plus lourdes à porter— il bloque en même temps le fonctionnement « normal » du capitalisme français. Pour conserver sa cohésion et sa spécificité, il doit maintenir comme visée ultime la « prise du pouvoir » — pour les sommets de l’appareil, espoir d’accession à la position de couche dominante de la société ; pour sa base, vague idée d’un « passage au socialisme » qui soutient sa foi, lui l’ait avaler les couleuvres et lui donne bonne conscience. Mais il sait parfaitement en même temps que cette visée n’est pas réalisable hors le contexte d’une guerre mondiale. « Révolutionnaire » et « réformiste » en paroles, il n’est en réalité ni l’un ni l’autre et arrive difficilement à cacher sous la piteuse « théorie » des voies multiples du passage vers le socialisme la contradiction dans laquelle il se débat. Pour ces raisons, incapable de se fondre dans le « réformisme » triplement illusoire de la S.F.I.O. — que sa propre existence rend précisément encore plus illusoire — il reste inacceptable parcelle-ci qui a peur d’être phagocytée par lui, et ne peut même former avec elle une alliance durable. Résultat de l’archaïsme de multiples aspects de la vie française, et cause à son tour de leur perpétuation, reliquat incroyablement monstrueux du passé russe dans le présent français, il ne sautera probablement qu’en même temps et par le même mouvement que le capitalisme français.

Mais les événements actuels le mettent à dure épreuve. D’abord, il lui arrive pour la première fois dans son histoire ce qu’il a toujours tout fait — y compris l’assassinat— pour éviter ; être tourné sur sa gauche par des mouvements importants, les étudiants d’une part, et même la C.F.D.T. sur la question de l’autogestion d’autre part. Ensuite, il se trouve cruellement coincé entre l’acuité de la crise sociale et politique — qui a posé objectivement la question du pouvoir — et son incapacité d’avoir une visée politique quelconque. Nous l’avons déjà indiqué, le P.C.F. actuellement ne veut et ne peut rien vouloir quant au pouvoir : il sait qu’il ne serait accepté dans un gouvernement « Front populaire » qu’à condition de faire les frais de l’opération (assumer l’usure de ce gouvernement sans accès aux ministères qui lui permettraient de noyauter l’appareil d’Etat) — et qu’accéder autrement au pouvoir ne serait concevable qu’à travers une guerre civile qui dégénèrerait rapidement en troisième guerre mondiale ; sur cette voie, il rencontre un veto absolu de Moscou. Il ne peut donc que manœuvrer, prétendant qu’il veut un « gouvernement populaire » et craignant par-dessus tout que celui-ci ne réalise, faisant des vœux (qui ont toute chance de s’accomplir) pour que, en cas de victoire électorale, - la Fédération le trahisse pour former un gouvernement « centre gauche ». Sa ligne se réduit à ceci : perdre le moins de plumes possible, ou en gagner quelques-unes. Et il est en effet probable qu’en fonction de la repolitisation générale provoquée par les événements il arrivera à compenser, en gagnant encore sur une clientèle jusqu’ici apolitique, ou petite-bourgeoise, ce qu’il perdra sur les jeunes ouvriers, les étudiants et les intellectuels. Mais cette situation rend l’appareil stalinien du P.C.F. à la fois plus dur et plus fragile qu’il n’était : surtout, elle -le met désormais dans la défensive. Elle explique aussi la hâte du P.C. à tout faire rentrer dans l’ordre, et le rôle de la C.G.T. dans l’incroyable escroquerie des accords de Grenelle. Jamais l’empressement des bureaucraties syndicales à vendre le mouvement des masses pour une cuillerée île lentilles pourries n’avait atteint ces limites. Benoît Frachon se gargarisait à la radio du fait qu’il y avait trois fois plus de grévistes qu’en Juin 36. Or en 36 les grévistes avaient obtenu immédiatement la semaine de quarante heures et deux semaines de congés payés, les droits syndicaux considérables et une augmenta-lion substantielle des salaires effectifs — le tout estimé par Alfred Sauvy comme équivalent à une augmentation de 35 à 40 % des rémunérations effectives. En Mai 68, aucun mensonge, aucun sophisme de Séguy ne fera oublier qu’il s’est présenté devant les travailleurs pour leur faire accepter des pures et simples promesses sur tous les autres points de la négociation, et, à part l’augmentation du S.M.I.G. qui ne concerne, salariés agricoles compris, que 7 % environ des salariés, un « accroissement » de salaires en fait négatif. Les 10 % accordés ne sont en fait que 7,75 % (puisque les 7 % s’appliquent aux trois quarts de l’année, et les 10 % seulement au dernier quart). Or chaque année, sans grève, les taux de salaire augmentent en France de 6 % en moyenne d’après les statistiques officielles — et les gains effectifs (comprenant les primes, le « glissement I hiérarchique, etc.) de 7 %. On aurait donc fait un grève générale de quinze jours pour obtenir un avantage de 1 ou 2 % ? Même pas ; car le non-paiement des jours de grève rend cette marge négative (une quinzaine non payée diminue de 4 % le salaire annuel). Cela, sans parler de ce qui avait été, depuis neuf mois, pris par l’Etat aux salariés, d’abord avec les ordonnances sur la Sécurité sociale (l’augmentation des cotisations et la diminution des prestations sont officiellement estimées à environ 1 % de la masse salariale) et ensuite avec l’extension de la T.V.A. au commerce de détail (qui a provoqué en janvier une hausse des prix de 1 % supérieure à la « normale »). Sans parler encore de la hausse des prix à laquelle procédera le patronat sous le prétexte de cette hausse imaginaire des salaires ; sans parler surtout de l’augmentation de la « productivité », c’est-à-dire de l’accélération des cadences, dont il proclame déjà la nécessité et dont Séguy n’a soufflé mot d’un bout à l’autre de la grève.

Pour apprécier correctement à la fois la situation objective, l’irrationalité, l’incohérence et la peur des « dirigeants » capitalistes et syndicaux, et enfin l’absurdité des analyses traditionnelles, il faut insister sur ce point : le capitalisme français pourrait, peut économiquement accorder une augmentation effective du pouvoir d’achat réel des salariés d’entre 5 et 10 % au-delà de ce qu’il aurait de toute façon accordé on 1968. Non seulement il peut : il devrait, cela ne lui ferait que du bien globalement (entreprises marginales mises de côté). Car l’industrie française travaille depuis des années au-dessous de sa capacité physique et humaine, à un degré de cette ordre de grandeur ; elle pourrait facilement produire sans autres frais que ceux des matières premières additionnelles (petite partie de la valeur finale des produits) 5 à 10 % de plus. Cela est encore plus vrai pour les branches qui seraient les premières à profiter d’une augmentation des salaires : industries de consommation (textile, électroménager, automobile, industries" alimentaires) et bâtiment, pour lesquelles les capacités inutilisées depuis des années sont plus importantes que pour la moyenne de l’industrie. Compte tenu, encore une fois, de la hausse normale, régulière des salaires chaque année, il y avait donc la base objective d’un compromis sur une augmentation des salaires nominaux de l’ordre de 15 % tout compris. Cela n’impliquerait aucune redistribution du revenu national ; idéalement, avec une « bonne » bureaucratie réformiste - qui n’aurait pas, comme celle de la C.G.T., surtout peur - le prolétariat aurait pu l’obtenir et, dans son état actuel, s’en serait probablement contenté. Si cela n’a pas été fait, c’est pour des raisons non économiques : l’impossibilité pour les diverses fractions de la bourgeoisie et de la bureaucratie d’atteindre, chacune pour elle-même et toutes ensemble, une conduite « rationnelle » du point de vue de leurs intérêts.

Le rejet massif par les travailleurs des accords de Grenelle — qui forcera précisément le capitalisme français à se comporter de façon moins irrationnelle, en accordant quelques augmentations réelles — a ouvert la troisième étape de la crise. Celle-ci, dans sa brièveté, a fait voir le vide politique absolu de la société française et créé un phénomène historique original : une dualité de non-pouvoir. D’un côté, le gouvernement et le parti au pouvoir au comble de la décomposition, suspendus sans même plus tellement y croire au souffle d’un homme de soixante-dix-huit ans. De l’autre côté, les intrigues et les manœuvres des sganarelles de la « gauche », incapables même dans ces circonstances de proposer autre chose que des " combines gouvernementales et même de se présenter comme « unis ». Condition de ce vide : l’inertie politique totale des ouvriers et des salariés, qui poursuivent la plus grande grève jamais enregistrée dans l’histoire d’aucun pays comme une simple grève revendicative, se refusent à voir qu’une grève d’une telle ampleur pose la question du pouvoir, de l’organisation et même de la survie de la société, qu’elle ne pourrait continuer qu’en devenant grève gestionnaire — et se bornent à appuyer faiblement le vague mot d’ordre de « gouvernement populaire », à savoir la remise des affaires entre les mains des bureaucrates de « gauche ».

Pour ceux-ci, comme pour leurs « adversaires » gouvernementaux, un seul souci : que l’on revienne au plus tôt à la « normalité ». Le général va leur offrir, une fois de plus, la porte de sortie par sa déclaration du 31 Mai, qui ouvre la quatrième étape de la crise. Derrière sa rhétorique menaçante, il leur promet de les laisser recommencer le jeu qui est le leur : les élections. D’où le soulagement (si bien décrit par le correspondant du Monde) de la « gauche » après le discours de de Gaulle. Peu importe si celui-ci profite de la situation pour corriger sa bévue référendaire (51 % de Non au référendum faisaient 51 % de Non ; 51 % de votes pour l’opposition aux élections donneront, en fonction du découpage électoral, encore une majorité U.N.R.-indépendants, sans parler de la possibilité d’élargir au centre et même « à gauche » l’éventail parlementaire de Pompidou). La complicité est totale, de Pompidou à Waldeck Rochet, en passant par Mitterrand et Mollet, pour porter au plus vite les problèmes sur le faux terrain où ils savent très bien qu’ils ne pourront être ni résolus, ni même posés : le terrain parlementaire. Aussitôt, c’est la débandade des « directions solides et éprouvées de la classe ouvrière ». Cette « grande force tranquille » qu’est la C.G.T., d’après Séguy, laisse réoccuper les lieux de travail par la police, sans broncher, l’un après l’autre. Les centrales syndicales retirent le « préalable » de l’abrogation des ordonnances parce que, comme l’explique sans rire à la radio Séguy le 31 Mai, Pompidou lui a affirmé que cette matière est de la compétence de l’Assemblée nationale et que celle-ci étant dissoute ne peut plus en discuter — mais la prochaine en discutera sans doute... Eugène Descamps lui, fera prendre des engagements aux candidats députés à ce sujet (où diable était-il en 1956 lorsque le Front républicain, venu au pouvoir sur la promesse formelle d’arrêter la guerre d’Algérie, l’a intensifiée ?). Du coup, la France petite-bourgeoise, nationaliste et réactionnaire — dont certains avaient oublié l’existence les semaines précédentes — respire, se ressaisit et réapparaît sur les Champs-Elysées.

L’avenir

Il ne faut pas se leurrer sur les semaines qui s’ouvrent. Elles seront dominées par la fin des grèves, la comédie électorale et parlementaire, et même les vacances. Et le risque n’est nullement exclu que, dans ce reflux, le gouvernement essaie de frapper le mouvement étudiant, et même de réoccuper les facultés. Contre ce risque, le mouvement étudiant ne peut se prémunir qu’en s’organisant le plus rapidement et le mieux possible, en réalisant une autogestion effective et efficace des universités, en expliquant à la population ce qu’il fait.

Mais il faut encore moins sous-estimer les immenses possibilités qu’offrira la période historique qui s’ouvre. La « tranquillité » et l’abrutissement de la société capitaliste moderne en France — et peut-être ailleurs — ont été détruites pour longtemps. Le « crédit » du gaullisme est par terre ; même s’il survit pour un temps, son talisman imaginaire est brisé. Les directions bureaucratiques d’encadrement des travailleurs ont été profondément ébranlées. Une cassure les sépare, désormais, des jeunes travailleurs. Les politiciens de la « gauche » n’ont et n’auront rien à dire sur les problèmes qui se posent. Le caractère à la fois répressif et absurde de l’appareil d’Etat et du système social a été massivement dévoilé, et personne ne l’oubliera de si tôt. Les « autorités » et les « valeurs », à tous les niveaux, ont été dénoncées, déchirées, annulées. Il se passera des années avant que l’énorme brèche ouverte dans l’édifice capitaliste bureaucratique soit vraiment colmatée — à supposer qu’elle puisse l’être.

En même temps, des idées fondamentales, hier encore ignorées ou tournées en dérision, sont maintenant connues et discutées partout. Par milliers et dizaines de milliers, de nouveaux militants, en rupture radicale avec la bureaucratie de tous les bords, ont été formés. La classe ouvrière, malgré les limitations de son attitude au cours des événements, a fait une énorme expérience, a réappris le sens et l’efficacité de la lutte, se contentera de moins en moins de quelques miettes. Des foyers d’incendie multiples se maintiendront, dans les universités certainement, parmi les jeunes travailleurs aussi, peut-être dans les usines et les entreprises où l’idée d’autogestion commencera à faire son chemin.

La société française est au-devant d’une longue phase de dérangement, de perturbation, de bouleversements. Aux révolutionnaires d’assumer leurs responsabilités permanentes.

L’ORIGINALITÉ DE LA CRISE DE MAI 68

Le risque existe que la crise de Mai 68 soit — elle l’est déjà, en dépit de la lettre des commentaires — mesurée à l’aune du passé, réduite aux significations et aux catégories déjà disponibles, jugée par excès et par défaut, par comparaison à l’expérience acquise. Ses protagonistes ne sont pas toujours les derniers à méconnaître le sens de ce qu’ils ont fait et mis en marche, et il n’y a pas là de quoi étonner. Les hommes comprennent rarement, sur-le-champ, qu’ils sont en train de créer de nouveaux repères. Le plus souvent, ce n’est que lorsque cette création est entrée dans la solidité imaginaire du passé que sa signification devient visible et, du fait même de sa moindre réalité, déterminante pour l’avenir.

Il n’y a pas lieu de s’étendre sur la fausseté des comparaisons avec la pseudo-« révolution culturelle » en Chine. Malgré l’infinie complexité des situations, des forces, des problèmes en cause, le sens de celle-ci est clair : une vaste opération de reprise en main de l’appareil bureaucratique par sa fraction maoïste qui n’a pas hésité à y procéder en faisant appel à la population contre la fraction adverse. Qu’une « elle mobilisation ne peut avoir lieu sans qu’en mille endroits les couches mobilisées tentent de prendre leur propre chemin, cela va sans dire. Mais que la fraction maoïste ait en gros gardé partout le contrôle final de la situation est aussi évident.

Confusion totale, que d’assimiler la critique de la société de consommation par les étudiants révolutionnaires en France, et la dénonciation de 1’« économisme » en Chine par les maoïstes, où se combinent le délire stalinien, la volonté de faire dériver les revendications ouvrières vers ce qui devient en Chine un opium pseudo-politique du peuple et le détournement de la critique populaire du régime bureaucratique pour l’élimination d’un bouc émissaire qui est une fraction de la bureaucratie. Confusion totale, que de rapprocher même de loin la critique de l’Université, de la culture, du rapport maître-élève telles qu’elles sont pratiquées en France, avec la dénonciation des professeurs et du « dogmatisme » et les « libres discussions » qui ont lieu en Chine, dont le sens vrai éclate dans leur finalité : imposer à sept cent millions d’hommes une nouvelle Bible, le grotesque petit livre rouge qui contient les principes de toute vérité passée, présente et future.

La pseudo-« révolution culturelle » en Chine reste d’un bout à l’autre téléguidée par la fraction maoïste, comme le rappelait justement R. Guillain (Le Monde, 6 juin 1968) et ne se lasse pas de dénoncer le « spontanéisme » au nom d’une seule, de la seule pensée vraie — celle de Mao. Enfin, l’Armée, arbitre et butée du processus d’un bout à l’autre, n’est à aucun moment mise en question, et, avec sa structure hiérarchique intacte, demeure à la fois pilier de la société bureaucratique et principal gagnant de la crise.

Il y a lieu, par contre, de dissiper une autre fausse image de la crise de Mai 68 parce que, répétons-le, elle n’a cessé d’influer sur l’attitude de beaucoup d’étudiants révolutionnaires : l’image d’une révolution prolétarienne socialiste ratée ou avortée. Révolution, parce qu’un secteur de la société a attaqué le régime en vue d’objectifs radicaux et par des méthodes d’action directe ; parce que la généralisation des grèves a donné à la crise une dimension nationale et globale, posant objectivement la question du pouvoir ; parce qu’enfin, gouvernement et administration se trouvèrent matériellement paralysés et moralement décomposés. Ratée ou avortée, parce que la classe ouvrière n’est pas passée à l’attaque du pouvoir, soit que les appareils bureaucratiques l’aient « empêchée » de jouer son rôle révolutionnaire, soit que « les conditions n’étaient pas mûres », expression par laquelle on peut entendre n’importe quoi et ce que l’on veut.

Prises à part, chacune pour elle-même, ces constatations sont correctes : les traits d’une situation révolutionnaire, comme l’absence d’un rôle politique quelconque du prolétariat. Il n’empêche que l’on compose une signification sans rapport avec les événements lorsqu’on les ordonne à la grille d’une révolution socialiste ratée ou avortée, lorsqu’on juge ce qui a été par rapport à quelque chose qui « aurait pu être » et que l’on construit à partir non pas de la réflexion sur le processus réel et ses tendances propres, mais d’une image de ce qui a été autrefois et ailleurs.

Penser la crise de Mai 68 comme une crise révolutionnaire classique où l’acteur principal n’aurait pas joué son rôle est totalement artificiel. Ce n’est même pas parler d’un Hamlet sans le prince de Danemark ; c’est parler d’un Hamlet où le prince est torturé par la difficulté non pas de venger son père, mais de s’acheter un justaucorps neuf. En réalité, c’est une autre pièce qui a été jouée. Que les acteurs, et le principal parmi eux, le mouvement étudiant, aient répété fréquemment des phrases et des tirades entières prises dans le répertoire classique, qui n’avaient avec l’action qu’un rapport apparent ou ambigu, n’y change rien. La pièce est la première grande pièce d’un nouvel auteur, qui cherche encore sa voie, et dont seuls quelques levers de rideau avaient été présentés jusqu’ici — à Berkeley, à Varsovie et ailleurs. Le personnage central de la pièce — personnage collectif et complexe, comme toujours dans le théâtre de l’histoire, à l’aspect et au caractère inédits — n’a pas d’ancêtres chez les classiques. Il incarne la jeunesse, étudiante mais pas seulement, et une partie des couches modernes de la société, surtout l’intelligentsia intégrée dans les structures productrices de « culture ». Certes, si ce personnage peut créer autour de lui et animer un vrai drame, et non un incident, c’est qu’il se rencontre avec d’autres personnages prêts à entrer en action et, comme toujours, pour des motifs et des fins qui leurs sont propres. Mais, à l’opposé de tout théâtre et comme dans l’unique Roi Lear la pièce est histoire en ceci que plusieurs intrigues séparées et hétérogènes sont nouées ensemble et obligées d’interférer par l’occasion, le temps et un pôle commun. Ce pôle commun, en l’occurrence l’opposition au gouvernement, établit une similitude entre la crise de Mai 68 et les révolutions classiques des deux derniers siècles. Mais la similitude est purement apparente ; elle masque, et a masqué tout au long de la crise, deux différences beaucoup plus importantes. Dans une révolution classique, il y a au commencement unité des couches qui luttent pour éliminer le régime établi ; leurs divergences surgissent, et deviennent même des oppositions brutales, une fois cet objectif acquis, à propos du régime qui devrait remplacer l’ancien. C’est cela, en deuxième lieu, qui leur confère les traits précis d’un processus de révolution permanente (au sens strict que la notion a chez Marx et Trotsky. non pas au sens vague auquel on l’utilise depuis quelques semaines). La réalisation des premiers objectifs, les moins radicaux, dévoile les oppositions latentes entre les couches protagonistes de la révolution, en transforme les unes en conservatrices de l’ordre nouveau, oblige les autres, les plus opprimées, à radicaliser leurs visées et leur action.

En Mai 68, la situation est totalement autre. Entre étudiants et ouvriers, il n’y a même pas l’unité simple d’un objectif négatif. L’opposition au gouvernement a un sens différent chez les étudiants, du moins leur fraction révolutionnaire et agissante, qui vise son élimination, et les ouvriers, dans leur grande masse, qui ne lui sont certes pas favorables, mais ne sont absolument pas disposés à agir pour le renverser. L’alliance ouvriers-étudiants, dans cette situation, ne peut pas se matérialiser ; elle demeure un vœu fondé sur un malentendu.

De ce fait même, la crise présente l’aspect paradoxal d’une révolution permanente filmée, si l’on peut dire, doublement à l’envers. Elle commence par les objectifs et les moyens d’action radicaux, et avance à reculons vers les discussions de pourcentages et la reddition sans résistance des locaux à la police. A partir de la révolte d’une fraction relativement privilégiée de la société, qui porte et met en avant des exigences révolutionnaires, elle induit l’entrée en action des couches les plus défavorisées mais pour des revendications réformistes limitées. Le poids matériel énorme de millions de grévistes, combiné avec le désarroi des sommets dirigeants, crée ainsi une crise sociale ; mais le fait même que cette crise pose réellement la question du pouvoir (que cette masse ne veut à aucun moment envisager), au lieu de l’approfondir facilite son évacuation rapide vers l’espace imaginaire des élections.

Tenter de comprendre la spécificité et l’originalité de la crise en Mai 68, c’est tenter d’élucider la signification des comportements respectifs des deux groupes sociaux qui en ont été les acteurs.

L’attitude de la classe ouvrière n’est pas due à des facteurs locaux ; à des nuances près, elle correspond à ce qui se passe dans tous les pays industrialisés depuis vingt ans. Elle n’est ni conjoncturelle, ni simple effet d’un écran que poseraient entre le prolétariat et la révolution les bureaucraties « ouvrières ». Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit déjà plus haut à ce sujet, et ce n’est pas ici le lieu de reprendre des analyses qui ont été faites depuis longtemps [1]. Mais il faut rappeler brièvement les facteurs qui ont fait du prolétariat pendant cent cinquante ans une classe révolutionnaire, et les traits essentiels de sa situation historique présente.

En bref : l’action du prolétariat — continue et multiforme, revendicative et politique, « informelle » et organisée, réformiste et révolutionnaire — sur la société, l’a profondément transformée mais est restée, jusqu’ici, insuffisante pour la révolutionner. Le prolétariat a été classe révolutionnaire. 1848 et 1871 à Paris, 1905 et 1917 en Russie, 1919 en Allemagne et en Hongrie, 1925 et 1927 en Chine, 1936-1937 en Espagne, 1956 en Pologne et en Hongrie ne sont ni nos rêves ni nos théories, mais des événements cruciaux, des plaques tournantes de l’histoire moderne. Le prolétariat a été classe révolutionnaire non pas parce que Marx lui a assigné ce rôle, mais de par sa situation réelle dans la production, dans l’économie, dans la société en général. Cette situation est au départ celle qu’impose, ou vise à imposer, le capitalisme : transformation du travailleur en objet, destruction du sens du travail dans la production ; misère matérielle, chômage périodique, dans l’économie ; exclusion de la vie politique et de la culture, dans la société. En même temps, le système capitaliste — c’est là sa spécificité historique — permet au prolétariat de lutter contre cette situation, et même il l’y oblige.

Il se développe ainsi, dans la production, un combat incessant, tout au long de la journée, contre l’organisation capitaliste du travail, ses méthodes, ses normes, sa pseudo-rationalité mécaniste-bureaucratique. Combat qui s’incarne dans l’existence de groupes « informels » comme unités productives nécessaires, dans une organisation parallèle du processus productif, dans une collectivisation effective des ouvriers opposée à l’atomisation que vise à imposer la division capitaliste du travail ; et qui culmine dans l’objectif de la gestion ouvrière de la production, mis en avant pendant les phases révolutionnaires. Sur le plan économique, les luttes revendicatives ; sur le plan politique et social, les luttes politiques parviennent, le long d’un siècle, à transformer considérablement la situation du prolétariat et le capitalisme lui-même. La société moderne est pour l’essentiel le produit de la lutte de classe depuis un siècle. Il n’y a pas dans l’histoire d’exemple d’une autre classe opprimée et exploitée dont l’action ait eu des résultats analogues.

Mais en même temps, on constate que le prolétariat n’a pas pu révolutionner la société, ni instaurer son pouvoir. Que l’on ajoute ou non : « Jusqu’ici », la question reste capitale.

On ne peut commencer à y réfléchir vraiment, que si l’on comprend la contradiction qui a dominé la situation du prolétariat. Classe révolutionnaire, pour autant qu’il a lutté non pas contre des traits extérieurs ou accidentels du capitalisme, mais contre l’essence du système, et non pas seulement en le niant, mais en posant les éléments d’une nouvelle organisation sociale, les principes d’une nouvelle civilisation, aussi bien dans la vie quotidienne de l’usine que dans son activité des phases révolutionnaires — le prolétariat n’a pu intégrer, ni instituer, ni maintenir ces éléments et ces principes. Chaque fois qu’il s’est agi de dépasser le niveau informel, le moment aigu de la lutte, ou la phase révolutionnaire, le prolétariat est retombé dans les schèmes de représentation, les modes du faire et les types d’institution de la civilisation dominante. Les organisations de masse, syndicales ou politiques, se sont ainsi alignées sur les structures et les modes de fonctionnement de toutes les organisations bureaucratiques produites par le capitalisme ; le pouvoir, là où la révolution prolétarienne s’en était emparée, a été abandonné à un « parti dirigeant », « représentant » de la classe ; l’idéologie et la pratique de la hiérarchie ont été de plus en plus acceptées, et finalement toute la philosophie capitaliste de l’organisation pour l’organisation et de la consommation pour la consommation semble avoir pénétré le prolétariat.

Certes, on peut appeler tout cela emprise du capitalisme et difficulté du prolétariat de s’en dégager. Mais cette « difficulté », considérée historiquement, renvoie à autre, chose — à. vrai dire, connue depuis longtemps, mais insuffisamment pensée. Le prolétariat ne crée pas et ne peut pas créer, à l’intérieur de la société capitaliste, sa société à lui — comme la bourgeoisie l’avait effectivement plus ou moins fait sous l’Ancien Régime —, ses propres repères positifs, ses institutions qui demeureraient sous son contrôle. Ce qu’il crée ainsi, il’ le perd aussitôt, et de la pire des pertes ; il ne lui est pas dérobé, il est mis à un autre usage, diamétralement opposé à celui auquel il était destiné. Ce n’est pas, comme le disaient Kautsky et Lénine à partir d’une constatation erronée pour parvenir à une conclusion pernicieuse, que le prolétariat ne peut pas s’élever de lui-même au-dessus d’une conscience trade-unioniste et qu’il faut lui inculquer une idéologie « socialiste » produit des intellectuels petits-bourgeois ; cette idéologie ne peut être, et n’a été en fait, que profondément bourgeoise, et, si nous pouvons nous guider sur quelque chose pour la reconstruction d’une vue révolutionnaire, ce ne peut être que sur les éléments effectivement socialistes que le prolétariat a produits dans son activité à l’encontre de cette idéologie pseudo-socialiste. Mais ces éléments, que l’on trouve aussi bien dans l’obscurité de l’organisation informelle de l’atelier et du comportement des ouvriers dans la production, que dans les explosions révolutionnaires, ne peuvent ni se maintenir, ni se développer, ni surtout s’instituer. C’est ce que l’on a appelé, dans le langage philosophique, la « négativité » du prolétariat, c’est ce que Marx déjà avait vu et écrit en toutes lettres ; sauf qu’il complétait cette négativité par une positivité (imaginaire) des « lois de l’histoire ».

Mais bien entendu, la négativité en tant que négativité pure n’est qu’une abstraction, c’est-à-dire finalement une mystification spéculative. Aucune classe historique ne peut être négativité pure et absolue. Après chaque crise révolutionnaire, le prolétariat n’a pu que retomber sur quelque chose de « positif » ; comme il ne pouvait retomber sur quelque chose de solide qui continuerait à matérialiser et à maintenir sous une forme instituée la visée révolutionnaire, il est fatalement retombé sur le « positif » du capitalisme ; comme il ne pouvait pas retomber sur sa propre culture, il est retombé sur la culture existante ; comme les normes, les valeurs, les fins qui ont été les siennes aux moments culminants de son activité n’ont littéralement pas de sens dans la vie courante de la société capitaliste, il lui faut bien adopter celles de cette société. C’est précisément cela qui se trouve exprimé par le résultat effectif des luttes ouvrières depuis cent cinquante ans. Résultat qui a exactement la même signification, que l’on regarde l’aspect : bureaucratisation des organisations « ouvrières », ou bien l’aspect : « intégration » du prolétariat dans l’expansion capitaliste. L’acceptation des normes bureaucratiques d’organisation n’est que l’autre face de l’acceptation des objectifs capitalistes de la vie, les deux s’impliquent réciproquement dans la philosophie et s’appuient l’un l’autre dans la réalité. Si l’on a ces syndicats, on ne peut avoir que 5 % et si c’est 5 % que l’on veut, ces syndicats y suffisent.

C’est ainsi que la lutte séculaire d’une classe révolutionnaire aboutit pour l’instant à ce résultat doublement paradoxal : l’« intégration » du prolétariat dans la société capitaliste moderne — et son entrée dans cette société au moment où le mode dominant de socialisation y est la privatisation.

Quelle est donc la situation historique présente du prolétariat dans les pays modernes, et que reste-t-il, au-delà des souvenirs et des résidus idéologiques, de ; ce qui a fait de lui une classe révolutionnaire ? Il ne reste rien de spécifique. Rien, certes, du point de vue quantitatif : dans un pays industriel typique, 80 à 90 % de la population active sont des salariés, mais 25 à 40 % seulement des ouvriers ; le prolétariat industriel n’est plus, généralement, une couche majoritaire parmi les salariés, et son poids relatif va en déclinant. (Il en est encore autrement dans des pays comme la France et l’Italie, où une forte population rurale est en train d’être absorbée par les villes et donc aussi par l’industrie. Mais même dans ces pays le plafond de la force de travail industrielle ne tardera pas d’être atteint). Mais pas non plus du point de vue qualitatif. Ses revendications économiques, le capitalisme arrive tant bien que mal à les satisfaire ; il doit les satisfaire, pour pouvoir continuer de fonctionner. L’expérience de l’aliénation dans le travail, celle de l’usure de la société de consommation, le prolétariat n’est plus le seul à la faire : elle est faite par toutes les couches de la société. On est même en droit de se demander si cette expérience n’est pas faite de façon plus aiguë hors du prolétariat proprement dit. La saturation par rapport à la consommation, le dévoilement de l’absurdité de la course vers toujours plus, toujours autre chose, peuvent être plus facilement acquis par des catégories moins défavorisées quant au revenu. L’aliénation dans le travail, l’irrationalité et l’incohérence de « l’organisation » bureaucratique peuvent être plus facilement perçues par des couches qui travaillent hors de la production matérielle ; dans celle-ci, en effet, la matière elle-même impose une limite à l’absurde bureaucratique, cependant que celui-ci tend à devenir infini dans les activités non-matérielles qui ne connaissent aucun sol, aucune butée matériels.

C’est précisément cela qui est apparu, en Mai 68, à travers le rôle révolutionnaire qu’ont joué les jeunes, en particulier les étudiants, et aussi une grande partie des enseignants et des intellectuels. Il faut revenir, tout d’abord, sur le rôle des jeunes et comprendre sa signification permanente et universelle. Il faut briser les cadres traditionnels de la réflexion sociologique (y compris marxiste), et dire : dans les sociétés modernes la jeunesse est comme elle une catégorie sociale sous-tendue par une division de la société à certains égards plus importante que sa division en classes.

Sur une structure sociale hiérarchique bureaucratique multipyramidale, comme celle des sociétés modernes, les critères traditionnels de la division sociale lâchent leur prise. Non seulement la propriété, mais même la division dirigeants-exécutants perd son sens simple ; à l’exception des deux extrémités de la société, une proportion croissante de la population se trouve dans des situations mixtes ou intermédiaires ; le revenu cesse d’être un critère — il ne l’a du reste jamais été. La division pertinente de la société, pour la réflexion et la pratique socio-politique, ne peut plus être basée sur des « statuts » ou des « états », mais sur les comportements ; et les premiers ne déterminent que de moins en moins les seconds de façon univoque. La division pertinente devient aujourd’hui celle entre ceux qui acceptent le système et ceux qui le refusent.

Or c’est dans la jeunesse comme telle que le refus du système peut être et est effectivement le plus radical, pour une foule de raisons dont deux sont évidentes immédiatement. D’abord, parce que la crise profonde, anthropologique, du système, l’effondrement des cadrés, des valeurs, des impératifs manifeste dans ce cas toute sa virulence au moment où la personnalité est encore en état de fusion et, cherchant son orientation, rencontre le néant de ce qui existe. Parce que, ensuite, en fonction de la relative aisance matérielle de presque toutes les couches, les individus n’ont pas encore été pris, non seulement dans les leurres du système, mais dans ses subtils mécanismes de contrainte psycho-économique. Or, le trait peut être le plus important du mouvement actuel de la jeunesse, c’est qu’en fonction et à partir de cette « disponibilité » et de cette « irresponsabilité » que la société leur impose, les jeunes rejettent à la fois et cette société et cette « disponibilité » et « irresponsabilité ». C’est à ce rejet que donnent figure leur activité et leur visée gestionnaire. Mais dans cette « disponibilité » et cette « irresponsabilité » il serait totalement superficiel de ne voir qu’un état transitoire de certains individus à une étape de leur vie. Cet état, transitoire pour les personnes, est un état permanent pour la société ; dix à quinze classes d’âge parmi les plus nombreuses forment à peu près un tiers de la population qui compte dans les luttes sociales (sinon aux élections). Mais surtout : cette « disponibilité », cette « irresponsabilité » (et aussi : leur refus virtuel) sont un trait universel de l’homme dans la société moderne. Si en effet les étudiants en particulier, la jeunesse plus généralement, sont devenus réellement un pôle social révolutionnaire, c’est qu’ils incarnent à l’extrême, qu’ils typifient à l’état le plus pur ce qui est la condition générale et profonde de l’individu moderne. Car tous sont aujourd’hui réduits à la situation de « disponibilité » : seules des habitudes extérieures les fixent à des occupations, façons de vivre, normes, qu’ils n’intériorisent et ne valorisent plus. Tous sont réduits à une situation d’ « irresponsabilité », puisque tous subissent une autorité qui n’ose même plus s’affirmer comme telle, tous ont des « droits » formels et vides mais aucun pouvoir réel, tous ont un travail dérisoire et de plus en plus perçu comme tel, la vie de tous est remplie de faux objets, ions se trouvent dans une relative « sécurité » matérielle doublée d’une angoisse « sans objet ».

La « prolétarisation » générale de la société moderne est un fait— mais ambigu. Si tout le monde est devenu salarié, presque tout le monde a en même temps échappé à la misère et à l’insécurité.

La « juvénisation » générale de la société est tout aussi certaine, mais beaucoup moins ambiguë. Tout le monde est devenu disponible et irresponsable, et l’on peut seulement se leurrer plus ou moins sur ce fait. A la limite, les Ministres peuvent jouer aux Ministres, ils savent très bien qu’ils ne décident de rien et qu’ils ne sont vraiment responsables de rien. L’état d’étudiant n’est donc exceptionnel qu’au sens qu’en lui se trouvent condensés et purs les traits les plus essentiels de la situation de l’homme moderne. Influencés certes par ce qui reste de l’idéologie révolutionnaire classique — dans ce qu’elle garde à la fois de plus vrai et de plus abstrait dans les conditions modernes — les étudiants ont représenté une révolution anticipée, en deux sens. D’abord, en luttant contre leur situation présente, ils luttaient aussi et surtout par anticipation contre leur situation future — non pas, comme le disent bête- ; ment les hommes du gouvernement, la peur de ne pas trouver un emploi, mais la certitude quant à la nature de l’« emploi » qu’ils trouveront. Une révolution anticipée aussi dans un sens plus profond, en tant qu’elle exprime et préfigure ce que pourrait être, ce que devra être, ce que sera sans doute un jour la révolution contre la société moderne.

  • Il faut ensuite réfléchir sur le fait que le noyau de crise n’a pas été la jeunesse en général, mais la jeunesse étudiante des universités et des lycées, et la fraction jeune — ou non sclérosée — du corps enseignant, mais aussi d’autres catégories d’intellectuels. Cela aussi a une signification déterminante pour l’avenir, car universelle.

Il est totalement inutile de discourir interminablement sur la révolution scientifique-technologique si on ne comprend pas ce qu’elle entraîne : tout d’abord, que l’industrie de l’enseignement et de la culture est d’ores et déjà, quantitativement et qualitativement, plus importante que la métallurgie, et que cette importance ne cessera de s’accroître. Ensuite, et encore plus : les problèmes que pose à tous les niveaux la crise profonde du savoir et de la science contemporains (que les scientifiques dans leur grande masse n’ont pas encore découverte, mais qu’ils subissent obscurément), c’est-à-dire, pour parler sans ambages, la mort de la science dans acception classique et dans toute acception jusqu’ici connue de ce terme ; la mort d’un certain type de fabrication et de transmission d’un savoir ; l’incertitude perpétuelle quant à ce qui est acquis, probable, douteux, obscur ; la collectivisation indéfinie du support humain du savoir et, en même temps, la fragmentation à l’infini de ce savoir au moment où plus que jamais apparaît, impérieuse et énigmatique, l’interdépendance ou mieux, l’unité articulée de tous ses champs ; le rapport de ce savoir à la société qui le produit, le nourrit, s’en nourrit et risque d’en mourir ; le pour qui et pour quoi de ce savoir - ces problèmes posent d’ores et déjà l’exigence d’une transformation radicale de la société et de l’être humain en même temps qu’ils en enferment les prémices. Si cet arbre monstrueux de la connaissance que l’humanité moderne cultive de plus en plus fébrilement ne doit pas s’effondrer sous son propre poids et écraser son jardinier dans sa chute, la transformation nécessaire de l’homme et de la société va infiniment plus loin que les utopies les plus folles n’ont jamais osé l’imaginer. Elle exige un développement de l’individu différent dès le départ, qui le rende capable d’une autre relation au savoir, sans analogue dans l’histoire précédente ; il ne s’agit pas simplement du développement des facultés et des capacités, mais beaucoup plus profondément du rapport de l’individu à l’autorité, puisque le savoir est la première sublimation du désir de pouvoir, de’ son rapport donc à l’institution dans ce qu’elle incarne comme repère fixe et dernier. Tout cela est évidemment inconcevable sans un bouleversement non seulement des institutions existantes, mais même de ce que nous entendons par institution. C’est cela qui est contenu, pour l’instant certes seulement en germe, dans le mouvement des étudiants révolutionnaires en France. La transformation du rapport enseignant-enseigne ; celle du contenu de l’enseignement ; la suppression du cloisonnement entre disciplines et du cloisonnement entre l’université et la société, ou bien devront rester lettre morte — et on voit difficilement comment elles pourraient le rester totalement — ou bien poseront constamment et de plus en plus impérieusement le problème de ce bouleversement. Peu importe si les étudiants le savaient ou non (et pour une partie ils le savaient). Peu importe s’ils ont vu leur activité comme prélude ou partie d’une révolution socialiste classique — ce qui en un sens est vrai, à condition de pleinement comprendre le bouleversement exigé du contenu même de cette révolution tel qu’il était vu jusqu’ici. Comme le « vivre en travaillant ou mourir en combattant » contenait en puissance les révolutions prolétariennes du siècle qui a suivi, les objectifs du mouvement étudiant en France esquissent déjà les lignes de force de la période historique qui s’ouvre.

Telles sont les exigences « objectives », dans le domaine du savoir, de l’époque contemporaine, qui amplifient et approfondissent immensément celles qui surgissaient déjà des domaines de la production et de l’organisation de la vie sociale. Tels sont les facteurs qui font de la jeunesse, des étudiants, des travailleurs de l’industrie de l’enseignement et de la culture l’équivalent d’une nouvelle avant-garde révo-lutionnaire de la société.

Mais ces couches, même élargies à toutes les couches modernes dans une situation comparable, pourront-elles jouer ce rôle ? Ne rencontreront-elles pas, tôt ou tard, une contradiction symétrique à celle que le prolétariat a rencontrée ? Peuvent-elles, autre-ment dit, échapper durablement à l’emprise de la culture où elles naissent ? Ont-elles le poids suffisant, la cohésion suffisante pour jouer un rôle historique ? Ce poids, peuvent-elles l’acquérir par une jonction — qui semble aujourd’hui encore plus difficile que par le passé — avec les travailleurs manuels ? Ici encore il serait non seulement illusoire, mais profondément et principiellement faux de vouloir répondre par une analyse théorique à la question que l’histoire pose à la créativité des hommes. Mais ceci est pour nous certain : s’il y a une solution à ces problèmes, elle ne pourra être trouvée en dehors de la jonction des travailleurs manuels et intellectuels. Et si une telle jonction — qui n’est rien moins que « naturelle » — doit être réalisée, elle ne pourra l’être qu’en fonction d’un travail politico-social permanent, dont les modalités, les structures, la façon d’être sont à inventer presque entièrement.


[1Dans la revue Socialisme ou Barbarie, voir notamment « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (N° 31 à 33) et « Recommencer la révolution » (N° 35). [Maintenant dans Capitalisme moderne et révolution, 2, p. 47-258 et l’Expérience du mouvement ouvrier, 2, p. 307-365.


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