Autogestion et hiérarchie

Autogestion et hiérarchie (1/2)
mercredi 1er avril 2009

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Ce texte fait partie de la brochure n°1 « Autogestion et hiérarchie ».

Il est possible de la télécharger dans la rubrique brochures.

Elle contient le texte ci-dessous, suivi de « La hiérarchie des salaires et des revenus » et « Les ouvriers face à la bureaucratie ».

(Ce second texte est aujourd’hui réédité par les édition du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome I, La Question du mouvement ouvrier, 2012, au prix sacrifié de 32€.

http://www.editionsdusandre.com/hom...)


Autogestion et Hiérarchie

Nous vivons dans une société dont l’organisation est hiérarchique, que ce soit dans le travail, la production, l’entreprise ; ou dans l’administration, la politique, l’État ; ou encore dans l’éducation et la recherche scientifique. La hiérarchie n’est pas une invention de la société moderne. Ses origines remontent loin - bien qu’elle n’ait pas toujours existé, et qu’il y ait eu des sociétés non hiérarchiques qui ont très bien fonctionné. Mais dans la société moderne le système hiérarchique (ou, ce qui revient à peu près au même, bureaucratique) est devenu pratiquement universel. Dès qu’il y a une activité collective quelconque, elle est organisée d’après le principe hiérarchique, et la hiérarchie du commandement et du pouvoir coïncide de plus en plus avec la hiérarchie des salaires et des revenus. De sorte que les gens n’arrivent presque plus à s’imaginer qu’il pourrait en être autrement, et qu’ils pourraient eux-mêmes être quelque chose de défini autrement que par leur place dans la pyramide hiérarchique.

Les défenseurs du système actuel essaient de le justifier comme le seul « logique », « rationnel », « économique ». On a déjà essayé de montrer que ces « arguments » ne valent rien et ne justifient rien, qu’ils sont faux pris chacun séparément et contradictoires lorsqu’on les considère tous ensemble. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus bas. Mais on présente aussi le système actuel comme le seul possible, prétendument imposé par les nécessités de la production moderne, par la complexité de la vie sociale, la grande échelle de toutes les activités, etc. Nous tenterons de montrer qu’il n’en est rien, et que l’existence d’une hiérarchie est radicalement incompatible avec l’autogestion.

AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE DU COMMANDEMENT

Décision collective et problème de la représentation.

Que signifie, socialement, le système hiérarchique ? Qu’une couche de la population dirige la société et que les autres ne font qu’exécuter ses décisions ; aussi, que cette couche, recevant les revenus les plus grands, profite de la production et de travail de la société beaucoup plus que d’autres. Bref, que la société est divisée entre une couche qui dispose du pouvoir et des privilèges, et le reste, qui en est dépossédé. La hiérarchisation -ou la bureaucratisation- de toutes les activités sociales n’est aujourd’hui que la forme, de plus en plus prépondérante, de la division de la société. Comme telle, elle est à la fois résultat et cause du conflit qui déchire la société.

S’il en est ainsi, il devient ridicule de se demander : est-ce que l’autogestion, est-ce que le fonctionnement et l’existence d’un système social autogéré est compatible avec le maintien de la hiérarchie ? Autant se demander si la suppression du système pénitentiaire actuel est compatible avec le maintien de gardiens de prisons, de gardiens-chefs et de directeurs de prison. Mais comme on sait, ce qui va sans dire va encore mieux étant dit. D’autant plus que, depuis des millénaires, on fait pénétrer dans l’esprit des gens dès leur plus tendre enfance l’idée qu’il est « naturel » que les uns commandent et les autres obéissent, que les uns aient trop de superflu et les autres pas assez de nécessaire.

Nous voulons une société autogérée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Une société qui se gère, c’est-à-dire se dirige, elle-même. Mais cela doit être encore précisé. Une société autogérée est une société où toutes les décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire, dans les seules limites que leur trace leur coexistence avec d’autres unités collectives. Ainsi, des décisions qui concernent les travailleurs d’un atelier doivent être prises par les travailleurs de cet atelier ; celles qui concernent plusieurs ateliers à la fois, par l’ensemble des travailleurs concernés, ou par leurs délégués élus et révocables ; celles qui concernent toute l’entreprise, par tout le personnel de l’entreprise ; celles concernant un quartier, par les habitants du quartier ; et celles qui concernent toute la société, par la totalité des femmes et des hommes qui y vivent.

Mais que signifie décider ?

Décider, c’est décider soi-même. Ce n’est pas laisser la décision à des « gens compétents », soumis à un vague « contrôle ». Ce n’est pas non plus désigner les gens qui vont, eux, décider. Ce n’est pas parce que la population française désigne, une fois tous les cinq ans, ceux qui feront les lois, qu’elle fait les lois. Ce n’est pas parce qu’elle désigne, une fois tous les sept ans, celui qui décidera de la politique du pays, qu’elle décide elle-même de cette politique. Elle ne décide pas, elle aliène son pouvoir de décision à des « représentants » qui, de ce fait même, ne sont pas et ne peuvent pas être ses représentants. Certes, la désignation de représentants, ou de délégués, par les différentes collectivités, comme aussi l’existence d’organes -comités ou conseils- formés par de tels délégués sera, dans une foule de cas, indispensable. Mais elle ne sera compatible avec l’autogestion que si ces délégués représentent véritablement la collectivité dont ils émanent, et cela implique qu’ils restent soumis à son pouvoir. Ce qui signifie, à son tour, que celle-ci non seulement les élit, mais peut aussi les révoquer chaque fois qu’elle le juge nécessaire.

Donc, dire qu’il y a hiérarchie du commandement formé par des « gens compétents » et en principe inamovibles ; ou dire qu’il y a des « représentants » inamovibles pour une période donnée (et qui, comme l’expérience le prouve, deviennent pratiquement inamovibles à jamais), c’est dire qu’il n’y a ni autogestion, ni même « gestion démocratique ». Cela équivaut en effet à dire que la collectivité est dirigée par des gens dont la direction des affaires communes est désormais devenue l’affaire spécialisée et exclusive, et qui, en droit ou en fait, échappent au pouvoir de la collectivité.

Décision collective, formation et information.

D’autre part, décider, c’est décider en connaissance de cause. Ce n’est plus la collectivité qui décide, même si formellement elle « vote », si quelqu’un ou quelques-uns disposent seuls des informations et définissent les critères à partir desquels une décision est prise. Cela signifie que ceux qui décident doivent disposer de toutes les informations pertinentes. Mais aussi, qu’ils puissent définir eux-mêmes des critères à partir desquels ils décident. Et pour ce faire, qu’ils disposent d’une formation de plus en plus large. Or, une hiérarchie du commandement implique que ceux qui décident possèdent - ou plutôt prétendent posséder - le monopole des informations et de la formation, et en tout cas, qu’ils y ont un accès privilégié. La hiérarchie est basée sur ce fait, et elle tend constamment à le reproduire. Car dans une organisation hiérarchique, toutes les informations montent de la base au sommet et n’en redescendent pas, ni ne circulent (en fait, elles circulent, mais contre les règles de l’organisation hiérarchique). Aussi, toutes les décisions descendent du sommet vers la base, qui n’a qu’à les exécuter. Cela revient à peu près au même de dire qu’il y a hiérarchie du commandement, et de dire que ces deux circulations se font chacune à sens unique : le sommet collecte et absorbe toutes les informations qui montent vers lui, et n’en rediffuse aux exécutants que le minimum strictement nécessaire à l’exécution des ordres qu’il leur adresse, et qui émanent de lui seul. Dans une telle situation, il est absurde de penser qu’il pourrait y avoir autogestion, ou même « gestion démocratique ».

Comment peut-on décider, si l’on ne dispose pas des informations nécessaires pour bien décider ? Et comment peut-on apprendre à décider, si l’on est toujours réduit à exécuter ce que d’autres ont décidé ? Dès qu’une hiérarchie du commandement s’instaure, la collectivité devient opaque pour elle-même, et une énorme gaspillage s’introduit. Elle devient opaque, parce que les informations sont retenues au sommet. Un gaspillage s’introduit, parce que les travailleurs non informés ou mal informés ne savent pas ce qu’ils devraient savoir pour mener à bien leur tâche, et surtout parce que les capacités collectives de se diriger, comme aussi l’inventivité et l’initiative, formellement réservées au commandement, sont entravées et inhibées à tous les niveaux.

Donc, vouloir l’autogestion - ou même la « gestion démocratique », si le mot de démocratie n’est pas utilisé dans des buts simplement décoratifs- et vouloir maintenir une hiérarchie du commandement est une contradiction dans les termes. Il serait beaucoup plus cohérent, sur le plan formel, de dire, comme le font les défenseurs du système actuel : la hiérarchie du commandement est indispensable, donc, il ne peut pas y avoir de société autogérée.

Seulement, cela est faux. Lorsqu’on examine les fonctions de la hiérarchie, c’est-à-dire à quoi elle sert, on constate que, pour une grande partie, elles n’ont un sens et n’existent qu’en fonction du système social actuel, et que les autres, celles qui garderaient un sens et une utilité dans un système social autogéré, pourraient facilement être collectivisées. Nous ne pouvons pas discuter, dans les limites de ce texte, la question dans toute son ampleur. Nous tenterons d’en éclairer quelques aspects importants, nous référant surtout à l’organisation de l’entreprise et de la production.

Une des fonctions les plus importantes de la hiérarchie actuelle est d’organiser la contrainte. Dans le travail, par exemple, qu’il s’agisse des ateliers ou des bureaux, une partie essentielle de l’ « activité » de l’appareil hiérarchique, des chefs d’équipe jusqu’à la direction, consiste à surveiller, à contrôler, à sanctionner, à imposer directement ou indirectement la « discipline » et l’exécution conforme des ordres reçus par ceux qui doivent les exécuter. Et pourquoi faut- il organiser la contrainte, pourquoi faut-il qu’il y ait contrainte ? Parce que les travailleurs ne manifestent pas en général spontanément un enthousiasme débordant pour faire ce que la direction veut qu’ils fassent. Et pourquoi cela ? Parce que ni leur travail, ni son produit ne leur appartiennent, parce qu’ils se sentent aliénés et exploités, parce qu’ils n’ont pas décidé eux-mêmes ce qu’ils ont à faire et comment le faire, ni ce qu’il adviendra de ce qu’ils ont fait ; bref, parce qu’il y a un conflit perpétuel entre ceux qui travaillent et ceux qui dirigent le travail des autres et en profitent. En somme donc : il faut qu’il y ait hiérarchie, pour organiser la contrainte ¬et il faut qu’il y ait contrainte, parce qu’il y a division et conflit, c’est-à-dire aussi, parce qu’il y a hiérarchie.

Plus généralement, on présente la hiérarchie comme étant là pour régler les conflits, en masquant le fait que l’existence de la hiérarchie est elle-même source d’un conflit perpétuel. Car aussi longtemps qu’il y aura un système hiérarchique, il y aura, de ce fait même, renaissance continuelle d’un conflit radical entre une couche dirigeante et privilégiée, et les autres catégories, réduites à des rôles d’exécution.

On dit que s’il n’y a pas de contrainte, il n’y aura aucune discipline, que chacun fera ce qui lui chantera et que ce sera le chaos. Mais c’est là encore un sophisme. La question n’est pas de savoir s’il faut de la discipline, ou même parfois de la contrainte, mais quelle discipline, décidée par qui, contrôlée par qui, sous quelles formes et à quelles fins. Plus les fins que sert une discipline sont étrangères aux besoins et aux désirs de ceux qui doivent les réaliser, plus les décisions concernant ces fins et les formes de la discipline sont extérieures, et plus il y a besoin de contrainte pour les faire respecter.

Une collectivité autogérée n’est pas une collectivité sans discipline, mais une collectivité qui décide elle-même de sa discipline et, le cas échéant, des sanctions contre ceux qui la violent délibérément. Pour ce qui est, en particulier, du travail, on ne peut pas discuter sérieusement de la question en présentant l’entreprise autogérée comme rigoureusement identique à l’entreprise contemporaine sauf qu’on aurait enlevé la carapace hiérarchique. Dans l’entreprise contemporaine, on impose aux gens un travail qui leur est étranger et sur lequel ils n’ont rien à dire. L’étonnant n’est pas qu’ils s’y opposent, mais qu’ils ne s’y opposent pas infiniment plus que ce n’est le cas. On ne peut croire un seul instant que leur attitude à l’égard du travail resterait la même lorsque leur relation à leur travail sera transformée et qu’ils commenceront à en devenir les maîtres. D’autre part, même dans l’entreprise contemporaine, il n’y a pas une discipline, mais deux. Il y a la discipline qu’à coups de contrainte et de sanctions financières ou autres l’appareil hiérarchique essaie constamment d’imposer. Et il y a la discipline, beaucoup moins apparente mais non moins forte, qui surgit au sein des groupes de travailleurs d’une équipe ou d’un atelier, et qui fait pas exemple que ni ceux qui en font trop, ni ceux qui n’en font pas assez ne sont tolérés. Les groupes humaines n’ont jamais été et ne sont jamais des conglomérats chaotiques d’individus uniquement mus par l’égoïsme et en lutte les uns contre les autres, comme veulent le faire croire les idéologues du capitalisme et de la bureaucratie qui n’expriment ainsi que leur propre mentalité. Dans les groupes, et en particulier ceux qui sont attelés à une tâche commune permanente, surgissent toujours des normes de comportement et une pression collective qui les fait respecter.

Autogestion, compétence et décision

Venons-en maintenant à l’autre fonction essentielle de la hiérarchie, qui apparaît comme indépendante de la structure sociale contemporaine : les fonctions de décision et de direction. La question qui se pose est la suivante : pourquoi les collectivités concernées ne pourraient-elles pas accomplir elles-mêmes cette fonction, se diriger d’elles- mêmes et décider pour elles-mêmes, pourquoi faudrait-il qu’il y ait une couche particulière de gens, organisés dans un appareil à part, qui décident et qui dirigent ? A cette question, les défenseurs du système actuel fournissent deux sortes de réponses. L’une s’appuie sur l’invocation du « savoir » et de la « compétence » : il faut que ceux qui savent, ou ceux qui sont compétents, décident. L’autre affirme, à mots plus ou moins couverts, qu’il faut de toute façon que quelque-uns décident, parce qu’autrement ce serait le chaos, autrement dit parce que la collectivité serait incapable de se diriger elle- même.

Personne ne conteste l’importance du savoir et de la compétence, ni, surtout, le fait qu’aujourd’hui un certain savoir et une certaine compétence sont réservés à une minorité. Mais, ici encore, ces faits ne sont invoqués que pour couvrir des sophismes. Ce ne sont pas ceux qui ont le plus de savoir et de compétence en général qui dirigent dans le système actuel. Ceux qui dirigent, ce sont ceux qui se sont montrés capables de monter dans l’appareil hiérarchique, ou ceux qui, en fonction de leur origine familiale et sociale, y ont été dès le départ mis sur les bons rails, après avoir obtenu quelques diplômes. Dans les deux cas, la « compétence » exigée pour se maintenir ou pour s’élever dans l’appareil hiérarchique concerne beaucoup plus la capacité de se défendre et de vaincre dans la concurrence que se livrent individus, cliques et clans au sein de l’appareil hiérarchique-bureaucratique, que l’aptitude à diriger un travail collectif. En deuxième lieu, ce n’est pas parce que quelqu’un ou quelques-uns possèdent un savoir ou une compétence technique ou scientifique, que la meilleure manière des les utiliser est de leur confier la direction d’un ensemble d’activités. On peut être un excellent ingénieur dans sa spécialité, sans pour autant être capable de « diriger » l’ensemble d’un département d’une usine. Il n’y a du reste qu’à constater ce qui se passe actuellement à cet égard. Techniciens et spécialistes sont généralement confinés dans leur domaine particulier. Les « dirigeants » s’entourent de quelques conseillers techniques, recueillent leurs avis sur les décisions à prendre (avis qui souvent divergent entre eux) et finalement « décident ». On voit clairement ici l’absurdité de l’argument. Si le « dirigeant » décidait en fonction de son « savoir » et de sa « compétence », il devrait être savant et compétent à propos de tout, soit directement, soit pour décider lequel, parmi les avis divergents des spécialistes, est le meilleur. Cela est évidemment impossible, et les dirigeants tranchent en fait arbitrairement, en fonction de leur « jugement ». Or ce « jugement » d’un seul n’a aucune raison d’être plus valable que le jugement qui se formerait dans une collectivité autogérée, à partir d’une expérience réelle infiniment plus ample que celle d’un seul individu.

Autogestion, spécialisation et rationalité

Savoir et compétence sont par définition spécialisés, et le deviennent davantage chaque jour. Sorti de son domaine spécial, le technicien ou le spécialiste n’est pas plus capable que n’importe qui d’autre de prendre une bonne décision. Même à l’intérieur de son domaine particulier, du reste, son point de vue est fatalement limité. D’un côté, il ignore les autres domaines, qui sont nécessairement en interaction avec le sien, et tend naturellement à les négliger. Ainsi, dans les entreprises comme dans les administrations actuelles, la question de la coordination « horizontale » des services de direction est un cauchemar perpétuel. On en est venu, depuis longtemps, à créer des spécialistes de la coordination pour coordonner les activités des spécialistes de la direction qui s’avèrent ainsi incapables de se diriger eux-mêmes. D’un autre côté et surtout, les spécialistes placés dans l’appareil de direction sont de ce fait même séparés du processus réel de production, de ce qui s’y passe, des conditions dans lesquelles les travailleurs doivent effectuer leur travail. La plupart du temps, les décisions prises par les bureaux après de savants calculs, parfaites sur le papier, s’avèrent inapplicables telles quelles, car elles n’ont pas tenu suffisamment compte des conditions réelles dans lesquelles elles auront à être appliquées. Or ces conditions réelles, par définition, seule la collectivité des travailleurs les connaît. Tout le monde sait que ce fait est, dans les entreprises contemporaines, une source de conflits perpétuels et d’un gaspillage immense.

Par contre, savoir et compétence peuvent être rationnellement utilisés si ceux qui les possèdent sont replongés dans la collectivité des producteurs, s’ils deviennent une des composantes des décisions que cette collectivité aura à prendre. L’autogestion exige la coopération entre ceux qui possèdent un savoir ou une compétence particuliers, et ceux qui assument le travail productif au sens strict. Elle est totalement incompatible avec une séparation de ces deux catégories. Ce n’est que si une telle coopération s’instaure, que ce savoir et cette compétence pourront être pleinement utilisés ; tandis que, aujourd’hui, ils ne sont utilisés que pour une petite partie, puisque ceux qui les possèdent sont confinés à des tâches limitées, étroitement circonscrites par la division du travail à l’intérieur de l’appareil de direction. Surtout, seule cette coopération peut assurer que savoir et compétence seront mis effectivement au service de la collectivité, et non pas de fins particulières.

Une telle coopération pourrait-elle se dérouler sans que des conflits surgissent entre les « spécialistes » et les autres travailleurs ? Si un spécialiste affirme, à partir de son savoir spécialisé, que tel métal, parce qu’il possède telles propriétés, est le plus indiqué pour tel outil ou telle pièce, on ne voit pas pourquoi et à partir de quoi cela pourrait soulever des objections gratuites de la part des ouvriers. Même dans ce cas, du reste, une décision rationnelle exige que les ouvriers n’y soient pas étrangers par exemple, parce que les propriétés du matériau choisi jouent un rôle pendant l’usinage des pièces ou des outils. Mais les décisions vraiment importantes concernant la production comportent toujours une dimension essentielle relative au rôle et à la place des hommes dans la production. Là-dessus, il n’existe -par définition - aucun savoir et aucune compétence qui puisse primer le point de vue de ceux qui auront à effectuer réellement le travail. Aucune organisation d’une chaîne de fabrication ou d’assemblage ne peut être, ni rationnelle, ni acceptable, si elle a été décidée sans tenir compte du point de vue de ceux qui y travailleront. Parce qu’elles n’en tiennent pas compte, ces décisions sont actuellement presque toujours bancales, et si la production marche quand même, c’est parce que les ouvriers s’organisent entre eux pour la faire marcher, en transgressant les règles et les instructions « officielles » sur l’organisation du travail. Mais, même si on les suppose « rationnelles » du point de vue étroit de l’efficacité productive, ces décisions sont inacceptables précisément parce qu’elles sont, et ne peuvent qu’être, exclusivement basées sur le principe de l’ « efficacité productive ». cela veut dire qu’elles tendent à subordonner intégralement les travailleurs au processus de fabrication, et à les traiter comme des pièces du mécanisme productif. Or cela n’est pas dû à la méchanceté de la direction, à sa bêtise, ni même simplement à la recherche du profit. (A preuve que l’« Organisation du travail » est rigoureusement la même dans les pays de l’est et les pays occidentaux). Cela est la conséquence directe et inévitable d’un système où les décisions sont prises par d’autres que ceux qui auront à les réaliser ; un tel système ne peut pas avoir une autre « logique ».

Mais une société autogérée ne peut pas suivre cette « logique ». Sa logique est toute autre, c’est la logique de la libération des hommes et de leur développement. La collectivité des travailleurs peut très bien décider et, à notre avis, elle aurait raison de le faire- que pour elle, des journée de travail moins pénibles, moins absurdes, plus libres et plus heureuses sont infiniment préférables que quelques bouts supplémentaires de camelote. Et, pour de tels choix, absolument fondamentaux, il n’y a aucun critère « scientifique » ou « objectif » qui vaille : le seul critère est le jugement de la collectivité elle-même sur ce qu’elle préfère, à partir de son expérience, de ses besoins et de ses désirs.

Cela est vrai à l’échelle de la société entière. Aucun critère « scientifique » ne permet à qui que ce soit de décider qu’il est préférable pour la société d’avoir l’année prochaine plus de loisirs plutôt que plus de consommation ou l’inverse, une croissance plus rapide ou moins rapide, etc. Celui qui dit que de tels critères existent est un ignorant ou un imposteur. Le seul critère qui dans ces domaines a un sens, c’est ce que les hommes et les femmes formant la société veulent, et cela, eux seuls peuvent le décider et personne à leur place.

AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE DES SALAIRES ET DES REVENUS

Il n’y a pas de critères objectifs qui permettent de fonder une hiérarchie des rémunérations.

Pas plus qu’elle n’est compatible avec une hiérarchie du commandement, une société autogérée n’est compatible avec une hiérarchie des salaires et des revenus.

D’abord, la hiérarchie des salaires et des revenus correspond actuellement avec la hiérarchie du commandement - totalement, dans les pays de l’Est, pour une très bonne partie, dans les pays occidentaux. Encore faut-il voir comment cette hiérarchie est-elle recrutée. Un fils de riche sera un homme riche, un fils de cadre a toutes les chances de devenir cadre. Ainsi, pour une grande partie, les couches qui occupent les étages supérieurs de la pyramide hiérarchique se perpétuent héréditairement. Et cela n’est pas un hasard. Un système social tend toujours à s’autoreproduire. Si des couches sociales ont des privilèges, leurs membres feront out ce qu’ils peuvent - et leurs privilèges signifient précisément qu’ils peuvent énormément à cet égard - pour les transmettre à leurs descendants. Dans la mesure où, dans un tel système, ces couches ont besoin d’ « hommes nouveaux » -parce que les appareils de direction s’étendent et prolifèrent- elles sélectionnent, parmi les descendants des couches « inférieures », les plus « aptes » pour les coopter en leur sein. Dans cette mesure, il peut apparaître que le « travail » et les « capacités » de ceux qui ont été cooptés ont joué un rôle dans leur carrière, qui récompense leur « mérite ». Mais, encore une fois, « capacités » et « mérite » signifient ici essentiellement la capacité de s’adapter au système régnant et de mieux le servir. De telles capacités n’ont pas de sens pour une société autogérée et de son point de vue.

Certes, des gens peuvent penser que, même dans une société autogérée, les individus les plus courageux, les plus tenaces, les plus travailleurs, les plus « compétents », devraient avoir droit à une « récompense » particulière, et que celle-ci devrait être financière. Et cela nourrit l’illusion qu’il pourrait y avoir une hiérarchie des revenus qui soit justifiée.

Cette illusion ne résiste pas à l’examen. Pas plus que dans le système actuel, on ne voit pas sur quoi on pourrait fonder logiquement et justifier de manière chiffrée des différences de rémunération. Pourquoi telle compétence devrait valoir à son possesseur quatre fois plus de revenu qu’à un autre, et non pas deux ou douze ? Quel sens cela a de dire que la compétence d’un bon chirurgien vaut exactement autant - ou plus, ou moins - que celle d’un bon ingénieur ? Et pourquoi ne vaut-elle pas exactement autant que celle d’un bon conducteur de train ou d’un bon instituteur ?

Une fois sortis de quelques domaines très étroits, et privés de signification générale, il n’y a pas de critères objectifs pour mesurer et comparer entre eux les compétences, les connaissances et le savoir d’individus différents. Et, si c’est la société qui supporte les frais d’acquisition du savoir par un individu - comme c’est pratiquement déjà maintenant le cas - on ne voit pas pourquoi l’individu qui a déjà bénéficié une fois du privilège que cette acquisition constitue en elle-même, devrait en bénéficier une deuxième fois sous forme d’un revenu supérieur. La même chose vaut du reste pour le « mérite » et « l’intelligence ». Il y a certes des individus qui naissent plus doués que d’autres relativement à certaines activités, ou le deviennent. Ces différences sont en général réduites, et leur développement dépend surtout du milieu familial, social et éducatif. Mais en tout cas, dans la mesure où quelqu’un a un « don », l’exercice de ce « don » est en lui- même une source de plaisir s’il n’est pas entravé. Et, pour les rares individus qui sont exceptionnellement doués, ce qui importe n’est pas une « récompense » financière, mais de créer ce qu’ils sont irrésistiblement poussés à créer. Si Einstein avait été intéressé par l’argent, il ne serait pas devenu Einstein - et il est probable qu’il aurait fait un patron ou un financier assez médiocre.

On met parfois en avant cet argument incroyable, que sans une hiérarchie des salaires la société ne pourrait pas trouver des gens qui acceptent d’accomplir les fonctions les plus « difficiles » - et l’on présente comme telles les fonctions de cadre, de dirigeant, etc. On connaît la phrase si souvent répétée par les « responsables » : « si tout le monde gagne la même chose, alors je préfère prendre le balai. » Mais dans des pays comme la Suède, où les écarts de salaire sont devenus beaucoup moindres qu’en France, les entreprises ne fonctionnent pas plus mal qu’en France, et l’on n’a pas vu les cadres se ruer sur les balais.

Ce que l’on constate de plus en plus dans les pays industrialisés, c’est plutôt le contraire : les personnes qui désertent les entreprises, sont celles qui occupent les emplois vraiment les plus difficiles - c’est-à-dire les plus pénibles et les moins intéressants. Et l’augmentation des salaires du personnel correspondant n’arrive pas à arrêter l’hémorragie. De ce fait, ces travaux sont de plus en plus laissés à la main-d’oeuvre immigrée. Ce phénomène s’explique si l’on reconnaît cette évidence, qu’à moins d’y être contraints par la misère, les gens refusent de plus en plus d’être employés à des travaux idiots. On n’a jamais constaté le phénomène inverse, et l’on peut parier qu’il continuera d’en être ainsi. On arrive donc à cette conclusion, d’après la logique même de cet argument, que ce sont les travaux les plus intéressants qui devraient être le moins rémunérés. car, sous toutes les conditions, ce sont là les travaux les plus attirants pour les gens, c’est-à-dire que la motivation pour les choisir et les accomplir se trouve déjà, pour une grande partie, dans la nature même du travail.

Autogestion, motivation au travail et production pour les besoins

Mais à quoi reviennent finalement tous les arguments visant à justifier la hiérarchie dans une société autogérée, quelle est l’idée cachée sur laquelle ils se fondent ? C’est que les gens ne choisissent un travail et ne le font que pour gagner plus que les autres. mais cela, présenté comme une vérité éternelle concernant la nature humaine, n’est en réalité que la mentalité capitaliste qui a plus ou moins pénétré la société (et qui, comme le montre la persistance de la hiérarchie des salaires dans les pays de l’Est, reste aussi dominante là-bas). Or cette mentalité est une des conditions pour que le système actuel existe et se perpétue - et inversement, elle ne peut exister que pour autant que le système continue. Les gens attachent une importance aux différences de revenu, parce que de telles différences existent, et parce que, dans le système social actuel, elles sont posées comme importantes. Si l’on peut gagner un million par mois plutôt que cent mille francs, et si le système social nourrit par tous ses aspects l’idée que celui qui gagne un million vaut plus, est meilleur que celui qui ne gagne que cent mille francs - alors effectivement, beaucoup de gens (pas tous du reste, même aujourd’hui) seront motivés à tout faire pour gagner un million plutôt que cent mille. Mais si une telle différence n’existe pas dans le système social ; s’il est considéré comme tout aussi absurde de vouloir gagner plus que les autres que nous considérons aujourd’hui absurde (du moins la plupart d’entre nous) de vouloir à tout prix faire précéder son nom d’une particule, alors d’autres motivations, qui ont, elles, une valeur sociale vraie, pourront apparaître ou plutôt s’épanouir : l’intérêt du travail lui-même, le plaisir de bien faire ce que l’on a soi-même choisi de faire, l’invention, la créativité, l’estime et la reconnaissance des autres. Inversement, aussi longtemps que la misérable motivation économique sera là, toutes ces autres motivations seront atrophiées et estropiées depuis l’enfance des individus.

Car un système hiérarchique est basé sur la concurrence des individus, et la lutte de tous contre tous. Il dresse constamment les hommes les uns contre les autres, et les incite à utiliser tous les moyens pour « monter ». Présenter la concurrence cruelle et sordide qui se déroule dans la hiérarchie du pouvoir, du commandement, des revenus, comme une « compétition » sportive où les « meilleurs » gagnent dans un jeu honnête, c’est prendre les gens pour des imbéciles et croire qu’ils ne voient pas comment les choses se passent réellement dans un système hiérarchique, que ce soit à l’usine, dans les bureaux, dans l’Université, et même de plus en plus dans la recherche scientifique depuis que celle-ci est devenue une immense entreprise bureaucratique. L’existence de la hiérarchie est basée sur la lutte sans merci de chacun contre tous les autres - et elle exacerbe cette lutte. C’est pourquoi d’ailleurs la jungle devient de plus en plus impitoyable au fur et à mesure que l’on monte les échelons de la hiérarchie - et que l’on ne rencontre la coopération qu’à la base, là où les possibilités de « promotion » sont réduites ou inexistantes. Et l’introduction artificielle de différenciations à ce niveau, par la direction des entreprises, vise précisément à briser cette coopération. Or, du moment où il y aurait des privilèges d’une nature quelconque, mais particulièrement de nature économique, renaîtrait immédiatement la concurrence entre individus, en même temps que la tendance à s’agripper aux privilèges que l’on possède déjà, et, à cette fin, à essayer aussi d’acquérir plus de pouvoir et à le soustraire au contrôle des autres. Dès ce moment-là, il ne peut plus être question d’autogestion. Enfin, une hiérarchie des salaires et des revenus est tout autant incompatible avec une organisation rationnelle de l’économie d’une société autogérée. Car une telle hiérarchie fausse immédiatement et lourdement l’expression de la demande sociale.

Une organisation rationnelle de l’économie d’une société autogérée implique, en effet, aussi longtemps que les objets et les services produits par la société ont encore un « prix » - aussi longtemps que l’on ne peut pas les distribuer librement -, et que donc il y a un « marché » pour les biens de consommation individuelle, que la production est orientée d’après les indications de ce marché, c’est-à-dire finalement par la demande solvable des consommateurs. Car il n’y a pas, pour commencer, d’autre système défendable. Contrairement à un slogan récent, que l’on ne peut approuver que métaphoriquement, on ne peut pas donner à tous « tout et tout de suite ». Il serait d’autre part absurde de limiter la consommation par rationnement autoritaire qui équivaudrait à une tyrannie intolérable et stupide sur les préférences de chacun : pourquoi distribuer à chacun un disque et quatre tickets de cinéma par mois, lorsqu’il y a des gens qui préfèrent la musique aux images, et d’autres le contraire - sans parler des sourds et des aveugles ? Mais un « marché » des biens de consommation individuelle n’est vraiment défendable que pour autant qu’il est vraiment démocratique - à savoir, que les bulletins de vote de chacun y ont le même poids. Ces bulletins de vote sont les revenus de chacun. Si ces revenus sont inégaux, ce vote est immédiatement truqué : il y a des gens dont la voix compte beaucoup plus que celles des autres. Ainsi aujourd’hui, le « vote » du riche pour une villa sur la Côte d’azur ou un avion personnel pèse beaucoup plus que le vote d’un mal logé pour un logement décent, ou d’un manœuvre pour un voyage en train seconde classe. Et il faut se rendre compte que l’impact de la distribution inégale des revenus sur la structure de la production des biens de consommation est immense.

Un exemple arithmétique, qui ne prétend pas être rigoureux, mais est proche de la réalité en ordre de grandeur, permet de l’illustrer. Si l’on suppose que l’on pourrait grouper les 80 % de la population française aux revenus les plus bas autour d’une moyenne de 20.000 par an après impôts (les revenus les plus bas en France, qui concernent une catégorie fort nombreuse, les vieux sans retraite ou avec une petite retraite, sont de loin inférieurs au S.M.I.C.) et les 20 % restants autour d’une moyenne de 80.000 par an après impôts, on voit par un calcul simple que ces deux catégories se partageraient par moitié le revenu disponible pour la consommation. Dans ces conditions, un cinquième de la population disposerait d’autant de pouvoir de consommation que les autres quatre cinquièmes. Cela veut dire aussi qu’environ 35 % de la production de biens de consommation du pays sont exclusivement orientés d’après la demande du groupe le plus favorisé et destinés à sa satisfaction, après satisfaction des besoins « élémentaires » de ce même groupe ; ou encore, que 30 % de toutes les personnes employées travaillent pour satisfaire les « besoins » non essentiels des catégories les plus favorisées (en supposant que le rapport consommation / investissement est de 4 à 1 - ce qui est en gros l’ordre de grandeur observé dans la réalité). On voit donc que l’orientation de la production que le « marché » imposerait dans ces conditions ne refléterait pas les besoins de la société, mais une image déformée, dans laquelle la consommation non essentielle des couches favorisées aurait un poids disproportionné. Il est difficile de croire que, dans une société autogérée, où ces faits seraient connus de tous avec exactitude et précision, les gens toléreraient une telle situation ; ou qu’ils pourraient, dans ces conditions, considérer la production comme leur propre affaire, et se sentir concernés - sans quoi il ne pourrait une minute être question d’autogestion.

La suppression de la hiérarchie des salaires est donc le seul moyen d’orienter la production d’après les besoins de la collectivité, d’éliminer la lutte de tous contre tous et la mentalité économique, et de permettre la participation intéressée, au vrai sens du terme, de tous les hommes et de toutes les femmes à la gestion des affaires de la collectivité.



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