Quelques commentaires rapides sur le texte « Que la crise s’aggrave ? »
Le texte ci-contre de M.Amiech est intéressant : les remarques qui suivent ne se veulent pas polémiques mais attirer l’attention, à partir de ce texte et dans une certaine continuité, sur des interrogations à coté desquelles il me semble passer un peu trop rapidement ou même ne pas aborder du tout. De ce fait, il semble manquer l’essentiel et en rester à des conceptions peu fertiles.
Ainsi, de manière générale, l’analyse paraît reposer encore sur des bases paléo-marxistes implicites, mais semble tendre à sortir de son corset idéologique, comme le montrent de multiples réflexions pertinentes et, symptomatiquement, les deux citations de Castoriadis datant de son propre divorce d’avec le marxisme (1960)…
La question qui sous-tend tout le texte peut paraître farfelue pour qui est étranger au cadre de pensée gauchiste : l’auteur se demande s’il faut aujourd’hui souhaiter l’aggravation de la crise (en référence à un titre connu de F. Partant) pour que les populations se réveillent… La réponse apportée est un non ferme (l’inverse eut révélé un pathétique aveuglement), argumenté par un regard relativement lucide sur la situation actuelle.
Il est dommage que M. Amiech ne se demande pas ce qui poussait F. Partant, à l’époque, à souhaiter une aggravation de la situation - comme du reste une bonne partie du monde contestataire de l’époque : cela aurait permis de dépasser une simple réfutation à partir des faits et de poser des jalons solides pour « changer complètement le programme et l’imaginaire de la contestation », comme le texte y enjoint sans tellement y parvenir.
Il aurait ainsi fallu se demander d’où vient l’affirmation - encore très largement répandue implicitement chez les militants - que plus ça va pire plus ça peut aller mieux….Grossièrement, elle provient du messianisme marxisme qui s’est progressivement diffusé dans une bonne partie des milieux contestataires. Le postulat fondamental est un déterminisme qui apparaît aujourd’hui comme délirant (bien qu’il se soit renversé aujourd’hui, sans surprise, en catastrophisme) : l’humanité serait inexorablement en marche vers une société où tous ses problèmes (éventuellement actuels) seront résolus selon la rationalité matérielle d’une loi économique, elle-même déterminée par le progrès technique - c‘est-ce qu‘on appelle les « conditions objectives », la « dynamique du Capital » . A l’intérieur de cette tendance naturelle, des aléas peuvent exister et surgissent, qui tantôt la ralentissent et tantôt l’accélèrent - c‘est ce qu‘on appelle les « conditions subjectives », la « lutte des classes » chez Marx. Par ce biais, bien évidemment, pour la vulgate marxiste, une paupérisation occasionnelle de la population recèle des trésors insurrectionnels. La dégénérescence gauchiste a transformée cette mécanique rationnelle et matérialiste en une posture un peu plus simpliste et très juvénile : plus les gens en chient, plus y’a de chance qu’ils se bougent et donc qu’il y ait une révolution. CQFD.
M. Amiech semble conclure que les « conditions subjectives » ne sont pas réunies, mais reste globalement enfermé dans ce raisonnement, qui n’est somme toute, qu’une inversion symétrique de l’idéologie capitaliste du progrès, qu’il combat efficacement par ailleurs.
Une fois s’être débarrassé d’un tel mythe, il est possible de regarder certains aspects de la réalité tus jusqu’alors. Ce qui, dans l’histoire de l’occident, traversait une partie de la société, le projet d’autonomie, n’a rien d’éternel et semble aujourd’hui très mal en point… Coupées de ce substrat historique, les révolutions possibles ont toutes les chances, sinon de s’essouffler purement et simplement comme Mai 68, du moins de dégénérer comme bon nombre de celles qui ont ponctuées le siècle passé. Plus encore, les révoltes risquent fort de prendre les formes les plus connues dans l’histoire, celle des jacqueries, sans parler de leur formes « moderne », les révoltes nihilistes - déjà pointées dans les années 50 - 60 - que les émeutes de 2005 semblent en partie reprendre. A long terme, un mécontentement peut aussi prendre la forme religieuse… De la même manière, le lien entre misère ou crise et mobilisations est d’une faiblesse outrageante au vu de l’histoire : rien de plus facile que de trouver des périodes de longueurs variables où, de toute évidence, les populations concernées auraient dû mener les plus grands soulèvement de l’humanité et où il ne s’est strictement rien passé, et inversement, des moments de bouleversements et de créations collectives sans qu’une misère atroce ne ravage le peuple. D’ailleurs, il n’est pas facile de déterminer le seuil de pauvreté / insatisfaction / crise à partir duquel les gens vont se mobiliser…
Décidemment, les liens entre autonomie, soulèvement et pauvreté ne semble pas reposer sur des bases matérialistes, et encore moins déterministes… Peut-être est-ce là une certaine conception de la « liberté » humaine qui s’effondre, mais on ne va pas s’en plaindre… L’argumentaire du texte de M. Amiech reposant presque entièrement sur des considérations technico-économiques tend à faire penser que son auteur n’est pas totalement émancipé de telles conceptions.
Ainsi les catégories du « capital » et du « capitalisme » ne sont nulle part interrogées ; le premier, personnifié, étant animé d’une dynamique, le second étant érigé en système, reconduisant par là une certaine extériorité à l’aliénation que le texte essaie pourtant de remettre en cause par ailleurs. Ainsi, l’offensive « capitaliste » des années 80 n’est expliquée qu’en terme d’une logique de mondialisation (mais qui ne date pas d’hier…) sans faire de lien avec l’effondrement des mobilisations d’alors et, si le caractère « confus » de cette contestation est pointé, l’auteur ne va pas jusqu’à poser la question de la continuité pourtant évidente entre l’idéologie « autogestionnaire » prête-à-porter de l’époque et le discours libéral de l’auto-organisation qui commençait à déferler (l’histoire de la CFDT étant exemplaire à cet égard) - exactement comme l’écologie devient maintenant insensiblement la principale idéologie de l’ordre à venir, et donc la principale bénéficiaire des crises en cours, ce que M. Amiech paraît prêt à accepter (« La catastrophe environnementale est un prétexte pratique pour franchir un nouveau seuil dans la prise en charge mentale et concrète des citoyens par les grandes organisations et leur propagande »). De la même manière, il faut quand même prendre la mesure des « contradictions » du capitalisme (là aussi formulées en terme d’offre / demande, comme si c‘était là son essence la plus profonde - la vieille notion de réification étant quand même plus pertinente) : si jamais il s’érigeait en système de société, celle-ci s’arrêterait immédiatement. Que les mécanismes capitalistes ait pénétrés progressivement toutes des sphères d’activité humaines ne peut vouloir dire qu’ils soient les seuls à l’œuvre, tout au contraire : ils ne survivent même qu’en parasitant en permanence, et en épuisant des ressources accumulée en d’autres temps : les écosystèmes comme les structures anthropologiques. C’est ainsi que la lecture de la crise économique se fait aussi dans un style old school (« surproduction »), négligeant d’autres aspects, notamment économiques, mais aussi politiques comme le rôle prédateurs des oligarchies (Cf. « le coup d’Etat feutré » http://www.magmaweb.fr/spip/spip.ph...).
Enfin, la description des mouvements sociaux comme « haine de la liberté » parce que trop engoncés dans une dépendance au « système » appartient trop au champ lexical du ressentiment gauchiste déçu par la « mission historique » que le prolétariat n’aurait pas rempli : On ne peut bien entendu qu’être immensément déçu par ce que l’expression du peuple est devenu, notamment en France, au regard de ce qu’elle a pu être par le passé, mais outre qu’on ne peut rien faire de bon politiquement sans un profond respect pour « les gens », les tenants d’une auto-transformation de la société que nous sommes ne peuvent pas ne pas voir la sagesse profonde qui oriente ces « mouvements-véto » vers un conservatisme sans véritable issue au vu du catastrophique bilan « révolutionnaire » du siècle passé. Les révolutions ont soit été écrasées dans le sang, soit ont été victorieuses… et cela a été encore pire ! A peu près partout où s’est tenu le discours « révolutionnaire », c’est le petit peuple qui a payé, et très lourdement. Quand les intellectuels es soulèvements, les experts en révolutions, les savants de l’insurrection et les maniaques de l’émeute mangent des raisins verts, ce sont les petites gens qui ont les dents agacées, lorsqu’ils sont encore là et qu’il leur en reste. Prendre une pose indigné en prétextant que « nous » aurions été toujours du coté des « gentils organisateurs » abusés si nous avions vécu ces moments-là, n’est qu’une manière d’échapper à la responsabilité écrasante qui est celle de qui reprend l’héritage révolutionnaire, dans sa force, sa complexité et ses enjeux qu‘on ne dénoue pas si facilement, même sur le papier... Et stigmatiser les gens qui luttent (même si ils le font dans les cages syndicales) parce qu’ils n’ont aucunes perspectives n’est qu’une occasion de se défausser devant l’exigence de tracer les nôtres propres.
De ce point de vue-là, le texte de M.Amiech est quand même décevant, et ne nous voit que « condamnés à attendre et à susciter (à susciter en les attendant) des mouvements d’envergure », chose fort difficile vu l‘émiettement et a faiblesse de nos forces, et fort floue au regard de l’indigence de nos conceptions. Certes, les lendemains ne chantent pas, mais il reste la possibilité, peut-être pas vaine, peut-être pas inutile et sans doute pas impossible, de nous défaire, nous, ici, des mythes, des erreurs et des chimères des idéologies contestataires, tenaces et sans cesse renaissantes. C’est ce à quoi appelle M. Amiech, et c’est tout à son honneur, sans mesurer, semble-t-il, mais certainement comme chacun d’entre nous, l’étendue du chantier.
R.
Commentaires