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On va revenir sur tout ça, mais comme tu parles de la célèbre « baisse du niveau », il faut que je te relance dessus… Pour toi, c’est une réalité…
D’abord c’est difficile à évaluer concrètement de mon seul point de vue, par manque d’éléments de comparaison puisque je n’enseigne régulièrement que depuis dix ans et dans des milieux très différents, public / privé, collège / lycée, zones REP / beaux quartiers… Bon, il y a des choses qui sautent aux yeux partout : par exemple, il y a des confusions orthographiques inédites dans les copies, comme confondre un verbe et un nom : « ils manges » ou « les coléoptèrent ». Ensuite en termes d’expression, de niveau de langue, de constructions de phrases, c’est souvent assez mauvais et j’ai l’impression que ça empire : en corrigeant une épreuve scientifique de 1re littéraire ou économique et social, j’avais l’impression que les trois quarts des élèves étaient non-francophones de naissance, ce qui était peu probable vu la provenance des copies…
Ensuite sur le fond, il suffit de comparer les manuels d’il y a vingt, quarante ou soixante ans pour voir la dégradation. C’est comme pour le journal « Le Monde » : de moins en moins de texte, de plus en plus d’images, de moins en moins d’information, de plus en plus d’idéologie… Honnêtement, on se rapproche de la bande dessinée. Concrètement : l’anatomie de l’œil qui était autrefois enseignée au collège, on l’apprend maintenant en troisième année d’université et je ne suis pas sûr du tout que ça soit compensé. Et puis, en tant que correcteur, on te demande vraiment n’importe quoi : au bac un sujet sur la « tectonique des plaques » d’il y a trois-quatre ans, par exemple, pouvait être réussi par un bon élève de 4e (c’est au programme), modulo trois ou quatre mots de vocabulaire soit une ou deux heures de plus…
Comment expliquer une telle régression ?
C’était une hérésie il y a quinze ou vingt ans, mais aujourd’hui, c’est quand même bien balisé… Par contre, un aspect qui commence seulement à être abordé, c’est la technologie : l’omniprésence des écrans, une culture de l’image, de l’immédiateté, de la facilité, l’omniprésence d’internet : si le savoir est à portée d’un clic, au fond pourquoi l’acquérir ? Les smartphones sont investis comme se substituant au cerveau pour toutes les fonctions de mémorisation, de formulation, de réflexion, d’introspection, etc. En géologie, les points cardinaux, l’évaluation des distances posent problème. J’ai la moitié de la classe qui se plante ou qui passe 30 mn dessus si je donne un calcul de base à faire en interro, toujours sans calculatrice chez moi – les gamins me haïssent sur le coup mais comprennent très bien pourquoi je le fais… Et ils tombent des nues lorsqu’ils mesurent l’étendue de leur régression.
Et les profs ne donnent pas l’exemple, évidemment. Moi, je suis connu comme le-prof-qui-n’a-même-pas-de-téléphone, c’est-à-dire à la limite de l’existence… Je suis minimaliste, primitiviste, même : l’enseignement, c’est les mains dans les poches, pas de notes, un papier-un crayon, un tableau-une craie. Les tableaux numériques – que j’ai vu arriver avant tout le monde en ZEP – sont une calamité : les gamins sont au cinéma, le prof se fait youtubeur… Plus précisément : les profs projettent les graphiques, les schémas, les dessins et les photocopient pour les cahiers. Bilan : les élèves ne savent plus rien réaliser. Moi je trace tout au tableau à la main (mais impossible d’être précis avec un tableau numérique !) : les élèves me voient dessiner, croquer, schématiser en direct, ils me voient en train de faire, rien dans les mains, rien dans les poches, tout dans la tête. Ça pose aussi une autorité : mon savoir n’est pas délégué à un livre, un ordi. Je l’incarne, sans filet. Et ils voient la science se matérialiser, là, maintenant et, avec, la méthode, l’ordre des opérations, la rigueur, etc. Même chose pour la photo projetée : les gamins vivent dans un monde hyper-visuel, donc ils l’ont déjà vue, elle n’apporte rien. Ou alors on travaille vraiment dessus, on la décortique. Je préfère les faire imaginer, se souvenir, associer, se questionner, intervenir, et moi ça m’oblige à l’éloquence, à la présence d’esprit, à la précision, à la métaphore. À la digression, aussi… C’est plus fatigant, d’accord, mais c’est moins humiliant que de jouer le magnétophone. Bon, je dis ça, c’est aussi pratique de leur projeter des trucs de temps en temps : des documentaires, des images pour les petits urbains, surtout lorsqu’il faut six mois de paperasse pour organiser une sortie d’une après-midi… Mais l’invasion technique est un symptôme en même temps qu’une des causes de la régression.
La technique-gadget comme substitut à l’effort…
Exactement. Mais ça aussi, c’est à expliquer… Ça procède, plus généralement, de la coupure d’avec la culture propre, le savoir n’est plus une valeur en elle-même, les critères de réussite sociale purement économique l’ont supplanté. Il suffit d’un petit vernis pour les salons. Les gamins sont imbibés de l’air du temps. Cela concerne aussi les profs : la plupart sont des premiers de la classe qui veulent le rester. Leur discipline est celle où ils étaient les meilleurs au lycée, alors ils ont continué, jusqu’à l’enseigner. Soit par choix, pour rester dans la « réussite » scolaire à laquelle ils ont pris goût, soit par dépit face à l’échec d’une autre carrière… Bien peu ont du recul vis-à-vis de leur matière, de l’enseignement ou même simplement d’eux-mêmes, de leurs réactions affectives ou intellectuelles face aux élèves. La sécurité de l’emploi et quelques miettes du prestige de la fonction leur suffisent. Beaucoup de s’intéressent à rien, même pas à l’actualité de leur savoir. Discute avec un prof d’histoire-géo, c’est souvent une intériorisation du vide télévisuel… Bref, c’est un tout, c’est une société qui s’effondre.
Quand même, une raison, parmi toutes les autres, mais qui n’est pas du tout politiquement correcte, c’est aussi l’arrivée massive d’immigrés en provenance de zones paupérisées. Tu te retrouves en ZEP avec des fils de paysans maliens, ça n’a rien à voir avec le public français contemporain. Même les agriculteurs avec qui j’ai fait mon lycée comprenaient ce qu’ils faisaient en classe, y compris les derniers… Alors, en plus de la différence de classes sociales ou de profils psychologiques sur lesquels travaillaient par exemple Freinet et la pédagogie institutionnelle, surgit là un fossé culturel, et même civilisationnel. Sans même parler du ressentiment postcolonial qui complique extraordinairement le rapport avec le pays, la culture, les gens, l’autorité… Il faudrait une pédagogie adaptée, exigeante, qui prenne les élèves là où ils sont et irait contre leurs déterminismes socio-culturels, donc leur faire violence, une double ou triple violence. On est à la limite du faisable, là, c’est impossible ou alors on change de société… Pas étonnant que refasse surface le fantasme du « hussard noir de la république » du XIXe. On en est loin : la seule réponse depuis des décennies, c’est de brader les diplômes à tour de bras. Avoir le bac hier, c’est avoir un niveau licence aujourd’hui… On aura bientôt 100 % de réussite au bac et ils sont de moins en moins capables d’écrire une lettre, expression, style, graphie, comme celles que les petites gens écrivaient il y a un siècle.
Pour toi le facteur culturel joue en classe ?
On parle bien, en haut lieu, de « culture scientifique » : il faut prendre l’expression au sens large. Les populations occidentales, différemment selon les couches sociales évidemment, sont globalement en contact avec les avancées scientifiques depuis des siècles, pour le meilleur comme pour le pire, ce n’est pas la question. On est passés par l’hygiénisme, le darwinisme, le nucléaire, etc. et ce n’est pas le cas ailleurs. Par exemple, une fille de seconde, issue d’une grande famille saoudienne, est venue me voir un jour tout sourire après un cours de génétique mendelienne : « Monsieur, ma prof à domicile m’a expliqué que tout ce que vous nous apprenez, c’est dans le Coran ! C’est trop cool monsieur ! » Malgré son niveau social, sa culture lui créait un énorme handicap.
Que lui as-tu répondu ?
Que c’était des « conneries » ! C’est sorti tout seul ! Elle faisait la tronche, mais c’était le principe même de l’approche scientifique qu’elle n’avait pas compris, à 16 ans. Elle était dans un monde magico-religieux complètement étranger au dernier des cancres français… Quoique, avec le succès des pseudosciences… Je ne vais pas te refaire le tableau des gamins musulmans qui contestent la théorie de l’évolution ou l’enseignement de la reproduction, mais c’est courant. Même chose chez les profs attachés à l’islam, scientifiques y compris, hein… D’ailleurs, tu remarqueras qu’il y en a peu – je n’en ai jamais croisé – en SVT… C’est normal : c’est comme si tu me demandais à moi d’enseigner l’Immaculée Conception… Et c’est sans équivalent : j’ai enseigné dans des établissements catholiques, ces phénomènes n’existent pas. À la limite, quelques sous-entendus lorsque je parle, hors programme bien entendu, du Big Bang, que je balaie rapidement : j’explique que chacun peut croire au Père Noël, aux licornes ou à la télépathie mais qu’ici, on fait de la science. On doit douter, chercher, prouver, douter encore, faire preuve d’humilité et ne pas multiplier inutilement les entités…
Pour toi la foi religieuse est incompatible avec la démarche scientifique ?
À la fin d’un cours de méthodologie où je n’avais cessé de blasphémer, un petit Indien musulman, brillant, est venu me demander, très franchement : « Monsieur, est-ce qu’un scientifique peut être croyant ? ». Je lui ai répondu : « C’est absolument impossible, désolé. Un scientifique qui croit à autre chose qu’à la recherche rationnelle, ce n’est plus un scientifique. Par contre, la personne derrière le scientifique, elle, une fois rentrée chez elle, peut croire à ce qu’elle veut… » Il a très bien compris, avait l’air tout content, m’a remercié, est parti et a fait un cursus scolairement exemplaire… Je crois que ça lui avait fait du bien, une position claire qui tranche avec l’hypocrisie ambiante. Parce que c’est une chose qu’on a oubliée, recouverte par la bonne conscience et la réconciliation universelle, mais c’est absolument indiscutable. Je parle des religions historiques bien comprises : si tu m’évoques une vague force ou un compagnon imaginaire qui t’aide à surmonter la dépression et ta finitude, c’est autre chose.
Un élément qu’on évoque rarement dans la démarche scientifique, c’est la place de l’imagination, donc du manque. Et la religion, n’importe quelle religion, apporte des réponses a priori, comble le manque dès qu’il survient. Alors qu’il s’agit là de créer le monde que l’on découvre.
… C’est-à-dire ?…
Toute recherche scientifique part d’une question, d’une interrogation, d’une « problématique », donc d’une insatisfaction, d’un manque. Cela n’est possible que dans une culture, une société, où il y a la possibilité d’une remise en cause des évidences enfantines, psychologiques ou sociales pour ouvrir une brèche dans la réalité, déchirer le voile des évidences du déjà-donné, donc que les grandes explications religieuses ou mythiques soient un tant soit peu battues en brèche, laissent du jeu. Donc dès le départ, il faut une imagination un peu libre pour qu’il y ait la possibilité d’« autre chose ». Ensuite, le chercheur répond à cette question par une hypothèse : il faut bien la sortir de quelque part, cette hypothèse, il faut bien l’imaginer, la créer, et elle doit être suffisamment riche pour être fertile. La suite, qu’il s’agisse d’une observation ou d’une expérimentation, il faut aussi l’inventer, et quiconque a approché un laboratoire de recherche sait que c’est un travail à part entière. Et la suite est à l’avenant : l’interprétation des résultats, succès ou échec, la place à donner au fait dans la théorie, l’amendement de celle-ci, voire la réinvention du paradigme lorsqu’il craque de partout sous les faits inexpliqués, ne peuvent qu’être, là aussi, œuvre de l’imagination. T. Kuhn l’a effleuré, sans y insister, c’est dommage. Donc, c’est ça la qualité du scientifique : avant tout de la curiosité, de l’imagination et, ensuite, bien sûr, une rigueur maladive. On est loin de la croyance, quand même…
Tu fais l’éloge de la science dans tes cours ?
Je fais l’éloge de ce dont je viens de parler, et qu’on appelle effectivement « la » science. Devant les élèves, je me crée ce personnage : le scientifique rationnel, ouvert, qui doute perpétuellement, taraudé par toutes les questions possibles, sans tabou, qui n’a peur de rien, etc. Un mélange d’Indiana Jones, de Doc et de Dr House pour les amener à Paracelse, Pasteur, Darwin… Le but c’est de les initier à cette posture mentale, d’en faire des scientifiques autant que possible, c’est mon boulot, les autres en font, aussi, des musiciens, des géographes, des polyglottes, etc. Je me fous qu’ils deviennent vulcanologues, cardiologues ou biochimistes : je veux que rien ne leur soit étranger dans le monde qui les entoure, leur vie durant. Qu’ils apprennent à réfléchir, à débattre, à démasquer, à se désillusionner. Les Terminales ne comprennent pas que je n’ai même pas tenté médecine lors de mes études, mais pour moi la biologie humaine n’était qu’une sous-discipline…
Autrement dit, et pour répondre à ta question, je leur apprends une science qui n’existe plus, la « science à papa ». Aujourd’hui une autre chose a pris sa place, que le terme imparfait de « techno-science » permet de distinguer : c’est le règne des hyper-spécialistes aveugles à ce qui les entoure, des blouses blanches techniciennes qui n’imaginent plus, donc ne trouvent (presque) plus rien, mais surenchérissent sans se poser de questions sur leur finalité, décérébrés pour la plupart, déculturés au possible et, au niveau institutionnel, la course à la publication, la falsification des données, la triche statistique, la chasse aux crédits, les lobbies, la surenchère technologique, les conflits d’intérêts…
Et ça, tu en parles aux élèves ?
Pas qu’un peu ! En fonction des niveaux, évidemment. Je me souviens avoir passé une heure improvisée avec des 5èmes à ne parler que de ça, le thème avait surgi suite à une correction de TP. Ils étaient passionnés, attentifs comme jamais, et comprenaient très bien ce que je cherchais à leur faire comprendre. La fraude scientifique, exponentielle, dit en passant, ça leur parle…
De l’autre côté, je brise également la perception « populaire » de la science, comme faisant fonction de religion, de magie noire. Ça émerge souvent après un exposé où l’élève a jargonné sans comprendre ce qu’il racontait. Là, c’est zéro, sans appel…
En critiquant la science contemporaine, tu fais un peu fonction d’idéologue, là, non ?
Je ne crois pas. Ça c’est une chose reconnue, voire théorisée, je pense aux travaux d’un Lévy-Leblond, et je ne connais pas grand-monde qui le conteste, certains manuels l’effleurent presque. D’accord, j’en fais une présentation personnelle, j’en ai aussi un peu l’expérience, mais je le présente aussi, comme tout, d’ailleurs, comme une hypothèse importante à ne pas balayer par confort. Ce n’est pas vraiment au programme, mais l’esprit critique, si.
D’une manière générale, je ne fais pas du tout œuvre de militant, du moins tel qu’on l’entend habituellement. Le sens de ma présence parmi eux, c’est de former des intelligences, pas des endoctrinés. La biologie est une discipline très idéologique, peut-être la seule scientifique qui ait fondé les totalitarismes : je rappelle que le nazisme s’en réclamait centralement et ce n’est pas un accident, parce que la plupart des grands biologistes récents, avec des exceptions comme Jean Rostand, par exemple, ou S. J. Gould, tendent à l’extrême droite : Haeckel, Watson et Crick, Alexis Carrel, etc. Aujourd’hui c’est renversé : la discipline est arraisonnée par les délires idéologiques sur la « théorie du genre », par exemple, ou toute la bien-pensance.
Et beaucoup de sujets portent à des débats éthiques ou politiques de toute première importance, voire de toute urgence. Si je suis très engagé sur ces sujets, je mets les élèves au défi de percer mes positions… Je leur fais comprendre les tenants et les aboutissants, les arguments de part et d’autre, les données disponibles et celles qui ne le sont pas, l’état de la question en fonction des positions de chacun. C’est souvent douloureux pour moi de ne pas trancher, mais c’est mon métier. Sur les OGM par exemple, la géo-ingénierie, le nucléaire, la PMA, etc. En fait, je fais sortir le débat des aspects purement scientifiques pour en faire un conflit de valeur, un choix politique et social, une question d’échelle de temps ou d’espace, d’engagement pour l’avenir. Et même à ce niveau-là, une fois qu’on a pris de la hauteur et de la distance vis-à-vis de l’illusion technicienne, il y a souvent conflit entre le principe de précaution et les impératifs économiques ou géopolitiques. L’important est qu’ils puissent sortir de la salle en pouvant soutenir des avis contraires mais argumentés, comprendre de quoi il retourne de part et d’autre, le contexte global, les rapports de forces, et leur donner envie d’approfondir.
Tu ne veux pas faire d’embrigadement…
Si tu prends un peu de recul, tu vois globalement qu’avant la guerre de 14, le corps enseignant était massivement patriotique. Dans les années 20-30, il est passé pacifiste, jusqu’à la débâcle de 40… Dans l’après-guerre, plutôt stalinien puis gauchiste, et dans les années 80-90, largement antiraciste et multiculturaliste… Le bilan n’est pas brillant, hein ? Je cherche à former des intelligences, pas des militants : c’est une génération qui va être confrontée, qui l’est déjà, à des problèmes énormes, enchevêtrés, dont on n’a même pas idée. Tout ce qu’on peut faire, au moins, c’est de les outiller un peu…
Après, il y a les « vrais » problèmes. Par exemple la question des vaccins : tu ne peux qu’être tiraillé entre leur incontestable efficacité biologique et de l’autre côté les intérêts bien compris des grandes firmes pharmaceutiques machiavéliques. Là, il me semble, c’est très difficile d’y voir vraiment clair. Idem les grandes pandémies. Et puis il y a les « trous noirs » vers lesquels on se dirige, à la fois reconnus et occultés : les résistances aux antibiotiques, la déplétion énergétique, l’infertilité généralisée, le chaos climatique…
Justement : tu es toujours aussi neutre concernant les problèmes écologiques ?
Ah non, là non, non… Enfin, si ! C’est LE « trou noir » par excellence. La situation est tellement catastrophique, objectivement… D’ailleurs cela découle simplement de l’actualité : je fais systématiquement des revues de presse scientifiques, eh bien les nouvelles sont rarement bonnes sur le front de l’écologie, sensationnalisme mis à part. Même sans ça : c’est simplement une synthèse que tout le monde peut faire à partir des éléments incontestables qui parsèment les manuels.
C’est sidérant, d’ailleurs : les parents devraient feuilleter les manuels de SVT, l’impact écologique est omniprésent, quoique souvent suggestif, et va crescendo avec le cursus. Les questions des élèves aidant, je pousse toujours plus loin. Par exemple il est question de la protection de certaines espèces, c’est difficile de ne pas enchaîner sur le rythme actuel des extinctions (connues !) et la notion de sixième extinction massive terrestre. Ce n’est pas gai mais c’est la réalité, du moins une hypothèse de plus en plus crédible. Même chose lorsqu’on parle de l’alimentation, de la pollution, des pesticides, des sols... La disparition des sols cultivables, on n’en parle pas trop, c’est dramatique. Au lycée, les manuels font réfléchir mezzo voce au végétarisme généralisé, à la mort lente des océans, à l’épuisement des ressources énergétiques, à la baisse de la consommation… Bon, nulle part il n’est question du nucléaire, hein, on est en France… Par contre les gamins connaissent tous Fukushima : comme moi Tchernobyl à leur âge, ils sentent qu’il y a quelque chose comme un trou noir, là-bas… On travaille dessus en génétique, les facteurs mutagènes, c’est leur entrée dans un monde de mutations permanentes interdisant toute stabilité donc toute évolution des espèces… Plus globalement, pour les sceptiques, je leur trace la courbe de la démographie humaine depuis 10 000 ans, explosive depuis le XIXe siècle : doublement du nombre d’humains depuis ma naissance… quadruplement prévu d’ici ma mort… Tabou, là aussi. Et, en comparaison, celle des rendements agricoles, en plateau depuis 30 ans… Ou les courbes du rapport Meadows, incroyablement actuelles, et les perspectives d’un « peak all »…
La catastrophe, quoi…
Oui, mais non, je ne joue pas du tout le catastrophisme : d’abord je n’ai aucun goût pour le sadisme et ensuite c’est une idéologie stérile dans laquelle ils baignent déjà – voir les films catastrophe produits en série depuis les années 1970. Dès qu’on aborde ces questions : « C’est la fin du monde, monsieur ! »… Comme dans la société des « adultes », on passe immédiatement du déni à la démission… En début d’année, on parle des exoplanètes : pour eux, c’est pour fuir notre vieille Terre pourrie… Je commence donc systématiquement par la notion d’« enfermement planétaire »… Alors non, la fin de l’espèce humaine, sérieusement envisageable d’ici la fin du siècle, n’est pas la fin de la vie organique, et celle-ci n’est pas la fin de la planète non plus. Ce n’est pas rassurant, mais ça relativise. Bon, il y a des « solutions techniques » évoquées dans les manuels, mais les élèves eux-mêmes sont en capacité d’en voir les limites, voire les incohérences… Et on bascule sur leur absence de mise en œuvre, des forces économiques, l’attachement au consumérisme… Lui-même évoqué dans les manuels : la provenance des composants des téléphones, l’énergie nécessaire pour les fabriquer, les nuisances de l’utilisation, la pollution engendrée par leurs déchets… Parallèlement, le paquet est mis aussi sur la prévention des risques naturels : séismes, volcans, inondations, tempêtes, etc. Ça résonne étrangement parce que les gamins vivent, les plus petits sont les plus explicites, avec l’idée d’une « Nature » vengeresse, d’une Mère-Nature bonne et pure qui aurait été violée, souillée et dont on calmerait le courroux en la protégeant, en la déifiant… C’est inquiétant, ça. Bon, très vite on objective : la nature, c’est, comme dirait F. Terrasson, les marécages, les virus, la décomposition, etc. Mais les passions et projections sont tellement énormes sur les questions écologiques que les schémas archaïques ne peuvent que ressurgir. Bref, ce que je dois enseigner officiellement est étonnant de relative lucidité – relative, hein… Et c’est d’autant plus dérangeant.
Pourquoi dérangeant ?
Parce que c’est toi le prof… C’est toi qui leur annonce ça, à eux. C’est toi le maillon entre deux générations, le représentant de l’humanité auprès de ces petits qui viennent d’arriver, c’est même de là, comme dit Arendt, que vient ton autorité – ou devrait… Tu es censé leur présenter les avancées de notre espèce jusqu’à aujourd’hui, ce qu’on a fait, ce qu’on leur laisse, ce qu’ils auront à faire, tout seuls, sans nous… Et là, tu leur annonces que, bon, on s’est bien amusés depuis un siècle, mais que les suivants vont devoir payer la note, à un moment. Et qu’ils commencent déjà. Sondage : qui a une allergie dans la classe ? Un tiers, la moitié. Qui est asthmatique ? Un quart. À leur âge, on n’avait qu’un ou deux souffreteux de ce type, dans nos classes, non ? C’est très concret. Et ce n’est pas une lubie de ma part : c’est l’État qui me demande de le faire. C’est très difficile comme situation d’annoncer très concrètement à des enfants que le monde est en perdition, qu’ils héritent de ça, de la passivité de leurs parents, qui attendent que ça passe. « Les générations futures », gna-gna-gna… Je les ai en face de moi, les générations futures, là… Et je ne sais pas comment ça ne pourrait pas jouer, d’une manière ou d’une autre, dans la construction de leur personnalité, dans le rapport qu’ils entretiennent avec le passé, le futur, le monde adulte… Je les crois très nihilistes, au fond, derrière une insouciance destinée aux parents, qui ne demandent que ça, « qu’ils soient heureux »… C’est ce que l’on a vécu, nous, mais c’est bien plus intense pour eux. À moyen terme, quels seront les rapports entre générations, mais aussi entre classes sociales, entre ethnies, lorsque la nouvelle va se répandre que la fête est vraiment finie, qu’il n’y en a plus pour tout le monde ?
Et tu ne les rassures pas ?
Je ne vois pas pourquoi je leur mentirais… Et je ne vois pas comment. À moins que tu n’aies des éléments que j’ignore ?… Je crois qu’il faut leur parler franchement, les mettre dans le bain. Mon discours, c’est plutôt : voilà la situation, elle est catastrophique, elle le sera plus ou moins en fonction d’une multitude de facteurs que vous pouvez maintenant comprendre ; des issues existent, elles demanderaient d’énormes métamorphoses des sociétés humaines, tant dans leur direction et leur fonctionnement actuel que dans leur fondement depuis des millénaires. C’est possible, de telles choses ont déjà eu lieu (allez voir votre prof d’histoire, qu’il fasse son boulot), mais c’est loin d’être simple. Nous, ma génération, nous n’avons même pas essayé. Vous, vous y serez obligés, d’une manière ou d’une autre, sinon vos enfants ou les enfants de vos enfants. Voilà où on en est, et si vous avez des idées, vous savez comment me joindre… Et effectivement, ils ont plein d’idées, ça fuse, ça discute, ça examine, ça soupèse… Je réfute toutes les bêtises dans l’air du temps, notamment le « développement durable » des profs d’histoire-géo, tout en laissant ouvertes les portes qui doivent le rester, je m’interroge avec eux. Mais dès qu’il est question de niveau de vie, d’économie, de politique, c’est déjà plus poussif : on sent que rien n’a été transmis, c’est une sorte d’absence, de blanc, de vide, sauf chez certains, rares, mais alors c’est souvent le discours électoral parental qui se présente. En tout cas, je crois que je les fais mesurer ce qui se passe, avec d’autres mots que ceux des médias culpabilisateurs et des parents rassurants mais qui en fait se rassurent, eux, d’avoir engendré…
Ça fait effet ?… Je veux dire : tu sens qu’ils prennent conscience de quelque chose ?
Non. Je ne sais pas… Enfin, c’est compliqué, ils sont déjà à la fois très lucides et très fatalistes, dès le collège. Plus encore au lycée, tu sens que leur curiosité, leur enthousiasme, leur imagination sont déjà très rabotés. Ils deviennent résignés. « Adultes », quoi… Mais ça c’est difficile : que serait une personne ayant réellement conscience de ce qui est en train de se passer sur la planète, en termes écologiques ? Je n’ai pas la réponse. Mais ça ne diffère pas tellement du reste des enseignements, en réalité.
Pourquoi ?
Parce que la société se referme et que les individus se conforment de plus en plus à une vision du monde étriquée, habituelle et rassurante. Ça fait partie de la crise de l’éducation, qui est d’abord une crise de la connaissance, de la civilisation. Je m’explique : on a l’image de l’éducation ou plutôt de l’instruction comme un verre que l’on remplit. Je n’ai pas d’autres images à proposer, sinon peut-être celle de la chrysalide. On ne ressort pas du savoir indemne, on en sort transformé, ou alors on n’a pas compris, pas admis, on refoule. C’est évident lorsqu’on fait de l’astronomie – je débute toutes mes années de tous mes niveaux par le commencement : les dimensions de temps et d’espace sont littéralement astronomiques, les phénomènes sont littéralement cosmiques, les enjeux sont métaphysiques dès qu’on parle du début de tout, de la mort du soleil ou de la fin éventuelle de l’univers dans l’immobilisation glaciale d’un refroidissement généralisé proche du zéro absolu. Si jamais tu as admis réellement que tout cela était vrai, tu ne vois plus rien de la même manière, ni ton existence, ni l’histoire, ni la succession des jours. Tu connais l’état de ton cerveau après avoir contemplé le ciel étoilé pendant quelques minutes ? C’est un peu ça. Dans ma classe, je sais que quelqu’un a compris lorsqu’il ouvre grand ses yeux, veut que je confirme, me redemande plusieurs fois la même chose me répète « mais non attendez, monsieur, c’est pas possible », bavarde avec ses copains-copines « non mais tu te rends compte ? » et quitte la salle éberlué, stone. Il y en a souvent un ou deux, comme ça, n’importe qui, à l’improviste, qui est emporté, pris, ravi. Il a compris.
Et les autres ?
Les autres ont juste enregistré, on verra plus tard. C’est la même chose pour à peu près tout : qui a réellement compris que son corps était constitué de cent mille milliards d’êtres vivants qui coopèrent ? On réalise dans la proximité avec le cancer, rarement avant. Et quoi de plus banal qu’une plante ? Mais il faut comprendre qu’elles font apparaître la vie à partir du Soleil et de quelques molécules que l’on trouve partout dans l’univers, c’est-à-dire rien. L’arbre juste là, il est constitué de molécules qu’il a prélevées dans l’air que tu respires. Et même chose pour toi : tu es un flux de matière permanent, l’eau et tous les éléments que tu contiens ne font que passer par toi, au point que tout se renouvelle dans ton organisme en dix ans. Quelle est ton identité, alors, la permanence de ce que tu es ? Et ta parenté réelle avec le vivant : tu es véritablement le cousin de ton voisin de palier, de l’éléphant ou de l’algue. Nous avons une histoire commune, tangible. Et cette conversation, cette matière, ces couleurs peuvent être objectivement réduites à des longueurs d’ondes, des vibrations de l’air, des forces électromagnétiques… Tu crois être posé sur le sol, mais tu tiens sur une mince couche solide qui erre sur un océan de magma de 6 000 km de profondeur. Le phénomène même de la vie est délirant, ce n’est qu’une autre organisation de la matière : Hubert Reeves a raison de dire qu’il serait miraculeux qu’une montagne accouche réellement d’une souris… Bref, qui vit vraiment en concevant tout ça ? C’est une série de décentrements radicaux qui te métamorphosent profondément, te font être quelqu’un d’autre, et être différemment. À la fois une humiliation insupportable et un dépassement complet de ta condition, une participation au monde, à l’univers qui glorifie en toi ce que tu ne reconnais pas, que tu refuses de voir…
Nous ne sommes pas loin de la philosophie…
On est même en plein dedans. Je crois que la biologie, les SVT en général, c’est vraiment la philosophie de l’enfant. Au collège, c’est nous qui répondons aux questions essentielles qui les taraudent sur la « Vie » : Qui sommes-nous ? Qu’est-ce qui nous différencie des animaux ? C’était comment avant ? Ça a commencé comment ? Comment va-t-on mourir ? Et pourquoi ? Et les pierres ? Comment marche mon corps ? De quoi je suis fait et qui je suis, moi, par rapport à tout le reste ?… Récemment, je me suis mis à afficher des citations de scientifiques, et je demande aux gamins de les commenter. Par exemple, j’aime bien celle de Bichat : « Les conditions de la vie ne sont ni dans l’organisme, ni dans le milieu extérieur, mais dans les deux à la fois. » C’est au fondement de l’approche écologique… Ou, du même : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », auquel H. Atlan répond : « La vie est l’ensemble des fonctions capables d’utiliser la mort ». Ça, c’est tout le chapitre sur le « cycle de la matière », quand les gamins comprennent que la décomposition est le maillon clé de la vie. Derrière, évidemment, il a Hegel : « Ce qui est contradictoire dans le royaume des choses mortes ne l’est pas dans le royaume de la vie. »
Mais au-delà de tout ça, sur la connaissance elle-même, sur la manière d’appréhender les phénomènes quotidiens de manière rationnelle, la biologie / géologie occupe une place de choix. La mathématique est encore trop formelle, la physique trop mécanique et les autres matières ne sont pas assez fondamentales pour les interrogations existentielles des plus jeunes. Et comme, bêtement, on ne fait pas de philosophie avant les quelques misérables heures de terminale, ça nous retombe dessus. Ça change un peu au lycée, heureusement. Ou ça devrait, parce que j’y vois plutôt un assèchement de l’interrogation, la plupart du temps. C’est désespérant.
C’est désespérant parce qu’il est vraiment là, le « désenchantement du monde », il n’est certainement pas dans l’esprit scientifique bien compris.
Pourtant c’est ça, ce que l’on entend par « désenchantement du monde », c’est la fin du sentiment de surnaturel dû aux progrès de la science.
Là il y a une énorme erreur de raisonnement, et qui est pourtant connue : tout ce dont je viens de parler est très loin de dessiner un monde plat, rationnel et explicable de part en part, sans mystère et sans quête… Et au contraire, il y a un mysticisme scientifique – spectaculaire chez les mathématiciens – qui date de Pythagore… Sans aller jusque-là, puisque là aussi, on est dans une clôture, la science ouvre un monde bien plus merveilleux ou vertigineux que celui des nymphes, des sorcières ou des OVNIs ! Et je dirai même que c’est tellement inadmissible que c’est un des obstacles à l’apprentissage, sinon le principal : ce que j’ai à leur transmettre est tellement impensable, tellement dérangeant que les élèves préfèrent ne pas s’en imprégner, et n’en rester qu’à la surface, aux calculs, aux formules, aux définitions, bref, le scolaire et laisser de côté l’émerveillement, l’émotion, la révolution de l’esprit que ça représente. Ou alors ils basculent dans l’idéologie scientiste, la science comme religion, alors que ce réenchantement est radicalement d’une nature différente, il exige un investissement du monde, du savoir, de la société, d’eux-mêmes, très particulier et novateur.
Ce n’est pas le propre de la biologie, ni même de la science...
Non parce que c’est tout de même la science, en tant que pôle de la rationalité, qui a métamorphosé l’univers de l’être humain… En même temps, oui, tu as raison, c’est au fond la même chose en histoire, en musique ou en langues, c’est le savoir d’une manière générale, et c’est la formation de l’être humain tout au long de sa vie. C’est ça, son travail à l’enfant, vraiment épuisant pour le coup, c’est au moins d’entrevoir le monde à travers ces prismes, de prendre conscience de l’immensité du savoir et de l’ignorance, des infinis qui nous traversent, et c’est ça, l’éducation : la possibilité de devenir autre chose que ce truc normé qui bouffe et qui va travailler en regardant des inepties sur un écran et qui, pour le reste, fait confiance aux spécialistes et experts. Mais ça se referme, c’est de moins en moins possible, les gamins sentent que ça va les rendre trop différents, trop anormaux, trop dérangeants, trop solitaires – et je sais de quoi je parle… Ils vivent dans un monde qui se croit le seul possible et on leur dit qu’il n’y a qu’une seule façon d’être, derrière les petites différences narcissiques. Ça va changer, plus rapidement et plus profondément qu’on ne le pense. Comment éduquer, instruire, parler à un gamin en sachant ça ? Je n’ai pas de réponse.
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