A. Badiou et le spectre du communisme

paru dans Le Monde du 23/02/2010
mardi 3 août 2010
par  LieuxCommuns

Par Jérôme Batout (docteur en philosophie et en sciences sociales.)

Badiou SpectreCommunisme
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Alain Badiou s’est récemment fait (« Le courage du présent », Le Monde daté du 13-14 février 2010) le porte-voix d’une opération à laquelle le titre de son plus récent essai, L’Hypothèse communiste, peut donner un nom. Il faut reconnaître que, ce faisant, Alain Badiou attire indirectement l’attention sur un problème d’interprétation de l’histoire du XXe siècle : tout se passe en effet comme si la crise révélée par la finance lors des deux dernières années rendait souhaitable, vingt ans après la chute du mur de Berlin, la reconsidération de l’aventure du siècle dernier sous le visage d’un match nul idéologique entre capitalisme et communisme. On avait cru au krach de l’idée communiste, et voici que vingt ans plus tard éclaterait la bulle spéculative du capitalisme. Dans ces conditions, ne serait-il pas salutaire de remobiliser l’idée communiste sous la forme aimable d’une « hypothèse » ? Il y a sans doute dans la séquence historique actuelle l’espace pour un réexamen de l’idée communiste ; et chacun est libre de l’entreprendre. On peut aussi, tout en se sentant étranger à l’idée communiste, juger nécessaire d’expliquer en quoi la démarche initiée par les hérauts de « l’hypothèse communiste » constitue une tentative de liquidation intellectuelle des principales prémisses de l’œuvre philosophique de Marx. Ce dernier n’étant pas en mesure d’exercer son droit de réponse, et la liquidation de sa pensée se laissant fort bien voir à l’échelle de la tribune publiée par Alain Badiou, pourquoi ne pas en dire brièvement deux mots ?

Premier mot : dialectique. Le communisme fut pensé par Marx en fonction d’une représentation dialectique de l’histoire : il y a des temps d’affirmation, des temps de négativité, il y a au sein du capitalisme des contradictions qui finiront par mener au dépérissement de l’État. Thèse, antithèse, synthèse, si l’on veut dire simplement le mouvement dont procède le matérialisme dialectique. Or voici qu’Alain Badiou vient promouvoir les charmes d’une « hypothèse » communiste. Une hypothèse : moins qu’une thèse, une avant-thèse, la modestie d’une proposition dénuée de dogmatisme. Or l’humilité fait long feu, puisque demandant ce qu’est cette "hypothèse communiste« , Alain Badiou répond nettement qu’elle »tient en trois axiomes". Le sommeil dogmatique n’aura pas duré longtemps : l’hypothèse se révèle série d’axiomes, énoncés évidents, non démontrables, et universels. On est loin de l’hypothèse, proposition avancée provisoirement, et devant être ultérieurement contrôlée. Premier temps de la liquidation, donc, la fusion-absorption d’une dialectique, opération intellectuelle hautement réflexive, en une axiomatique, manœuvre bassement impérative, le tout sous la couverture rhétorique d’une hypothétique.

Deuxième mot : « témoin-clé ». Cherchant dans le présent la figure qui saura donner à « l’hypothèse communiste » une morale provisoire – il est n’est pas certain que Descartes apprécierait l’emprunt –, Alain Badiou place au centre de la scène de l’histoire celui qu’il nomme le « témoin-clé », entendez, "le prolétaire immigré sans papiers". A nouveau, la liquidation, quoique habile, est sans détour : pour Marx, le prolétaire n’avait pas de patrie, il était non le témoin (fût-il clé), mais bien le héros de l’histoire. Non pas victime sacrificielle d’un processus historique qui le dépasse et le détruit, mais acteur principal d’une histoire qu’il produit, et d’un monde qu’il transforme, par son travail. Avec Badiou, le jeu s’inverse : l’acteur devient figurant ; il est incontournable non en fonction de sa centralité dans l’histoire, mais, au contraire, de son exclusion, de sa mise à l’écart. Autrement dit, le prolétaire de Badiou, « témoin-clé », a l’intéressante propriété d’être placé en garde-à-vue.

En deux mots donc, la dialectique produite par un acteur devient une axiomatique subie par un témoin. Pour Marx, les hommes font leur histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font : avec Badiou, les hommes ne font pas leur histoire – et ils ne savent pas l’histoire qu’ils ne font pas. Sans prévenir, la catégorie intellectuelle du fétichisme – mobilisée en son temps par Marx afin de dénoncer la dissimulation du produit du travail de l’homme sous le voile des échanges de marchandises – se retourne contre les tenants de "l’hypothèse communiste". La fétichisation de l’immigré sans papiers ouvre la voie à la métamorphose du spectre du communisme en un sceptre, assurant à ses titulaires une confortable rente en ces temps de désarroi idéologique, et accessoirement un redoutable ascendant sur les « témoins-clés » de l’histoire. Peu importent les opinions politiques : pour tous, il y a certainement ces jours-ci le plus grand profit à relire Marx – et avec lui, tous les auteurs du XIXe siècle, chaudron dont sont sorties certaines catégories politiques qui continuent d’être les nôtres. Est-il permis cependant de proposer que cette relecture, forcément critique, gagnerait à prendre ses distances avec toute opération de liquidation ? Cette proposition n’est évidemment qu’une hypothèse.


Commentaires

A. Badiou et le spectre du communisme
mercredi 28 mars 2012 à 10h11

C’est un peu court et caricatural que tout cela. Je ne reprends pas, point par point, ce serait trop long. Mais, concernant la figure du prolétaire africain sans papier, il est évident qu’il n’a là nulle fétichisation mais bien la possibilité d’une humanité générique et, par là, universelle. Or, tout pensée révolutionnaire se doit d’être universelle, sinon ce n’est que gestion, clientélisme, maffia. Le communisme est universel. La question à la St-Just à poser ici serait alors : « que veulent ce qui ne veulent ni de l’universel ni du communisme ? » Dont l’auteur, semble-t-il, de cet article..

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