Si les sociétés occidentales pouvaient être défendues : à la fois avec leurs régimes actuels, abstraction faite de ces régimes, abstraction faite de ce que régimes deviendraient dans le processus menant à la guerre et, encore plus, pour mener efficacement celle-ci, abstraction faite de ce que ces régimes font dans le Tiers Monde, et, last but not least, abstraction faite des implications de l’utilisation – à peu près inéluctable, en cas de guerre – des armes nucléaires, elles devraient l’être. Mais aucune de ces clauses conditionnelles n’a la moindre validité.
Pourquoi est-il nécessaire, avant de parvenir à la conclusion opposée, d’affirmer dans l’abstrait que l’on devrait défendre les sociétés occidentales ? Parce qu’il ne s’agit pas pour nous de fournir des slogans, mais d’apprendre à penser politiquement ; parce qu’il s’agit de combattre la débilité politique instillée dans l’esprit des gens (et, notamment, ceux qui nous sont les plus proches) par un siècle de marxisme et de marxisme-léninisme ; parce qu’il s’agit aussi de couper court à la démagogie mystificatrice qui voudrait mobiliser les gens pour la « défense de l’Occident » ou la « défense de la démocratie ».
Pourquoi, dans l’abstrait, les sociétés occidentales devraient-elles être défendues ? Parce qu’elles incorporent une tradition historique précieuse, et toujours vivante, de lutte explicite pour l’autonomie ; parce que l’on y rencontre toujours des individus pour qui l’autorité n’a pas raison du simple fait qu’elle est autorité (plutôt même le contraire) ; parce que de tels individus, des individus appartenant à ce type anthropologique, continuent d’y être produits ; parce qu’il existe dans ces sociétés des dispositifs sociaux innombrables, lois formelles, chances sociologiques d’application de ces lois, modes d’action et de réaction, opinion publique, habitudes et climat social, idées et informations disponibles pour ceux qui veulent y avoir accès, qui permettent de s’exprimer et d’agir politiquement sans être nécessairement héros ou martyr.
Cela – la réalisation de ce type de société, aussi déchirée, contradictoire, exploiteuse et opprimante et mystificatrice soit-elle – est un miracle historique. Tout cela, ces traits réalisés partiellement, et non seulement visés, dans les institutions et le type anthropologique d’individu créés par les sociétés occidentales ne découle pas de la « nature humaine », ni n’est « imposé » par des « lois de l’histoire », ne pousse pas de lui-même dès que vous mettez dans une éprouvette quelques gènes d’Homo sapiens et leur laissez un temps suffisant pour « évoluer », n’est pas le destin fatal de toute société. Si tout cela était détruit – comme il risquerait de l’être si la stratocratie russe parvenait à la domination mondiale – personne ne peut dire quand, où, après combien de temps et de sang versé à nouveau cela pourrait réapparaître, et si même cela réapparaîtrait. La question de savoir si, après quelques décennies ou siècles de règne du KGB, la lutte pour la démocratie pourrait reprendre et avoir des chances de succès est un sujet de science-fiction, non pas une question politique. Accepter la domination russe – ou agir de sorte que, en fait, on en augmente les chances – sous prétexte que quelque part, un jour, les hommes se dresseront de nouveau contre la tyrannie absolue, ne peut être que lâcheté ou inconscience.
Mais il ne s’agit là que d’une des composantes de ces sociétés. Je l’ai dit plus haut [2] : il y a une singularité de fait des sociétés occidentales au sens que celles-ci ne sont pas simples : elles ne sont même pas simplement « contradictoires » (en un sens marxien, par exemple : contenant deux principes ou acteurs historiques opposés, mais luttant sur le même terrain, et l’un étant prédestiné à constituer le dépassement dialectique de l’autre), elles contiennent une hétérogénéité essentielle. En elles sont nés à la fois le mouvement démocratique révolutionnaire – et le capitalisme. La logique de la discussion philosophique, de la libre recherche, de l’action politique explicite y coexistent avec la logique de la chaîne d’assemblage, de la prédestination professionnelle des enfants moyennant des tests d’aptitude et d’« intelligence », de la domination rationalisée. Les germes mettant en question toute maîtrise y cohabitent avec les tendances immanentes, nettement totalitaires, du capitalisme, à savoir : l’expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle ».
Parce que cette hétérogénéité existe, parce que ces sociétés continuent à contenir et à engendrer les germes d’une transformation radicale possible – ce qu’aucun autre type de société n’a fait – ; parce que y vivre, plutôt qu’en Russie, continue d’être absolument préférable – non pas du point de vue des conforts privés, mais des possibilités de penser et d’agir, la question de leur préservation devant une menace mortelle se pose en droit. Mais cette position reste abstraite. Lorsqu’on a dépassé le fétichisme des « classes » et des « modes de production » – j’y reviendrai – on peut se poser la question, rétrospectivement, s’il fallait soutenir une Angleterre idéalisée (c’est-à-dire abstraite), dirigée par un Churchill idéalisé (c’est-à-dire abstrait) contre Hitler, malgré l’exploitation, les slums, le chômage, les Indes et le reste. On ne peut pas se la poser dans ces termes aujourd’hui – et cela, bien que l’horreur du régime russe soit plus grande (si ces choses-là se laissent comparer) que celle du régime nazi [3], et bien que les chances objectives de la Russie de parvenir à la domination mondiale soient incomparablement plus grandes que celles de l’Allemagne en 1939.
Pourquoi ?
1) Parce que la décomposition des sociétés occidentales, et en particulier de leurs couches dominantes, est devenue telle que celles-ci ne peuvent pas être défendues.
2) Parce que – sans que pour autant les « chances » militaires et stratégiques de l’Occident s’améliorent – le processus de préparation à la guerre entraînera presque fatalement l’attaque contre ce qui subsiste, dans ces sociétés, de possibilités légales et formelles de parler et d’agir, contre les idées et les mentalités libres (dont les signes apparaissent déjà aux États-Unis) [4]
3) Parce que le rôle de ceux qui se rendent compte de la situation mondiale contemporaine, de ses enjeux, et qui veulent lutter pour une société autonome, ne peut pas être de « conseiller » les gouvernements occidentaux (tâche dérisoire et futile), ni de mobiliser les populations pour les soutenir (ce qui serait honteux et contradictoire et suicidaire) mais de travailler pour que soient préservées les chances d’une transformation radicale de la société mondiale.
4) Parce qu’il est, politiquement et réellement, impossible de dissocier ces régimes de leur politique et de son évolution prévisible dans les pays du Tiers Monde.
5) Parce que, dans le dilemme : capitulation ou guerre, dans les conditions technologiques contemporaines – armes nucléaires, mais pas seulement – aucun des deux termes n’est acceptable, que donc il faut agir pour détruire le terrain sur lequel ce dilemme apparaît comme inéluctable, il faut agir pour créer une autre issue.
On a parlé longuement plus haut [5] de la décomposition des sociétés occidentales. Il n’y a pas d’« Alliance atlantique », et, si celle-ci n’a pas pu se transformer après l’invasion de l’Afghanistan, elle ne se transformera jamais. Il n’y a, chez les couches dominantes, ni compréhension de la situation véritable, ni volonté et capacité de surmonter leurs « intérêts » fractionnels et partiels en vue des « intérêts généraux » de leur propre régime. La vie « politique » des sociétés occidentales est une combinaison de guérilla et de compromis pourris entre lobbies de tous ordres – groupes financiers et industriels, bureaucraties des partis politiques, syndicats transformés carrément en groupes de pression, associations paysannes, etc., – où il y a toujours suffisamment d’intérêts coalisés négativement pour bloquer toute solution positive quelle qu’elle soit, et jamais des coalitions positives suffisamment fortes pour imposer des solutions qui, comme toutes solutions dans une telle société, exigeraient que tels intérêts particuliers soient provisoirement ou définitivement lésés. Lorsque de telles coalitions arrivent passagèrement à se former – par exemple, le courant qui a amené l’Administration Reagan au pouvoir ; le cas du Parti socialiste français exige une autre discussion – , la banqueroute mentale et idéologique des cadres contemporains du régime capitaliste est telle que les « solutions » proposées et imposées soit aggravent les problèmes (« politique » économique de Reagan) soit sont privés de toute efficacité (« politique » militaire et étrangère du même Reagan). J’en ai parlé longuement dans le Chapitre V [6]
***
Les libertés effectives : trois fragments [7]
Il a fallu une très longue histoire – à peu près sept siècles – qui, elle-même, n’aurait probablement pas suivi le même cours sans les apports repris de Grèce et de Rome ; des montagnes de cadavres, des fleuves de sang et de larmes, des millions de vies passées en prison – pour parvenir à ces sociétés occidentales libérales, qui sont libérales non pas en fonction des chiffons de papier qui leur servent de lois et de constitutions, mais parce qu’elles ont appris à accorder à ces chiffons de papier une importance cardinale, et que la population, toutes classes confondues, y a la chance « sociologique », lorsque le cours effectif des choses s’écarte trop du cours légal, de se mobiliser pour imposer le respect de certaines règles. Cela est une précieuse tradition – non pas au sens de contes racontés par grand-mère, mais au sens d’une incorporation, dans le tissu social effectif, vivant, d’aujourd’hui, dans le corps même des individus qui composent la société, leurs comportements, idées, réflexes mêmes (protester devant un flic qui tape sur quelqu’un dans la rue comme on le fait parfois encore en France, ou s’écarter le plus rapidement possible en faisant semblant de ne pas voir comme cela se passe régulièrement en Russie, ce sont des réflexes au sens presque physiologique du terme, des réactions pratiquement non réfléchies), des règles d’une société libérale ; de même que ces règles s’incarnent dans le fonctionnement effectif des dispositifs institués. La différence entre le comportement du juge Popinot et celle d’un juge moins intègre n’est pas, et ne peut pas être inscrite dans le Code de procédure criminelle (lequel était en gros le même à l’époque de Balzac et aujourd’hui). On pourrait continuer pendant des centaines de pages.
Or cette situation n’existe que dans un petit nombre de pays, un cinquième de la population du globe – Europe occidentale, Amérique du nord, Australie et Nouvelle-Zélande et, in statu nascendi, au Japon. Elle n’existe pas, et à présent, ne peut pas exister ailleurs. Les « philosophes politiques » occidentaux sont redevenus, dans la période actuelle, d’une naïveté déconcertante. Même ce truc minable : des élections (parlementaires ou autres) « libres » n’est absolument pas donné. Comment faites-vous, donc, des élections libres dans un pays ? Comment assurez-vous, dans les petits villages, le secret effectif du vote et le dépouillement correct du scrutin ? Pour avoir des élections libres, il faut un scrutin libre, il faut donc des scrutateurs dignes de ce nom – à savoir, des gens qui ne peuvent pas être intimidés ouvertement ou souterrainement ; il faut à la fois une couche importante de la population qui déploie effectivement le comportement de citoyens libres et « souverains » et qui ait l’assurance effective, la chance sociologique d’être protégée par les juges, la police, etc., si jamais elle était soumise au chantage [8]. Ce à quoi tout cela renvoie, ce n’est pas à des « lois » au sens de chiffons de papier. Cela renvoie à tout un tissu social, qui comporte certes aussi des dispositions légales, écrites (dans les sociétés contemporaines), des mécanismes juridiques et administratifs, et même une absence de situations de privation économique extrême. Les chances pour que quelqu’un qui meurt de faim à la fois veuille et puisse défendre ses droits légaux par les voies normales sont infimes ; à la limite, il lui est plus facile de prendre le maquis, comme au Brésil et ailleurs. Est-ce des défauts de la législation brésilienne qui sont en cause dans les monstrueuses exactions des latifundistes contre les paysans pauvres ? < Cela renvoie > surtout à < la présence d’ >un corps de citoyens tant bien que mal conscients de leurs droits et éduqués de telle manière qu’ils sont disposés, suffisamment souvent, à agir pour les défendre et les protéger – et surtout, avec un sens suffisant de la solidarité et de la cohésion sociale pour agir en ce sens même et surtout lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes en cause [9]. Or l’expérience historique est là : cet ensemble de dispositions écrites et non écrites et d’individus, ce tissu social, ne peut être créé du jour au lendemain, ni en un tournemain législatif ; sa création est une œuvre historique qui prend des siècles. Il existe, en vertu d’un tel processus de création, dans les pays « occidentaux » – et pas ailleurs. Cela n’a rien à voir, évidemment, avec des facteurs raciaux, génétiques, naturels ou géographiques : cela est un fait social-historique. C’est le monde gréco-occidental qui s’est institué ainsi, dans une création historique rompant avec l’hétéronomie absolue religieuse-étatique ou autre, c’est sa tradition, notre tradition.
Le produit de cette tradition, c’est un tissu social et un corps de citoyens, qui évidemment, à chaque instant, se présuppose – présuppose comme « ensemble » toutes ses « parties », « synchroniquement », et ne peut être que s’il a déjà été, « diachroniquement » – et qui, comme le montre, ici encore, l’expérience historique, est à la fois immensément solide et immensément fragile (fascisme, nazisme, pétainisme, maccarthysme – ou stalinisme dans un pays comme la France, cf.« L’évolution du PCF ») [10] .
C’est l’existence de ce tissu et de ce corps qui fournit la seule réponse à ce « vide » que représente le droit – tout droit a son point suprême : la Constitution, ou une autre « loi fondamentale », qui affirme et garantit l’existence d’un État de loi ou État de droit, etc. ; et qui donc garantit la Constitution ? Ici encore, le retour contemporain de discours naïfs, vides et « idéalistes » au mauvais sens du terme sur le « droit » et la « loi », semble ignorer ce qu’un étudiant sait ou doit savoir en première année de droit et ce que les faits montrent, pour ainsi dire, tous les jours. Du point de vue juridique (et même de la « philosophie du droit ») toute Constitution est simplement suspendue en l’air, et cela est évidemment une tautologie.
La constitution grecque de 1927 – laquelle, comme beaucoup de constitutions européennes de l’après-Versailles, était très « démocratique » – que j’étudiais quand je faisais mon droit à Athènes, se terminait sur ce splendide article 111 : « La sauvegarde de la Constitution est confiée au patriotisme des Hellènes. » Quelques années plus tard, le patriotisme des Hellènes s’évanouissait devant les coups d’État successifs de Plastiras, Condylis et finalement Métaxas. – Mais en Angleterre, où il n’y a pas de constitution, où le Parlement « peut tout faire, sauf transformer un homme en femme » – c’est-à-dire que demain le Parlement anglais pourrait, formellement, voter une loi privant du droit de vote les blonds, les bruns ou les individus de taille inférieure à 1m 60, par exemple – , il n’y pas eu, non plus, depuis la Glorieuse Révolution, de coup d’État.
***
Cette question de la légalité effective est, de toute évidence, primordiale. Rien ne le montre mieux que la situation actuelle en Russie et dans les autres pays du bloc oriental. Les dispositions formelles garantissant les « droits de l’homme et du citoyen » y existent ; les institutions formelles censées les garantir, aussi. Tout le monde sait que ces droits sont en fait violés. Et, en même temps, ils le sont sans doute beaucoup moins que du temps de Staline ; très peu de choses ont changé dans le « droit formel » entre 1953 et 1957 – comme, de nouveau et pendant le renversement contraire, entre 1960 et 1970 ou 1980 (rappelons que, ironie suprême, entre temps la Russie et les autres pays de bloc oriental signaient l’Acte final d ’Helsinski ; cette signature aussi, prend ici nettement le caractère d’un défi). Qu’est-ce qui a changé entre ces trois périodes ? D’une part, certes, l’attitude effective de ceux qui exerçaient le pouvoir – dans un sens plus libéral, d’abord, avec Khrouchtchev, plus répressif (et de plus en plus) ensuite, avec Brejnev. Derrière ces changements – certes pas simple affaire de bonne ou mauvaise volonté ou de rationalité < plus ou moins grande > des dirigeants – , des changements sociaux et politiques souterrains considérables, qu’il n’est pas question d’analyser ici. Mais ce qui semble être la constante, depuis « 1953 » (cf. déjà Le Pavillon des cancéreux et le bal des Komsomols), c’est quand même un changement effectif des attitudes dans la société : il y a plus de citoyens qui « résistent », sans doute y a-t-il autour d’eux un milieu favorable, il y a quand même un certain poids de l’opinion internationale, enfin, le plus étrange, les agents de la répression eux-mêmes semblent, si l’on peut dire, « irrationnellement inhibés » dans la violation de la légalité. Sans cette dernière condition, tout le reste serait vain : il se trouve que, aujourd’hui en Russie, lorsque que quelqu’un commence à réciter aux flics qui l’ont arrêté les articles de la Constitution, du Code de procédure, etc. (voir Chafarevitch), les flics, « étrangement », n’ont pas – ou pas toujours – le comportement normal d’un flic dans de pareilles circonstances : taper deux fois plus fort (comportement qu’ils ont même en France, face aux immigrés et parfois même face à de « vrais » Français). Pourquoi ? Parce que quelque chose dans la société a changé, au-delà de la lettre de la loi et autre que celle-ci.
C’est cela, la légalité effective – tout à fait autre chose que le « droit » d’une part, les « conditions réelles (entendez : économiques) » du marxisme d’autre part.
***
Brièvement parlant : la vulgate libérale a toujours insisté sur la lettre des dispositions légales, assurant à tous les « droits de l’homme et du citoyen », etc. Elle laissait ainsi de côté tous les mécanismes et dispositifs sociaux (et bien sûr, en premier lieu, dans le capitalisme traditionnel et encore contemporain, économiques) qui faisaient si souvent, même de ces droits partiels, une dérision. La vulgate marxiste – et Marx lui-même – s’appesantissait sur cette critique, en même temps qu’elle glissait toujours d’une critique du caractère partiel de ces droits à une dénonciation d’un prétendu caractère formel (sous-entendu : vide, de simple masque) et évacuait le problème de la loi, du droit, de la justice. Mais ce qui est important, dans les sociétés libérales telles qu’elles se sont formées à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est autre chose : c’est qu’il s’est effectivement constitué – ou reconstitué – un milieu social, un tissu social dans lequel les règles de droit ne pouvaient pas rester simplement formelles (ce qui, par exemple, est presque totalement absent aujourd’hui en Russie ou en Chine). Pour qu’un État de droit, ou État de loi (la différence entre les deux termes et notions importe peu pour notre présent propos) existe effectivement, la « loi » écrite n’est, rigoureusement parlant, ni nécessaire ni suffisante : les tribus archaïques sont, dans la grande majorité des cas, beaucoup plus près d’un État de loi – malgré l’absence de loi écrite – que n’importe quel État moderne ; et il se peut en effet que, dans sa lettre, la constitution russe soit beaucoup plus « libérale » que n’importe quelle constitution occidentale. Bien évidemment, dans les conditions modernes, un État de loi sans loi écrite est inconcevable, et pas seulement pour des raisons techniques. Mais ce qui fait d’un État, d’une société un État de loi, c’est tout simplement que ce qui est écrit soit effectivement appliqué dans la grande majorité sociologique des cas. Or cela, de toute évidence, aucune « loi » ne peut l’assurer (regressus ad infinitum : quis custodiet ipsos custodes ?) . Seul le fonctionnement effectif de la société peut l’assurer : et là-dedans entrent une foule de facteurs qui font une société réellement libérale : formation des individus, tradition, existence d’un minimum de « pudeur » et d’« honneur » (fussent-ils « professionnels »), existence d’une opinion publique, attitude critique à l’égard de l’autorité, disposition à s’occuper activement de ce qui ne vous lèse pas forcément vous-même en personne. (Cela, bien sûr, Platon et Aristote – tous les Grecs – le savaient ; et parmi les modernes, Montesquieu, Rousseau, Tocqueville. Rousseau : celui qui entreprend d’instituer un peuple devrait commencer par réformer ses mœurs…) Bref, pour instituer une société libérale, il faut déjà avoir une société libérale et des individus libéraux. Ce « miracle » – qui avait d’une autre façon déjà eu lieu en Grèce et à Rome – s’est à nouveau produit en Europe occidentale et aux États-Unis dans les Temps modernes.
Il faut une société qui ne se laisse pas faire -pas longtemps, et pas sur des choses graves. Encore un fois, comment ce « ne pas se laisser faire » se réalise-t-il ? Cela passe par une multitude indescriptible et pratiquement inassignable de canaux, d’institutions particulières, de traditions, de réflexes individuels et collectifs ; c’est finalement un habitus (hexis, disposition acquise stable) effectif et efficace de la société – incluant aussi bien le fait qu’un ministre pris en flagrant délit de mensonge soit obligé de démissionner (l’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu : c’était le cas sous la Troisième et la Quatrième républiques pourries en France, ce n’est apparemment plus le cas sous la glorieuse et gaullienne pure et dure Cinquième république : voir M. Galley et ses « soi-disant massacres » des enfants par Bokassa, etc.), que les citoyens dans la rue séparent deux individus qui se battent, ou empêchent les flics de faire n’importe quoi, que le juges ne soient pas, en fait, à la botte de l’Exécutif, que les gens épuisent toutes les possibilités légales et autres pour combattre l’arbitraire, que l’attitude effective des gens à l’égard des fonctionnaires de l’État ne soit pas la tremblante obséquiosité du sujet devant « l’Autorité » (l’Obrigkeit, comme le dit, si bien l’allemand), mais renvoie à l’idée que les fonctionnaires sont des domestiques de la collectivité payés, nourris et blanchis par elle. (Mais combien de Français sont-ils encore capables de penser que Giscard ne devait être que le premier valet de la nation ?) [11]. Les Conventionnels étaient bien optimistes, lorsqu’ils pensaient que la guillotine couperait le cou, en même temps qu’à Louis XVI, à la sacralité de la royauté et de l’État. L’Épître aux Corinthiens (« Tout pouvoir vient de Dieu ») agit toujours, dans l’histoire contemporaine.
Il n’empêche que ces régimes libéraux fonctionnent effectivement, tant bien que mal, encore aujourd’hui comme libéraux. Et que si la société ne veut pas se laisser faire, elle peut, dans une mesure non négligeable, ne pas se laisser faire. Je n’en prendrai qu’un exemple récent, et massif. L’Administration américaine a mené la guerre au Vietnam. C’était son rôle : pas de quoi s’étonner. (De même, si demain j’apprends que les Russes ont exterminé les trois quarts des Afghans, pas un milligramme d’étonnement ne se mêlera à ma rage.) Mais qui a arrêté la guerre au Vietnam ? L’action de certains segments de la population américaine, la lutte des jeunes (surtout des étudiants) aux États-Unis contre la conscription, l’insoumission, la réaction grandissante de l’opinion, l’indiscipline croissante et les meurtres d’officiers de plus en plus fréquents sur le terrain même. C’est cela, la vraie histoire de l’arrêt de la guerre du Vietnam. La version « officielle » qui petit à petit en a pris la place et commence maintenant à passer pour « évidente » est que ce serait le Département d’État et Kissinger qui auraient fait la paix. Ils ne l’ont faite que contraints et forcés – par la résistance vietnamienne certes, mais aussi et surtout par l’opposition interne à la guerre. (Moyennant quoi le prix Nobel de la Paix a été attribué à Kissinger, le premier boucher du Cambodge, lamentable brouillon mais génie de l’auto-publicité, typique en cela de l’époque contemporaine, vendeur de vent, et qui dit s’être donné comme modèle Metternich. Il est permis d’avoir des ambitions moins sordides dans la vie, et surtout moins débiles : indépendamment de tout le reste, Metternich a été historiquement futile – moins que Kissinger, il est vrai.)
***
Notes sur les mouvements « pacifistes » [12]
La seule attitude défendable aujourd’hui : l’exigence du désarmement mutuel, simultané et contrôlé par des instances populaires des deux camps. La dévolution simultanée et automatique des ressources ainsi dégagées à l’aide aux pays pauvres, exclusivement destinée à : agriculture ; infrastructure ; protection de l’environnement (y compris < face aux > cités-cancers).
Cela implique : 1) l’absurdité de l’idée du désarmement « seulement » nucléaire et son inanité ; 2) la dénonciation de toute idée de désarmement « unilatéral » ; 3) la méfiance totale à l’égard des instances gouvernementales-bureaucratiques existantes, pour ce qui est de contrôler le désarmement ; 4) la méfiance totale à l’égard des bureaucraties internationales et des potentats locaux pour gérer des « Fonds de développement ». (Ils développeront des armes atomiques, comme l’Inde, ou des industries irrationnelles.)
< … > Pourquoi le mouvement « pacifiste », « neutraliste », « unilatéraliste » actuel est absurde et ne peut profiter qu’au Kremlin. Il est assez peu croyable 1 ° que les seules demandes de ce mouvement concernent les armes nucléaires ; et 2° que ce mouvement (le comble étant le Labour Party anglais – qui évidemment choisit n’importe quoi pour redorer son blason) puisse parler si légèrement de désarmement unilatéral, sans voir que cela équivaut à se livrer, pieds et poings liés, à la stratocratie russe.
Pourquoi est-il seulement question de désarmement nucléaire ? Et d’abord, qu’est-ce qui crée, abstraitement, la possibilité d’une escalade nucléaire ? S’il y avait équilibre des forces conventionnelles en Europe, y aurait-il nécessité d’envisager le recours aux armes nucléaires ? Pourquoi donc le mouvement ne demande-t-il pas que les forces russes, actuellement supérieures à raison de 4 à 1, soient réduites à la proportion de 1 à 1 (puisque, sur tout le reste, les Russes ont déjà parité ou supériorité) ?
Et à quoi servirait la dénucléarisation de l’Europe, toute seule et en elle-même ? Si la confrontation russo-américaine montait aux extrêmes, croit-on que l’Europe, dénucléarisée ou pas, serait épargnée ? Même si l’affaire devait se consommer dans un spasme apocalyptique, n’y aurait-il pas de fortes chances que l’Europe soit, dans la « préparation », plus ou moins saisie par les Russes ? Les Russes renonceraient-ils à ce qui, de toute évidence, serait le moyen immédiat de cette saisie – à savoir, une trentaine de bombes nucléaires bien placées sur les principaux ports, aéroports et nœuds de communication européens ? Et, si l’affaire ne se liquidait pas dans ce spasme, n’est-il pas clair que l’Europe deviendrait fatalement un des principaux champs de bataille ?
Et quelle est cette incroyable illusion (chez les sincères) de la dénucléarisation « de la Pologne au Portugal » ? Des SS-20 derrière la frontière polonaise ne peuvent-ils pas atteindre le Maroc ? La dénucléarisation « de la Pologne au Portugal » signifie en fait : rien que des armements « stratégiques » (intercontinentaux) pour les Américains – tous les armements pour les Russes. (toute l’Allemagne est couverte même par les « vieilles » fusées russes, les SS-4 et SS-5 ; portée : 1900 et 4100 km.) Et l’aviation russe porteuse de fusées à têtes nucléaires ? Et les sous-marins ? – Cela revient donc à une demande de désarmement partiel (unilatéral). Au nom de quoi ? Mais la même chose serait vraie si l’on demandait (et que l’on obtenait) la dénucléarisation « de l’Atlantique à l’Oural ». La géographie, c’est le destin, disait Napoléon. Il se trouve que la Russie ne s’arrête pas à l’Oural – et que des SS-20 derrière l’Oural couvriraient encore la totalité de l’Europe continentale.
Mais quelle est la « perspective » derrière cette demande de dénucléarisation de la Pologne au Portugal ? Ceux qui la mettent en avant ne pensent certes pas que cette dénucléarisation rendrait la guerre impossible. Ce qu’ils disent – en tout cas, ce qui transparaît en clair dans les dires et dans la psychologie de ceux qui les suivent – c’est : si les Russes et les Américains veulent se faire la guerre, qu’ils se nucléarisent les uns les autres, mais pas nous. Ici l’humanisme révolutionnaire atteint des hauteurs rarement soupçonnées jusqu’ici : sauvons notre peau, et que le reste du monde périsse. < … > De même, lorsqu’on envisage la question d’une éventuelle entreprise de la Russie sur l’Europe : le raisonnement implicite est que la « dissuasion » américaine l’empêcherait. J’ai dit ailleurs, avant les « appels », pourquoi la théorie était stupide – et ce point de vue est partagé, à juste titre, par E.P. Thompson par exemple, qui semble lui aussi convaincu de l’irrationalité totale à la fois du processus menant à la confrontation et des Appareils dirigeants. Mais l’implication claire est alors que la « dissuasion » ne fonctionnera pas (du moins, qu’il y a de fortes chances pour qu’elle ne fonctionne pas) ; la dissuasion échoue, cela veut dire que les fusées partent. Cela veut dire quoi, en clair ? Que la préservation de l’Europe actuelle contre une entreprise russe est alors dévolue intégralement au Pentagone (aspect politique) ; et que les Européens sauveront leur peau, parce que l’Apocalypse se déroulera uniquement entre Américains et Russes (aspect moral). Que cette « préservation » risque alors de devenir tout à fait illusoire (découplage) – c’est-à-dire qu’il n’est pas catégoriquement certain qu’un Président américain risquera les États-Unis pour « sauver l’Europe », c’est un aspect supplémentaire, et nullement négligeable de la question (souligné déjà par Nixon et Kissinger).
< … > Désarmement nucléaire : s’il se réalisait (vraiment, pleinement, sans failles), il serait évidemment tout à fait et uniquement à l’avantage des Russes. Il subsisterait en effet l’écrasante supériorité de ceux-ci en matière d’armée de terre et d’aviation, leur proximité à tous les théâtres concevables d’opérations, et les armes de la mystification politico-idéologique qu’ils sont les seuls à pouvoir utiliser. (Il leur resterait à continuer à rogner l’avantage relatif que les Américains ont encore dans le domaine naval.) Ce que François de Rose a appelé « l’équilibre des déséquilibres » n’existe plus, depuis cinq ou six ans. Mais, s’il existait, le désarmement nucléaire serait un énorme avantage unilatéral pour les Russes.
On peut se demander alors pourquoi les Russes n’exercent pas une pression réelle (autre que propagandiste) pour le désarme ment nucléaire effectif (qui, je le répète, les laisserait à peu près maîtres du terrain). Deux réponses possibles à cela : l’une « sociologique », l’autre « politico-militaire ». La réponse « sociologique », c’est que l’establishment militaro-industriel russe (la « société militaire », dans ma terminologie) est très fortement engagé dans la production d’armes nucléaires et que toutes les inerties, plus les rivalités inter-secteurs, jouent contre une politique qui amputerait cette société militaire de son secteur central, le plus moderne, le plus dynamique. (Considérations qui jouent sans doute aussi, peut-être moins, du côté américain.) La raison politico-militaire, c’est que, comme les faits le montrent, l’effet terroriste et démoralisateur de la menace atomique est considérable sur les populations occidentales – et qu’il n’en est pas de même pour les populations russes (qui, quoi qu’elles en pensent, ne peuvent pas l’exprimer, ni peser sur la politique des dirigeants). Et, d’autre part, l’estimation des « coûts » par les Russes n’est pas la même ; la population est plus dispersée, l’industrie l’est dès maintenant (aucune considération de ce genre ne joue, ni ne pourrait jouer, dans la localisation des industries européennes ou américaines). La population est expendable (« consommable ») : cf. collectivisation, tactiques de déminage sur le front oriental, etc. – et encore maintenant : les armements russes ne tiennent guère compte ni du confort ni des chances de survie des utilisateurs. < … > Il est clair que tout ce qui a été dit plus haut concernant la simple dénucléarisation de l’Europe vaut également, mutatis mutandis, pour une « démilitarisation » si elle était limitée à l’Europe. Elle ferait de l’Europe un simple otage auquel le Kremlin pourrait rapidement imposer ses volontés.
*
< Note manuscrite (1983) :>
La difficulté de se faire entendre vient entre autres de ceci : la discussion n’a de sens qu’à l’échelle de décennies ou plus, et à l’horizon des prochaines trente à cinquante années. Or, le public occidental est incapable d’accorder une attention quelconque à ce qui dépasse l’année prochaine, ou, pour les plus systématiques, la prochaine échéance électorale. Ainsi, on peut parier que si une nouvelle « offensive de la paix » est lancée -comme il y a plus d’une chance sur deux : ils ont été trop loin, et il faut « calmer les esprits » – et qu’elle « réussit » – là, les chances sont de quatre sur cinq – , tout ce qui a été dit depuis l’Afghanistan et la Pologne sera gommé pour dix ans.
Commentaires