« Jihad », de Gilles Kepel

Daniel Saint-James
lundi 6 juillet 2020
par  LieuxCommuns

Compte-rendu de Daniel Saint-James, récemment décédé, sans doute écrit après 2011.


Ce livre de Kepel a été publié en 2000 chez Gallimard dans la collection Folio. Kepel passe pour un spécialiste chevronné du monde musulman. Il est vrai que, de lignée arménienne, il parle semble-t-il pas mal de langues des peuples convertis à cette religion, ce qui lui donne une certaine supériorité sur nombre de ceux qui écrivent sur cette question.
Son point de vue s’inscrit dans une certaine mouvance de la sociologie française qui s’appuie sur une conception de la division sociale en classes d’intérêts divers et souvent opposés.

Le livre est assez important : il compte quelque 700 pages et plus et prétend donner une sorte d’historique du mouvement islamique moderne depuis le début du XXe siècle jusqu’à une date récente. Évidemment il ne parle pas de l’attentat du 11 septembre ni de la guerre de l’Afghanistan qui vient de se terminer plus ou moins. Le plus simple pour en montrer le contenu est de donner un aperçu succinct de sujets traités.

  • Le prologue, intitulé LA GESTATION, parle des trois idéologues islamistes Qotb, Mawdoudi et Khomeini qui, selon Kepel, ont joué le rôle le plus important dans la formation de l’idéologie islamique au sein du champ religieux à la fin des années 60.
  • La première partie traite du BASCULEMENT et envisage les cas particuliers de l’Égypte, de la Malaisie, du Pakistan et enfin de la révolution iranienne.
  • La deuxième partie, intitulée EXPANSION ET CONTRADICTIONS, examine l’effet de souffle de cette dernière révolution. Kepel parle de la guerre sainte en Afghanistan contre l’URSS et qu’il voit comme un début d’endiguement, car le jihad avait laissé la place à la fitna, c’est-à-dire à la division entre ethnies, même si les talibans avaient commencé une certaine réunification avec l’aide des volontaires arabes et consort. Mais il insiste surtout sur l’hégémonie saoudienne (soutenue en sous main par les États-Unis ). Il traite de l’islamisation de la cause palestinienne, telle qu’elle s’exprime dans la première intifada. Il envisage ensuite la montée du FIS algérien, le putsch islamique au Soudan, hier encore fief ’marxiste’, et traite de l’histoire du voile en France ( présentée comme manipulée par les Frères musulmans qui considéraient la France comme dar al islam c’est-à-dire pays islamique ) et de la fatwa lancée contre Salman Rushdie.
  • La troisième partie, intitulée ENTRE VIOLENCE ET DÉMOCRATIE, se veut une illustration du déclin. L’auteur y envisage successivement les effets de la guerre du Golfe, les problèmes posés à soi-même par le pouvoir saoudien avec sa politique, l’évolution de la situation afghane, l’échec d’islamisation du conflit bosniaque, les massacres de la seconde guerre d’Algérie, l’effet désastreux en Égypte des attaques contre les touristes, l’échec des tentatives terroristes contre l’Occident, la relation entre Oussama bin Ladin et les USA, qualifiée de ’terrorisme et grand spectacle’, les relations entre le Hamas, Arafat et Israël, la cooptation des Frères musulmans en Jordanie, la laïcisation contrainte et forcée des islamistes turcs.

C’est dire que le sujet est vaste et qu’il n’est pas question de passer en revue par le détail tel ou tel aspect. Je pourrai le faire s’il y a des questions plus particulières.

En revanche l’introduction et la conclusion donnent un bon aperçu de la thèse que défend Kepel dans ce livre et je vais en donner un compte rendu plus détaillé.

La naissance récente d’un mouvement religieux aussi extrême a causé une véritable surprise, car, dans le monde dit moderne, on vit avec l’idée que la religion a reflué dans la sphère privée.
Voir apparaître des gens qui ne jurent que par le Coran, qui se réclament du jihad pour installer l’État islamique a, au début, déclenché une sorte de recul horrifié. Pour les intellectuels de gauche de l’époque (années 50-60) , y compris dans les pays de tradition musulmane, on y a vu une variante religieuse du fascisme, tandis que les libéraux et la droite en général parlaient de fanatisme médiéval.
Un peu plus tard, à gauche, on a commencé à entendre certains y découvrir une base populaire, et se mettre à parer l’islam de vertus sociales. Cette nouvelle attitude a pu aller même jusqu’à des conversions ( pas seulement des retours à la foi des ancêtres, mais aussi des conversions d’occidentaux ).
À la même époque aussi, des penseurs de droite ont commencé à voir dans la condamnation des impies par les islamistes celle, souhaitable, du matérialisme marxiste et du communisme.

Au bout, tout un courant, loin d’être négligeable en nombre, s’est mis à faire un éloge plus ou moins appuyé d’un mouvement exprimant l’authenticité du monde musulman moderne.

La littérature sur le sujet est gigantesque, mais elle est le plus souvent du type polémico-politique et superficielle. Comme le mouvement couvre des pays aussi divers que la Malaisie, le Pakistan, l’Algérie, l’Égypte, la Turquie, l’Iran, voire la Bosnie et l’Albanie, son étude exige la connaissance de langues elles-mêmes diverses. Il s’ensuit que les études les plus sérieuses rentrent nécessairement dans le domaine des travaux universitaires qui ont fourni force monographies, aux notes de bas de page gigantesques, mais inaccessibles, ou presque au grand public.

Kepel voudrait répondre donc à une certaine attente de celui-ci et dresser un bilan qui prendrait en compte la durée, l’évolution, y compris celle de l’idéologie et des rapports avec l’argent et le pouvoir.
Dès le départ on se trouve face à une question. Certains mouvements islamiques ont accédé au pouvoir alors que d’autres ont échoué. Pourquoi ?
On ne peut se contenter d’une réponse reposant sur des jugements de valeur : il faut procéder à une analyse sociale.

En gros, on peut dire que l’islamisme est une sorte de révélateur des bouleversements considérables et même dramatiques qu’a connus l’univers, plus particulièrement musulman, après les indépendances. Et on peut penser que le XXIe siècle verra l’entrée du monde musulman dans la modernité. Il y a une fusion inéluctable entre le monde occidental et le monde musulman qui résulte à la fois des émigrations massives et de l’extension des télécommunications sous toutes leurs formes.

Avant d’en venir à cet aspect, retraçons rapidement l’évolution historique. Lorsque le mouvement apparaît il s’appuie sur les écrits théoriques de quelques idéologues, l’Égyptien Qotb, le Pakistanais Mawdoudi et l’Iranien Khomeini.

L’idéologie se développe sur les décombres relatifs du nationalisme arabe, qui a reçu un coup quasi mortel à la suite de la guerre des six jours. La déréliction est totale dans le monde arabe jusqu’en 1973, où la guerre déclenchée par Sadate et Hafez el Assad se termine par une victoire israélienne sur le terrain, une sorte de victoire morale des Égyptiens et des Syriens. Mais c’est surtout l’Arabie saoudite qui tire les marrons du feu. Selon Kepel c’est elle qui, menaçant de couper le pétrole, aurait obtenu l’intervention des États-Unis, des Européens et de l’URSS pour stopper les Israéliens en route vers le Caire et Damas.

Quoi qu’il en soit l’Arabie saoudite dispose d’une masse d’argent fantastique ce qui va lui permettre de jouer un rôle considérable. Elle va pouvoir se lancer dans la propagation de sa conception de l’islam : celle de la variante dite wahhabite.

Mais voila qu’en 1979, l’empire du Chah de Perse s’écroule et laisse la place à une République islamique avec à sa tête un faqih, l’ayatollah Khomeini. Celui-ci est venu au pouvoir en mélangeant habilement la défense de la religion traditionnelle avec son clergé chi’ite et la défense des déshérités ( défense tirée des écrits de Shari’ati ). De cette manière il réussissait à amalgamer à la fois ce clergé, les propriétaires terriens, malmenés par la révolution blanche du Chah, les classes moyennes du bazar, restées en dehors de la modernisation menée tambour battant par Rezah Chah, mais à sa discrétion et avec des cadres formés à l’étranger, et les prolétaires au sens large, vivant dans des conditions déplorables, venus des zones rurales, poussés par la misère et surtout par la croissance démographique.
Cette situation sociale iranienne se retrouve peu ou prou dans le reste du monde musulman. On trouve ainsi une jeunesse urbaine pauvre, issue de l’explosion démographique, mais qui accède, contrairement à ses parents, à l’alphabétisation ; une classe moyenne pieuse déstabilisée par la décolonisation, et qui n’a pas pu trouver sa place dans la réorganisation sociale qui en est résultée, les bonnes places ayant été trustées par les bureaucrates ’socialistes’ ou les membres et les clients des familles dynastiques qui ont capté le pouvoir. Les membres de cette classe qui ont eu accès à quelque enseignement supérieur, médecins, ingénieurs, etc. ne trouvent pas le débouché qu’ils espéraient.

Il y a donc un humus social en fermentation dont l’idéologie va exprimer les frustrations en donnant une traduction commune, en dépit d’espoirs fondamentalement différents. Cette idéologie sera mise en forme par des intellectuels jeunes, frais émoulus pour la plupart des facultés scientifiques et techniques et qui reprennent les idées développées dans les années 60 par les idéologues cités plus haut.

Au début des années 70 les différents acteurs sont en place mais ils s’agitent dans le cadre de la rivalité Arabie saoudite-Iran qui réédite une fois de plus la vieille opposition chi’isme-sunnisme. À côté de ces deux là, on trouve aussi l’Égypte, le Pakistan, la Malaisie où, au moins dans un premier stade, les gouvernements encouragent les militants islamiques, ne serait-ce que pour lutter contre les ’gauchistes’. Mais ces militants enclenchent toute une dynamique sociale assez mal contrôlée.

Au début des années 80, l’expansion de l’islamisme devient rapide. Il séduit à la fois le capitaliste barbu et l’habitant des bidonvilles. Comme il parle de l’au-delà, endroit où tout doit être jugé un jour, il bénéficie d’un délai de grâce, et il convainc beaucoup qu’il faut retourner à une époque de justice et de probité, celle du Prophète à Médine, avec ses fidèles, les ancêtres, les salaf.

Face à ce mouvement, les puissances régionales doivent réagir. Elles ont trois possibilités : brider, encourager, canaliser. Les trois seront appliquées selon les régions et selon les époques.

Contrer le mouvement ? Les régimes au pouvoir ne pouvaient, pour ce faire, que s’appuyer sur les couches moyennes, et comme le mouvement prenait la forme religieuse, ils cherchèrent le soutien de la bourgeoisie pieuse. Il s’en suivit toute une politique d’abandon de certains caractères laïques. En particulier on laissa les intellectuels ’occidentalisés’ se faire attaquer par les religieux les plus rétrogrades. Dans ce travail, tous furent fortement aidés par l’Arabie saoudite et son énorme fortune, mais aussi par les émigrés dans les États du Golfe qui rentraient au pays fortune plus ou moins faite mais convaincus de la grandeur de l’islam wahhabite.

De son côté, l’Iran de Khomeini se prétendait investi d’une mission de propagation à l’extérieur de la révolution chi’ite, un peu comme les révolutions française et bolchevique en leur temps. Il allait se heurter à la politique de containment menée par l’Arabie saoudite soutenue par les États-Unis. L’exécuteur des basses œuvres en fut Saddam Hussein qui lança ses troupes à l’assaut pour une guerre qui durera quelques huit ans faisant plus d’un million de morts. Certes Saddam pouvait partir en guerre tout seul, mais il est certain qu’il a été au moins encouragé par l’Arabie et l’ensemble du monde occidental. Khomeini y a gagné l’extermination des plus excités des membres de la couche des défavorisés.
Même si cette guerre n’aboutit à aucun vainqueur, elle a contraint l’Iran à changer de tactique et à recourir au terrorisme et aux prises d’otages allant jusqu’à porter le fer à la Mecque lors du pèlerinage, le hajj, de 1981. Au début les Saoudiens cédèrent quelque peu, négocièrent des compromis bâtards, puis en 1987, ils accusèrent les Iraniens de vouloir investir la Grande Mosquée, tirèrent dans le tas et firent quelque 400 morts. L’Iran incapable de réunir des partisans dans le monde musulman décida alors de boycotter le hajj, montrant qu’il était maintenant sur la défensive.

En fait le nouveau conflit dominant se déroulait en Afghanistan. Après l’invasion par les soviétiques venus soutenir le gouvernement communiste engagé dans un processus de laïcisation accélérée, le jihad fut déclaré contre l’envahisseur et ses sbires locaux, financé grassement par les pétro-monarchies, soutenu énergiquement et armé par la C.I.A.. Les Américains s’y engagèrent car ils y voyaient la création d’un Viêt-nam pour les Russes et le détournement de la fureur islamique vers un autre Grand Satan. Dans le monde musulman, ce jihad prit alors une importance considérable et il en vint même à supplanter la cause palestinienne. Le nationalisme en prit un coup et céda la place à l’islamisme vu maintenant comme une sorte d’internationalisme religieux, étendu à l’oumma tout entière. Pour répondre à la nouvelle demande on forma des sortes de brigades internationales, sur-entraînées, sur-équipées ; sur-fanatisées, vivant en milieu clos dans un rigorisme religieux extrême.

L’idéologie se répandit dans tout le monde musulman, comme opposition au monde impie certes, mais aussi comme contre-feu à la révolution chi’ite. Ainsi en Palestine, le mouvement nationaliste du fatah se vit doubler par le hamas (mouvement de résistance islamique ) qui cherchait ainsi à récupérer et exprimer l’intifada. Ainsi en Algérie, où le FIS (Front islamique du salut) gagna les élections. Ainsi au Soudan, où un coup État islamique fit d’Hassan al Tourabi le maître réel du pays.

Le retrait de l’armée rouge d’Afghanistan en février 1989 fut immédiatement interprété comme une victoire du jihad. En fait il fallut trois ans pour que le gouvernement communiste fût renversé par les moujahiddines qui immédiatement se déchirèrent.

L’Iran est alors totalement en perte de vitesse et Khomeini pensa s’en tirer en lançant sa fatwa contre Rushdie, le 14 février 1989. En fait de condamné à mort, c’est lui qui y passa le 3 juin. Le bruit fait par cette fatwa est énorme, car Rushdie est citoyen britannique. L’Angleterre est donc aux yeux de Khomeini et de beaucoup de musulmans dar al islam, comme l’est d’ailleurs le reste de l’Europe au yeux des sunnites ( l’affaire du voile démarre en France à cette époque ).

Bien entendu, l’événement essentiel de l’année 89 est la destruction du mur de Berlin et l’écroulement de l’Union soviétique. Tout un chacun de prédire que la fin du messianisme soviétique et socialiste ouvre le chemin à l’expansion de l’islam d’une manière générale, mais surtout dans les pays musulmans de l’ex-URSS en particulier.
Pourtant la dernière décennie du siècle ne va pas tenir ces promesses supposées. C’est que les fondements sociaux du triomphe de l’islamisme sont particulièrement fragiles. Les pouvoirs établis, qui en ont conscience, vont chercher à dresser les deux composantes, bourgeoisie pieuse, et jeunesse citadine pauvre, l’une contre l’autre. Le ciment des idéologues intellectuels ne pourra maintenir le collage. Cette réalité ne peut être masquée par des événements aussi spectaculaires que les exactions du GIA et des Talibans afghans, et que les attentats de Paris ou de New York ( le premier attentat contre le World Fair Center ).
La réalité de cette cassure commence à devenir flagrante avec l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en août 1990. La propagande de Saddam parle de saisir les biens de pétromonarchies pour les distribuer aux déshérités. Elle a comme résultat l’appel de l’Arabie saoudite au soutien international engageant nombre d’États musulmans, mené par les États-Unis qui installent des troupes ’infidèles’ sur le territoire sacré d’Arabie.
L’impact est considérable. La frange radicale du mouvement islamiste est hors d’elle. Ici et là elle réussit à mobiliser une partie de la jeunesse urbaine et en 91 il y aura une sorte de dissidence en Arabie même. On peut alors penser que le mouvement garde de l’impulsion, surtout qu’après la prise de Kaboul en avril 92, les jihaddistes quittent l’Afghanistan et commencent à se répandre dans le monde. Ils vont en Bosnie, en Algérie, en Égypte.
Dans le premier de ces pays, ils n’arrivent à rien : la greffe ne prend pas. En Algérie ils jouent un rôle dans l’aggravation des exactions morbides et sanglantes et, avec les restes du GIA, se rendent odieux à la population dans son ensemble. En Égypte ils jouent un rôle dans l’assassinat de touristes et, avec les autres islamistes, s’aliènent évidemment tout ceux qui vivent de cette industrie fondamentale du pays.
En Afghanistan, les Talibans, étudiants soutenus par les services secrets pakistanais, venus pour l’essentiel des medressa pakistanaises, prennent Kaboul en 96 repoussent les moujahiddines restant dans le nord du pays et semblent devoir installer la paix dans le pays. Ils sont relativement bien accueillis. Mais rapidement ils installent en fait un régime délirant, massacrant à qui mieux les chi’ites et les hindous, reléguant les femmes dans un état invraisemblable, même pour des musulmans ordinaires.
En Turquie, en 1996, arrive au pouvoir ’démocratiquement’ le parti religieux d’Erbakan.

On peut voir dans ces événements l’apogée du mouvement. En réalité son déclin est déjà en marche. Les gouvernements en place reprennent le dessus. Peut être que le premier effet visible ( du moins en Occident ) est l’intervention du Conseil national de Sécurité turc, tenu par des militaires défenseurs attitrés de la laïcité. Il intervient dans le système éducatif augmentant le système laïque d’État, interdisant un certain nombre d’école confessionnelles et réduisant à la portion congrue ( pour la région ) l’enseignement religieux. La manifestation des religieux est sans effet car apparaissant comme défendant l’ignorance. Ultérieurement le mouvement religieux se fragmente et perd les élections. Au Soudan le nouvel homme fort du régime, le général Bachir, vire, en décembre 1999, l’idéologue Hassan al Tourabi, pour ne pas déplaire aux américains. La Malaisie avait montré le chemin dès 1970, année où le président Mahathir avait viré et emprisonné l’idéologue local Anwar Ibrahim accusé de sodomie. De même en Égypte où Moubarak a repris le dessus ; Et au Pakistan où le nouvel homme fort, Musharrak, se prétend admirateur et disciple d’Atatürk.

Reste l’Iran, seul pays où a vraiment eu lieu une révolution islamique avec participation active des masses. La guerre avec l’Irak y a permis la confiscation totale de cette république par les affairistes du bazar et autres, aux dépens d’une partie de l’ancienne élite peut-être, mais plus encore à ceux de la jeunesse pauvre massacrée sur les champ de mines irakiens. Si l’on veut, on peut parler de logique thermidorienne : les sans culottes islamiques ont été éliminés de tous les centres névralgiques et ils ont reçu en échange morale et rigorisme religieux. La seule satisfaction (?) laissée à ces sans culottes a été d’aller molester les femmes mal voilées de la classe moyenne. Piètre défoulement.

Au cours des années 90, un autre élément a joué : la baisse importante de la natalité. Elle va de soi dans les couches urbanisées où, en dépit du chômage latent, et, à cause des bas revenus, le travail des femmes est devenu obligatoire et, par conséquent, les maternités nombreuses refusées. On est passé ainsi de 7 à 2 ou 3 enfants par femme. Dans ces conditions, la propagande religieuse qui voyait dans les berceaux la promesse de futurs combattants du jihad , passe mal. On peut même parler d’une certaine aspiration au bien être.
Aspiration encore renforcée par le fait qu’arrivent maintenant les générations nées en ville de personnes elles-mêmes nées en ville. La prégnance de la ruralité s’est effacée et avec elle le choc culturel que représentait l’accès à l’alphabétisation, puisque les parents sont déjà alphabétisés. En Iran par exemple, la nouvelle génération n’a pas connu le régime du chah et elle expérimente directement le chômage massif, la répression morale et sexuelle, la hiérarchie religieuse etc. etc.

Cette déconfiture atteint en fait tout le monde musulman, chi’ite comme sunnite. Les mouvements parvenus au pouvoir se sont déconsidérés, les autres ne sont pas parvenus à s’imposer.

Il en est résulté une certaine critique par certains islamistes mêmes. On vient peut-être d’assister à la naissance d’un mouvement ’islamiste modéré’. Déjà en 92-95 on avait vu paraître aux États-Unis un certain nombre d’articles favorables à de tels islamistes, dans le sillage de l’aide apportée par la CIA au jihad afghan. Dus à des universitaires américains, on pouvait y lire force éloge de l’islam, meilleure incarnation de la société civile et inventeur de l’économie de marché. Toute cette littérature correspondait en fait à la politique de l’époque dite de bening neglect, dont on peut trouver un exemple dans les négociations à Rome avec le FIS, en 1994. Bien entendu les intellectuels liés au lobby israélien réagirent immédiatement accusant les modérés d’être des loups déguisés en agneaux.

L’attentat du World Fair Center ( le premier ), ceux contre les ambassades et les navires de guerre et ceux de 95 en France, semblèrent au moins leur donner raison. Si bien que Haddam, chef de la délégation parlementaire du FIS à Sant’ Egidio, fut arrêté aux États-Unis. ( Parti ensuite rejoindre le GIA, il fut exécuté par ordre de l’’émir’ Zitouni ( un véritable furieux assassin ).

Dans la seconde moitié des années 90 un certain nombre d’intellectuels islamistes commencent à percevoir que l’idéologie du mouvement mène à une impasse : violence incontrôlable, conquête du pouvoir suivie d’un effondrement économique et/ou politique, guerre interconfessionnelle, confiscation par une dictature, incapacité de gérer les contradictions du pouvoir ; etc. Il devient impossible comme le faisaient les premiers critiques d’accuser la seule faiblesse des hommes.
On en vient à parler au contraire de démocratie, des droits de l’homme et autres fondements de l’Occident, si bien que l’on recherche, dans ces milieux, une entente avec les membres correspondants des classes moyennes dites séculières. On met Qotb et autres au rancart, on rejette la doctrine salafiste, on célèbre l’aspect démocratique de l’islam. Porter le voile c’est le choix de la femme, n’est-ce pas ?, pas le résultat d’une imposition doctrinale, etc.

Voilà le genre de littérature que l’on a pu voir fleurir à la fin du XXe siècle, s’appuyant sur force citations de Tocqueville ou de Jefferson pour prôner la démocratie. On veut y montrer aux orientalistes que démocratie et islam sont compatibles. Il semble que certains soient convaincus, par exemple par Tariq Ramadan, petit fils du fondateur des Frères musulmans, qui publie un ouvrage chez un éditeur catholique parisien avec une préface de l’ex-coco, toujours tiers-mondiste et rédacteur en chef du Monde Diplomatique, Alain Gresh. Dans ce livre Ramadan s’efforce de démontrer que les islamistes sont une composante fondamentale du paysage démocratique dont il faut évidemment exclure les radicaux ! Bien entendu certains se demandent ce que Ramadan a réellement derrière la tête.

Selon Kepel la situation actuelle des musulmans émigrés, en France par exemple, n’est pas sans rappeler celle des prolétaires venus hier de l’Europe du Sud ou de l’Est, le plus souvent pris en main par le P.C. et les syndicats, et dont les enfants sont devenus de bons petits bourgeois comme tout le monde, sans plus d’allégeance au marxisme léninisme ou au pays d’origine de leurs parents.
Le processus d’alliance de la bourgeoisie pieuse avec la bourgeoisie séculière est déjà bien avancé en Turquie. Et même en Algérie. Un richissime islamiste se propose de créer une brasserie pour faire sur place de la bière de marque étrangère à bon marché et ainsi conduire au péché, les masses dociles !
Autrement dit il y a dissolution de l’idéologie islamique dans l’idéologie du marché. Dissolution qui s’observe aussi dans le domaine bancaire, où les banques musulmanes qui ont survécu sont celles qui ont su se plier à la logique purement économique. Ou encore, dans le domaine juridique, où l’on a renoncé à imposer une charte islamique pour remplacer la Déclaration universelle des droits de homme, jugée hier encore impie.

Autrefois les islamistes faisaient appel aux droits de l’homme comme les P.C. faisaient appel aux démocrates ces ’idiots utiles’. Mais les membres des P.C. ont, après l’écroulement du système soviétique, pu utiliser les courants d’échange ainsi créés pour se dégager des possibilités de reconversion. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour certains islamistes qui pourraient trouver à se réemployer grâce à la confiance qu’ils ont pu obtenir de certains cercles qui détiennent les décisions d’investissement dans le monde en cours de globalisation ?
Certains ont voulu voir dans le mouvement islamiste actuel l’équivalent du christianisme moderne, la version musulmane d’une ’religion de la sortie de la religion’. Non, ou peut être pas encore.

Il y a des effets contradictoires à souligner cependant. Les femmes voilées ont parfois pris le voile comme moyen de sortir, de se mêler aux hommes et de prendre la parole en public. Au grand mécontentement des barbus qui ne s’attendaient pas à ça, d’où création de frictions d’un nouveau genre.

Autant dire, conclut Kepel, que la situation de l’islam n’est pas figée, surtout dans un temps où il y a effacement des frontières, à la fois à cause de l’émigration, du tourisme, du téléphone, de la télé, etc. qui font de que l’islamisme est ’périmé’, comme disent les hittistes algériens. Et d’espérer que l’islam pourra retrouver cette plasticité qui lui a permis autrefois de concilier les civilisations persane et gréco-méditerranéenne avec « la religion des arabes ».
Il faut évidemment pour cela une évolution des gouvernements sortis vainqueurs de la confrontation qui vient de se dérouler. Sinon on pourrait voir de nouveau flotter sous quelque forme l’étendard du jihad.


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