L’idée, révolutionnaire au début du siècle, que l’individu et la société sont en toute rigueur insparables est devenue un lieu commun. Ce n’est pas dire pour autant qu’elle soit soutenue avec fermeté dans les travaux même qu’elle inspire. Nous voudrions précisément montrer sur l’exemple de l’œuvre d’Abram Kardiner [1] la juxtaposition constante de deux interprétations, la première – se contentant d’établir l’interpénétration de l’individuel et du social à tous les niveaux – la seconde rétrogade en ceci qu’elle traite de l’un et de l’autre comme de deux entités, certes en action réciproque constante, mais réellement séparées. Or, cette dernière tendance s’accompagne d’une méthode réductive étroitement « causale » » en contradiction avec l’inspiration phénoménologique et « compréhensive » de l’auteur.
L’exemple de Kardiner nous paraît d’autant plus significatif qu’à notre connaissance nul parmi les anthropologues contemporains n’a fait davantage que lui pour explorer l’arrière-fond social de la vie des individus. Jamais l’appel de Mauss, qui était aussi celui de Marx, à l’identification de l’homme total et de la société totale n’a été aussi bien entendu.
Dans son examen d’une vingtaine de sociétés primitives, plus particulièrement dans son étude de la société d’Alor, il a, grâce à une méthode psychanalytique élargie – dégagée de la théorie « biologique » de Freud – , dévoilé pour chaque culture une configuration psychologique singulière permettant de comprendre à la fois le comportement le plus général des hommes qui en sont tributaires et le rôle des institutions auxquelles ils se rapportent.
La méthode de Kardiner et de ses collaborateurs consiste en premier lieu à décrire l’expérience totale du jeune enfant dans une culture donnée, puis à mettre en rapport avec cette expérience et toutes les « frustrations » qu’elle comporte un certain nombre d’institutions. Le résultat est frappant : tout se passe comme si ces institutions composaient une « projection » des individus rendue nécessaire par leur expérience infantile commune. Aux îles d’Alor par exemple, les conditions de travail, l’éducation du nourrisson et de l’enfant, la structure sociale, le système religieux ou esthétique témoignent d’un même sens, en sorte que tout habitant présente un certain nombre de traits qui le définissent immédiatement comme membre de cette société et qui suffisent à le distinguer radicalement d’un habitant des Marquises, de Tanala ou de Comanche. Évoquons brièvement l’analyse d’Alor. Les femmes ont la charge de la production ; passant la majeure partie de leur temps aux champs, elles sont mises dans l’impossibilité de s’occuper de leurs enfants. Dès le quatorzième jour qui suit leur naissance ceux-ci sont abandonnés à des frères ou sœurs aînés, à de lointains parents ou à des voisins et ne font plus l’objet de soins systématiques. Nourris de façon très irrégulière selon qu’un adulte se trouve ou non à leurs côtés, ils souffrent presque constamment de la faim. Ils ne peuvent en tout cas associer à la délivrance de leurs tensions l’image stable de la mère, s’habituer à son corps et à son attitude émotionnelle. Dans la suite aucune aide ne leur est apportée quand ils commencent à marcher ou à parler. Au contraire les parents aiment à provoquer leurs échecs, les décourager, les ridiculiser, exciter leur jalousie. Dans cet ensemble, l’absence d’une contrainte sexuelle et anale prématurée n’a pas le sens positif qu’elle aurait ailleurs. Au total l’enfant accumule les « frustrations » dans un climat d’abandonnisme. Dans l’incertitude sur ce qu’il doit ou ne doit pas faire, puni et loué de manière incohérente, il ne peut forger un système de valeurs stable ; il n’a aucun motif non plus de construire une image idéale du père ou de la mère. Ces conditions empêchent donc la constitution d’un ego solide et cohérent. Le sentiment d’insécurité, le manque de confiance en soi, la méfiance à l’égard d’autrui et l’incapacité d’un attachement affectif solide, l’inhibition de l’homme en face de la femme, l’absence d’idéal, l’incapacité de mener une entreprise à son terme sont les traits de la « personnalité » d’Alor dessinés par l’ expérience infantile. Or, celle-ci permet à son tour, semble-t-il, d’expliquer un certain nombre d’institutions. On comprend par exemple que la religion soit peu élaborée dans cette culture où l’individu n’est pas à même de forger une représentation idéale de ses parents. De fait, les dieux sont l’objet d’un culte rudimentaire ; leurs images fabriquées avec négligence ; les rites dépourvus de soin. Par ailleurs, la croyance en de « Bons Esprits », surgissant comme de nulle part pour aider l’individu, est dérivée de l’expérience du jeune enfant pour qui le donneur de nourriture était un inconnu, impossible à identifier. La faiblesse de la personnalité s’exprime encore dans l’art conçu avec une extrême négligence et jusque dans le mode de construction des maisons dressées à la hâte sans souci de durée. L’instabilité du mariage, la fréquence des divorces, l’importance des transactions financières exclusivement dirigées par les hommes témoignent enfin de l’hostilité de l’homme envers la femme, de la défiance généralisée, de l’envie d’exploiter autrui et de la peur d’être exploité par lui.
Tant que Kardiner se contente de mettre en regard les institutions et la personnalité des hommes qui s’y rapportent, sa description n’est pas contestable. Au reste, son étude de la « personnalité de base » d ’Alor se trouve confirmée tant par la psychologie expérimentale [2] que par des « histoires de vie » dont nous aurons à souligner l’extrême intérêt. La difficulté apparaît dès que l’auteur s’efforce de classer les institutions et d’exprimer leurs rapports avec la personnalité en termes de causalité. Dans son premier ouvrage il appelle « institutions primaires » ces institutions qui président au développement de l’enfant et qui en déterminent le sens. Ce sont le mode d’organisation de la famille et du groupe, les « disciplines de base » telles que le type d’alimentation, la forme du sevrage, l’éducation anale et sexuelle, enfin les techniques de subsistance [3]. À celles-ci s’opposeraient des « institutions secondaires » qui traduiraient les réactions de la personnalité au milieu dans lequel elle s’est formée. Il faudrait comprendre sous cette rubrique ce que le psychologue nomme système projectif, soit la religion, les mythes, les tabous, les techniques de pensée [4] Cette distinction permettrait d’établir entre la société et l’individu une action causale réciproque.
Avant de nous interroger sur la validité de cette relation, remarquons que le concept d’institution primaire pose à lui seul un problème. C’est qu’il recouvre des réalités hétérogènes : d’une part le mode d’éducation des enfants – ce que l’auteur nomme les disciplines de base – , d’autre part des phénomènes aussi divers que le travail des femmes dans les îles d’Alor, le faible pourcentage de celles-ci aux îles Marquises ou encore le mode de propriété et la technique de culture du riz à Tanala. Or, tantôt Kardiner semble mettre l’accent sur les « disciplines de base » ; il définit alors les institutions primaires comme les plus anciennes pour une société donnée, les plus stables, les moins dépendantes du climat et des variations économiques, mais il doit convenir qu’il faut faire une exception – laquelle est singulière – pour les techniques de subsistance [5]. Tantôt il s’efforce de « réduire » les disciplines de base elles-mêmes en les déduisant de réalités plus objectives. Ainsi, dans Psychological Frontiers, ces dernières seules ont droit au titre d’institutions primaires ; et par exemple « la négligence maternelle à Alor est un accident résultant de la nécessité dans laquelle se trouve la mère de travailler aux champs toute la journée » [6]. Cette dernière interprétation révèle déjà, à notre sens, la tendance mécaniste de l’auteur. Pour lui l’idéal serait de partir de quelques données de fait et d’en déduire un groupe de disciplines de base, puis, comme nous le verrons, la personnalité elle-même et les institutions secondaires. Il nous paraît cependant impossible de tirer mécaniquement du mode de travail de la femme à Alor sa négligence à l’égard de ses enfants. Car cette négligence ne consiste pas seulement dans son éloignement de fait, mais dans son attitude affective alors même qu’elle est présente, ou dans son incapacité de prévoir les soins à donner à l’enfant en son absence. Il n’est pas davantage possible, si nous prenons l’exemple des îles Marquises, de déduire de la rareté des femmes leur comportement sexuel et leur hostilité aux tâches maternelles ; il y a entre ces phénomènes intégrés dans le même ensemble une relation fonctionnelle mais qui n’est pas d’ordre causal. Bien plus, si l’on adopte cette méthode déductive il faut s’interroger encore sur l’origine de l’institution jugée primaire. Et l’on doit alors convenir que le travail des femmes n’est pas une donnée objective, qu’il exprime un sens dont on ne saurait sans doute rendre compte qu’en se référant au social tout entier. C’est d’ailleurs ce qu’a bien vu Kardiner lui-même quand il écrit qu’ « apparemment le problème des tensions intra-sociales fut résolu là (à Alor) en faisant de la femme le principal pourvoyeur des moyens de subsistance » [7]. On s’étonne seulement que l’auteur ne tire de cette proposition aucune conséquence. On s’étonne également qu’il ne rejette la question de l’origine des institutions primaires qu’en prétextant d’un point de vue strictement psychologique [8], au lieu de critiquer la notion même de cause sociale. De fait, si la négligence maternelle dont découle la personnalité d’Alor est tenue pour un effet du travail de la femme et si celui-ci à son tour est une conséquence des tensions propres à cette personnalité, c’est donc qu’aucun phénomène n’exerce, en soi, une efficacité dernière, ou, pour mieux dire, que la notion de personnalité est première par rapport à celle d’institutions, celle-ci ne prenant un sens qu’au sein de celle-là.
Cette critique conduit aussitôt à mettre en cause le schéma essentiel de Kardiner, c’est-à-dire le rapport qu’il établit entre institutions primaires et secondaires par le truchement de la personnalité de base. « Les institutions primaires, nous dit l’auteur, sont celles qui posent les problèmes d’adaptation fondamentaux et inévitables. Les institutions secondaires résultent de l’effet des institutions primaires sur la structure de la personnalité de base » [9] Pour ne prendre qu’un exemple : le caractère d’une religion, notamment les rites effectués pour solliciter la divinité sont tenus pour « dérivés » des disciplines auxquelles l’homme est soumis dans son enfance. Ces disciplines sont-elles sévères, les rites exigent privation et autopunition. C’est le cas à Tanala, où la rigueur de l’éducation anale et sexuelle correspond à une religion fortement élaborée, fondée sur les notions de péché et de réparation par le sacrifice. Aux îles Marquises, en revanche, où l’enfant ne subit aucune contrainte sexuelle, la religion n’a qu’un rôle secondaire : les dieux sont de simples esprits humains. Et puisque la principale source d’anxiété infantile était d’ordre alimentaire, leur fonction essentielle est de garantir la nourriture ; c’est en offrant des aliments qu’on sollicite leur aide ; le thème de la souffrance rédemptrice est radicalement absent.
Ce rapprochement de l’expérience infantile et de la religion est suggestif. Il s’agit seulement de savoir si l’on peut déduire l’une de l’autre. Kardiner transpose en sociologie un mode de raisonnement qui n’a l’apparence de la rigueur qu’appliqué à l’individu. On peut, en effet, prétendre, en psychologie, qu’un certain nombre de facteurs ayant agi sur un homme pendant son enfance ont engendré tel trait de son comportement. C’est qu’alors on a affaire à un sens du temps et qu’il est permis de prétendre que l’avant est responsable de l’après. Mais ce découpage des causes et des effets perd toute signification à l’échelle sociale. L’éducation sexuelle est bien un point de départ pour tel individu déterminé d’Alor ou des Marquises, elle n’en est pas un pour la personnalité de base de ces sociétés. Le milieu qui est premier pour l’enfant n’est pas premier en soi, il est tout pénétré de valeurs du monde adulte et, pour être compris, nous y renvoie. S’agit-il de la situation d’abandon dont est victime l’enfant à Alor, cette situation n’a pas le même sens pour lui et pour sa mère. Dans un cas, elle peut être tenue pour institution primaire, dans l’autre, pour l’élément d’un système projectif. Et l’argument selon lequel l’adulte responsable des conditions de vie de l’enfant ne fait que reproduire une situation qu’il a vécue dans son enfance ne saurait être retenu, car il entraînerait dans une régression à l’infini, tout homme ayant été enfant avant d’être adulte mais ayant toujours en tant qu’enfant dépendu d’un adulte.
On a reproché à Kardiner d’avoir « découpé trop brutalement dans son schéma explicatif » les institutions et la personnalité, de ne pas avoir compris que, par certains côtés, « la religion, la magie et la mythologie font partie des institutions primaires qui modèlent l’enfant » [10]. Si juste soit-elle, cette critique est partielle dans la mesure où elle ne met pas en cause la validité du schéma explicatif lui-même. Or, c’est ce schéma qui fait difficulté. On ne peut considérer par exemple l’éducation sexuelle comme responsable de la religion, puisqu’elle exprime déjà un type particulier de personnalité au sein duquel la religion possède un sens. Ainsi à Tanala la rigueur des disciplines de base, l’attitude autoritaire du père, la croyance en un être suprême qui préside absolument aux destinées individuelles, sont trois aspects au fond identiques d’une seule réalité. L’enfant, il est vrai, fait d’abord l’apprentissage de ses relations avec son père et avec le divin dans son corps, en subissant telle discipline. Cela ne signifie pas que cette discipline soit responsable des institutions familiales ou religieuses. Il n’y a qu’un même sens évoluant de l’implicite à l’explicite.
Kardiner, cependant, croit pouvoir démontrer expérimentalement l’action des institutions primaires sur les institutions secondaires [11]. A Tanala un changement dans la culture du riz provoque une série de transformations intéressant le système social tout entier : l’établissement d’une royauté, une accentuation du complexe d’Œdipe, une extension de l’homosexualité, un essor des techniques magiques, etc. Mais dès que l’auteur se propose d’expliquer les raisons de ce bouleversement de la personnalité, il se garde d’utiliser un langage causal et ne considère à aucun moment la culture du riz mouillé comme responsable en soi de quelque trait nouveau constaté. Il montre seulement que le mode de propriété (la propriété communale), allié à l’ancienne technique agricole, était une source de sécurité pour l’individu ; celle-ci supprimée, l’angoisse, latente dans l’ancien système, s’extériorise sous de nouvelles formes. La conclusion est que le milieu social tout entier reflétant une certaine configuration de la personnalité, aucun élément de ce milieu ne peut changer sans que celle-ci ne soit elle-même transformée. L’exemple illustre le caractère d’ « intégration » de la personnalité, selon les propres termes de Kardiner [12] ; il ne prouve pas davantage. Nous retrouvons ici une difficulté que nous avons signalée quand nous posions la question de l’origine des institutions primaires. D’une part, l’auteur croit pouvoir affirmer que la structure de la personnalité répond à des problèmes d’adaptation fondamentaux, d’ordre économique [13] ; d’autre part, il montre que l’évolution économique elle-même voit son cours déterminé par la nature de la personnalité, un changement ne pouvant s’effectuer que s’il répond en quelque manière à celle-ci.
Notre critique ne signifie pas que tous les éléments d’une culture doivent être mis sur un même plan. Nous pouvons juger des phénomènes plus importants que d’autres, s’ils nous permettent de rendre compte d’une réalité plus large ; ainsi suivons-nous Kardiner quand il dit que la sexualité offre une perspective extrêmement compréhensive sur une culture. On accorde, davantage qu’il est possible d’établir entre certains phénomènes des liens de subordination. La pratique de l’embaumement des morts aux îles Marquises ou l’anthropophagie se laissent comprendre à partir de l’angoisse alimentaire infantile ; le contraire n’est pas possible. Mais cette dépendance est encore toute relative à la culture considérée. Le sens de l’angoisse alimentaire ne se dévoile que dans la configuration de la personnalité des Marquises. De la simple pénurie alimentaire en soi on ne saurait rien déduire. Encore prenons-nous à l’instant, pour exemple, des phénomènes n’intéressant qu’une sphère étroite de la vie sociale ; celui de la religion est plus complexe. Évoquant l’histoire de notre culture, Kardiner fait remarquer que, malgré toutes leurs différences, le judaïsme et les diverses tendances du christianisme présentent une similitude fondamentale. Ce caractère essentiel de la religion, inséparable de la personnalité de base de notre culture, peut-il être tenu pour une simple dérivation des disciplines de base ? Ne trouverait-on pas, d’ailleurs, si l’on examinait soigneusement l’évolution de ces disciplines, des changements témoignant dans ce domaine lui-même d’une hiérarchie d’importance entre les phénomènes ? La voie juste ne consiste-t-elle pas dans ce cas à comparer les phénomènes à des niveaux correspondants plutôt qu’à considérer globalement les institutions ?
Par des voies différentes nous sommes conduits à l’examen du concept de personnalité de base introduit par Kardiner. Dans son sens large il désigne un style de conduite commun à tous les individus relevant d’une même culture, une même manière de réagir aux problèmes fondamentaux de l’existence. Certes la différence des caractères au sein d’une société donnée peut être considérable, mais cette différences exprime encore dans un contexte unique. La dynamique des personnalités enveloppe donc celle des caractères, ou, comme le dit l’auteur, « elle est une matrice dans laquelle ces traits de caractère se développent » [14]. Dans plusieurs passages où il se propose de définir plus précisément ce concept, il utilise un langage franchement mécaniste. Il situe par exemple la personnalité « à mi-chemin entre les institutions primaires et secondaires » [15] ; surtout, il se propose de la déduire de la seule considération des institutions primaires. Mais comment conserver à cette notion son sens original dans une perspective mécaniste ? On peut bien être, en effet, tenté d’expliquer une personnalité individuelle par l’action d’un milieu précis sur un sujet. Mais la personnalité de base n’est pas la personnalité individuelle. Un critique dit qu’elle exprime « le maximum des influences que le milieu social peut avoir sur l’individu » [16] ; comment la considérer en même temps comme un produit du milieu ? C’est pour éviter cette difficulté, sans doute, que Linton, collaborateur de Kardiner, la désigne comme une abstraction. « Il faut préciser, écrit à sa suite Georges Balandier, qu’il s’agit d’une abstraction, non d’une sorte de dénominateur commun à tous les individus d’un même groupe humain… C’est une abstraction parce qu’aucun individu n’est en contact avec la totalité des institutions qui caractérisent le groupe dans lequel il vit. » [17] Placé dans une perspective réaliste, mais dans l’impossibilité d’identifier personnalité de base et individu, puisque chaque homme entretient un rapport singulier avec le milieu, on est donc contraint de tenir celle-ci pour une abstraction. Elle évoque en fait une simple ressemblance entre des caractères déterminés par des expériences similaires. Mais ce qui fait l’originalité de la personnalité de base ne s’est-il pas évanoui ? Il ne reste en somme que les deux termes traditionnels, le milieu et l’individu, en contact plus ou moins étroit. Kardiner pourtant, comme en témoigne notamment sa description d’Alor, cherche à évoquer par son concept de personnalité ce qu’il y a de plus concret dans l’ordre culturel et ce qui fonde les caractères eux-mêmes. En effet, loin de considérer la culture comme une somme de phénomènes séparés, il ne cesse de la présenter comme une structure indécomposable ; il incite ainsi à penser que tout individu, quelle que soit la singularité de sa situation sociale, communique avec celle-ci dans sa totalité, qu’il participe d’une manière qui lui est propre de la personnalité de base.
Cette idée ressort bien des histoires de vie consacrées à Alor. Prenons deux exemples : ceux de Mangma, le généalogiste, et de Ripalda, le sorcier. Le premier a eu une enfance qu’on peut tenir pour ordinaire à Alor, et son comportement comme son caractère sont parfaitement représentatifs de cette culture. C’est un personnage vaniteux, mais manquant de confiance en lui-même, profondément instable, recherchant à l’excès l’amitié ou l’amour d’autrui mais toujours déçu, en fait, d’une grande méfiance envers les autres, d’une susceptibilité et d’une jalousie extrêmes. Sa vie révèle une série d’échecs significatifs ; il a fait un mariage malheureux, rompu à plusieurs reprises par la fuite de sa femme ; il s’est tourné successivement vers différents métiers, mais n’a réussi à se fixer sur aucun. Le cas de Ripalda est sensiblement différent. Il a bénéficié dans son enfance de soins exceptionnels à Alor. Son père lui a porté de l’affection, s’est occupé de son éducation et l’a traité avec un constant souci de justice. Ripalda a été ainsi à même de forger une image idéale du père. À cette situation particulière correspond un caractère anormal pour la culture considérée. Il a une vive notion du bien et du mal, une imagination très développée, quelque capacité d’entretenir des relations amicales avec autrui. À ce point de la description, il semble que la thèse mécaniste soit vérifiée. Se développant au contact des institutions qui dominent dans le groupe, le caractère tend à coïncider avec la personnalité de base : tel est le cas de Mangma. Soustrait aux influences du milieu sur un secteur donné – ici les rapports avec le père – le caractère devient en quelque sorte aberrant. En fait, Ripalda n’a pas par ailleurs les traits classiques de la personnalité d’Alor, il les possède considérablement accusés ; en particulier son inhibition vis-à-vis des femmes est beaucoup plus accentuée que dans la moyenne des cas, et il est vraisemblablement impuissant [18] L’essentiel n’est donc pas que Ripalda diffère des autres individus d’Alor en l’exacte mesure où il a été soumis à des facteurs particuliers dans son enfance, mais que cette différence se traduit chez lui par la névrose. Or, différence et névrose ne sont pas synonymes. Celle-ci ne devient compréhensible que si l’on admet que Ripalda, à la fois communique avec la totalité de la culture – dont il saisit l’essence sur chaque institution et dans ses rapports avec autrui – et se trouve retranché de cette communication par la singularité de son éducation. Ainsi compris, le cas de Ripalda ne fournit plus une exception par rapport à la personnalité de base d’Alor. Il exprime à sa manière cette personnalité ; il l’exprime précisément en ceci qu’il est une névrose. Comme nous l’avons dit, la personnalité est donc le fondement des caractères individuels et ce qui leur confère un sens. La même conclusion s’impose, en outre, méthodologiquement. Comment comprendre en effet le caractère de Ripalda sans le situer dans la configuration de la personnalité de base ? En soi, il n’a pas de signification précise ; tout au plus peut-on dire qu’il évoque telle constitution névrotique repérable dans notre culture.
Comme on le voit, l’intérêt de la notion de personnalité de base est, à notre sens, qu’elle exige le dépassement du réalisme naïf, du dualisme individu-société qui l’accompagne, et de la méthode « causale » qu’il implique. Dès qu’on s’interroge sur la part qui revient au milieu social ou à l’individu, on est contraint de définir leurs relations en termes de cause et d’effet. On peut bien alors parler d’action réciproque et multiplier les liens entre eux, on garde la notion de deux objets, en soi séparés. Or cette séparation se révèle impraticable. Ou l’on adopte comme point de départ la société, et l’on se trouve incapable de rejoindre l’individu – on déduit mécaniquement d’institutions jugées primaires la personnalité et les autres institutions – , ou l’on choisit l’individu et, convenant que le milieu n’existe qu’autant qu’il lui confère un sens, on laisse s’évanouir la réalité sociale. C’est la première voie qu’à plusieurs reprises Kardiner suit, sans succès ; elle le conduit, nous l’avons vu, à faire évoluer la causalité dans un cercle. Il ne s’en évade qu’artificiellement, en prenant un point de vue strictement psychologique. Ce qu’il y a cependant de profondément neuf dans son œuvre est son effort pour dépasser l’antinomie individu-société grâce à la notion neutre, à cet égard, de personnalité de base. Celle-ci nous paraît signifier que société et individu sont de l’ordre des phénomènes, non de l’en-soi, et que leur rapport est d’expression ou de symbolisation, chacun jouant pour l’autre successivement le rôle de signifiant et de signifié. Sans souci de recherche causale, il est alors possible de percevoir, à travers l’histoire d’une vie, un schéma culturel ou dans un ensemble d’institutions l’empreinte d’une constitution psychique. La personnalité de base dévoile au mieux cette double perspective, selon qu’on vise à travers elle l’individu ou la société.
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