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De l’échec des décolonisations…
Tout cela, dont il ne reste ici que des traces, a nourri chez les écologistes un espoir tiers-mondiste dans années 60-70, au moment des Indépendances. Cet espoir a été bien souvent, bien trop souvent, pénétré de marxisme grossièrement décalqué et, pour cette raison, aveugle aux barbaries prétendument « socialistes » qu’ont été les régimes de Khadafi, d’Amin Dada, de Mobutu, etc. De ce point de vue, de notre point de vue, les décolonisations ont été un échec cuisant : les sociétés non-occidentales ne se sont extirpées du joug colonial que pour le reproduire avec des spécimens locaux, la plupart du temps avec bien plus de cruauté et d’arbitraire. Quel que soit le chemin choisi, le développement « à l’occidentale », précédé ou non de phases sanguinaires, s’est imposé partout, bien sûr avec plus ou moins de succès selon les continents et les cultures : il suffit de comparer le dynamisme sud-asiatique avec la stase africaine ou l’exception islamique dont parle H. Redissi. Cet échec des décolonisations à faire naître des sociétés qui auraient échappé au « développement » est explicable en quelques mots. À toutes les valeurs de type « décroissant » que j’ai énumérées, il faut bien évidemment en rajouter d’autres, que l’on a longtemps, à « Gauche » rechigné à voir : c’est bien entendu les multiples hétéronomies religieuses (chrétiennes, musulmanes, animistes…), le patriarcat gérontocratique, le familialisme (droit d’aînesse, etc.), le sexisme, bien entendu, la corruption, le clanisme, le régionalisme, le racisme ethno-religieux, bien sûr, et évidemment le contrôle social omniprésent. Et tout cela n’est pas juste juxtaposé au reste : il y a profonde imbrication, qui empêche l’émergence de véritables mécanismes capitalistes. Par exemple, ce que nous appelons népotisme de ce côté-ci de la Méditerranée, c’est de la solidarité de l’autre : impossible pour celui qui réussit de ne pas faire profiter par tous les moyens son entourage qui a effectivement participé à son ascension… Échec des décolonisations, donc, et dont l’immigration est le symptôme éclatant : on va chercher ailleurs la société que nous ne sommes pas parvenus à bâtir ici y compris, voire surtout, chez l’ancien colonisateur…
L’espoir placé dans l’immigration découle de ce bilan implicite du tiers-mondisme, avec le raisonnement sous-jacent qui voudrait qu’en se déplaçant en terres occidentales, l’immigré parviendra, cette fois, à faire le tri dans l’imaginaire de sa culture d’origine et dans celui du pays d’accueil – le bon tri, bien entendu, délaissant d’un côté tout ce qui entrave l’émancipation, réveillant ici de vieux réflexes enfouis qui permettraient de ré-humaniser nos sociétés (post-)industrielles et désocialisées. La réussite de ce pari dépend de nombreux facteurs, dont deux émergent immédiatement : les motivations au départ et l’état de la société d’arrivée.
Concernant les premiers, nous avons affaire à une nébuleuse à la fois confuse et relative aux cas particuliers. Peut-être peut-on en dégager trois grands axes : la recherche d’un état de droit (et d’une protection sociale et physique), la possibilité d’une ascension sociale (contrariée dans les sociétés à statuts) et l’accès à la société de consommation. Bien sûr, ces trois ensembles dépendent des individus et des contextes, mais ils s’impliquent aussi fortement. Comme on ne saurait négliger la fascination extraordinaire qu’exerce la société de consommation, j’y reviendrai, le premier est souvent considéré comme un moyen du second, et le second comme un moyen du troisième… Quoi qu’il en soit, on émigre rarement pour décroître… Particulièrement dans un parcours qui part d’un pays « pauvre » pour atteindre un pays « riche », le passage d’une frontière équivaut à une promotion, au passage d’un niveau hiérarchique. C’est un moyen, pour beaucoup, de contourner les hiérarchies sociales en coiffant la classe immédiatement supérieure de son pays d’origine, c’est une revanche sociale qui sera augmentée par les souffrances ou du moins les inconforts de l’exil. Et aussi un moyen d’avoir accès aux produits des mécanismes capitalistes, la consommation, sans avoir à les développer ou les incarner, ou du moins de le croire.
Concernant l’état des sociétés d’arrivée, les choses sont plus claires, du moins concernant la France et, partant, l’Europe et même les terres occidentales (Europe, Amérique du Nord, ensemble australien) : l’immigré débarque dans une collectivité où, en première approche, tout est consacré, aimanté, déformé par les valeurs du consumérisme. Je fais miennes les expressions de C. Castoriadis qui évoquait il y a quarante ans le « délabrement de l’Occident » – je ne m’étends pas, je pense que vous partagez assez largement tout ce que je sous-entends ; la marchandisation de tout, l’insignifiance grandissante, la vie « privée » comme étalon absolu de l’épanouissement personnel, etc. S’il n’est pas lui-même motivé par le consumérisme, l’immigré a tôt fait de s’y convertir, sans toujours vouloir/ pouvoir se plier aux exigences de la production. Je ne citerai qu’à titre d’exemple l’expérience d’un ami sans-papiers algérien et diplômé ayant intégré une célèbre université rebelle du nord de Paris – que je ne citerai donc pas – qui régularisait à tour de bras afin de remplir des amphis vides. Lui qui jouait le jeu d’une formation universitaire française (synonyme de « sérieux » à ses yeux), certes peu lucrative mais ô combien passionnante (psychosociologie, ethnographie) s’est rapidement rendu compte de la nullité littéralement vertigineuse des cours dispensés et du système quasi tribal de délivrance des diplômes. Que pensez-vous qu’il arriva ? Il s’est mis, peu à peu, à fréquenter la communauté maghrébine de la ville – qu’il évitait jusqu’alors –, versant progressivement dans les petites bidouilles, les trafics plus ou moins interlopes et les fréquentations peu recommandables…
Parce que, et c’est là où mon exemple conduit, ce qui accueille l’immigré ici, et de plus en plus, ce n’est pas que la vacuité de l’Occident actuel, c’est également sa communauté d’origine, sa diaspora de rattachement, et d’autant plus si elle est à l’origine de sa venue. Et cet entourage, aussi bien intentionné soit-il, va jouer un rôle de contrôle social et bien souvent de camisole culturelle. Bien entendu, les choses sont très différentes, semble-t-il, selon qu’il s’agisse d’une communauté asiatique ou chilienne, mais bien souvent on assiste à une « néo-traditionnalisation » des comportements, une crispation identitaire, particulièrement visibles concernant les musulmans, en lien bien sûr avec la réislamisation du monde arabo-musulman depuis un demi-siècle. Et on voit en Europe s’importer des conflits extérieurs : Turcs contre Kurdes, Musulmans contre Juifs ou Chrétiens, Chiites contre Sunnites, Pakistanais contre Indiens, Tamouls contre Cinghalais, etc.
… à l’échec de l’immigration
On assiste donc à un échange culturel, effectivement, à un alliage trans-civilisationnel mais à travers une alliance des pires : du côté de l’Occident, consumérisme, surenchères technologiques, arrivisme, insignifiance et repli sur soi ; du côté de la culture d’origine, bigoterie, communautarisme, haines ethno-religieuses, ressentiment postcolonial, surenchère identitaire, etc. C’est le renforcement et la caricature des deux noyaux de l’imaginaire immigré : la réussite sociale et les valeurs traditionnelles, soit exactement l’inverse de l’espoir que l’on pouvait placer dans l’immigration. Tout cela est loin d’être abstrait : cela se voit tous les jours et quiconque a déjà voyagé est frappé par la différence entre la mentalité et les comportements immigrés ici et ceux des autochtones restés au pays – qui le constatent à leur tour lorsque les vacances arrivent. C’est cela, l’échec de l’immigration qui découle et prolonge, entérine l’échec des décolonisations.
Une humanité nomade
Ces processus, je l’ai dit, fragmentent les pays européens, leurs territoires et leurs institutions, et accélèrent encore cette mobilité tant vantée par les tenants de la « start-up nation ». C. Guilluy a très bien décrit les mouvements de white flight à la française, qui voient depuis des décennies les petites classes moyennes fuir progressivement la banlieue dans la « France périphérique ». Banlieues viables jusqu’il y a peu mais peu à peu submergées par des communautés ethno-religieuses qui ne comptent plus faire société avec les autochtones, qui en ont d’ailleurs, ou s’en donnent, de moins en moins les moyens, cercle vicieux que j’ai décrit, et s’enferment dans une auto-ségrégation, un séparatisme, voire une sécession, grosse à la fois d’insécurité culturelle pour tous et de partition du pays. Migrations en cascade, donc [1].
Ce qui se profile – ce n’est pas nouveau et l’immigration est une pièce centrale du puzzle –, c’est donc un déracinement généralisé, une humanité nomade à toutes les échelles (locale, régionale, nationale, internationale, continentale), un mouvement brownien qui fait éclater tous les cadres, culturels, symboliques, territoriaux, frontaliers, qui dessine un monde fractal, éclaté, déchiré, écartelé entre deux pôles : d’un côté la world culture, une homogénéisation mondiale des pensées et des comportements, structurée par la jouissance et l’angoisse, les deux mamelles du consumérisme ; de l’autre, en réaction, une sur-affirmation identitaire, un intégrisme culturel et/ou religieux, une offensive haineuse contre l’héritage humaniste, l’extrême droite musulmane en étant le fer de lance. L’écologie, là-dedans, vous le voyez, est bien peu de chose. Je ne parle pas du discours, de l’idéologie écologiste dont on nous rebat les oreilles et qui pourrait bien servir un jour à mettre tout le monde au pas lorsque la fête sera finie, mais bien de l’état de la planète.
Bio- et socio-diversité
À ce propos, permettez-moi d’aborder une chose dont il n’est jamais fait mention, et il me semble que c’est en plein dans notre propos : celle du lien entre la biodiversité et ce que certains appellent la socio-diversité. Vous savez comme moi qu’il n’existe aucune « nature » vierge et que pendant des millénaires, les milieux , les écosystèmes ont coévolué avec les sociétés humaines. La planète « idéale » telle qu’on se la représente encore, celle constituée de bocages, de terrasses, de steppes, de prés, de bois, de lacs, de vallées, d’oasis et de fleuves est une planète sinon entretenue, du moins grandement modelée directement ou indirectement par l’action humaine, à des degrés encore insoupçonnés, et inversement, les environnements ont forgé des types anthropologiques d’une incroyable diversité, qui disparaissent eux aussi. Je ne décris pas un « âge d’or » pré-industriel [2] – Homo sapiens n’a jamais été tendre avec son environnement, voir les grandes extinctions dès qu’il a posé le pied sur un espace encore vierge – je tente de décrire la complexité de ces relations entre les cultures humaines et leurs habitats bio-physiques. Pour rester en France : supprimez à l’instant toute présence humaine de Dunkerque à Perpignan, de Brest à Nice et de Strasbourg à Saint-Jean-de-Luz et attendez un ou deux siècles, à climat constant : vous n’avez plus qu’un climax constitué de forêts de feuillus, impénétrables, parsemées ça et là de quelques petites clairières ouvertes accidentellement par la foudre ou la chute d’un vieux tronc. C’est peut-être le rêve de certains d’entre vous, mais la biodiversité végétale comme animale va chuter considérablement… La biodiversité actuelle, contrairement à l’idée reçue d’une « bonne nature » molestée par une « méchante humanité », est loin d’être le résultat d’un phénomène « naturel » : elle résulte du modelage des paysages par d’innombrables sociétés traditionnelles à l’échelle de la planète. Vous comprenez bien que l’homogénéisation culturelle actuelle contribue considérablement, mais bien plus silencieusement que la pollution ou l’urbanisation, aux extinctions d’espèces.
Cela pose un problème politico-écologique, si j’ose dire, de première grandeur, dont je n’ai pas, pas plus que quiconque je crois, la solution : comment faire coexister un plus grand nombre de cultures humaines possible – cultures authentiques, j’entends, pas des zoos humains – sans en reconduire les hétéronomies précitées, mais sans non plus en altérer le noyau imaginaire sans lequel elles risquent l’écroulement ou la folklorisation ? Problème à la fois philosophique et anthropologique mais aussi pleinement écologique : à moins de vouloir une « nature » sous cloche artificiellement entretenue, ce qui n’a aucun sens, il faut vouloir des sociétés différentes, aux multiples pratiques de pêche, de chasse, de labour, de récolte ou d’élevage, mais aussi pratiques alimentaires, sanitaires, d’habitat, festives, sociales, etc. Mais nous ne pouvons vouloir le maintien de toute une autre série de pratiques, qui leur sont étroitement liées, comme la rigidité des rôles sociaux, le respect superstitieux des rites traditionnels, les croyances obscurantistes ou les rivalités ethniques… Questions énormes, auxquelles il ne servirait à rien de « trouver une solution » sur le papier : si jamais on y apporte une réponse satisfaisante, ce sont les gens, de partout, qui le feront. Dans tous les cas, vous voyez que l’immigration actuelle, sur ce point-là, n’est absolument pas une réponse, c’est même un problème : impossible de tisser des liens intimes avec un écosystème de quelque type que ce soit, dans le maelström migratoire contemporain.
3 – Une immigration écologique ?
Je voudrais consacrer cette dernière partie aux perspectives, essayer de dégager quelques éléments pour l’avenir et, peut-être, quelques lignes d’action concrètes, en me demandant si l’immigration peut être écologique et à quelles conditions.
Il faudrait savoir ce qu’il en a été des migrations des XIXe – XXe , qui étaient des migrations souvent individuelles, immigrations de travail, souvent ponctuelles, avec un début et une fin, qui débouchaient sur l’assimilation ou le renvoi au pays. Mais il me semble, je crois en avoir donné quelques éléments, que l’immigration actuelle ne peut pas être écologique [3]. Je parle de ces migrations d’un type nouveau – on parle d’ailleurs de plus en plus, et à raison, de « migrants » et plus d’immigrés, signe que quelque chose de fondamental a changé – migrations massives, collectives, continues, démographiques, de peuplement, communautaires, porteuses de ressentiment vindicatif voire carrément coloniales. Je ne vois pas comment elles pourraient être écologiques d’une quelconque façon et il me semble que le dire, c’est peut-être une des premières choses à faire. Une seconde serait peut-être aussi d’interpeller les premiers concernés qui, contrairement aux sentiments coloniaux persistants, ne sont ni des enfants, ni des idiots, ni des victimes, mais bien des adultes responsables qui mériteraient d’être considérés comme tels.
Le cas des « réfugiés climatiques »
C’est le moment, je crois, d’aborder le sujet si évident, et épineux, des « réfugiés climatiques ». Là encore, je ne vais pas apporter de vérités définitives, mais poser quelques jalons, étrangement absents des débats et pourtant si évidents.
D’abord une toute première chose : accueillir des « réfugiés climatiques » ne résout absolument aucun problème écologique. Ce n’est pas parce que vous ouvrez votre porte à des Bengalis chassés par la montée du niveau de la mer que celle-ci va redescendre, surtout s’ils adoptent le mode de vie d’ici – dans ce cas, vous aggravez même la situation : cercle vicieux. Bien sûr vous sauvez des vies, ce n’est pas la question : c’est ce qui fonde l’impératif de l’asile et personne ne le remet en cause. C’est une réponse humanitaire mais, en rien, écologique – ni politique, d’ailleurs. Je suis stupéfait, ceci dit en passant, par la résurgence d’un schème judéo-chrétien qui fait que l’humanitaire supplante toute réflexion et éclipse toute problématique politique ou écologique, devenues à peine pensables ou dicibles.
Deuxième chose : en lien avec ce que je disais en préliminaire, le statut de réfugié est aujourd’hui galvaudé comme jamais, et souvent par ces âmes si charitables qu’elles seraient prêtes à transférer ici tous les pays pauvres pour apaiser leur conscience tourmentée. On parle ainsi de « réfugiés économiques » pour qualifier les immigrés tels que je les ai décrits : dans ce cas, n’importe quel chômeur de longue durée en France, ou même les millions de précaires seraient en droit de demander l’asile aux USA… Y compris votre serviteur, qui n’a jamais gagné plus que le SMIC. C’est, au fond, un discours patronal : allez chercher l’emploi là où il est, flexibilité, etc. Quelques données brutes datant de 2017, mais je crois que les choses étaient similaires dans les deux années précédentes : les nationalités qui demandaient l’asile étaient, dans l’ordre, les Albanais, les Géorgiens, les Guinéens et les Ivoiriens… Celles qui obtenaient le plus l’asile étaient, comme de juste, les Soudanais, Irakiens, Syriens et Afghans. Soit 75 % de refus dans la même période. Autrement dit : la demande d’asile est quasiment une formalité rentrée dans les mœurs pour tous les candidats à l’immigration, Algériens y compris… Parallèlement, il peut souvent s’agir d’une immigration différée, par exemple lorsqu’on a vu des Syriens partir en Scandinavie via la Russie pour rejoindre la famille installée auparavant. Je ne parle pas des faux réfugiés, j’en ai connus et de très proches, qui obtiennent l’asile sur du baratin, ni des demandeurs d’asile qui, par exemple en Allemagne, défraient quotidiennement la chronique par des actes de barbarie inconcevables. C’est désagréable, mais il faut quand même se rappeler que des terroristes du 13 novembre étaient arrivés dans les cortèges de « réfugiés ». Ce sont des faits pénibles, mais les occulter ne fait que nourrir le mécontentement populaire, justifié, en nourrissant la méfiance envers tous les étrangers ou leurs descendants et, bien plus grave, participe à la disparition de facto du statut de réfugié [4]. Là encore, l’enfer est pavé de bonnes intentions, et ce n’est pas un contexte très sain pour discuter des futurs « réfugiés climatiques »…
Troisième point : mis à part des cas indiscutables, comme les habitants des archipels qui vont être engloutis, la plupart des zones ou des populations « à risque » relèvent de réalités bien plus complexes. Certains ont comparé le tremblement de terre à Haïti en 2010, pays déjà ravagé, à celui du Sichuan, province développée de Chine, deux ans plus tôt : l’impact d’un phénomène aussi « objectif » demande à prendre en compte toute l’institution sociale « subjective » où il intervient ; les mesures prises pour le prévenir, la préparation des populations, l’efficacité des secours, le délai des réparations, etc. Un cas d’école, que je rapporte ici sous le contrôle de M. Garenne de l’IRD qui doit le connaître bien mieux que moi : le lac Tchad, en plein Sahel, à l’intersection du Tchad, du Niger, du Nigeria et du Cameroun. Il est au cœur d’un bassin hydraulique qui accueille aujourd’hui près de 30 millions de personnes, et son niveau baisse dramatiquement depuis des décennies sous l’impact du « réchauffement climatique », ce qui est sans doute incontestable. Mais son étiage subit également des variations historiques « naturelles », aujourd’hui contrariées par la pose non coordonnée de barrages alentour par les quatre pays et l’utilisation croissante d’eau d’irrigation en amont, notamment pour des raisons d’explosion démographique, dont les exposés précédents ont fait largement état, et le déboisement. Aux problèmes rencontrés par les pêcheurs et les agriculteurs ou bergers locaux se surajoutent donc les rivalités interétatiques et, à leur niveau, les rivalités interethniques, elles-mêmes entrelacées aux problèmes sanitaires (choléra, typhus) et à ceux posés par le banditisme qui entravent le commerce, alors même que les prix du pétrole en baisse crispent les pays qui en font leurs principaux revenus. L’aide internationale y injecte un argent salutaire, mais qui nourrit les circuits de corruption, de clientélisme, le tribalisme, les convoitises… Le lac Tchad, c’est également la zone de nuisance de la secte islamiste Boko Haram, qui se nourrit de la déliquescence générale. On parle donc géo-climat, certes, mais aussi, plus localement politique, économie, anthropologie, sociologie, histoire, religion [5]… Il semble inévitable qu’une partie de la population locale émigre dans l’avenir ; mais on voit que les réduire à des réfugiés climatiques n’est pas si simple et, au fond, n’aide strictement personne à résoudre quoi que ce soit là-bas [6]. Que des conflits se nourrissent d’éléments « naturels » (la sécheresse au Moyen-Orient précédant les soulèvements arabes) est évident, mais ce sont bien des sociétés humaines qui en font quelque chose en fonction de toute leur complexité, qui leur est propre. Le cas des épidémies d’Ebola au Congo, déjà favorisées par des pratiques mortuaires traditionnelles mais où les équipes soignantes sont maintenant chassées voire tuées parce que soupçonnées d’empoisonner les gens, se passe de commentaires. Nous parlons là de politique au sens le plus profond du terme, qui inclut l’anthropologie.
Corollaire, et j’en finis sur ce point : au fond, si l’on veut vraiment préparer les populations aux changements radicaux et imprévisibles qui se profilent partout sur la planète, il faudrait plutôt s’atteler à former des sociétés fonctionnelles capables de s’adapter, comme beaucoup l’ont fait dans l’histoire. Dans le domaine agricole ou les habitudes alimentaires, l’urbanisme ou les transports, etc., il faudrait une certaine souplesse et, bien sûr, dans la pratique du pouvoir [7]. Je ne vais pas rentrer dans cette discussion, mais on retombe là encore sur la question de la démocratie et celle du « développement » de ces pays et les questions d’ingérence dans la conduite de leurs affaires. Pour finir, accueillir des « réfugiés climatiques » ne peut avoir de sens que si, d’abord, cela permet de changer profondément la situation locale, notamment par un allègement démographique [8] mais surtout par un changement de pratiques, qu’il s’agisse de la natalité, des techniques agricoles, de la consommation et du traitement de l’eau ou des déchets. Ensuite, il ne faut pas que cette migration ait un effet d’auto-entraînement tel que je l’ai décrit et, enfin, qu’elle soit, autant que possible, « de proximité » et provisoire, sinon on retombe dans les contradictions du déracinement déjà décrites.
Quelques perspectives
Quelques points, en conclusion, pour essayer de tracer des perspectives pratiques.
D’abord et avant tout, rien ne peut réellement se faire sans l’affirmation, la réinvention d’un projet politique ici. Je parle d’un projet de société incarné par la population, pas des blablas des écuries partisanes, qui exigerait de se saisir de la totalité de l’institution sociale, ce que ne font pas, ou pas suffisamment à mon goût, les mouvements décroissants. Il y a vraiment à reprendre toutes les questions, en se dégageant radicalement des idéologies gauchisantes, sans angélisme ni paranoïa, notamment sur ce sujet de l’immigration, profondément enchevêtré avec les dimensions économiques et géopolitiques, notamment des matières premières extraites dans les sous-sols du tiers-monde, l’uranium n’étant pas des moindres… Mais la renaissance de la politique ici, que l’extraordinaire mouvement des Gilets Jaunes a peut-être – peut-être… – inauguré [9], a aussi un aspect bien plus immédiat : c’est l’affirmation d’une identité collective, non pas ethnique ou religieuse, mais proprement politique qui permettrait d’accompagner et d’exiger l’assimilation des nouveaux venus. Ce que je dis peut choquer, mais retournez le truc dans tous les sens : s’il n’y a pas d’assimilation, c’est la société d’archipel qui s’installe, une libanisation et, derrière, une logique d’empire aux antipodes de toute idée de collectivité solidaire et de démocratie [10]. Faire vivre une identité collective, donc, bien entendu sur une autre base que celle de la société de consommation, de l’opulence, qui fascine le monde entier. Les populismes actuels me semblent totalement aveugles sur cet aspect.
Deuxième point, il n’y a qu’à partir de là qu’un réel dialogue entre les cultures redeviendrait possible : il n’y a pas de dialogue dans ce cadre-là si vous ne savez pas ce que vous êtes, à quoi vous tenez, ce que vous voulez. Et je ne me paye pas de mots : l’humanité est en train de vivre peut-être la plus grande crise de son histoire et, c’est ma conviction profonde, l’Occident qui mène encore la barque ne s’en sortira pas seul. Il est allé bien trop loin dans l’auto-emballement, a perdu ce qui faisait sa sève, et doit impérativement renouer avec des logiques oubliées mais encore survivantes ailleurs. C’est un terrain extrêmement glissant, mais je pense que tout ce qui précède clarifie ce que j’entends par là : il y a à sauvegarder, plus que tout, les trésors de la modernité que sont la rationalité – pas le rationalisme ! – l’autonomie individuelle et collective, l’émancipation de l’individu et le principe d’une société démocratique faite de liberté et d’égalité, de laïcité, d’athéisme. Mais tout cela disparaît parce que le substrat social, infra-politique, s’est fortement érodé ; je parle là de toutes les valeurs que j’ai énumérées : le bon sens, la simplicité, la socialité, etc. Ce n’est qu’à partir de là que l’immigration pourrait devenir, ou redevenir, un élément servant les intérêts communs, ici et là-bas. Pour être plus concret et rester dans le sujet de mon intervention, quelqu’un comme Pierre Rhabi m’a semblé ouvrir une voie en ce sens. Il y a beaucoup de choses à lui reprocher [11], mais il a tenté, il me semble, un alliage de ce type, effectuant un tri entre les apports de la modernité et ceux de la tradition. Pointant dans la même direction, mais dans un autre domaine, tout le mouvement des ex-musulmans montre qu’un échange de ce type est encore possible, que la part émancipatrice de l’Occident n’est pas encore morte et que peuvent encore s’en saisir ceux qui veulent s’en donner les moyens.
Dernier point, bien plus concret. J’ai parlé tout à l’heure de l’exode rural : je pense que tout le monde ici est convaincu, s’il n’en est pas, de la nécessité de refaire vivre les campagnes – c’est le phénomène dit des « néo-ruraux ». Je sais que cela pose des problèmes, je ne vais pas les discuter ici, mais l’inversion de cet exode est pour nous tous, je crois, un horizon évident. Je pense qu’il devrait en être de même pour l’immigration et que le retour au pays doit devenir une norme. Comprenez-moi bien, il ne s’agit pas de se débarrasser des problèmes que poseraient les immigrés ici, mais bien de faire en sorte que ce qui est acquis ici – en espérant que cela soit le meilleur – puisse servir là-bas, et réciproquement. Et notamment faire tomber le fantasme du paradis occidental, de l’Eldorado européen, et cela ne peut se faire qu’en y mettant les pieds, se rendre compte du vide sur lequel débouche le consumérisme, de sa vanité, de sa vacuité, de sa nocivité. L’exemple de Madjiguène Cissé me semble assez parlant : porte-parole de l’occupation par des sans-papiers de l’église Saint-Bernard à Paris en 1996, elle a fini par retourner vivre au Sénégal, où elle a monté une coopérative de femmes, visant à faire vivre son pays, à y libérer la place des femmes et à retenir les candidats au départ à l’émigration [12]. Il y a beaucoup d’exemples de ce type, aidés ou non par des institutions officielles qui accompagnent ces retours [13]… Je pense aux propos de l’un deux, qui résume un peu l’idée : « J’ai compris que ce que j’étais allé chercher en Europe, je l’avais déjà chez moi » [14] – il avait besoin de voir la Terre Promise pour en prendre conscience… Tout cela est bien plus complexe, bien sûr, mais il me semble qu’il y a là quelque chose d’important pour concevoir une immigration qui ait un sens écologique, voire décroissant.
Renaissance d’un projet occidental, dialogue entre les cultures et retour volontaire des migrants : vous voyez que tout cela se répond, se tient ensemble, et demanderait une remise en cause radicale des mécanismes aujourd’hui à l’œuvre, qui semblent exactement contraires. Le plus grand obstacle est sans doute la dimension mythique qu’est la société de consommation, ici et surtout là-bas.
Il y a une anecdote que j’aime raconter pour faire comprendre ce qu’il en est : j’ai passé quelques mois en Afrique noire il y a une vingtaine d’années – dans ces régions aujourd’hui classées dangereuses par le Quai d’Orsay – et parmi les nombreuses discussions que j’avais avec les habitants des villes ou de brousse, beaucoup de questions me surprenaient. L’une d’elles était « Dis-nous si c’est vrai qu’en France l’argent sort des murs ? »… (rires) Vous voyez, c’est complètement mythique… Mais il avait raison : j’ai mis du temps à comprendre qu’il parlait des distributeurs automatiques de billets… On m’a demandé aussi si c’était vrai qu’on y marchait sur de l’argent… (rires) Mais il faut comprendre qu’à Ouagadougou – je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui – on marchait sur la terre battue, cela leur apparaissait bizarre que l’on bitume un sol, ce qui demande travail, matériel, temps, argent, juste pour y poser les pieds…
Voilà, c’est ça l’image de l’Occident : un Paradis d’abondance illimitée, qui fonctionne comme une sorte d’attracteur universel faisant écho à toutes les grandes mythologies. Et c’est ça que les immigrés viennent chercher, essentiellement. C’est cela, aussi, que nous, écologistes et décroissants, voudrions faire disparaître. Et faire disparaître volontairement et graduellement, ce qui a peu de chances de se passer, malheureusement, mais dans ce cas, il va falloir craindre la colère des consommateurs frustrés qui verront s’évanouir un des grands pôles, sinon le principal, qui a orienté leurs existences.
Lieux Communs
8 juin 2019
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