Le parallélisme Europe moderne-Grèce antique

David Cosandey
mardi 7 mars 2017
par  LieuxCommuns

Passage du livre de David Cosandey « Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique » [1997], éd. Flammarion, 2008, pp. 725-738.


Le parallélisme Europe moderne-Grèce antique

L’histoire de l’Europe occidentale au IIe millénaire n’est pas sans évoquer celle de la Grèce au Ier millénaire avant notre ère. Les analogies, nombreuses, ne doivent rien au hasard. Une dynamique commune est à l’œuvre derrière les deux « miracles » scientifiques de l’Histoire. Tous deux sont nés d’une thalassographie articulée [1]. Tous deux sont issus d’un support géographique arborescent, caractérisé par une dimension fractale élevée [2].

Au début, la Grèce antique et l’Europe moderne ont toutes deux subi une vague d’invasions destructrices, s’étendant respectivement de -1200 à -1000 et de +500 à +1000. Dans les deux cas, les déferlements sont arrivés par le « tronc » de l’arborescence, c’est-à-dire par les Balkans pour la Grèce et par les plaines russes pour l’Europe. Ce « tronc » est le point faible de toute arborescence. C’est le seul lieu ouvert aux envahisseurs, sans défense naturelle ; les « branches » étant protégées sur les autres côtés par les mers.
Pendant ces invasions, la Grèce aussi bien que l’Europe occidentale ont pu préserver le flambeau de leur civilisation grâce aux îles, régions spécialement protégées, qu’ offrait leur thalassographie articulée. Les îles de la mer Égée, de même que l’Irlande et l’Islande, ont servi de dépositaires du savoir durant t la période troublée, pour devenir des centres de rediffusion de la culture une fois le calme revenu. Autre similitude : pendant la période des troubles, Grecs et Européens se sont vus surclassés dans le commerce maritime par des concurrents venus de l’autre côté de la mer. Entre -1200 et -800, pendant l’éclipse de la Grèce, ce sont les Phéniciens qui ont dominé le commerce dans toute la Méditerranée. De la même façon, ce sont les Arabes qui s’imposent sur les eaux, de + 600 à + 1000, face à une Europe chrétienne gravement affaiblie. Cependant, souffrant d’une thalassographie peu articulée, qui freinait leur dynamisme commercial et les condamnait à l’unité politique ou à la division instable, ces peuples n’avaient guère de chances à long terme face aux régions arborescentes. Phéniciens et Arabes succomberont aux premières contre-offensives grecques et européennes.

Durant une deuxième phase, qu’on peut situer entre -1000 et -600 pour la Grèce et entre + 1000 et + 1500 pour l’Europe (dates forcément approximatives), les deux civilisations ont connu ce qu’on pourrait appeler une phase de gestation. La formule magique se met lentement en place. Le système d’États stable se consolide, l’économie commence son expansion. La dimension fractale élevée des deux régions, chacune à son échelle, sous-tendait ces évolutions favorables. Pendant ces périodes de maturation, les techniques font des progrès et la vie de l’esprit renaît. Des penseurs exceptionnels apparaissent, comme Thalès de Milet ou Nicolas Oresme. En Grèce comme en Occident, l’éveil intellectuel a lieu dans des écoles privées, apparues spontanément, hors de tout cadre étatique, à la faveur de la richesse et de la division stable. Le soutien des gouvernements n’arrive que plus tard, lorsque la science a déjà atteint une certaine maturité et un certain prestige.
Pendant cette époque de gestation, les deux civilisations empruntent aux civilisations voisines. La Grèce s’inspire de la géométrie, de l’arithmétique et de l’astronomie des Égyptiens, des Babyloniens et des Phéniciens (la géométrie égyptienne de Thalès, l’alphabet grec, dérivé du phénicien, etc.). L’Europe médiévale reprend aux Arabes leurs résultats en mathématiques et médecine, aux Indiens, indirectement, leur numération positionnelle, leur algèbre et leur trigonométrie, aux Chinois le papier, la poudre, la boussole. Les petites mers finement ciselées et émaillées d’îles que la thalassographie met à leur disposition permettent aux Hellènes comme aux Occidentaux de faire leurs premières sorties en mer, en prélude aux grandes expéditions dans la Méditerranée lointaine et sur tous les océans du globe.

La troisième phase commune à la Grèce antique et à l’Europe moderne est celle d’un épanouissement intense – économique et politique –, pendant lequel se produit le « miracle » scientifique et technique proprement dit. Cet apogée s’étend, grosso modo, de -600 à -350 pour la Grèce et ; de + 1500 à + 1900 pour l’Europe – ces limites étant en grande partie arbitraires puisqu’il n’y a pas de début ni de fin précis dans les processus historiques. La formule magique est au sommet de son efficacité. Le commerce, l’artisanat et l’industrie sont plus actifs et prospères que jamais. La région privilégiée par la thalassographie (le sud de la Grèce, l’ouest de l’Europe) est fragmentée en des États durables, unis par une culture commune et opposés par une rivalité intense et des guerres fréquentes. Les sciences et les techniques accomplissent des progrès remarquables.
Dans les deux cas, une relation centre-périphérie s’esquisse entre la région arborescente centrale et le reste du monde – respectivement, entre la Grèce et le bassin méditerranéen, entre l’Europe et les autres continents. Le monde grec produit les amphores, les armes, les bateaux les plus performants. Il les écoule dans toute la Méditerranée, et même au-delà. L’Europe occidentale fabrique les textiles, les horloges, les armes à feu les plus perfectionnés de la planète, qui lui permettent peu à peu de dominer économiquement les autres continents.

Puis survient la quatrième phase commune : l’ autodestruction de la formule magique. Les moyens techniques deviennent trop puissants par rapport au support géographique. La région arborescente devient trop petite pour héberger plusieurs grandes puissances rivales. Les États n’ont plus assez de place ni de revenus pour la guerre moderne. Le système d’États s’effondre, et, avec lui, la « machine à progrès scientifique ». Cette rupture survient entre -350 et -320 pour la Grèce méridionale, et entre + 1900 et + 1950 pour l’Europe occidentale.
Mais la métropole a essaimé au loin. Grecs et Européens ont colonisé des régions plus vastes que leur territoire d’origine (Asie mineure, Syrie, Mésopotamie, Égypte pour les premiers, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Asie du Nord, Océanie pour les seconds). Par leur taille, les territoires colonisés sont plus adaptés aux besoins nouveaux de la guerre. Des États s’y forment, qui constituent un nouveau système d’États à plus grande échelle, capable de poursuivre la course au progrès technologique. Les époques hellénique et européenne se terminent, les époques hellénistique et néo-européenne commencent.

Cependant, il se trouve que ni la Grèce méridionale, ni l’Europe occidentale n’ont dans leur voisinage immédiat de région plus grande convenablement articulée. En conséquence, le nouveau système d’États souffre dans les deux cas d’une mauvaise thalassographie. La faible interpénétration terre-mer des nouveaux territoires ralentit les échanges commerciaux et affaiblit les frontières. De plus, le nouveau système ne se fonde plus que sur deux partenaires. Le monde hellénistique se définit essentiellement par le couple empire lagide/empire séleucide, le monde néo-européen par le couple États-Unis/Union soviétique. Après une phase d’essor, brillante mais courte, ils périclitent.

Hasard géographique ou nécessité historique, les deux couples d’empires qui prolongent les cultures grecque et européenne se ressemblent. Le royaume lagide d’Afrique correspond assez bien aux États-Unis d’Amérique, et le royaume séleucide d’Asie à l’Union soviétique. En effet, l’empire lagide dispose avec l’Égypte d’une base territoriale puissante et ouverte sur la mer. Les fertiles campagnes égyptiennes produisent du grain en abondance. Le Nil ouvre largement le royaume à la mer grecque par excellence, la Méditerranée. L’Égypte devient le grenier à blé du monde grec. Avec ses immenses flottes marchande et militaire, elle s’impose sans peine comme la première puissance navale de son temps. De lâ même façon, les États-Unis jouissent d’une ouverture béante sur l’océan Atlantique, la mer européenne par excellence. La grande plaine nord-américaine fournit des récoltes pratiquement illimitées, que le Mississippi et ses affluents, ainsi que les Grands Lacs et le Saint-Laurent relient à l’Atlantique. Grâce à leur production massive, les États-Unis deviennent le réservoir à céréales du monde. Leur puissante flotte patrouille sans rivale sur tous les océans. Les deux métropoles urbaines se ressemblent à travers les siècles. Alexandrie est la cité la plus peuplée du me siècle, New York est la plus grande ville du globe entre 1950 et 1970. Alexandrie voit transiter les colons grecs s’installant en Égypte, New York est la porte d’entrée des Européens débarquant en Amérique. Les voyageurs sont accueillis de la même façon dans le port par un monument géant : le Phare dans l’une, la statue de la Liberté dans l’autre. La capitale de l’empire lagide abrite la plus grande bibliothèque du monde, comme la capitale de l’empire américain, Washington-New York possédant la deuxième : ce sont respectivement la Bibliothèque du Congrès (Library of Congress) et la Bibliothèque publique de New York (New York Public Library). Alexandrie est le foyer de la culture « mondiale », où se rencontrent tous les peuples, tous les savoirs, toutes les croyances, New York, de même. Les deux cités exercent la même fascination sur les esprits jusqu’aux confins de leur univers.

À l’opposé de ces deux États bénis par la thalassographie, l’empire séleucide et l’Union soviétique sont enclavés. La courte façade du premier, sur la Méditerranée – Syrie du Nord 1 : et Cilicie –, ne comprend qu’un tout petit fleuve, l’Oronte, incapable d’irriguer en profondeur ses États. Et elle lui est disputée par le rival lagide. L’arrière-pays, les immensités de l’Asie mineure, de la Perse, de l’Asie centrale, reste désespérément à l’écart de l’air marin. L’empire englobe bien la riche et prospère Mésopotamie, mais les deux fleuves de cette région se jettent dans le golfe Persique, sans contact avec la mer grecque. De façon similaire, l’Union soviétique est emprisonnée au sud par les terres et les détroits, au nord par la banquise neuf mois sur douze. L’empire russe est enfermé de toutes parts dans les terres. Les deux économies en souffrent. Les deux empires terriens demeurent pour une bonne part des États agraires et arriérés. Ce sont surtout l’Égypte grecque et l’Amérique du Nord européenne qui alimentent le progrès scientifique et technique à leurs époques respectives. Les adversaires séleucide et soviétique ne font que suivre avec peine.

Mais revenons à l’évolution du nouveau système d’États. Au cours d’une première phase, les jeunes empires hellénistiques et néo-européens poursuivent avec succès l’escalade technologique des siècles précédents. L’essor donne lieu aux plus grandioses réalisations qu’on puisse attribuer aux civilisations grecque et européenne. Les porte-avions nucléaires géants font écho aux super-galères à trente rangées de rameurs ; l’Empire State Building et le Golden Gate Bridge renvoient à l’Heptastade et au Colosse... Il y a une ressemblance, au moins formelle, entre l’expédition de Pythéas vers l’Islande et la mer Baltique, et les voyages Apollo vers la Lune. Ces deux aventures marquent un apogée, et toutes deux restent sans lendemain. Ni les Grecs ni les Européens ne réussissent finalement à échapper à leur cadre géographique fondamental, respectivement le bassin méditerranéen et la planète Terre.

La première phase d’expansion franche et triomphale se situe entre -320 et -250 pour l’époque hellénistique, et entre 1950 et 1970 pour l’époque néo-européenne. Tout augmente rapidement, la population, l’économie, les sciences et les techniques. Suit une phase de plafonnement entre -250 et -200 et entre 1970 et 1990 respectivement, durant laquelle un tassement se produit. Les populations stagnent, l’enrichissement ralentit, les progrès scientifico-techniques se font moins spectaculaires. Aux handicaps thalassographiques qui affaiblissent de façon permanente l’une des deux grandes puissances et, donc, le dipôle tout entier, s’ajoute à partir de cette époque charnière l’anémie démographique.

Dans les nouveaux empires comme dans la région centrale originelle, Grecs et Européens ne se multiplient plus. Les campagnes hellénistiques se dépeuplent, on ne fonde plus de cités nouvelles en Orient. Le flux de colons européens vers l’Amérique du Nord et la Sibérie se tarit. Les États-Unis restent sous-peuplés, ils perdent de leur dynamisme ; dans l’est soviétique, il n’y a plus assez de Russes, de Biélorusses et d’Ukrainiens pour concrétiser les plans d’expansion industrielle du pouvoir.

L’historien grec Polybe (vers 200-120) a des mots saisisants pour décrire cet écroulement démographique du monde grec. Son texte dresse un parallèle avec le monde néo-européen de la fin du XXe siècle :

« De nos jours, dans la Grèce entière, la natalité est tombée à un niveau très bas et la population a beaucoup diminué, en sorte que les villes se sont vidées et que les terres restent en friche, bien qu’il n’y ait pas eu de longues guerres ni d’épidémies. [ ... ] Les gens de ce pays ont cédé à la vanité et à l’amour des biens matériels ; ils ont pris goût à la vie facile et ils ne veulent plus se marier ou, quand ils le font, ils refusent de garder les enfants qui leur naissent ou n’en élèvent tout au plus qu’un ou deux, afin de pouvoir les gâter durant leur jeune âge et de leur laisser ensuite une fortune importante. Voilà pourquoi le mal s’est, sans qu’on s’en fût rendu compte, rapidement développé. En effet, quand il n’y a qu’un ou deux enfants, il suffit que la guerre en enlève un et la maladie un autre, pour que les foyers, inévitablement, se vident. Alors, tout comme les essaims d’abeilles, les cités, elles aussi, se vident de leur substance et s’étiolent peu à peu » [3]

Après -200 et 1990, le déclin s’instaure inexorablement. La décélération économique et l’amollissement politique entraînent, mécaniquement, la déliquescence des sciences. La structure professionnelle savante se dégrade sensiblement. Dans le musée d’Alexandrie comme dans les grands laboratoires américains et russes, les scientifiques ont le choix entre accepter des conditions de plus en plus mauvaises ou partir. Le déclin des sciences exactes s’accompagne de la montée des superstitions et des sectes magiques en tous genres. Aux États-Unis comme en URSS, on observe un renouveau des croyances occultes et un discrédit de la science, dont se plaignent les savants des deux empires. Aux États-Unis, les « créationnistes » (groupes chrétiens s’opposant à la théorie de l’évolution), réduits au silence dans les années 1950 et 60, jouissent d’un regain de popularité dans les années 70. Ils imposent leur point de vue dans plusieurs États (Arkansas, Louisiane) au cours des années 80 [4]. Au début des années 90, de nombreux enseignants apeurés n’osent plus évoquer l’ évolution des espèces dans leurs cours au Tennessee, en Ohio, en Alabama, en Louisiane [5]. Dans le sud des États-Unis, plus pauvre encore, de vastes réunions religieuses jettent publiquement aux orties la pensée rationnelle. L’astrologie, la numérologie, la chiromancie, le « soucoupisme », le christianisme émotionnel et le New Age en général gagnent beaucoup d’adeptes. En Russie, les citoyens désillusionnés et miséreux croient plus aux vibrations cosmiques et aux soucoupes volantes qu’aux enseignements scientifiques. La science a perdu une grande partie de son prestige. Des mages exercent leurs talents à la télévision d’État. À un sondage leur demandant, en 1991, quelle est l’institution la plus nuisible du pays, les Russes placent en tête de liste l’Académie des sciences avant le KGB, avant le parti communiste et avant le soviet suprême [6] ! Évolution parallèle, liée au déclin démographique : Alexandrie est « déshellénisée », au IIe siècle, par un flot d’Égyptiens, de la même manière que grandes villes nord-américaines sont « déseuropéanisées », la fin du XXe siècle, par un afflux de Latina-Américains et d’Asiatiques. Enfin, le recul du royaume séleucide, au IIe siècle, devant les Parthes, n’est pas sans rappeler le retraite, à la fin du XXe siècle, en Asie centrale.

Longueur du segment de référence et stade technologique

Il y a une différence évidente, mais importante, entre la Grèce méridionale et l’Europe occidentale, que j’ai passée sous silence jusqu’ici : la superficie. L’une est beaucoup plus petite que l’autre. Toutes deux se caractérisent par une thalassographie très articulée : toutes deux possèdent une riche interface terre-mer (de nombreux golfes, isthmes, détroits, îles, presqu’îles, etc.) et bénéficient d’un important bassin environnant (la Méditerranée et l’océan mondial), mais à une échelle différente. La Grèce est une Europe en miniature.
Pour définir la dimension fractale d’un littoral, on a vu qu’il fallait choisir une gamme de segments de référence. Pour la Grèce antique, les traits saillants « intéressants » du profil côtier se situent entre 10 et 100 km. Les traits du littoral grec, au-delà d’une centaine de kilomètres, ne comptent guère dans le déroulement des événements. Au-dessous d’un kilomètre, on entre dans des détails locaux sans intérêt pour l’Histoire. C’est donc dans cette gamme des 10, 20 et 50 km qu’il faudra choisir les segments de mesure des longueurs du littoral, et ensuite évaluer la dimension fractale localisée. Pour l’Europe moderne, c’est entre 100 et 1.000 km que s’affichent les traits décisifs (péninsules italienne, ibérique, danoise, îles britanniques, etc.).

Ce choix se justifie par l’ampleur des moyens militaires respectifs. À l’époque des armes à feu (canons, fusils), de la fonte et des grands voiliers, les guerres ont besoin de plus d’espace pour se déployer qu’à l’époque des arcs, des épées et des trières. En progressant, les moyens militaires « rétrécissent » les distances et demandent des cadres d’opérations plus vastes. Voilà pourquoi la deuxième formule magique s’est développée dans un domaine plus grand que la première.
Au temps de la Grèce classique, les États dominants avaient des profondeurs qui se chiffraient en dizaines) de kilomètres (10, 20, 50 km), et des superficies de l’ordre du carré de ces valeurs, soit entre 100 et 2.500 km2 : Corinthe s’étendait sur 880 km2, Argos sur 1.400 km2 et Athènes sur 2.550 km2. Cela correspondait aux nécessités des batailles avec épées et boucliers. La Grèce et le bassin de la mer Égée possèdent certainement une dimension fractale très élevée dans l’ éventail de segment de 10 à 100 km. Ils offrent une excellente thalassographie pour un système d’États de l’Antiquité.

Pendant la période qui va de la Renaissance [7] à la Révolution industrielle, c’est-à-dire à l’ère des fusils et des canons, le segment de référence était la centaine de kilomètres, soit 100, 200, 500 km. Les principaux États-nations européens avaient des « diamètres » de cet ordre et des superficies proches des carrés de ces longueurs (entre 10.000 et 250.000 km2). Par exemple, en 1900, l’Angleterre avait une aire de 320.000 km2, la France 500.000 km2 et l’Allemagne 540.000 km².
Après la Seconde Guerre mondiale, à l’ère des blindés et des avions, la distance de base a crû au millier de kilomètres, soit 1.000, 2.000, 5.000 km, et aux aires correspondantes, 1 à 25 millions de km². Ces chiffres sont proches des superficies des empires nord-américain (19,3 millions de km²) [8] et Soviétique (22,4 millions de km²).

Avec les missiles balistiques et les bombes thermonucléaires, le segment a dépassé les 10.000 km. C’est la planète . entière qui est devenue trop petite. Avec des distances typiques de 10.000, 20.000, 50.000 km, les superficies nécessaires deviennent de l’ordre de 0,1 à 2,5 milliards de km2, alors que le globe terrestre a une superficie totale (terres et mers) de 0,4 milliard de km².

Différences entre l’Europe moderne et la Grèce antique

En toute logique, cette similitude Grèce-Europe devrait aussi permettre de prévoir l’avenir, puisqu’on connaît le destin du monde grec après le IIe siècle... Mais comparaison n’ est pas toujours raison. La symétrie hellénisrne-occidentalisme est loin d’être parfaite. Par exemple, dans le monde grec, la colonisation outre-mer a commencé dès la « gestation »(depuis -800 au moins), alors qu’en Europe, l’expansion lointaine a dû attendre la phase de maturité, après 1500, avec les Grandes Découvertes. Autre différence, les royaumes hellénistiques ont été peuplés après la chute du système d’États de la région arborescente centrale, et après leur création, tandis que les grands États néo-européens ont été colonisés avant la fin de la formule magique métropolitaine et en partie avant leur création.

Autre différence : lorsque le support arborescent est devenu trop petit, la Grèce a sombré dans l’unité, au moins temporairement, sous la botte macédonienne (la Macédoine représente le « tronc » de l’arborescence géographique), les Lagides n’intervenant que par la suite, au IIe siècle, pour « défendre » la Grèce continentale. Tandis que l’Europe occidentale a échappé dès le début à l’unification par la Russie, « tronc » de l’arborescence européenne, grâce à l’intervention immédiate des États-Unis, dès 1945, intervention continûment poursuivie pendant toute l’époque néo-européenne.
Lorsque la Macédoine et l’Égypte lagide ont retiré leurs troupes de Grèce, au siècle suivant, celle-ci s’est épuisée dans les luttes intestines et les guerres fratricides. Elle s’est dévastée elle-même. Ce sort a, pour l’instant, été épargné à l’Europe, évacuée par les bataillons russes et, partiellement, américains ; les forces états-uniennes restantes sont parvenues à mettre fin aux conflits anarchiques en ex-Yougoslavie.

En outre, alors que les États hellénistiques étaient assez vastes relativement aux besoins de la technologie militaire de leur époque (catapultes à torsion, pentères), les super-États néo-européens sont rapidement devenus trop petits pour se permettre des guerres modernes totales, à cause de l’armement atomique et des ICBM. Pour supporter une guerre au plein sens du terme, avec des bombes A et H, il aurait fallu des cités s’étendant sur des milliers de kilomètres ; chaque maison étant séparée de sa voisine par une dizaine de kilomètres... New York aurait dû occuper la surface entière des États-Unis ! C’est pourquoi la rivalité militaire de 1950-1970 fut un affrontement immobile, abstrait, une « guerre froide » – bien éloigné des conflits hellénistiques.
Lorsque leur pourrissement fut suffisamment avancé, les grands États hellénistiques furent absorbés par un grand empire centralisateur, Rome, qui étouffa toute avance scientifique et tout progrès technique. Ce scénario va-t-il se reproduire, au XXIe siècle, avec le naufrage des États-Unis et de la Russie ? Cela paraît peu probable. Il faudrait pour cela u n État militairement et démographiquement prédominant (vers -200, les Romains écrasaient de leurs sept millions d’habitants les trois millions de Grecs, et ils s’imposaient par la victoire sur Carthage). Au début du XXIe siècle, on ne toit pas quel État pourrait jouer ce rôle. Les États-Unis exercent une certaine hégémonie militaire, mais leur puissance va diminuant. Ils ont bien pu intervenir contre une puissance mineure, l’Irak, pour libérer un allié agressé, le Koweït (février 1991), ou pour envahir le pays entier (mars-avril 2003), mais ils ne pourraient guère tenter une action musclée contre une puissance véritable – la Chine, l’Inde, l’Indonésie, la Russie ou même le Pakistan. Qui plus est, les États-Unis sont un État néo-européen (Rome n’était pas un étatt hellénistique) et ils n’ont pas l’avantage numérique. Leur population de trois cents millions d’habitants leur confère bien peu de poids face à l’Eurasie (quatre milliards).
Le Japon s’est inspiré, dans des proportions importantes, de l’Occident, comme les Romains de la Grèce, mais il n’a qu’une faible population de cent vingt-sept millions d’habitants. Dix fois plus peuplée, la Chine aurait bien le poids dé »mographique nécessaire avec son 1,2 milliard, mais elle est !loin d’être une puissance militairement prépondérance dans le monde.

Mais surtout – et c’est ici qu’intervient la dernière et capitale différence encre les deux formules magiques, celle de l’époque antique et celle de l’époque moderne – les schémas belliqueux ne s’appliquent plus guère. Les bombes thermonucléaires empêchent tout conflit ouvert entre grandes puissances. La grande guerre maximale, la guerre d’État à État, est morte. Nous vivons à l’ère de la paix nucléaire. Un scénario d’État universel à la romaine, un empire conquérant peu à peu tous les autres par la force, semble désormais exclu.
La logique pure de la puissance aurait voulu que les États-Unis unifient politiquement la planète dès 1945, lorsqu’ils eurent fabriqué la première bombe atomique. Mais, sur le court terme, les cultures politiques, les types de gouvernement, les personnalités des dirigeants comptent plus que la simple logique de puissance. Les États-Unis étaient un pays démocratique, épris de liberté et soucieux du droit des peuples. Ils n’ont pas voulu profiter de leur invincibilité pour conquérir le monde. Profitant de ce sursis, d’autres États se sont équipés de bombes atomiques. L’Union soviétique (1949), la Grande-Bretagne (1951), la France (1960), la Chine (1964), Israël (1965), l’Inde (1974) et le Pakistan (1998). Évidemment, si la Russie stalinienne ou l’Allemagne hitlérienne avaient eu la primeur de l’arme nucléaire, la planète eût sans doute été rapidement et brutalement unifiée.

Résultat, nous vivons pour la première fois dans un monde où la taille des plus grands États reste en deçà de ce que permettrait la technologie militaire. Le découpage politique du globe demeure celui de l’ère pré-atomique, alors que les avancées techniques auraient pu conduire à une unification politique mondiale. Le rapprochement entre les parties de la Terre se fait au niveau économique seulement – une économie planétaire unique tend à se former, dans ce qu’on appelle la « mondialisation » – tandis que, les frontières étant désormais gelées par la paix nucléaire, aucun État mondial ne se forme. Cette situation inédite est cependant préférable, du point de vue du progrès scientifique, comme nous allons le voir en détail au chapitre suivant.


[1Notion de l’auteur qui désigne un profil côtier favorisant la constitution et le développement technique de plusieurs entités politiques stables et en rivalité, facteurs d’avancées civilisationnelles (Note de LC)

[2Parallélisme déjà identifié par David Hume en 1742, comme nous l’avons relevé au chapitre 6.

[3Cité par P. Cabanes, Le Monde hellénistique, Seuil, Paris, 1995, p. 93-94.

[4« Literal Interpretations », Nature, volume 360, 17 décembre 1992. p. 637-638.

[5« Creationists Evolve New Strategy », Science, 26 juillet 1996, p. 420-422.

[6Physics Today, mai 1992, p. 25.

[7On pourrait voir une étape intermédiaire clans le système d’États qu’a connu l’Italie aux XIVe et XVe siècles, dont les principaux protagonistes avaient des superficies de l’ordre de la dizaine de milliers de kilomètres carrés.

[8La « vraie » superficie des États-Unis est de 9,3 millions de km2. J’ai ajouté le Canada parce que, d’un point de vue militaire, ce pays faisait partie du domaine des États-Unis. Les Américains entretenaient sur le sol canadien de nombreuses bases aériennes ainsi que des stations-radars jusque clans le Grand Nord. Ces zones agrandissaient la profondeur de champ des États-Unis sans être plus peuplées que la taïga et la toundra tusses.


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