Politique, démocratie, valeurs occidentales : Projet de démocratie radicale et relativisme culturel (2/2)

Partie 2 : La démocratie
vendredi 10 octobre 2008
par  administrator

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La brochure contient les textes suivants :

  • La démocratie - Ci-dessous...

Le présent texte est la transcription remise en forme du débat qui a eu lieu dans le cadre des réunions-débats du MAUSS avec Cornelius Castoriadis, qui n’a malheureusement pas eu de son vivant, la possibilité d’en prendre connaissance. Nos remerciements à ses héritiers pour leur autorisation de publication, et à Nicos Iliopoulos, qui s’est chargé de la transcription de la bande et des contacts avec les héritiers Les mots en italique correspondent à des inflexions particulières du ton de C. Castoriadis.

(...)

Partie 2 : La démocratie

A. C. : Nous allons peut-être passer à la deuxième question...

C. C. : Alors la deuxième... (il lit la lettre d’invitation d’Alain Caillé) « Encore une question, celle de la démocratie. Là aussi, je vous trouve un peu trop hellénocentrique. Si la démocratie n’a jamais existé qu’à Athènes c’est qu’elle représente un régime politique trop improbable pour qu’il vaille la peine qu’on se batte pour lui. Que pensez-vous des thèses de Baechler sur la naturalité de la démocratie ? Y a-t-il bien une démocratie berbère, iroquoise, etc., ou bien les Grecs en ont-ils le monopole exclusif ? »

D’abord, les Grecs n’en ont pas le monopole exclusif parce qu’il y a aussi les Européens occidentaux et les Américains du Nord. D’abord. Donc, il ne s’agit pas d’hellénocentrisme. Deuxièmement, je suis tout à fait en désaccord avec les thèses de Baechler que je considère comme complètement farfelues, mais je ne veux pas en discuter. Je ne crois pas qu’il y a une naturalité de la démocratie, je crois qu’il y a une pente naturelle des sociétés humaines vers l’hétéronomie. Et pas vers la démocratie. Il y a une pente naturelle à rechercher une source et une garantie du sens ailleurs que dans l’activité des hommes. Donc dans les sources transcendantes ou chez les ancêtres. Ou, version von Hayek, dans le fonctionnement divin du darwinisme à travers le marché, qui fait que les plus forts et les meilleurs prévalent toujours à la longue, c’est la même chose...

Est-ce qu’il y a de la démocratie chez les Berbères ? on va soutenir jeudi une thèse que j’ai dirigée sur les Berbères ; je ne pense pas qu’on peut parler vraiment de démocratie berbère. ça a été un mirage idéologique français de la fin du 19e siècle relié aux nécessités de la colonisation. On opposait aux Algériens les Berbères comme des vrais Européens. On disait même : ils ont la gueule d’Auvergnats, et leurs maisons sont construites à l’auvergnate ; donc il y avait là une bonne base pour la colonisation française en Algérie.

Il y avait sans doute une démocratie, enfin pas une démocratie, un Pouvoir collectif chez les Iroquois, chez d’autres peuplades indiennes, ça c’est sûr, ou chez les Zuni, si du moins l’on en croit Ruth Benedict 1. Mais quelle est la différence ? Moi, je crois que la différence avec Athènes, avec l’Europe occidentale, c’est que, dans le cas par exemple des Indiens, des Iroquois, des Zuni ou de je ne sais pas qui, tout ça, c’est traditionnel, c’est hérité, c’est là parce que c’était là. C’est la loi de la tribu, on n’a pas à la changer. La loi de la tribu, c’est que la collectivité exerce le pouvoir. Mais il n’y a rien à changer à part ça. Il y a un pouvoir collectif. Ou, dans les tribus décrites par Clastres, le chef a un rôle décoratif, un rôle de bande de magnétophone, qui répète : « Voilà ce que nos ancêtres ont posé comme loi, c’est la loi de tous, et c’est une bonne loi. » Le chef, son rôle c’est de chanter ça du matin au soir, comme un cacatoès aurait pu le faire si on le lui avait appris. Il n’y a pas de vrai chef 2. Mais il n’y a pas cette mise en question précisément. Il n’y a pas l’idée que la loi vient de la collectivité. Ce qui vient de la collectivité, c’est le gouvernement. C’est-à-dire, si on prend les trois fonctions de tout pouvoir - légiférer, juger et gouverner - et pas exécuter, qui est une hypocrisie des lois constitutionnelles modernes 3, parce que le gouvernement n’exécute pas les lois. Le gouvernement gouverne. Déclarer la guerre, ce n’est pas exécuter une loi, c’est gouverner. Présenter le budget, ce n’est pas exécuter une loi, sauf au sens formel, qui dit que le gouvernement chaque année présente le budget. Mais qu’est-ce qu’il y a dans le budget ? La loi ne dit rien, la constitution ne dit rien. C’est le gouvernement qui décide, dans la mesure où il décide... Donc, de ces trois fonctions, la collectivité en exerce deux chez les Iroquois ; elle juge, probablement, et elle gouverne : elle décide de faire ou ne pas faire la guerre avec les tribus voisines. Mais elle ne légifère pas. Elle n’institue pas.

Or, pour moi, la démocratie - et là encore on retrouve la discussion, si vous voulez, avec Lefort -, ce n’est pas l’indétermination, c’est l’auto-institution explicite. C’est le fait de dire, comme le disaient les Athéniens, édoxé tè boulè kai tô dèmô : « Il est apparu bon à la boulè - au conseil - et à l’ecclèsia - [à l’assemblée] - du peuple » ou, comme on le dit dans certaines constitutions modernes, « la souveraineté appartient au peuple ». C’est le peuple qui est souverain. Donc le peuple peut changer la loi, peu importe s’il ne la change pas, peu importe si on ajoute après qu’il l’exerce directement ou par le moyen de ses représentants, et que finalement ses représentants accaparent tout, etc.

Donc, je pense que c’est là la différence, et je ne pense pas qu’il y a une naturalité de la démocratie, je pense que la démocratie est un régime très improbable, et très fragile, et c’est précisément ce qui montre qu’il n’est pas naturel.

Alors, si vous voulez bien. je passe à l’autre question qui dit : « Quelle chance y a-t-il aujourd’hui, selon vous, de faire renaître des formes de démocratie directe et quel rapport pourrait-elle être entretenir avec le système représentatif ? »

A. C. : Je voudrais poser quand même une question sur ce point encore... parce que, évidemment, si je vous ai posé cette question, c’est qu’elle m’importe. Je pense que la thèse de Baechler est plus défendable que vous ne le dites, mais je crois qu’il faut s’entendre sur les choses. Une grande partie de l’incommunicabilité totale en la matière, dans ce type de débat, c’est que vous définissez, comme d’ailleurs Lefort, fondamentalement la démocratie comme processus d’autonomie, comme processus d’auto-interrogation collective. Et vous dites...

C. C. : Et d’auto-institution.

A. C. : Et d’auto-institution. Et vous dites - je cherchais une citation de vous, je ne la trouve pas - : à partir du moment où il n’y a pas d’auto-institution collective explicite, dans les sociétés archaïques, il n’est pas question de parler de démocratie. Et vous dites plus précisément que vous n’entendez pas définir la démocratie comme un régime, comme une forme institutionnelle. Je crois que tout le débat est là.

C. C. : ça, ce n’est pas tout à fait exact, mais enfin...

A. C. : Je n’ai pas retrouvé la citation... Disons que vous êtes plus attentif, comme Lefort, au mouvement d’interrogation, d’auto-institution, d’auto-création collective qu’à la forme du régime politique. Donc, vous ne voulez pas mener la discussion sur ce terrain de la forme du régime politique. Ça peut se concevoir. Mais je trouve que ça a quand même quelques inconvénients - qui sont d’ailleurs les mêmes que ceux que j’ai signalés tout à heure dans votre débat sur la place de l’Occident par rapport à l’univers - parce qu’à partir du moment où vous raisonnez ainsi, mis à part le moment historique démocratique helléno-occidental européen, au fond, vous posez que tous les régimes politiques grosso modo se valent. En tout cas, vous n’introduisez pas de critères de distinction entre eux. Or, il me semble pourtant qu’il y a une différence considérable entre les diverses formes de pouvoir non occidentales. Nous sommes bien d’accord, ils ne sont pas fondés sur l’auto-interrogation collective, l’auto-création, mais il y a une différence considérable entre des pouvoirs fondés sur la violence physique brute ou sur la violence symbolique - qui n’est pas très facile à définir, mais c’est une autre affaire - et un pouvoir fondé sur une forme ou une autre de consentement, et même souvent sur une certaine unanimité. C’est là le fond de l’argument de Baechler. Vous dites que pour vous la tendance naturelle de l’humanité, c’est la tendance à l’hétéronomie, vous ajouteriez sans doute l’hétéronomie politique...

C. C. : L’hétéronomie totale. Pourquoi politique ?

A. C. : Parce qu’on parle de politique pour l’instant, on parle de démocratie, c’est bien pour ça que je parle d’hétéronomie politique. Car ce que vous dites est certainement vrai pour les quelques millénaires récents marqués par la prolifération des formes de monarchie et d’empire, mais la perspective de Baechler consiste à dire que c’est une période historique finalement relativement courte au regard de l’histoire de l’humanité. Et il introduit dans son raisonnement toute la considération des régimes politiques sauvages, etc. La question que je vous pose, c’est celle-là : est-ce qu’on peut définir la démocratie uniquement par une dynamique auto-instituante, explicite, et peut-on se dispenser de poser la question du fondement de l’obéissance collective et du fondement du pouvoir ? Peut-on se dispenser de distinguer entre des régimes fondés sur la violence pure et simple et des régimes fondés sur une certaine acceptation ?

C. C. : Entendons-nous bien : il y a une différence entre les régimes qui sont fondés sur l’acceptation et les régimes fondés sur la violence pure et simple. En disant ce que je disais tout à l’heure, je n’entendais pas dire que, quand on se place d’un point de vue politique, tout est pareil et tout se vaut. Mais il y a là-dessus - je reviendrai sur la question4 du régime - un malentendu tout à fait fondamental, et là encore c’est la discussion avec Lefort précisément. Qu’est-ce qui se passe dans une démocratie consensuelle du type... supposons, mettons entre guillemets - personne n’est allé y voir de très près après tout -, chez les Iroquois. Eh bien, c’est le consensus. Mais le consensus comme tel, contrairement à ce qu’on pense, à ce que l’on a l’air de penser aujourd’hui, n’a aucune valeur. Il peut y avoir tout à fait consensus dans une société complètement hiérarchique. Complètement. Et une bonne féodalité, c’est une société basée sur le consensus, et où chacun est à sa place4. Et c’est encore la société de Combray, selon Proust, où chacun était à sa place et où une bourgeoise qui épousait un noble dérogeait autant que le noble qui épousait une putain. C’était une personne tout aussi méprisable parce qu’elle se mariait hors son statut, hors sa place. C’est une des très belles descriptions de Proust... Ça, c’était la réalité européenne, mais dans la féodalité, c’est la même chose. Alors sans doute, le régime qui est établi sur le consensus peut nous apparaître comme préférable. Moi, je dirais, effectivement, qu’il est plus humain, encore que... Il y a un texte mémorable de Pierre Clastres, sur les rites initiatiques dans les sociétés primitives, où on voit par quelle violence extrême est payée l’entrée dans cette société égalitaire...

A. C. : C’étaient des limites...

C. C. : Cela se passait dans la jungle avec des nids de fourmis sur la peau, etc. Moi, je veux bien que ce soit plus humain... mais ce n’est pas directement notre problème. Notre problème, c’est : est-ce qu’on peut avoir une société qui soit vraiment libre ?

A. C. : C’est au sens de Clastres une société contre la domination... il y a quand même une question...

C. C. : Mais là où il y a la domination, il y a une hétéronomie d’un autre type, et ça, Clastres ne le voyait pas, ce n’était pas son problème.

A. C. : Il le dit. Vous venez de le rappeler...

C. C. : Non, il ne voit pas le fondement de l’hétéronomie, parce que au fondement de l’hétéronomie, la société est contre l’État ; mais la société est en un certain sens pour la transcendance de la source de ses normes. Et là, dans les sociétés primitives dont il parle, cette transcendance n’est pas une transcendance au sens occidental, métaphysique, chrétien, judéo-chrétien, etc., mais c’est le passé de la société. C’est la parole des ancêtres. Et sur cette parole nous n’avons aucun pouvoir.

Alors, il y a un malentendu radical - et ça m’étonne puisque visiblement vous avez lu le texte qui s’appelle « Fait et à faire » 5 -, et précisément, ça a toujours été la source, et finalement peut-être la pierre de touche de toutes mes divergences avec Lefort, quand vous dites que pour moi, la démocratie n’est pas un régime. C’est tout le contraire. La démocratie, c’est un régime. Il y a une description du régime démocratique qui tient en cinq pages à la fin de ce texte. La démocratie est un régime où il y a des droits, où il y a un habeas corpus, où il y a la démocratie directe, et où la transformation des conditions sociales et économiques permet la participation des citoyens. Si ça valait la peine... je peux vous sortir une description du régime démocratique tel que je l’ai toujours pensé et décrit, depuis Socialisme ou barbarie, dans le texte qui s’appelle « Sur le contenu du socialisme » 6 et ça n’a jamais cessé d’être là ! Pourquoi ? Parce que c’est absurde de parler d’un régime, d’une société qui s’auto-institue, s’il n’y a pas des formes déjà instituées qui permettent l’auto-institution. ça ne veut rien dire. C’est pour ça que le discours sur l’indétermination, à mon avis, est vide. Pour que la société puisse effectivement être libre, être autonome, pour qu’elle puisse changer ses institutions, elle a besoin d’institutions qui lui permettent de se faire.

Par exemple, qu’est-ce que ça veut dire la liberté ou la possibilité pour les citoyens de participer, le fait de s’élever contre l’anonymat d’une démocratie des masses, s’il n’y a pas dans la société dont nous parlons quelque chose - quelque chose qui passe à l’as dans les discussions contemporaines, y compris chez Lefort d’ailleurs - qui est la paideia, l’éducation du citoyen ? Il ne s’agit pas de leur apprendre l’arithmétique, il s’agit de leur apprendre à être citoyens. Personne ne naît citoyen - Et comment on devient citoyen ? On devient citoyen en l’apprenant. On l’apprend comment ? Mais on l’apprend en regardant d’abord la cité dans laquelle on se trouve. Et en ne regardant pas cette télévision qu’on regarde aujourd’hui. Or ça, ça fait partie du régime. Il faut un régime d’éducation. Il faut un régime économique aussi d’ailleurs. Si monsieur Berlusconi là-bas ou monsieur Bouygues ici possède les moyens de communication de masse, on peut se demander ce que c’est que la liberté de l’information. Elle est terriblement réduite. Elle n’est pas combattue, réprimée par la police, mais par des moyens infiniment plus efficaces que la police. À preuve le brusque changement qui est intervenu dans les pays de l’Est à partir du moment où la dictature formelle a été abolie. Avant, il y avait un intérêt politique, maintenant il n’y en a plus. Pourquoi ? Parce qu’ils se sont occidentalisés tout de suite. Ils ne se sont occidentalisés sur aucun autre plan, ils se sont occidentalisés sur le plan de la crétinisation civique. Sur le champ. En quinze jours. Trois mois après la chute du Mur de Berlin, il y a eu des élections. Les gens qui avaient agi contre le régime ont eu 0,4% des voix, les gens qui disposaient des télévisions de l’Ouest, et notamment Kohl et les chrétiens démocrates, ont eu la majorité. Maintenant il y a un retour de balancier, mais c’est pour des raisons tout aussi mauvaises ou presque.

Donc, pour moi la démocratie est un régime. Je viens d’ailleurs d’écrire un texte contre Habermas et les autres qui s’appelle « La démocratie comme procédure et comme régime », où je dis que la démocratie comme procédure, ça ne veut rien dire parce que même cette procédure ne peut pas exister comme procédure démocratique s’il n’y a pas des dispositions institutionnelles qui la permettent comme régime ; et ces dispositions institutionnelles commencent par la formation des citoyens, continuent par les modalités qui permettent de les inciter à une participation maximale à la vie politique, collective, etc. Donc, là il y a un malentendu radical ; et peut-être maintenant vous voyez mieux pourquoi Lefort dans sa conception de l’indétermination se refuserait effectivement à dire quoi que ce soit sur la démocratie comme régime. Alors que moi, je dis tout le contraire.

A. C. : Effectivement, je n’ai pas trouvé la citation que je pensais avoir lue, je me suis trompé, je vous ai confondu l’espace d’un moment avec Lefort, je vous présente mes excuses... [rires]

C. C. : Ne serait-ce que visuellement, c’est quand même un peu gros ! [rires] Bien, je crois que donc là-dessus, nous sommes maintenant au clair. Alors je reprends le fil de vos questions : « Quelle chance y a-t-il aujourd’hui, selon vous, de faire renaître des formes de démocratie directe et quel rapport pourrait-elle entretenir avec le système représentatif ? » À mes yeux, il n’y a de démocratie que directe. Une démocratie représentative, ce n’est pas une démocratie, et là-dessus je suis d’accord non pas avec Marx mais avec - pas seulement avec lui - Rousseau : « Les Anglais libres un jour sur cinq ans 7 , etc. » Et même pas un jour sur cinq ans8. Parce que, un jour sur cinq ans, les jeux sont déjà faits. Il va y avoir l’élection du président de la République au printemps prochain ; quelle sera la liberté des Français ? Elle sera de choisir entre Balladur et Chirac, ou Balladur et Delors. C’est tout. Il n’y a pas d’autre liberté. Et les jeux sont déjà faits.

Le gros argument contre la démocratie directe dans les sociétés modernes, c’est soi-disant la dimension de ces sociétés. Or, cet argument est un argument de mauvaise foi. Historiquement, réellement et politiquement.

Pourquoi historiquement ? Le régime représentatif en Occident est inconnu dans l’Antiquité - les Anciens ont des magistrats, il n’y a pas de représentants. Et moi, je veux bien avoir des magistrats, je veux bien élire des magistrats révocables, etc., mais je ne veux pas être représenté. Je le considère comme une insulte personnelle. Le régime représentatif apparaît en Occident - et il y a eu un très bon livre du pauvre Yves Barel, La Ville médiévale 9 qui décrit le sens de la société médiévale ; c’est un peu ancien, mais je ne crois pas qu’on ait changé là-dessus. Il apparaît dans des cités qui tendent à s’auto-gouverner en Occident dès les 11e, 12e siècles. Ces cités ont le dixième de la population d’Athènes dans la période classique - 30 à 40 000 citoyens actifs dont la moitié sans doute se rassemblent dans l’ecclèsia, et peut-être plus quand il y a des grandes décisions à prendre. Or, ces cités ont peut-être 3 000 ou 6 000 personnes. Elles élisent des représentants, elle n’élisent pas des magistrats. Elles élisent des représentants.

L’idée de la représentation est une idée moderne, et sa racine dans l’hétéronomie politique et l’aliénation politique est évidente. C’est quoi les représentants ? Qu’est-ce que ça veut dire les représentants ? Le terme est devenu intransitif avec le temps. Mais au départ, il est transitif. Les représentants sont des représentants auprès du pouvoir. Donc, le fait d’élire des représentants présuppose qu’il y a un roi, et c’est le cas classique en Angleterre par exemple, un roi auprès de qui on envoie ses représentants. Et le roi gouverne, King in his parliament, ce n’est pas la monarchie absolue, c’est le roi dans son parlement avec les représentants de ses sujets, de ses populations. Donc, ça n’a rien à faire comme tel avec la dimension de la population, et la preuve que ça n’a rien à faire comme tel c’est qu’on peut poser la question sous un autre angle. Supposons que, dans une nation moderne il ne peut pas y avoir de démocratie directe. Pourquoi il ne peut pas y avoir de démocratie directe dans une ville de 100 000 habitants, c’est-à-dire de 50 000 citoyens actifs ? ce n’est pas la dimension puisqu’à Athènes, elle était possible alors qu’il y avait 40 000 habitants, citoyens actifs. Alors, établissons la démocratie directe dans les cités de 40 000 habitants actifs, citoyens actifs. Mais, non. Personne ne soulève la question sous cet angle... Donc, l’argument est tout à fait sophistique et il est même de mauvaise foi.

Je ne veux pas faire la critique du régime représentatif, parce qu’elle a été faite cinquante mille fois, il n’y a rien à ajouter. Mais le vrai argument pour la démocratie représentative - il ne faut pas l’oublier -, c’est l’argument de Benjamin Constant dans « Liberté des modernes, liberté des anciens », qui date de 1820 à peu près 10, et qui est déjà esquissé par Ferguson dans An Essay on the History of Civil Society, en 1770 11. C’est quoi cet argument ? Ces gens-là, ce n’étaient pas des idéologues et des théoriciens de mauvaise foi ; c’étaient des politiques, qui avaient les pieds sur terre. C’est quoi ? C’est que, dans les sociétés modernes, ce qui intéresse les gens, ce n’est pas la gestion des affaires communes, c’est la protection de leurs jouissances. Ça, c’est les termes de Constant ; mais Ferguson disait déjà à peu près la même chose. Constant ajoute d’ailleurs que, comme la majorité - c’est un argument tout à fait aristotélicien - comme la majorité des gens dans la société moderne occupent des métiers... banausiques, aurait-il dit, s’il parlait grec, des métiers abrutissants, comme les ouvriers de l’industrie, il est tout à fait normal qu’il y ait un suffrage censitaire et que seules votent les personnes qui, par leur mode de vie, ont le loisir de réfléchir aux affaires publiques et de s’en occuper.

Reste la question réelle d’une démocratie directe effectivement à l’échelle des sociétés modernes, des nations, peut-être des continents, peut-être de l’humanité entière. Or, je n’ai pas la réponse sur les formes institutionnelles là-dessus. La seule chose que je dis c’est que, dans les créations des grands mouvements politiques et sociaux de l’époque moderne, on peut encore trouver des germes de formes de régimes qui permettent une démocratie directe. Par exemple, dans la forme de la Commune de Paris ou des soviets - les vrais, avant qu’ils soient domestiqués par les bolcheviques -, ou des conseils ouvriers. Avec effectivement un pouvoir, le plus grand possible, des assemblées générales, c’est-à-dire de la démocratie directe pour les décisions ultimes et, subsidiairement comme on dirait maintenant, un pouvoir de délégués, mais des délégués évidemment élus et révocables, révocables à tout instant, c’est-à-dire ne pouvant pas exproprier la collectivité de son pouvoir pour se l’arroger.

Mais, là-dessus, encore une fois, je pense que s’il doit y avoir une démocratie, elle ne peut être que démocratie directe ; mais que, s’il doit y avoir une démocratie, elle ne pourra sortir que d’un énorme mouvement populaire de la société, de la grande majorité de la société. Il y a une créativité de la société qui seule est à la mesure d’un problème de ce type. Alors si la société n’est pas capable de trouver des formes d’exercice du pouvoir qui soient vraiment démocratiques, que ce soit celles que j’ai esquissées ou d’autres, peut-être plus efficaces, alors il n’y aura rien à faire, il y aura à nouveau un régime représentatif, et il y aura à nouveau ce que Marx a appelé la rechute dans tout le fatras antérieur, c’est-à-dire la rechute dans l’expropriation du pouvoir par les représentants, par les possédants, par les gens des médias actuellement, etc. Voilà pour cette question.

J. D. : Je reconnais dans ce qui vient d’être dit vos positions, que je connais bien depuis très longtemps. Mais je suis toujours étonné par ce qui m’apparaît être de plus en plus la radicalité - enfin vous inscrivez les choses dans une alternative tranchée -, la forme extrême que vous donnez à l’idée d’autonomie au point que, à ce moment-là, on en arrive à ne plus pouvoir reconnaître comme ayant une valeur propre aucune institution, aucune représentation, ne serait-ce que provisoire. Il y a d’une part une pure autonomie, et de l’autre toute forme d’institutionnalisation ou de représentation. Or ça fait tout de même aussi partie de l’histoire politique. Toute extériorité est à ce moment-là discréditée. J’en reviens à un propos un peu antérieur dans la discussion qui concernait les lois, avec l’exemple des Iroquois. Vous avez rappelé votre concept fondamental, votre position philosophique fondamentale, l’auto-institution explicite, et je me dis - enfin, c’est peut-être trivial de le dire, je m’en excuse : mais est-ce qu’on ne peut pas concevoir qu’on puisse reconnaître librement des lois comme bonnes ? Est-ce que cette idée d’autonomie doit nécessairement conduire à une sorte de compulsion du changement ? C’est là qu’il risque d’y avoir un glissement entre l’exigence de liberté et d’autonomie, et quelque chose d’autre peut-être. Il me semble qu’il faudrait creuser de ce côté-là. Vous reconnaissez vous-même qu’il n’y a pas de pur acte d’auto-institution, vous avez reconnu tout à l’heure qu’il y a une limite de notre pouvoir d’actions, donc c’est aussi lié à notre finitude. Nous nous inscrivons dans une tradition, nous reconnaissons que le monde existait déjà avant nous ; alors, est-ce qu’il n’y a pas une possibilité, c’est que nous reconnaissions comme bonnes certaines lois sans avoir le besoin absolu de les changer, même si nous nous réservons cette éventualité, et si c’est nécessaire 12 ?

C. C. : Je crois qu’il y a encore un malentendu. Je ne sais pas... sans doute, je suis très mauvais dans l’explication de mes positions, parce que très souvent, je ne me reconnais pas dans les critiques qui me sont faites. Ou alors je suis aveugle sur moi-même. Je crois que je suis autant que faire se peut autonome dans le domaine de la pensée. Je parle de moi, Castoriadis. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Je ne veux certainement pas dire que j’ai une compulsion de changement et que chaque journée, chaque matin, je me lève, je prends tout ce que j’ai écrit, je le feuillette, et je me dis : je l’ai écrit, donc ça ne peut plus être vrai, il faut le changer.. Non. Absolument pas. Etre autonome pour moi, ça veut dire que je continue à fonctionner, que je continue à penser, que j’ai de temps en temps des idées nouvelles, et que j’espère que je continuerai à en avoir - sauf si l’Alzheimer me rattrape - et que je me donne le droit d’écrire, comme il m’est arrivé de l’écrire, que ce que j’ai écrit à tel endroit était faux, ou était insuffisant, qu’il faut le revoir, et qu’il faut aller plus loin. Ça, je l’ai fait. Vous connaissez ma carrière. J’ai commencé comme marxiste. J’ai commencé par refuser l’économie de Marx, puis sa théorie du travail et de la technique, puis sa sociologie, puis sa conception de l’histoire, sa philosophie, puis je me suis mis à reprendre l’histoire de la philosophie, à refuser des tas de choses que jusqu’alors j’avais acceptées, etc., et je continue. Et la même chose par rapport à Freud, par exemple, pour qui j’ai un énorme respect. Je suis psychanalyste pratiquant ; mais au point où j’en suis maintenant, il y a très peu de chose qui soit littéralement du Freud dans ce que je pense, dans ce que je fais, dans ce que je dis, dans le domaine de la psychanalyse. C’est ça. Il n’y a pas de compulsion de changement. Et je ne pense pas une société autonome comme dominée par une compulsion de changement.

Mais qu’est-ce que c’est l’autonomie ? L’autonomie, c’est que l’on puisse à chaque moment dire : est-ce que cette loi est juste ? Qu’est-ce que c’est l’hétéronomie ? L’hétéronomie, c’est que la question ne sera pas soulevée, comme on dit dans les tribunaux. La question ne sera pas posée. C’est interdit. Si vous êtes un vrai juif, vous ne pouvez pas poser la question : est-ce que les prescriptions qu’il y a dans l’Exode et le Deutéronome sont justes ou ne sont pas justes ? La question n ‘a pas de sens. N’a pas de sens, parce que le nom de Dieu est Justice et que ces lois sont la parole de Dieu. Alors, dire que c’est injuste, c’est dire que le cercle est carré. Voilà. Là c’est la forme la plus extrême et la plus évoluée, et la plus subtile, et la plus grandiose de la chose ; mais la même chose vaut pour tout ce que j’appelle les sociétés hétéronomes. Donc, il ne s’agit pas de remettre chaque jour à l’ordre du jour de l’assemblée la totalité des dispositions législatives existantes et d’inviter la population à les réapprouver ou à les changer. Il s’agit simplement de ménager la possibilité - mais la possibilité effective - que les institutions puissent être altérées, et sans que, pour cela, il faille des barricades, des torrents de sang, des bouleversements, des morts et tout le reste.

Alors, vous dites : toute institutionnalisation est exclue. Mais je disais précisément : pas du tout ! Une société autonome est une société qui a des institutions d’autonomie, par exemple des magistrats. Je disais tout à l’heure que ces magistrats, je les accepte ; non seulement je les accepte, mais je défends leur nécessité ; il faut seulement qu’ils soient révocables. Dans ce able de révocable gît toute la question, et là on voit la mesure énorme dans laquelle l’histoire effective dépasse toutes nos discussions. Parce que, bien entendu, on doit réinscrire dans la constitution la clause : « Tout magistrat est révocable par ses mandants ». Et on l’inscrira dans ma société. Mais cette clause en elle-même ne veut rien dire. Si les gens... D’abord, il se peut que les magistrats soient impeccables, ou en tout cas très, très bons, et que donc, on les laisse accomplir leurs mandats et qu’on les réélise, etc. Mais il se peut aussi que les gens commencent à s’en foutre ; et que donc, comme on l’a vu tant de fois, dans les grèves, dans les mouvements étudiants, etc., les magistrats, les délégués, les représentants, les secrétaires s’incrustent - pas forcément parce qu’ils veulent s’incruster, mais parce que les autres disent : il y a Dewitte, il y a Caillé, il y a Latouche, ils se démerderont ; nous, on va au cinoche !

C’est la vérité évidente ! or, contre ça, qu’est-ce que vous voulez prendre comme mesure institutionnelle ? Bien sûr, vous pouvez prendre des mesures institutionnelles comme certaines qui existent déjà - mais on voit ce qu’elles donnent. C’est-à-dire que, même si les magistrats s’incrustaient parce que les mandants n’exercent pas leur droit à les révoquer, ces magistrats ne peuvent pas faire n’importe quoi - parce qu’il y a des tribunaux, parce qu’il y a le Conseil d’État, parce qu’il y a la Cour des comptes, etc. Nous pouvons suivre tous les jours, dans les journaux, les faibles moyens d’un tel système... Il faut maintenir de tels garde-fous, bien sûr, mais ce ne sont pas eux qui vont résoudre le problème. Le seul problème, c’est l’activité des gens. La différence est qu’on ne peut pas prendre cette activité des gens comme un miracle qui se produira ou ne se produira pas... Le désir et la capacité des citoyens à participer aux activités politiques sont eux-mêmes un problème et une tâche politiques. Et pour une part, ils relèvent d’institutions qui les induisent, les prescrivent et créent des citoyens portés vers cela et non pas vers la protection de leurs jouissances. Voilà ! Et ça, c’est à institutionnaliser !

A. C. : (à l’assistance) Pas d’autres questions... ? Moi, je voudrais revenir sur une question... Je suis désolé, mais il y a des questions que je voulais vous poser depuis très longtemps... Tant que je vous ai sous la main, j’en profite honteusement... Chantal... ?

C. M. : Oui, je voudrais revenir sur cette question. Parce que c’est vraiment là où... J’ai beaucoup de sympathie pour beaucoup de vos positions mais c’est vraiment là où ça coince...

Je serais disposée à accepter avec vous qu’il ne peut y avoir démocratie que directe. Admettons - mais je vais tout de suite dire où sont les limites... Je suis tout à fait d’accord que l’argument de dimension est un argument de mauvaise foi. Mais je ferai malgré tout une défense de ce que j’appellerais le système représentatif, pas du tout sur des arguments de dimension, pas non plus sur les arguments de Benjamin Constant. Je crois qu’au fond on n’a pas encore véritablement élaboré la philosophie politique qui justifierait ce système - le régime représentatif - et qu’il faudrait justement chercher des arguments d’un autre côté et qui auraient plutôt à voir avec la défense de la liberté individuelle. Je m’explique : il n’y a de démocratie que directe, d’accord ; mais est-ce que la démocratie garantit la liberté individuelle ? Est-ce que justement, pour pouvoir la garantir, il n’est pas nécessaire d’avoir, à côté des institutions démocratiques, d’autres institutions qui auraient plutôt à voir avec ce que j’appellerais la question du pluralisme. Et donc, au fond, c’est pour ça que, pour moi, le meilleur régime, c’est toujours un régime mixte.

Dans votre position, dans la position de Rousseau, il y a tout de même quelque chose qui me préoccupe. Est-ce qu’elle ne repose pas sur l’idée qu’au fond le peuple « un », quand il va décider directement dans cette démocratie représentative, va nécessairement choisir des politiques et prendre des décisions qui vont garantir la liberté de tous ? Est-ce que telle n’est pas la question qu’au fond des gens comme Stuart Mill ont posée ? C’est là, dans ce que j’appelle le libéralisme politique, qu’il y a tout même quelque chose d’important pour penser la démocratie aujourd’hui ; c’est la défense des minorités. Après tout, la Suisse est un régime beaucoup plus démocratique que beaucoup d’autres, mais cela ne l’empêche pas de prendre des décisions qui, par exemple en ce qui concerne les immigrés, sont tout de même très problématiques. Est-ce que votre position ne suppose pas justement une espèce d’unité bonne qui fait que, si on peut décider tous ensemble, on va nécessairement prendre de bonnes décisions ? Mais je ne le crois pas ; et c’est pourquoi, à côté de cette démocratie, il faut des institutions qui ne sont pas démocratiques - d’accord, elles ne sont pas démocratiques -, mais qui vont permettre justement de garantir, dans certaines conditions, la liberté individuelle et un certain pluralisme.

C. C. : Je vais répondre là-dessus, mais d’autres questions ?

A. C. : Tout à l’heure, j’étais sur la même lancée que Chantal Mouffe. Personnellement, je suis tout à fait attaché à cette exigence de démocratie directe. Elle a totalement disparu du paysage intellectuel français depuis très longtemps ; on n’en entend plus parler - sauf par vous. Or je crois qu’elle est tout à fait fondamentale. Mais, moi aussi, je bute sur votre formulation car je ne pense pas que la démocratie directe puisse se substituer à un régime de la démocratie représentative. Il me semble qu’on doit la rétablir non à la place mais en complément d’un régime de démocratie représentative, à peu près pour les raisons que vient de dire Chantal Mouffe. Pourquoi un régime de démocratie représentative, dont on peut dire qu’il n’est pas démocratique, est-il malgré tout nécessaire ? On voit bien déjà, pour des raisons de faits. Vous avez fait allusion aux expériences des soviets. Elles n’ont pas duré très longtemps. Pour des raisons qu’il faut analyser, et qui ne sont pas un grand mystère. Quelle est la raison fondamentale ? Sur quoi reposait la démocratie directe à l’ancienne ? Elle reposait fondamentalement sur l’autochtonie. Sur le fait que les gens étaient issus d’une même souche, d’une même race, d’une même culture, d’un même sol, qu’ils partaient de valeurs communes, et que cela permettait l’unité de la décision politique. Le problème qui se pose aux démocraties modernes, depuis la perte d’une relative homogénéité sociale - qui est également celle que postule Rousseau d’ailleurs, dont la démocratie est une démocratie de petits producteurs -, la question des démocraties modernes est simple : elle survient lorsque justement il n’y a plus d’autochtonie, qu’il n’y a plus d’unité, d’homogénéité économique, culturelle, sociale, et qu’il faut mettre en rapport des groupes qui sont tout autre. La question se pose à un méta-niveau, et elle n’est apparemment plus soluble seulement par la démocratie directe. Il faut une autre dimension - ça pourrait être le régime mixte -, il faut une autre instance. Et vous disiez vous-même : de toute façon, il faut des institutions qui créent la démocratie directe. Bien entendu, mais cela veut dire que cette institution-là, elle n’est pas fondée par la démocratie directe...

C. C. : D’abord, la démocratie directe, le régime démocratique auquel je pense, n’est pas le paradis sur terre. Ce n’est pas le régime parfait, et je ne sais pas ce que régime parfait veut dire. Ce n’est pas un régime qui est immunisé, par construction, contre toute erreur, aberration, folie ou crime 13. Les Athéniens en ont commis, les Français en 1793... en ont commis ; en Amérique du Nord ça a été un peu moins extrême, mais enfin... Donc, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Mais si on évoque ce point, il ne faut pas oublier que des erreurs, des aberrations, des folies et des crimes ont été commis en surabondance par les autres régimes, y compris par le régime représentatif. Les lois anti-rouges aux États-Unis par exemple ont été votées en toute régularité par la Chambre des représentants et le Sénat. J’ai écrit une fois une phrase qui est peut-être parmi tout ce que j’ai écrit la phrase que je préfère : c’est que personne ne peut protéger l’humanité contre sa propre folies. Ni la démocratie, encore moins la monarchie - parce que la monarchie, c’est la folie du monarque, c’est Louis XV, c’est la Cabale...

Alors, la défense des individus et des minorités ? Mais je suis tout à fait d’accord, je renvoie encore à « Fait et à faire ». Il faut des dispositions renforcées, constitutionnelles en ce sens que leur révision est soumise par exemple à des conditions plus restrictives, à des majorités qualifiées, si vous voulez, à des délais de réflexion plus longs, qui garantissent les libertés individuelles - ce que nous appelons aujourd’hui les droits, qui garantissent, comportent un habeas corpus, qui comportent des règles - comme déjà depuis les Romains : il n’y a pas de crime, ni de peine sans loi préalable. Et tout ça peut être enrichi et doit être enrichi. Parce que tout ça, c’est insuffisant. On peut également formuler des dispositions défendant les minorités, différentes catégories de minorités. Ces dispositions feront partie de la constitution.

Est-ce que vous proposez qu’on ait une constitution radicalement non révisable ? qui ne pourrait sous aucune condition être révisée ? Vous ne pouvez pas. Si vous disiez oui, ce serait une aberration. Parce que la constitution, même si elle ne le prévoit pas, sera révisée par la force des armes. On en est à la cinquième constitution française républicaine, sans parler des constitutions monarchiques qu’il y a eu entre-temps. Je ne sais pas combien de pays ont eu quarante constitutions, et elles sont toutes devenues des torchons de papier. L’idée d’une constitution non révisable est à la fois réellement fausse et logiquement absurde. Mais vous ne pourrez jamais empêcher - comme vous ne pouvez pas empêcher les Suisses de restreindre par référendum l’entrée des émigrants -, vous ne pourrez jamais empêcher que le peuple un jour - je vais dire quelque chose de provocant - ne dise : « Tous les individus qui ont une taille inférieure à l,60 m ou supérieure à 1,90 m sont privés de droit de vote ». Comme les autres sont la majorité écrasante, ils pourront très bien prendre cette disposition. Qu’est-ce que vous allez faire ? Moi, je serai contre, je me battrai jusqu’à la mort contre une telle disposition, j’essayerai d’ameuter les gens contre. Si vous admettez une règle de la majorité, vous admettez nécessairement que, malgré toutes les garanties, il y a toujours la possibilité que les gens deviennent fous, et qu’ils fassent ceci, cela. Hitler n’a pas été amené au pouvoir par une majorité, mais c’était tout comme. Alors, qu’est-ce qu’il fallait faire ? Priver les Allemands du droit de vote ou quoi ? C’est le mouvement de l’histoire. On peut se battre contre, mais on ne peut pas se garantir par des dispositions juridiques.

Mais ce que je ne vois absolument pas, et qui me paraît vraiment comme une fallace dans votre raisonnement et dans le raisonnement de Caillé, c’est en quel sens le fait que la démocratie est représentative, et non pas directe, constitue une garantie supplémentaire. Je ne vois absolument pas pourquoi une Chambre des représentants à un Congrès... On a maintenant aux États-Unis un Congrès qui se prépare à faire - s’il le fait, s’il ose le faire - des monstruosités...

Je crois que ce que vous dites relève d’une tradition idéologique de réinterprétation de l’Antiquité, qui a été l’une des deux réinterprétations entre lesquelles l’Occident a oscillé, et qui consistait à représenter le dèmos athénien dans des moments de folie, condamnant les généraux des Arginuses 14 ou prenant telle autre décision monstrueuse, en oubliant toutes les autres décisions que le dèmos des Athéniens avait prises pendant cent ans et qui ont abouti à un certain nombre de merveilles que nous connaissons quand même. Mais le dèmos des Athéniens a eu des moments de folie, mais il y a eu des chambres élues représentatives qui ont eu également des moment de folie et qui ont pris de mauvaises décisions... Je ne vois pas en quoi, je vous prie de réfléchir là-dessus, le fait qu’il y ait un régime représentatif garantit davantage les libertés individuelles. Ce ne sont pas les représentants qui garantissent les libertés individuelles, ce sont les dispositions constitutionnelles. Et si la constitution vaut, si nous avons la certitude, que, par exemple, aux États-Unis ou en France la restauration de l’esclavage est impossible ou - il n’y a rien d’impossible ! - extrêmement improbable, ce n’est pas parce que la constitution le dit - là, on serait des crétins ; c’est parce qu’on sait que s’il y avait une proposition de restauration de l’esclavage, il y aura une écrasante majorité du peuple qui sera prête à se battre pour qu’elle n’ait pas lieu.

Vous m’associez à Rousseau et Caillé aussi. Mais, moi, je n’ai rien à faire avec Rousseau dans l’histoire ; j’ai mentionné Rousseau uniquement dans la critique de la démocratie représentative, je ne suis absolument pas d’accord avec les conceptions de Rousseau sur la volonté générale, sur l’interdiction des factions, etc. Je n’ai rien à voir avec tout cela...

Mais je crois qu’il y a quand même quelque chose dans ce que vous dites qui est très important et qu’il vaut la peine d’expliciter - et là, il y a une différence entre la démocratie moderne, entre les régimes modernes et le régime ancien. C’est la conception des représentants comme représentants d ‘intérêts particuliers. Et c’est effectivement moderne, et ça, en un sens, je suis contre.

Alors, ce serait une très longue discussion, mais je reprendrai un exemple que j’aime beaucoup. Il y avait une disposition dans les lois athéniennes, mentionnée par Aristote, dans la Politique 15, je crois, qui disait que, lorsque l’assemblée du peuple doit décider d’une guerre à faire ou à ne pas faire contre une autre cité limitrophe, les citoyens habitant les régions frontalières n’ont pas le droit de participer au vote. Pourquoi ? Parce qu’ils ne peuvent pas voter honnêtement, ou alors on les met dans le double bind qui conduit à la psychose. Ou bien ils votent en tant que citoyens en oubliant le fait que leurs oliviers vont être détruits, leurs maisons brûlées, etc., et c’est une chose qui fait mal ; ou bien ils votent en tant que propriétaires de maisons, d’oliviers, etc., et ils se foutent des intérêts de la cité.

Or, c’est ce deuxième cas qui se réalise constamment dans la société contemporaine. Les représentants, on dit qu’ils sont des représentants du peuple... mais ce ne sont pas des représentants du peuple ! Voyez ce qui se passe dans la réalité, il faut faire quand même un peu de sociologie politique réelle. Qu’est-ce que les congressistes américains, qu’est-ce que les députés français ? Qu’est-ce qu’ils défendent d ‘abord ? Ils défendent les intérêts sectoriels de leurs électeurs. Le Congrès américain, le pork et tout ça, les mesures pour les régions - il faut maintenir les crédits à Boeing parce que c’est Seattle, l’État de Washington, il faut telle base dans le Texas, il faut la maintenir parce qu’elle donne du travail à dix mille personnes dans la région, etc. Et plus généralement - là, c’est le populo, mais il y a aussi des intérêts plus consistants - c’est ça la base, enfin... une des substances de la représentation actuellement... C’est la reconnaissance d’intérêts conflictuels dans la société et l’idée que par la représentation, par ce régime de démocratie indirecte, les intérêts peuvent négocier entre eux des solutions de compromis. Le résultat, c’est quoi ? C’est la situation actuelle dans laquelle il y a en effet des compromis ou des give and take - « oui, d’accord, on vous accorde telle augmentation des subventions à l’agriculture à condition que vous accordiez cela » ; et c’est l’impuissance politique totale des parlementaires, c’est la raison pour laquelle aucune décision n’est prise, que tous les politiciens discourent sur les réformes nécessaires et que ça ne se fait jamais.

Alors, je suis d’accord avec vous pour dire qu’on ne peut pas ignorer l’existence de particularités dans la société, on ne peut pas parler en termes de société unifiée, qu’il faut trouver un moyen pour que ces droits-là soient sauvegardés autant qu’il est raisonnable ; mais il faut maintenir, et là-dessus, je suis absolument intransigeant, l’unité du corps politique en tant que corps politique qui a en vue l’intérêt général de la société et non pas les viticulteurs du Midi. Les viticulteurs du Midi sont très respectables, il faut les protéger, mais on ne peut pas les mettre au-dessus des intérêts de la collectivité dans son ensemble.

C. M. : Rapidement... Je voudrais préciser ce que je voulais dire parce que je suis tout à fait d’accord avec ce que vous venez de dire. Je ne veux pas du tout défendre le système représentatif tel qu’il existe aujourd’hui, parce qu’il est certain que ce qui est en jeu, ce sont des intérêts particuliers. Mais je pensais à une démocratie représentative à venir. Et donc, quel serait justement ce régime démocratique à venir, pour lequel on veut lutter ? Moi, je crois que ce ne serait justement pas un régime de démocratie directe, mais un régime de démocratie représentative où la question sur laquelle se jouerait le conflit ne serait pas le conflit des intérêts, mais le conflit sur les différentes interprétations du bien commun. Parce que je crois, et c’est ce que disait Alain aussi, la grande différence, à mon avis, entre la situation d’aujourd’hui et la situation grecque, c’est la question de l’homogénéité, la question du pluralisme, et on ne peut pas donner pour évident - self-evident comme on dit en anglais - qu’il y a une seule ou même une interprétation de l’intérêt général plus juste qu’une autre. Je suis tout à fait d’accord avec vous en ce qui concerne la critique de la société actuelle. Mais je crois que la société pour laquelle on veut lutter, ça serait une société où justement les partis joueraient un rôle différent, ne seraient pas les représentants des intérêts particuliers, mais où la question se jouerait sur des interprétations différentes de ce qu’est le bien commun. Il n’y a pas une seule idée juste de l’intérêt général, et il faut faire place justement au conflit en ce qui concerne ces interprétations différentes. Donc, ce serait une démocratie représentative qui n’existe pas, bien entendu.

A. C. : Une démocratie représentative qui n’existe pas, une démocratie directe qui n’existe pas...

C.C. : Voilà ! Nous sommes dans la bonne direction puisque nous parlons de ce qui doit exister et non pas de la misérable réalité ! Juste un mot là-dessus. Parce qu’il y a ou il n’y a pas quelque chose qui est l’intérêt général, qui est le bien commun ou le bien du corps politique.

C. M. : Ce n’est pas définissable. C’est un horizon...

C. C. : Ce n’est pas définissable par un philosophe, par un Platon, ou par Niklas Luhmann écrivant une théorie des systèmes, ou par un ordinateur, nous sommes tout à fait d’accord. Mais il est discutable par les citoyens. D’accord ? Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre que le citoyen qui peut trancher ? Non ! Alors, nous arrivons donc à la situation suivante : il faut délimiter les questions qui sont des questions politiques au sens fort du terme, c’est-à-dire des questions qui concernent l’intérêt général. Et les questions qui ne sont pas politiques au sens fort du terme. Qui ne concernent pas l’intérêt général. Par exemple, la question qui va soulever encore sans doute des problèmes aux États-Unis, celle des minorités sexuelles. Est-ce que ça concerne la marche générale de la société qu’on continue à appliquer la disposition qui est dans le Deutéronome, 13, 26, je crois 16, et qui est à la base de la législation américaine, de plusieurs États, comme quoi celui qui se couche dans le même lit qu’une personne du même sexe, pour agir comme avec des personnes de l’autre sexe, c’est de la souillure, et qu’il faut qu’il soit mis à mort ? Il en était ainsi parce que la loi divine intervenait même dans la vie privée des gens... Nous disons que c’est une question de vie privée. Napoléon le disait déjà : ça concerne le code moral et pas le code pénal ! Il y a un tas d’autres questions de ce genre. Est-ce que la question de l’égalité des femmes est une question d’intérêt général ? Moi, je dis incontestablement : oui ! Donc, c’est une question politique, c’est une question à trancher par une décision politique. Et comment on tranche une question politique ? Il y a des décisions à prendre. Vous avez beau répéter le mot pluralisme, il vous faudra d’abord dire : dans ce domaine vaut le pluralisme ; à partir de celui-là, il ne vaut plus.

Je prendrai encore une fois des exemples caricaturaux - à mon habitude et à l’habitude de mon ancêtre Socrate. Est-ce que la question de savoir si on a le droit de tuer ceux qui ne vous plaisent pas est une question de différence culturelle ? Est-ce que la société dans laquelle nous vivons admet comme honorable l’activité des chasseurs de têtes, très honorable dans certaines tribus ?

UNE VOIX :... chez les Dayaks.

C. C. : chez les Dayaks. Bien, nous dirons : non, ce n’est pas une différence culturelle, ou c’est une différence culturelle qui n’est pas tolérable. C’est une question politique. Et nous disons : il est interdit de tuer, et comme je l’ai dit en plaisantant une fois, si on a une société universelle et qu’elle est assez riche, elle peut dédier un certain nombre d’îles inhabitées du Pacifique aux gens qui veulent vivre comme des chasseurs de têtes ou qui veulent vivre comme dans Les Cent Vingt Journées de Sodome et de Gomorrhe 17, ou tout ce que vous voudrez. On dira : cette minorité, on ne va pas l’opprimer, on est assez riche, on l’expédie là-bas. S’ils sont d’accord...

A. C. : Vous fournissez des victimes en même temps ?

C. C. : Ceux qui veulent. Relisez la préface de Paulhan à Histoire d’O, l’esclavage volontaire, etc. Il y a des gens qui veulent vivre comme ça. Alors s’il y en a, ils iront vivre là-bas ; s’il n’y en a pas... les bourreaux se victimiseront entre eux. Mais, donc, il faut décider de ce qui est décidable par la collectivité et de ce qui n’est pas décidable. Et une fois que vous avez dit : il y a ne serait-ce que quatre questions qui sont décidables par la collectivité, il vous faut une façon de trancher. Et qu’est-ce qu’elle peut être d’autre, dans une optique démocratique, c’est-à-dire dans l’optique de ceux qui..., contrairement à Platon, parce qu’il n’y a pas d’épistèmè politique, comme nous le pensons, il n’y a que des doxai - ce qui est le seul fondement, ce que l’on ne dit pas, à la règle de la majorité. Parce que le fondement de la règle de la majorité, c’est qu’il y a des doxai en politique qui sont toutes équivalentes. Si l’argument était l’argument procédural, c’est-à-dire qu’il faut qu’à un moment donné la discussion s’arrête, on s’arrête et on tire au sort. On met toutes les options dans le chapeau, on en tire une. La discussion s’arrête. Non ! Le nombre des opinions a un poids, crée une présomption de rectitude.

Donc, il faudra trancher. Que vous tranchiez par référendum ou que vous tranchiez par vote des représentants, je ne vois pas où est la différence. Les représentants diront : « Les chasseurs de têtes ont tort, ils ne peuvent pas exister ici. » Et la majorité du peuple dira la même chose. Donc, je ne vois pas comment vous pouvez tirer argument de cela pour la démocratie représentative contre la démocratie directe. Il faut des dispositions pour la protection des individus plus fortes que celles qui existent actuellement. Il faut des dispositions de protection des minorités. Mais il faut aussi définir - et on ne peut le définir que majoritairement - quelles sont les majorités qui peuvent légitimement prétendre à une protection. Les femmes ne sont pas une minorité. Le problème se pose ailleurs... Mais autrement il faudra une décision. Voilà, le temps avance et je crois que si on veut...

A. C. : On n’est pas forcé de tenir tout le programme !

C. C. : On n’est pas forcé de tenir tout le programme mais il y a quand même... on va s’arrêter là. Oui ? Allez-y...

ANNE-MARIE FIXOT : Vous dites que ce qui est à mettre au-dessus, c’est le seul intérêt général et qu’il est discutable par les citoyens. Mais le problème, c’est qu’il faut placer les citoyens en position, ou tout au moins en relation de discussion. Et c’est ce qui me pose problème aujourd’hui, parce que je m’aperçois que, comme vous le disiez tout à l’heure, que beaucoup s’en désintéressent, sont indifférents ; mais aussi que certains, par leurs conditions socio-économiques, n’arrivent pas à assumer leur place dans le sens de l’intérêt général. Que faire ? Comment penser cette démocratie à venir ? Quel est le rôle de l’information, de l’éducation de tous les jours.... pas simplement pour les enfants, mais également pour nous-mêmes ? Et surtout, à quels types de relations de citoyenneté on peut penser pour arriver à ce que l’intérêt général soit effectivement pris en compte par la totalité du corps de citoyens et pas simplement par quelques-uns, même dans le cas de la démocratie directe ?

C. C. : Je suis tout à fait d’accord avec vous, c’est là le problème fondamental. Comme je le disais tout à l’heure, comme je l’ai toujours pensé, la participation des citoyens ou des membres d’une collectivité, d’un syndicat, des étudiants dans les syndicats étudiants, ce n’est pas une affaire qu’on peut confier aux miracles... Il faut travailler pour cela, il faut inscrire des dispositions institutionnelles qui la facilitent, qui poussent les gens à participer ; et la pièce centrale là-dedans, c’est la paideia - et là-dessus aussi, je me dresse contre la quasi-totalité de ce qui passe actuellement pour philosophie politique - c’est l’éducation. Et cette éducation, ce n’est pas seulement l’affaire de l’école. L’école. c’est une petite partie. Même Platon le savait. Il disait que « les murs de la cité éduquent les citoyens », et ça, c’est vrai. Donc, tout ce que fait la société est éducatif aussi. Et ça on ne le voit pas. Donc, nous sommes tout à fait d’accord là-dessus...

Mais quand vous parlez aussi des conditions socio-économiques, je le crains, il faudra faire une autre discussion, parce qu’on n’arrivera pas à terminer aujourd’hui. Les conditions socio-économiques posent l’énorme problème de la structure économique et productive de la société. Et des objectifs de l’activité économique.

A.-M. F. : Beaucoup d’entre eux disent aujourd’hui : comment penser à l’intérêt général ? Nous, on n’a pas de projet, parce que justement on est dans une telle situation d’exclusion... qu’on ne peut pas d’abord penser à l’intérêt général.

C. C. : Mais bien sûr, il y a l’exclusion et même en dehors de l’exclusion, il y a la situation réelle des gens qui fait qu’ils n’ont effectivement pas d’intérêt pour cela ; mais même, s’ils en avaient, ils n’ont pas vraiment le temps de s’en occuper activement. Il y a le fait que toute la structure de la société empêche les gens de participer, et ça va de la structure du travail jusqu’à ce qu’on appelle le droit. Est-ce que vous avez réfléchi à l’amusant paradoxe qu’il y a dans le fait que, si on vous amène devant un tribunal, on vous dira : Madame, Mademoiselle, nul n’est censé ignorer la loi ? Vous êtes supposée connaître tout cela, et, en même temps, si vous avez une affaire tant soit peu subtile, vous prendrez un avocat qui, en plus de quatre ou cinq années de droit, aura passé encore trois ou quatre années à se spécialiser en droit maritime, en droit de ceci ou de cela... C’est une situation absurde à laquelle on peut opposer le système ancien où toutes les lois étaient écrites sur le marbre, exposées ; tout le monde était lettré, tout le monde pouvait les lire. Nous avons une société trop complexe pour qu’il puisse en être ainsi... Mais pourquoi doit-on subir la complexité de la société comme une fatalité ? Qu’est-ce qui nous importe ? ce que l’évolution historique a donné comme produit, disons spontané, c’est-à-dire cette société capitaliste du 20e siècle finissant ? avec l’énorme complexité législative, les avocats qui, aux États-Unis, gagnent plus que les industriels qui les payent parce que tout arrive devant les tribunaux ? avec la complexité de la production, les murs couverts de publicité, la télévision telle qu’elle est, etc. ?

Est-ce que tout cela est une fatalité nécessaire ? Est-ce que tout cela ne doit jamais être mis en question ? ou est-ce que nous inversons les choses et disons - c’est une approche tentative, comme on dit en anglais, mais inversons le problème pour voir : nous voulons un système de droit tel que n’importe quel citoyen puisse le comprendre et se débrouiller avec ; nous voulons un système économique et productif tel que tous les producteurs puissent participer d’une façon ou d’une autre à la gestion de la production. Vous voyez ce que je veux dire ? On part en disant : il y a un décret de Dieu qui dit qu’il doit y avoir des usines de ce type avec 50 000 travailleurs et qui produiront tel type de produits ; donc, les ouvriers ne peuvent être, comme le disait Benjamin Constant, qu’abrutis par le travail qu’ils font. Pour que le marché fonctionne à plein, il faut qu’il y ait la concurrence ; et donc, au niveau macro-économique, le chômage, qui peut aller jusqu’à 12 ou 15% de la population, est inévitable, etc. Pourquoi ? Pourquoi on n’inverse pas la question en disant : nous voulons une société dans laquelle tous les citoyens peuvent participer aux affaires communes. Et devant cette exigence, très peu de choses sont des données irrécusables. Par exemple le système du droit, dans sa structure, est contestable de ce fait même, qu’il est antidémocratique parce qu’il est ce qu’il est ; ou l’économie est contestable, la production est contestable dans sa structure, parce qu’elle impose l’abrutissement pendant quarante heures ar semaine, etc. et que, sur cinq ou six jours d’esclavage, on ne peut pas instaurer des dimanches de liberté politique. Ce serait une connerie - à laquelle Lénine croyait, mais est-ce qu’il y croyait de bonne foi ? Le dimanche soviétique, ça n’existe pas. Il faut peut-être inverser le problème, il faut le radicaliser. Il faut se demander quelle société on veut vraiment.

S. L. : Il est clair que la question : nous voulons une société qui..., etc., il est clair que... nous ne le voulons pas ! À une immense majorité ! Parce que nous voulons des voitures, des machines à laver, des réfrigérateurs, etc. Donc il n’en est pas question - comme disait le président Bush : le niveau de vie américain n’est pas négociable ; périsse la nature, mais le niveau de vie des Américains restera ce qu’il est... Et par conséquent, nous voulons que le système continue tel qu’il est, et au fond, nous nous en foutons pas mal qu’il soit démocratique ou pas démocratique. Nous ne nous en foutons pas complètement quand même, c’est-à-dire que nous voulons à la fois le beurre et l’argent du beurre... Nous voulons les réfrigérateurs, les machines à laver, le système automobile avec tout ce qu’il implique de dépossession du citoyen de la vie politique par la mégamachine techno-économique. Mais est-ce qu’on ne peut pas quand même, en restant aristotélicien, recourir au principe du moindre mal ? ce n’est pas la même chose que ce système soit géré par une bureaucratie totalitaire ou qu’il soit géré par des représentants corrompus dans un parlement tel qu’il est. Il y a quand même encore un bien relatif...

C. C. : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Si on me met au pied du mur et qu’il faut choisir, peut-être même se battre, entre l’extension du pouvoir soviétique tel qu’il était en Europe et le maintien de ces démocraties pourries, il faudrait sûrement se battre pour le maintien de ces démocraties pourries. Je suis tout à fait d’accord avec vous, mais je croyais qu’on parlait maintenant un peu de ce que devrait être la visée de la politique.

Au mois de mai, il y aura une élection présidentielle. Je ne crois pas que je voterai... mais si je devais voter, je ne voterais pas Balladur, par exemple.

A. C. : Chirac ? [rires]

C. C. : Non plus. Et pas Arlette non plus d’ailleurs ! [rires] Mais enfin, là, vraiment j’agis dans le relatif ; c’est comme quand je prends la route la plus courte pour aller à la campagne...

S. L. : Il y a dans toute cette discussion une hypothèque qu’avait essayé de lever Alain au début, mais qu’ensuite on n’a pas reprise dans le débat et qui a tendance à s’estomper. C’est qu’on remettait en question toute l’économicisation de la société, et qu’en fait tout votre raisonnement présuppose que l’imaginaire économique ait été complètement décolonisé.

C. C. : Vous avez ici « Fait et à faire » ? Vous permettez que je termine cette partie de la discussion par une citation ? Je sais que c’est très grossier de se citer, mais pour vous dire simplement que ce n’est pas pour les besoins de la cause que je vous lis ce passage : « Nous arrivons ainsi au nœud gordien de la question politique aujourd’hui. Une société autonome ne peut être instaurée que par l’activité autonome de la collectivité. Une telle activité présuppose que les hommes investissent fortement autre chose que la possibilité d’acheter un nouveau téléviseur en couleurs. Plus profondément, elle présuppose que la passion pour la démocratie et pour la liberté, pour les affaires communes, prend la place de la distraction, du cynisme, du conformisme, de la course à la consommation. Bref : elle présuppose, entre autres, que l’économique cesse d’être la valeur dominante ou exclusive. C’est cela, pour répondre à F. Feher, le « prix à payer » pour une transformation de la société. Disons-le plus clairement encore : le prix à payer pour la liberté, c’est la destruction de l’économique comme valeur centrale et, en fait, unique. Est-ce un prix tellement élevé ? Pour moi, certes, non : je préfère infiniment avoir un nouvel ami qu’une nouvelle voiture. Préférence subjective, sans doute. Mais « objectivement » ? J’abandonne volontiers aux philosophes politiques la tache de « fonder » la (pseudo-) consommation comme valeur suprême. Mais il y a plus important. Si les choses continuent leur course présente, ce prix devra être payé de toute façon. Qui peut croire que la destruction de la Terre pourra continuer encore un siècle au rythme actuel ? Qui ne voit pas qu’elle s’accélérerait encore si les pays pauvres s’industrialisaient ? Et que fera le régime, lorsqu’il ne pourra plus tenir les populations en leur fournissant constamment de nouveaux gadgets ? » 18

Je passe sur le reste, mais je crois que ce texte répond à votre remarque. Ou plutôt : il va dans le sens de votre remarque. Je propose qu’on s’arrête là parce que tout le monde doit être fatigué ; moi en tout cas je le suis.

J. D. : Une petite remarque quand même, que je voulais faire tout à l’heure... Il y a un texte de vous que j’ai toujours beaucoup apprécié, qui est pour moi un très beau texte - « Développement et rationalité » 19, paru dans Esprit, je crois - et même un passage très particulier où vous évoquez le geste du Grec qui a planté un olivier...

C. C. : Un cyprès...

J. D. : ça m’a échappé. Oui... parce qu’en plus dans l’olivier, évidemment, il y a quelque chose...

C. C. : C’était la dot de la fille. Parce que le mât du petit bateau sera le cyprès quand elle aura vingt ans, on pourra abattre le cyprès.

J. D. : Ce qui m’étonne, c’est que, dans une rencontre entre Castoriadis et le MAUSS, cet aspect-là n’ait pas été évoqué... parce que là, il y a justement quelque chose comme une économie qui est autre que rationnelle, qui est un pari pour l’avenir : la fondation d’une temporalité qui n’est pas la rentabilité immédiate. Or, c’est de cette façon-là que je comprends aussi la réflexion qu’Alain mène justement, l’interprétation de l’idée de don... Cela implique quelque chose comme une transcendance, quelque chose qui dépasse aussi l’intérêt immédiat. Mais alors, on s’engage dans une discussion plus éthique... ou même métaphysique qui serait un autre débat que celui-ci, auquel je suis peut-être personnellement davantage sensible...

C. C. : On s’engage dans une discussion sur les fins de la vie humaine. Je suis tout à fait d’accord, je ne crois pas qu’il y ait de politique qui ne prenne pas une position sur les fins de la vie humaine. Et ça, c’est sur la question du pluralisme ; nous y sommes au pied du mur aujourd’hui, on ne peut pas continuer à parler d’indétermination, ou tout simplement de la divergence des opinions, parce que les fins de la vie humaine se posent, sont réalisées, par la société contemporaine sous une certaine forme. Et les fins de la vie humaine, c’est le nouveau téléviseur l’année prochaine. Terminé. Voilà. C’est ça la réalité. Alors, est-ce que c’est ça que nous voulons ? Mais, comme le disait Serge, c’est effectivement ce que veut la majorité pour l’instant.

S. L. : L’immense majorité !

C. C. : L’immense majorité. Et même ceux qui n’y sont pas courent pour y arriver... L’Europe de l’Est, les pays sous-développés, etc. Et ça, c’est incompatible avec une vraie démocratie et, à mon avis, de moins en moins compatible même avec la démocratie tronquée qu’on a actuellement.

Sur ce que vous dites à partir des îles grecques, je citais moi-même le village vivant presque en autarcie à Tinos ; je suis tout à fait d’accord que c’est une façon d’exprimer le noyau du problème, étant entendu qu’il ne peut pas s’agir d’un pur et simple retour en arrière. Moi, je me permettrais de vous renvoyer à un autre texte que j’ai écrit, qui est dans Le Monde morcelé et qui s’appelle « Voie sans issue ? » 20 - avec un point d’interrogation -, où il s’agit surtout de cette course autonomisée de la techno-science avec son côté, sa dimension industrielle et consumériste bien sûr, mais aussi l’aspect purement techno-science et science-technique. C’est proche de ce que disait Testart, le médecin, dans Libération 21. On lui posait la question suivante : est-ce que vous pensez que, suivant les vœux de madame Badinter, on arrivera un jour à voir les hommes en train de faire la gestation des embryons ? Et Testart répondait - après avoir démissionné de ce truc : « Je sais qu’il y a des labos à Chicago qui travaillent là-dessus, je ne peux pas vous dire si ça pourra se faire ou pas, mais je peux vous dire une chose : si ça peut se faire, ça se fera. » Et c’est ça la techno-science contemporaine. On ne se demande pas si on en a besoin, si on en veut. On demande : est-ce qu’on peut le faire ? Et si on peut le faire, on le fait ; et ensuite on trouve un besoin, ou on en crée un.

Alors, c’est sûr qu’on ne peut pas continuer comme ça. C’est sûr, en même temps, qu’on ne peut pas purement et simplement dire : on détruit tout ça, et on repart à zéro.

Nous sommes la première société dans laquelle la question d’une autolimitation de l’avancement des techniques et des connaissances se pose non pas pour des raisons religieuses ou autres, ou politiques au sens totalitaire - Staline décrétant que la théorie de la relativité est anti-prolétarienne... -, mais pour des questions de phronèsis - au sens d’Aristote, pour des questions de prudence au sens profond du terme. Et je dis bien, pas seulement la technique, parce qu’encore une fois, c’est la science qui montre si ça peut se faire - ce qui a permis aux Russes de faire la bombe atomique, ce n’est pas l’espionnage, c’est le fait que les Américains l’ont faite. C’est-à-dire l’idée de la faisabilité. C’est tout. Donc, pas seulement dans le domaine de la technique mais même dans le domaine de la science.

Et c’est là que la question devient vraiment extrêmement difficile, y compris pour moi. Parce que moi, je voudrais bien qu’il y ait un Hubble encore plus puissant pour que la question de savoir s’il y avait des protogalaxies il y a 15 milliards d’années puisse être résolue, dans un sens ou dans un autre... Moi, ça me passionne. Or, les Hubble et les satellites impliquent la totalité de la science et la technique moderne. Et où on trace la limite et qui la trace et à partir de quoi ? Ca, c’est une vraie question.


Notes

1 Cf. L’Institution imaginaire de la société, p. 36 (et note 23).

2 Cf. Pierre Clastres : La société contre l’Etat, Paris 1973, mais aussi les articles publiés dans « Libre » à la fin des années 70, qui ont été repris, avec d’autres textes, dans Recherches d’anthropologie politique, Paris 1980. Il faut certainement regretter que ce dernier ouvrage soit épuisé depuis longtemps, alors que La société contre l’Etat est régulièrement réédité : si les deux ouvrages étaient disponibles, les lecteurs seraient moins exposés au risque de confondre la recherche anthropologique de Clastres avec « le retour du bon sauvage », une interprétation qu’il a clairement récusée, dans sa réponse à Pierre Birnbaum, « Le retour des Lumières » ...]

3 Voir les textes « Pouvoir, politique, autonomie », in Le Monde morcelé, Seuil, 1990 ; « Imaginaire politique grec et moderne » et « La démocratie comme procédure et comme régime », in La Montée de l’insignifiance, Seuil, 1996.

4 Cette critique du consensus peut être rapprochée d’un article de George Orwell, où celui-ci commentait l’œuvre de Swift, cet « anarchiste tory » qu’il admirait beaucoup, mais qu’il jugeait sans complaisance : « De manière intermittente, au moins, Swift était une espèce d’anarchiste, et la quatrième partie des Voyages de Gulliver donne la description d’une société anarchique gouvernée non pas par la loi, au sens normal du mot, mais par les préceptes de la Raison, qui sont acceptés volontairement par tout le monde. L’assemblée générale des Houyhnhms exhorte le maître de Gulliver à se débarrasser de celui-ci, et ses voisins l’encouragent à se conformer à cet avis. On justifie cette décision par deux raisons. La première est que la présence de ce Yahoo peu ordinaire pourrait troubler l’ordre public, et la deuxième que les rapports amicaux entre un Houyhnhnm et un Yahoo sont peu conformes à la raison et chose inconnue dans leur pays. Le maître de Gulliver n’obéit qu’à contrecœur, mais ne peut pas résister à cette exhortation. (On nous dit qu’un Houyhnhnm n’est jamais obligé de faire quoi que ce soit, mais tout simplement encouragé ou conseillé). Cela implique très clairement la tendance totalitaire implicite dans la vision anarchiste ou pacifiste de la société. Dans une société où il n’y a pas de lois, et, en principe, pas de contrainte, le seul juge du comportement est l’opinion publique. Mais celle-ci, à cause de l’énorme instinct qui porte les animaux grégaires à se conformer à la norme sociale, est moins tolérante que n’importe quel code légal. Lorsque les hommes sont gouvernés par des défenses explicites, l’individu peut pratiquer une certaine excentricité : là où règnent, en principe, l’Amour ou la Raison, il est sans cesse obligé d’agir et de penser exactement de la même façon que les autres. Les Houyhnhms, nous dit Swift, étaient unanimes sur presque tous les sujets. La seule question qu’ils eussent jamais discutée était l’attitude à adopter envers les Yahoos. A part cela, il n’y avait rien à discuter, car ou bien la vérité se présentait comme une évidence, ou bien elle n’avait aucune importance et était impossible à découvrir. Le langage des Houyhnhms, paraît-il, n’avait aucun mot pour opinion, et, dans leur conversation, il n’y avait pas de différence de sentiments. En fait, ils avaient atteint ce niveau supérieur de l’organisation totalitaire où le conformisme est si général qu’il n’y a même pas besoin d’une police... » (cf. Collected Essays, IV).]

5 Première publication dans Autonomie et auto-transformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, éditions Droz, Genève, 1989, repris dans le livre homonyme, Seuil, février 1997.

6 1957. Repris dans Le Contenu du socialisme, 10-18, 1979.

7 « Le peuple Anglois pense être libre ; il se trompe fort, i] ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien » [Du contrat social, livre III, chap. XV, Gallimard, Folio/essais, p. 252.

8 Rousseau le dit avec insistance dans la suite de son texte : « [... ] à l’instant qu’un peuple se donne des représentants. il n’est plus libre, il n’est plus » [ibid., p. 253].

9 Yves Barel, La Ville médiévale, Presses universitaires de Grenoble, 1977.

10 C. Castoriadis, dans son dernier article « La ‘rationalité’ du capitalisme », Revue internationale de psychosociologie n° 8, automne 1997, cite ce texte : De la liberté des Anciens, comparée à celle des Modernes, et donne la date exacte : 1819.

11 Dans son dernier texte cité ci-dessus, Cornelius Castoriadis évoque cet ouvrage et donne pour date 1759.

12 La question de Jacques Dewitte s’explique davantage par le développement de sa propre pensée, sous l’influence de Kolakowski, Levinas, ou Shmuel Trigano, que par sa compréhension des idées de Castoriadis. Comme on peut le constater dans un texte qu’il consacre à la pensée de Lévinas, il comprend l’autonomie comme une « forme de liberté dégagée de toute responsabilité, (...) une tentation permanente de l’Occident dans sa conception de la liberté comme pure autonomie, détachée de tout lien, déliée de toute responsabilité. (...) Gygès apparaît comme un objet de méfiance et de réprobation : il est l’incarnation même d’une pure liberté détachée de tout lien, d’une attitude de fuite devant ses responsabilités. » (Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, n°2, 2003, pages 110 et 112). Comme Ferry et Renaut dans le livre qu’ils ont dédié à Castoriadis, 68-86, Itinéraires de l’individu (Paris 1987), il comprend l’autonomie comme un « processus d’émancipation de l’individu à l’égard des traditions », il n’envisage pas l’autonomie collective d’une communauté qui institue son nomos, sa loi, au lieu de la recevoir d’une autorité transcendante.

13 « Personne ne peut protéger l’humanité contre la folie ou le suicide », in « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’homme, Seuil, 1986, p. 297.

14 Cornelius Castoriadis se réfère à cet événement dans son texte « Les intellectuels et l’histoire », repris in Le Monde morcelé, cep. cit., p. 106.

15 Aristote, Les Politiques, livre VII, chapitre 10,1330a, 20. Dans la traduction de Pellegrin, p. 482. Dans la traduction de Tricot, p. 509. Dans la traduction d’Aubonnet, p. 240. Castoriadis évoque cette disposition dans son grand texte « La polis grecque et la création de la démocratie », p. 293 : « Une disposition athénienne [mais est-elle athénienne ? Étant donné que Aristote écrit « [... ] chez certains peuples, existe une loi interdisant aux citoyens des zones frontalières de prendre part aux délibérations sur des conflits avec les voisins, parce que, pense-t-on, leur intérêt personnel les rendrait incapables de délibérer sagement », d’après la traduction d’Aubonnet. Je souligne.] des plus frappantes témoigne du même esprit (Aristote, Politique, 1330 a 20) : lorsque l’ecclèsia délibère sur des questions entraînant la possibilité d’un conflit (d’une guerre) avec une polis voisine, les citoyens habitant au voisinage des frontières n’ont pas le droit de prendre part au vote. car ils ne pourraient voter sans que leurs intérêts particuliers dominent leurs motifs - alors que la décision doit être prise en vertu des considérations générales. »

16 Il s’agit probablement du Lévitique, 18, 22 : « Tu ne coucheras point avec un homme comme on couche avec une femme. C’est une abomination. »

17 Castoriadis fait allusion à un livre de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome, mais il en déforme le titre, en l’associant peut-être à celui d’un volume de la Recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe

18 Le passage lu est à la page 76.

19 Le texte en question est le suivant : « Réflexions sur le ‘développement’ et la ‘rationalité’ », publié dans Esprit (mai 1976) et repris dans Domaines de l’homme, Seuil, avril 1986, p. 131-174. Le passage auquel fait référence Jacques Dewitte est le suivant : « Dans le pays d’où je viens, la génération de mes grands-pères n’avait jamais entendu parler de planification à long terme, d’externalités, de dérive des continents ou d’expansion de l’univers. Mais, encore pendant leur vieillesse, ils continuaient à planter des oliviers et des cyprès, sans se poser de questions sur les coûts et les rendements. Ils savaient qu’ils auraient à mourir, et qu’il fallait laisser la terre en bon état pour ceux qui viendraient après eux, peut-être rien que pour la terre elle-même » [p. 151].

20 « Voie sans issue ? », publié dans Les Scientifiques parlent..., éd. Albert Jacquard, Paris, Hachette, 1987. repris dans Le Monde morcelé, Seuil, octobre 1990, p. 71-100.

21 Cf. le texte cité ci-dessus, note 1.


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