Le texte qui suit est une réponse à la position formulée par E. Terray à l’encontre de ceux qui osent considérer le voile islamique comme une anomalie dans une société occidentale. Ce texte, intitulé “L’hystérie politique”, a été diffusé à la fin de l’année 2003, mais sa date de rédaction est inconnue. Certains reproches qui lui sont faits (ne pas tenir compte de la comédie des élections de 2002 par exemple) concernent peut-être davantage ceux qui ont diffusé ce texte à ce moment-là, que l’auteur (dans l’hypothèse où il l’aurait rédigé plusieurs années auparavant). Cette réponse reprise ci- dessous a été diffusée en février 2004 et n’a subi que des retouches de détail pour cette publication. La loi contre le port ostensible des signes religieux à l’école publique a été votée le 15 mars 2004.
L’affaire du voile islamique et les réactions qu’elle suscite projette un éclairage remarquable sur bien des aspects les plus déconcertants de la situation actuelle de la société française. Le présent développement s’attache à décrire ce phénomène révélateur, à partir d’une réfutation et du renversement de certaines propositions du texte de E. Terray (“La question du voile : une hystérie politique”, sans doute rédigé vers la fin du mois de décembre 2003) [1].
La question du foulard islamique a surgi dans les
faits il y a presque quinze ans, et a longtemps paru
mineure, sauf à ceux qui y étaient confrontés directement. Le problème qu’il annonçait, la montée d’un
fondamentalisme islamique, a été éludé le plus longtemps possible par la société française, mais de
façon très inégale. De fait, la dénégation a été d’autant plus vive que ceux qui en parlaient étaient
mieux placés pour se faire entendre. Journalistes,
intellectuels, politiciens dominants, tous ont cherché
à mettre en place un tabou et à le conforter [2]. C’est ce
tabou qui a volé en éclats dans le courant de l’année
2003.
Le contexte international depuis 2001 y a évidemment sa part : il n’est plus possible d’ignorer jusqu’où peuvent aller les intégristes musulmans, ni
leur capacité à trouver un écho dans des couches
étendues de population. Les premiers à nous mettre
en garde ont d’ailleurs été des rescapé(e)s d’Algérie,
qui ont dû fuir leur pays pour échapper aux fatwas
plus sinistres les unes que les autres, et aux attentats
meurtriers qui en résultaient. Il est par ailleurs assez
logique que surgisse un vertige devant l’indétermination que pose ce regain islamiste. Les camps
opposés de la laïcité et du cléricalisme se connaissent bien pour s’être longuement et âprement combattus dans ce pays, et ils savent reconnaître les postures pour ce qu’elles sont. Ils sont prévisibles l’un
pour l’autre. Il n’en va pas de même avec l’islamisme, nouveau venu dans la société française.
En 2003, on a assisté à un double décrochage silencieux dans les milieux qui s’efforçaient depuis toujours d’exorciser la formulation du problème (partis
de gauche, syndicats, associations de défense des
droits de l’homme, etc.) : entre les idéologues du
politiquement correct (où les défections ont
d’ailleurs été retentissantes) et leur public, d’une
part, mais aussi entre les appareils politiques et leurs
militants et leur clientèle, d’autre part.
Il en est résulté un symptôme caractéristique : une
zizanie générale est apparue dans tous les milieux
politiques (à l’exception des intégristes, bien sûr) qui
laisse transparaître des fissures insoupçonnées dont
la signification demeure encore très incertaine. De
nouvelles lignes de fracture politique pourraient se
cristalliser à cette occasion, sans que l’on puisse les
distinguer clairement pour le moment.
Les entraves à la discussion
Les techniques d’entrave à la discussion s’étagent sur une gamme qui va du plus sommaire au plus sophistiqué. Il y a d’abord la dénégation : le problème n’existerait même pas. Seuls des racistes déguisés ou inconscients pourraient le soulever. Mais cette posture s’est avérée intenable, comme l’a montré la diffusion du débat dans la société, bien avant que les spécialistes autorisés du discours public ne l’aient repris. Les adeptes de la dénégation pratiquent en général la suspicion : ce serait du “racisme” déguisé, de “l’islamophobie”, etc. Il est très significatif que ces accusations s’alignent de fait sur le discours de l’extrême droite musulmane, proximité qui est dévastatrice et qui rend ce genre d’échappatoire désormais inaudible.
Il y a ensuite le réflexe du complot, ou de la manipulation : tout se résumerait à une opération médiatique, une diversion électoraliste, etc. L’étendue des
préoccupations dans la société et leur ancienneté
rend cette position également intenable. Les affaires
de voile, mais aussi de diffusion du fondamentalisme, et de ses offensives croissantes ont alerté
nombre d’observateurs dans les dernières années.
Les cafouillages officiels ont beaucoup contribué à
mettre en lumière l’attitude des islamistes. La
manière dont le Conseil du Culte musulman a été
créé et livré à ces derniers, a suscité une résonance
insoupçonnée des spécialistes de la politique. Même
l’affirmation officielle du droit à sortir de l’islam a
été finalement retirée de la charte officielle de ce
Conseil français du culte musulman ! Il y a enfin la
réaction de nombreuses femmes des cités (cf. la
marche de « Ni Putes ni Soumises » et ses actions ultérieures) qui a rendu public l’immense scandale du
sort qui leur est de plus en plus réservé.
Il y a cependant un élément de vérité dans cette
façon de voir : les chiraquiens ont cru très habile de
se lancer in extremis dans une loi sur le voile, pour
donner l’impression qu’ils faisaient quelque chose.
L’opportunisme légendaire de leur chef de file a fait
sentir une fois de plus ses effets. Ce joueur, comme
tous les joueurs, semble condamné à de retentis-
santes faillites.
À reprendre le déroulement des événements depuis
le printemps 2003, il est manifeste que le parti gouvernemental ne prévoyait pas de loi. Or, une fois que
l’idée en a été émise, ils n’ont pu revenir dessus.
C’est cela qui est le plus significatif. L’élément
manœuvrier de l’opération est tout à fait perçu par
la population et donc inopérant. La gravité de la
question liée à la diffusion du fondamentalisme islamique dépasse ce genre de coup tactique, l’instrumentalise même, au point qu’il se fait le levier involontaire d’une prise de conscience accrue.
La pauvreté des arguments visant à interdire le débat a été telle, que les opposants au principe d’une loi complémentaire sur la laïcité se sont trouvés en porte-à-faux permanent à partir de l’automne 2003. Les associations et les syndicats qui ont voulu main- tenir une position traditionnelle d’obstruction ont vu le sol se dérober sous leurs pieds. Non seulement leur clientèle ne les a pas suivis, mais leur base militante s’est elle-même dérobée. La commission Stasi, mise sur pied pour étouffer la question dans un rap- port incolore, a dû, à la suite des auditions qu’elle avait réalisées, se rendre à l’évidence que l’affaire n’avait rien de négligeable. La rumeur publique avait précédé les politiciens et les médias, qui peinent à suivre et qui tentent maintenant d’infléchir la teneur de la question.
Le texte d’E. Terray apparaît comme l’une des rares
tentatives sophistiquée pour endiguer le débat.
Dans ces milieux imprégnés d’un marxisme(-léni-
nisme) invétéré, on réagit en général par des
oukases ou des anathèmes, mais presque aucun de
ces prêcheurs ne s’est rendu compte du caractère
totalement inopérant de ces techniques. La mise en
œuvre de l’intimidation exigeait un autre traitement.
Avec un objectif inchangé, Terray abandonne l’accusation de complot, de manipulation, d’insincérité et
même de mauvaise foi chez ceux qui osent parler du
problème que représente le fondamentalisme islamique, dont le port du foulard n’est que la trace la
plus visible. Il effectue un saut de registre et situe la
propension publique à s’occuper de la question
comme d’une pathologie collective. On serait en présence d’un problème fantôme animé par un phénomène d’hystérie collective.
E. Terray étant un intellectuel professionnel par
fonction sociale, il s’efforce d’asseoir la validité d’un
tel jugement sur des références (l’historien Istvan
Bibo) et argumente pour montrer qu’une telle grille
de lecture s’appliquerait aux événements en cours.
L’hystérie politique surgirait à deux conditions :
- qu’existe un sentiment d’impuissance devant une situation qu’on ne maîtrise pas
- que la population concernée se sente, sinon
menacée dans son existence, du moins blessée
dans son narcissisme, atteinte dans l’image
qu’elle aime à se donner d’elle-même.
Il convient même de citer une phrase tout à fait synthétique :
« La communauté hystérique éprouve un besoin compulsif de se réciter ses principes et ses valeurs, pour se rassurer et réaffirmer la représentation qu’elle se donne d’elle- même ».
L’habileté de cette posture se heurte cependant à quelques difficultés insurmontables :
- le sursaut qui se laisse deviner dans la population (et qui a métamorphosé le geste du gouvernement) n’est pas démesuré, mais précis et limité. Mieux, cette population laisse aux institutions régulières le soin de faire quelque chose et s’abstient d’intervenir massivement dans la rue. L’inquiétude n’est pas délirante vis-à-vis de l’islamisme, et s’est manifestée dans des secteurs extrêmement divers (enseignement bien sûr, mais aussi hôpitaux ou plus généralement monde du travail, la plupart des salariés habitant ou étant au contact des banlieues)
- tout se passe sur un terrain d’argumentation et non d’agitation informe, et il n’y a pas unanimisme, mais plutôt une multitude de zizanies dans tous les milieux (la question, chacun le pressent, est d’une nature nouvelle, même si on cherche des analogies dans le passé avec l’attitude adoptée vis-à-vis des autres religions) ?
De fait, la grille d’E. Terray s’applique plutôt à
rebours, c’est-à-dire aux milieux islamistes et à ceux
qui voudraient éluder le problème.
Ils se sentent menacés et impuissants (le rapport de
force est à leur désavantage de façon écrasante et
leur situation se dégrade), ils sont tentés par une
conduite de fuite (en avant), et veulent surtout jouer
sur des symboles pour se dire que tout peut ou
devrait continuer comme avant. Ils se récitent leurs
principes, au point que leurs petites manifestations
prennent souvent des allures de procession religieuse.
La nature de diversion de toute religion est telle- ment évidente qu’il n’est guère besoin d’insister. On peut d’ailleurs considérer que les religions sont des cristallisations d’hystérie collective, plus ou moins actives selon les époques et les circonstances. Si E. Terray avait raison, on assisterait en ce moment à la naissance d’une polarisation de deux hystéries exclusives (ce qu’il ne mentionne pas, dans son aveuglement devant la réalité de la pratique islamis- te). C’est un symptôme typiquement annonciateur de guerre civile. Mais l’attitude ferme dans ses intentions et calme dans ses méthodes de la quasi- totalité des anti-voiles à ce jour dément une telle perspective.
Pour faire avaliser la manière dont il qualifie toute
l’affaire, E. Terray déclare que tout provient de deux
causes initiales : la panne de l’intégration, et la stagnation de la cause des femmes.
Une analyse plus fine lui aurait montré que cette
“stagnation” résulte au fond d’une illusion d’optique (cf Tocqueville : des maux peuvent devenir
d’autant moins supportables qu’ils sont très atténués). Quiconque travaille en entreprise voit bien se
multiplier les apparitions de femmes à tous les échelons de qualification, et dans presque tous les
métiers. Cette évolution est générale, et paraît inexorable. Des résistances résiduelles se manifestent sans
doute, mais ces blocages sont sans cesse sur la défensive, leurs positions se trouvant régulièrement tournées. La seule limite sérieuse à ce diagnostic se
maintient dans les plus hautes sphères de décision
qui concerne une frange extrêmement limitées de
femmes de l’oligarchie sociale. Ce sont les plus
visibles et les plus bruyantes, mais leurs clameurs
brouillent surtout la perception de la réalité d’ensemble.
Le tableau statistique doit cependant être précisé : il
apparaît en effet de plus en plus qu’il commence à
exister deux sociétés pour ce qui est du sort des
femmes,
- l’une où l’égalisation se poursuit, laborieusement sans doute mais à une échelle toujours plus étendue, avec ce problème que l’émancipation des femmes a atteint une telle ampleur qu’elle commence à ne plus signifier une émancipation de tous, mais à un jeu à somme nulle, où ce que l’une gagne doit être perdu par d’autres (éventuellement d’autres femmes, d’ailleurs)
- et une autre où leur sort se dégrade très rapidement. Dans ce dernier cas, la corrélation avec la présence d’une influence fondamentaliste est frappante. Les cas les plus aigus et les plus horribles sont connus, mais ils sont perçus dans la société française comme significatifs d’un ensemble déprimant et cohérent
La “panne de l’intégration” est une espèce de tarte à
la crème médiatique et journalistique. Jamais on ne
fait de comparaison raisonnée avec le passé. Les
immigrés actuels, quelles que soient les défiances
qu’ils rencontrent, ont affaire à une hostilité beaucoup plus faible que par le passé (celle que les
Italiens ou les Polonais ont dû subir par exemple,
sans parler des immigrants juifs, bien sûr).
Il apparaît surtout que l’intégration se poursuit
beaucoup trop lentement pour la temporalité de la
société de consommation et que l’effondrement du
mouvement ouvrier aggrave cette perception : il
semble ne plus exister la solution collective qui exigeait de la discipline et de la patience, mais qui
apportait plus sûrement des résultats que les ambitions individuelles (où pour un footballeur outrageusement riche, des millions d’individus font face à
un avenir uniformément gris).
Une question permet d’ailleurs de faire le départ
entre les revendications justifiées et celles qui sont
systématiquement outrancières : quelle serait la
situation des personnes concernées si elles étaient
encore dans leur pays d’origine ?
Enfin, il reste aussi cette remarque embarrassante
qu’aucun idéologue marxiste ou héritier du marxisme ne peut supporter : une immigration ne s’intègre
véritablement que lorsque son flux se tarit. Avant ce
terme, tout demeure dans l’incertitude...
E. Terray déclare ensuite que l’affaire du voile n’est
qu’une diversion et balaye d’un revers de main l’essentiel, à savoir qu’il est le lieu d’engagement d’un
affrontement beaucoup plus vaste. Là, aucune argumentation discursive ne peut venir à bout des
convictions, seul l’avenir (sans doute assez proche)
tranchera. Mais on sent passer sur ce point toute la
tension du problème : les islamistes représentent
une force assurément dérisoire à ce jour dans la
société française et leur recherche d’un rapport de
force ne peut que leur être tout à fait défavorable.
Sauf... si cet “islamo-gauchisme” (pour reprendre
un terme ironique qui se diffuse dans la Ligue des
droits de l’homme et au MRAP pour critiquer les
ténors d’un politiquement correct jusqu’au-boutiste)
parvenait à paralyser les réactions logiques et les
contre-mesures.
E. Terray peut bien railler ensuite les “principes”
tant proclamés et si peu ou si mal appliqués en
France, sa critique sonne faux : on le sent tellement
hostile à cette société qu’il paraît prêt à tout jeter par
dessus bord. Il fait penser à ces compagnons de
route du stalinisme (sans même parler de leurs
agents) auxquels leur hostilité sans retour vis-à-vis
des sociétés occidentales faisait tolérer des crimes
infiniment pires du côté de la Sibérie. Là encore,
cette humeur est aux antipodes de l’atmosphère qui
prévaut ouvertement dans la société française
depuis quelques mois, où l’on a une conscience
aiguë de ses défauts, mais où l’on ne veut pas les
aggraver encore, par dépit. Même l’argument
consistant à dire qu’il faut se concentrer sur les ques-
tions sociales manque l’état d’esprit de la population
qui pourrait se résumer en une phrase : « personne
n’oublie l’ampleur du chômage, mais s’il faut en plus se
coltiner l’islamisme... ».
Il est certain que l’évolution de l’opinion se fait au
détriment des défenseurs du voile, mais y voir une
preuve que l’hystérie est contagieuse amène à qualifier toute réaction de bon sens face à un problème
posé comme de “l’hystérie”. Il est naturel que sa discussion rallie peu à peu un grand nombre à une
solution particulière. Et cela ne démontre rien sur le
caractère “pathologique” ou non du processus.
E. Terray applique au fond un critère politique dont
il ne se prévaut pas, mais qui lui permet de classer ce
qui est “pathologique” et ce qui ne l’est pas. C’est là
sa version sophistiquée de l’anathème. A s’en tenir
aux symptômes formels qu’il décrit, il est pourtant
clair que deux autres moments récents de l’actualité
française se conforment beaucoup mieux au diagnostic d’une hystérie collective :
- la période entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2002, qui voit se développer une agitation désordonnée et aphone (le slogan le plus idiot vu sur une pancarte était : « il faut brûler Le Pen », comme s’il était un sorcier !), alors que la probabilité d’une victoire du FN était inexistante. Après une période d’émotion publique relayée à plaisir par les médias, la situation politique française demeure inchangée.
- La période qui précède et qui accompagne la
guerre américaine en Irak (février-mars 2003), où
l’orgueil français se trouve tout déconfit de
n’avoir pu dicter aux Américains ce qu’ils
devaient faire (et d’avoir été incapable de protéger l’allié de toujours, Saddam Hussein). Un
ouvrage, “La guerre à Outrances”, de Alain
Hertoghe, paru chez Calmann-Lévy, représente
une analyse condensée, chirurgicale, de l’immense bourrage de crâne que les médias français
(les grands journaux dans ce cas précis) ont mis
en œuvre en cette occasion, malgré les démentis
rapides et réguliers d’une situation qui leur
échappait tous les deux ou trois jours. L’absence
totale de bilan sur ces mensonges n’est pas due
au hasard : le journaliste en question a perdu son
emploi (au journal La Croix, épinglé en toute
impartialité dans cet ouvrage). Cela lui apprendra à faire un livre d’investigation à l’anglo-
saxonne.
Cette ponctuation de l’histoire française récente par de véritables mécanismes d’hystérie collective devrait retenir l’attention de tous ceux qui prétendent être attentifs à l ‘évolution concrète de cette société. Terray s’efforce d’évacuer une discussion que l’ensemble de la société attend, au lieu de s’interroger sur la portée des mécanismes inédits qui sont en cours.
Paris, le 10 février 2004
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