“Exploiter la marge de progression de l’élève”, “améliorer ses résultats”, “lui apprendre à réinvestir ses compétences”, “lui permettre de gagner 3,3 points de moyenne” — voici quelques expressions relevées dans la brochure publicitaire d’une célèbre société d’encadrement scolaire. L’efficacité de la méthode pédagogique semble d’ailleurs établie puisque le même document indique que “94 % des parents ont constaté que leurs enfants avaient fait des progrès”, “94 % des parents seraient prêts à nous recommander à un ami” et “87,6 % des parents qui font appel à nous pensent que nous proposons des enseignants de qualité”.
Les parents sont satisfaits, fort bien. Et les élèves, eux, sont-ils satisfaits ? Car la véritable question est là : sont-ils satisfaits que les années qui devraient constituer un temps autonome, un moment sacré et intouchable dévoué à leur formation personnelle, à leur découverte de la culture humaine, à l’épanouissement de leur sensibilité, ce temps qui devrait leur permettre de lentement découvrir qui ils sont, et en fonction de ce savoir acquis à pas comptés, d’élaborer leurs propres rêves et de s’appuyer sur leurs propres désirs pour décider du métier qu’ils voudraient faire... les élèves, dis-je, sont-ils satisfaits que l’on ait sacrifié le temps le plus précieux de leur vie pour en faire un vulgaire placement dont leur carrière devra n’être que la plus-value ?
Car le discours affiché par ces sociétés d’encadrement scolaire n’est rien d’autre que la traduction commerciale de ce que la plupart des familles attendent désormais des années d’éducation : la scolarité en est réduite à n’être plus qu’un investissement qui doit à tout prix être rentabilisé, valorisé. Concevoir l’enseignement ainsi est le meilleur moyen de démolir tout un système éducatif. Oublier que le temps scolaire doit exister, non pas comme un placement pour l’avenir, mais pour lui-même, gratuitement, sans aucune obsession du résultat, c’est oublier ce qui fonde un système éducatif digne de ce nom. Et cet oubli est le meilleur moyen de détruire les fondements progressistes sans lesquels la notion d’enseignement devient elle-même un non-sens. La position qu’une société permet à l’enseignant résume l’orientation politique de cette société : l’enseignant, c’est la politique. Ne jamais être rentable : telle est la position sur laquelle un enseignant ne doit céder à aucun prix. Car c’est bien le fait de ne pas céder sur une position qui finit par rendre la position possible, réalisable.
Si l’enseignant parvient à oublier le temps social, pour créer une suspension, un moment de sursis coupé de toute rentabilité, il y a une chance que se passe chez l’élève quelque chose d’imprévisible, quelque chose qui appartienne à l’élève seul. Mais cela suppose de naviguer à contre-courant de toute la demande sociale qui veut qu’on soit pressé par le temps — “le temps c’est de l’argent” — pour se poser, à l’inverse, comme quelqu’un qui refuse de répondre à une attente. Aussi un enseignant ne saurait être quelqu’un qui prépare à passer un concours ou un examen. Jamais le savoir qu’il transmet ne devrait être applicable de façon directe. Il faudrait que l’enseignant forme seulement l’élève, et que l’élève seul passe l’examen.
J’insiste sur cette idée d’élève seul : il faut que l’élève apprenne à retrouver la solitude sans laquelle tout enseignement devient intrusif, usurpation de son désir. Lorsque l’on enseigne, on est continuellement confronté au sempiternel problème de la validation des acquis : tout ce que je lui apprend, l’élève saura-t-il l’utiliser, l’exploiter, le moment venu, le jour du contrôle ou de l’examen ? — cette question, un enseignant ne devrait pas se la poser. C’est une question qui ne lui appartient pas, car elle appartient à l’élève seul. En effet, on peut tout à fait imaginer qu’un élève qui a suivi un cours extraordinaire sur la poésie décide de mettre à profit ce qu’il appris en rédigeant le commentaire d’un poème le jour du Bac. Mais on peut aussi très bien imaginer qu’il décide de ne pas passer le Bac et de devenir poète. Et dans ces deux cas, il faut avoir l’audace d’en conclure que le cours en question devait vraiment être réussi ! Réussi parce que l’enseignant avait eu le courage de ne pas prétendre savoir ce qui est bon pour l’élève à la place de l’élève.
En revanche, s’il sait d’avance de quelle façon son enseignement doit être rentabilisé, non seulement il usurpe le désir de l’élève, mais il fait subir aux connaissances qu’il transmet une torsion qui les prive de tout devenir. Or, nos méthodes d’enseignement nient totalement la solitude de l’élève. Elles empiètent sur son libre-arbitre. Elle nient que celui qui apprend doit ensuite se retrouver seul lorsqu’il est confronté au choix de savoir ce qu’il fera de ce qu’on lui a enseigné, lorsqu’il se posera la question “comment doit-je utiliser ce que j’ai appris ?” — et même la question plus fondamentale : “suis-je absolument contraint d’utiliser ce que j’ai appris ?”
Or, que sous-entendent les innombrables velléités politiques visant à évaluer les enseignants, à les rendre plus “compétitifs” en les notant en fonction des résultats de leurs élèves, à les mettre en concurrence avec leurs collègues ? Un enseignant ne saurait être mis en concurrence avec personne. Car si l’élève est seul, nécessairement l’enseignant aussi est seul. Lorsqu’il parle à ses élèves, quelle que soit la pédagogie dont il use, il doit rester absolument lui-même, il doit parler comme il aime parler, et surtout il doit pouvoir dire des choses que l’élève ne comprend pas, des choses encore trop hautes, trop complexes, anti-pédagogiques, non adaptées à l’élève — des choses que l’élève comprendra un jour, peut-être, éclairé par son expérience future. Bref : toute transmission digne de ce nom n’est jamais totalement recevable au moment même où elle est transmise (je parle évidemment ici des savoirs qui font la richesse de l’humain : littérature, philosophie, histoire, art, bref les humanités — je n’inclus pas dans ma réflexion les disciplines subalternes comme les matières scientifiques ou économiques).
S’il ne doit pas se soucier du délai dans lequel les niveaux les plus profonds de ce qu’il dit sera vraiment assimilé, l’enseignant doit encore moins se soucier du moment et de la façon dont les savoirs qu’il transmet seront utilisés, exploités, par l’élève. Prenons l’exemple de la philosophie. Apprendre la philosophie est une chose. Réussir la dissertation de philosophie au Baccalauréat en est une autre — une tout autre. Et il devrait y avoir entre les deux une distance tellement grande qu’on ne devrait jamais expliquer aux élèves comment réussir leurs dissertations pendant un cours de philosophie. Les cours de philosophie doivent servir à apprendre la philosophie, un point c’est tout. Et si l’élève a compris comment s’élabore un raisonnement philosophique, alors il sera capable — seul — d’en élaborer un le jour de l’épreuve.
Pourtant, on fait aujourd’hui exactement le contraire : on apprend à réussir l’épreuve, la philosophie n’étant que le support de cet apprentissage technique. On conditionne donc l’apprentissage de la philosophie à la réussite de l’épreuve. Les élèves passent ainsi leur année à naviguer entre un Bac blanc, un devoir sur table, un autre Bac blanc, et ainsi de suite jusqu’à l’épreuve finale. Tout le temps est en fait consacré à la préparation de ces épreuves qu’il faut réussir à tout prix, et l’enseignement des vastes problématiques traitées par les grands philosophes devient subordonné, tributaire de la prochaine épreuve qui n’est jamais loin.
La conséquence c’est qu’on n’apprend absolument plus la philosophie, on apprend “l’épreuve-de-philosophie”. On n’apprend plus la littérature, on apprend “l’épreuve-anticipée-de-français”. En définitive, on n’apprend plus les connaissances, on apprend seulement à les utiliser — autrement dit à faire semblant de les connaître. Il faut alors rectifier le programme des connaissances, pour n’enseigner que ce qui est directement exploitable. Ce faisant on inculque aux élèves une valeur très discutable et en tout cas peu compatible (pour ne pas dire radicalement adverse) avec tout enseignement digne de ce nom : ne vaut d’être appris que ce qui pourra être exploité. Une telle leçon, on peut en être certain, va marquer profondément les élèves, qui en tireront des conséquences bien au-delà de leurs années d’études. Car on les enjoint ainsi à graver en eux cette “règle d’or” : ce qui est vraiment important se limite à ce qui est rentable.
Ainsi, à travers de multiples matières, on ne leur inculque finalement les valeurs que d’une seule : l’économie. Cela tombe bien ! c’est justement celle-là qui gouverne tyranniquement le monde dans lequel ils vivent. Dans la vision économique des choses, tout trouve un sens relativement au bénéfice qu’on en retire, et un seul mode d’appréciation doit toujours prévaloir : rien ne vaut quelque chose en soi, il n’y a que des fins et des moyens. Et comme seules les fins comptent, les moyens peuvent bien être méprisés pour ce qu’ils sont. Or, cette façon de penser est l’exacte antithèse de l’enseignement des humanités. Pour les humanités, ce que l’on considère comme des moyens sont en réalité des fins. On n’étudie pas un sonnet de Ronsard comme l’un des nombreux passe-droits qui conduisent à un poste d’encadrement bien payé. Ronsard ne se laisse pas approcher par des mains aussi grossières. On étudie un sonnet de Ronsard pour le sonnet de Ronsard. Et même, pourrait-on ajouter, le seul critère qui garantit que le sonnet a été vraiment “acquis” (c’est-à-dire fait sien par l’élève) c’est qu’il n’a été étudié que pour lui-même, de façon totalement désintéressée. Si c’est le cas, l’élève sera alors absolument capable de rédiger une parfaite dissertation sur le sujet. Mais cette dissertation vient toujours ensuite. Dès qu’elle conditionne l’étude du sonnet, c’est perdu. Car cette dissertation n’a rien à voir avec le sonnet en question — et la pire des méthodes serait d’enseigner le sonnet comme une préparation à ce futur exercice.
Quand je défends un apprentissage totalement désintéressé, je sais sur quoi je parie. Je parie sur le fait qu’un acte totalement désintéressé est possible. Oui, je parie sur le fait qu’on se cultive pour l’amour de l’art, des lettres, de la philosophie, et non pas seulement pour se distinguer socialement, non pas pour accumuler du capital culturel susceptible d’être reconverti en capital économique. Je vais même plus loin : je parie que ce que nous appelons « notre âme » est une création politique qu’il faut nourrir, qui demande à être nourrie. Et qu’on a sciemment cessé de la nourrir pour la faire mourir parce que son existence était un scandale incompatible avec la conception économique et rentable de l’homme, conception exigée par le capitalisme — aussi bien que par le socialisme tel qu’il a été conçu jusqu’à présent. Comme seul l’enseignement avait le pouvoir de changer la société pour le meilleur, on s’est chargé de faire en sorte qu’il change effectivement la société. Mais pour le pire. Car les ennemis de tout progrès ont parfaitement compris, eux, que l’enseignant, c’est la politique.
Gilles D’Elia
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