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5 – Marcuse, ombres et lumières
De Marcuse, j’ai surtout retenu Éros et Civilisation. Mais c’est que dans son œuvre ultérieure, l’Inconscient n’y joue plus guère de rôle.
Dans le Marxisme Soviétique, à la différence de Reich, seuls les facteurs économiques et les jeux de force internationaux sont censés expliquer l’évolution politique et la distribution du pouvoir en Russie depuis la révolution de 1917. Les facteurs psychologiques ne sont pas même envisagés.
Dans L’Homme Unidimensionnel, la psyche n’est plus qu’une cire molle où vient s’imprimer le cachet social. Mais si, comme parait le croire Marcuse, les diverses manipulations technopsychologiques parviennent à rendre l’homme uni-dimensionnel, c’est-à-dire à le transformer en animal social ayant perdu toute capacité de critique et de résistance et parfaitement adapté à une société mystifiante, c’est bien alors qu’en dernière analyse la psyche n’a pas d’existence, à tout le moins, pour une part autonome et organique au sens où nous l’avons défini. Singulière faiblesse conceptuelle en ce cas que de fonder tout un système sur l’indignation éthique, la révolte morale contre les aliénations, sans jamais s’interroger sur l’origine des valeurs au nom desquelles la lutte est menée. Au nom de quoi, pour un esprit matérialiste, défendre l’homme contre la société si l’homme est seulement une émanation de cette société ?
Certains marxistes ou marxologues contemporains s’opposent à ce monisme par lequel l’anthropologie serait immédiatement réductible à la sociologie. Citons par exemple le théoricien polonais Adam Schaff :
« Mais quel est donc le mécanisme de l’influence de la base sur la superstructure ? A cela nous ne savons pas répondre avec précision. Le chaînon manquant ici, c’est l’homme, le milieu humain dans lequel des impulsions données venant de la base sociale provoquent l’apparition ou bien la modification d’une conscience donnée (...). Il est aujourd’hui bien notoire que la psychologie est le talon d’Achille des recherches marxistes dans les domaines sociaux. La genèse de ce fait réside entre autre sans doute dans la conception simpliste des relations base-superstructure qui semblait éliminer l’intermédiaire du facteur psychologique [1]. »
J’ai essayé de montrer les aspects critiquables ou irrecevables de l’œuvre de Marcuse pour un psychanalyste. Irrecevables non pas tant dans sa conception sociogénétique stricte et il peut, comme nous l’avons montré dans la première partie de cet Essai, s’appuyer sur les ambiguïtés, voire les contradictions de Freud en ce domaine, dont il ne fait que pousser à lent plus extrêmes conséquences certaines positions théoriques. Mais irrecevables dans cet essai d’annulation du conflit œdipien et de valorisation des pulsions partielles chez l’adulte, essai que je crois être parvenu à mettre en évidence dans son œuvre.
L’œuvre de Marcuse présente pourtant un intérêt indéniable.
Cet intérêt réside d’abord, et cela a été souvent dit, dans la dénonciation du danger que les développements technoscientifiques font courir aux valeurs humaines. Ce disant, il reprend souvent mot pour mot, et avec la même indignation éthique [2], les critiques adressées par le jeune Marx à la Société industrielle dans les Manuscrits Parisiens de 1844 — critiques qui, ainsi qu’on le sait, furent reprises par bien d’autres auteurs depuis.
L’intérêt de Marcuse provient ensuite de ce qu’il a su redonner vigueur à la problématique des rapports entre Psychanalyse et Socio-histoire, problématique dont l’éclat avait bien pâli depuis les années de l’avant-guerre.
II a su, encore, donner une importance majeure à l’éventualité bien réelle d’une disparition de l’espèce humaine au cours des prochaines années dans un conflit atomique. Cette éventualité que, au sein de mouvement psychanalytique, Franco Fornari a voulu, lui aussi, envisager [3].
Enfin, Marcuse a constamment insisté sur les possibilités techniques qui existent aujourd’hui, d’émanciper humainement la vie des hommes. Encore, comme nous rayons dit, conviendrait-il de s’interroger sur ce qu’est l’homme ? Mais il est indéniable qu’il existe un contraste entre le possible et le réel : à savoir dans la réalité un énorme gaspillage humain et technique — la « civilisation du gadgets » — et l’utilisation de la science et des richesses naturelles à des fins destructrices et qui risquent même d’amener l’annihilation de l’espèce humaine. Peut-être ici Marcuse complète-t-il Freud qui avait insisté dans Malaise dans la Civilisation sur l’escalade parallèle de la répression instinctuelle par la société et de l’agressivité inconsciente des individus contre l’autorité sociale. Le point de rupture ne serait-il pas atteint lorsque l’écart devient par trop manifeste entre le réel — la misère psychologique, la menace de destruction — et le possible ? Mais plus encore qu’entre réel et possible, l’effet de contraste n’est-il pas encore plus saisissant entre les deux termes du possible, tous deux, notons-le bien, portés par les réalisations scientifiques. D’un côté, le possible de l’annihilation atomique, de l’autre l’illusion d’un possible paradis terrestre : l’illusion d’un « tout est possible ». Nous reviendrons sur ce point dans la dernière partie de cet Essai.
Comment comprendre qu’un homme de culture comme Marcuse dont on ne peut suspecter les hautes exigences éthiques conscientes plusieurs fois affirmées dans Éros et Civilisation en vienne à se placer sur les positions idéologiques que nous avons définies ?
Un élément de réponse pourrait être celui-ci :
A plusieurs reprises Marcuse pressent, mais pressent seulement, qu’une réflexion sur le conflit individu-société devrait passer par un approfondissement des recherches théoriques sur le Narcissisme [4].
Deux notions fondamentales sont en effet pratiquement inconnues de lui, ou non utilisées par lui : celle de Narcissisme secondaire, succédant aux identifications secondaires, et celle d’Idéal du Moi, comme instance héritière du Narcissisme archaïque, amie le dépassement du conflit œdipien.
Car ce dépassement serait de valeur bien limitée s’il se limitait seulement à introduire une instance répressive à l’intérieur du Moi. En réalité, ce dépassement consiste aussi, et surtout, en un recouvrement par le sujet de son amour de soi après l’immense détour par le monde extérieur opéré depuis le clivage du Moi-Tout en sujet et en objet ; mais d’un amour de soi qui a pris maintenant une forme hautement élaborée. Si le Moi Idéal archaïque était le représentant des séquelles du Moi-Tout dans ses exigences d’absolu, l’Idéal du Moi post-œdipien est le représentant, lui, des Valeurs éthiques.
Pour Marcuse, le conflit œdipien avec le père aboutit à la constitution d’une, et d’une seule, instance : le Surmoi répressif. Nulle part, dans Éros et Civilisation, il n’est question de l’idéal du Moi.
Le raisonnement de Marcuse parait être alors celui-ci : si le conflit œdipien avec le père n’aboutit qu’à une répression instinctuelle et, dans le meilleur des cas, à la formation du Surmoi, refusons globalement – ne serait-ce qu’en fantasme — et le conflit et le Père.
Toute élucidation du conflit individu-société nous paraît donc passer par un approfondissement théorique du concept de Narcissisme.
Rappelons que Freud commença à développer ce concept (dans Pour introduire le Narcissisme), puis y renonça finalement au profit de sa troisième théorie des Instincts (Instinct de vie et Instinct de mort). L’article sur le Narcissisme qui essayait de conceptualiser une deuxième théorie des. Instincts n’eut pas de suite. Rappelons également, nous l’avons déjà signalé à maintes reprises, ce fait essentiel qui parait avoir échappé à Marcuse : alors qu’il avait définitivement adopté en 1929 sa troisième théorie des Instincts, Freud dans Malaise dans la Civilisation ne fait pas dépendre l’issue du conflit individu-société de la lutte entre Instinct de vie et Instinct de mort, mais d’une « discorde intestine dans l’économie libidinale comparable à la lutte pour la répartition de celle-ci entre le Moi et les objets » [5] — de la lutte, donc, entre les investissements respectifs de la libido objectale et de la libido narcissique.
Disons un mot pour terminer à propos de ce que nous avons décrit, dans la Révolte contre le Père sous le terme d’Idéal technologique.
Nous entendons par là l’introduction à l’intérieur de l’appareil psychique – au niveau du Moi et pouvant entrer en compétition avec l’Idéal du Moi post-œdipien – d’un Idéal qui est celui du rapport au monde par le travail à l’intérieur de chaque civilisation. Une économie fondée sur l’élevage introduit certaines particularités dans le caractère d’un peuple, qui ne seront pas les mêmes que dans une civilisation de la Machine. Il nous semble qu’il existe, au sein de la civilisation industrielle, une lutte entre un idéal technologique de plus en plus puissant et un Idéal du Moi de plus en plus lésé ; les composantes les plus élaborées de ce dernier une fois détruites, le narcissisme humain est contraint par ce que nous avons nommé des « techniques contre-limitatives », de se donner des satisfactions régressives : le Moi-Tout à la place de l’Idéal du Moi, l’Absolu à la place des Valeurs.
Mais ces techniques contre-limitatives sapent la société, contrainte, sous peine d’éclatement et d’explosion, de les laisser se développer : jeux, drogues, alcool ; agressivité archaïque : criminalité, délinquance, hécatombes routières, etc. L’homme n’est jamais uni-dimensionnel pour un psychanalyste — le conflit intra-psychique est éternel, et qui dit conflit dit deux termes — et il existe au sein de notre société industrielle soit une frustration des éléments les plus élaborés de l’Idéal du Moi, soit un facteur de négation de cette société lorsque cet Idéal du Moi a régressé en Moi idéal archaïque.
Bien plutôt qu’au niveau d’une lutte de classes qui n’est que simple reflet des forces en présence, le conflit actuel au sein des sociétés nous parait se situer entre d’une part les Valeurs et d’autre part une puissance étrangère dominant l’homme et introduite au sein même de sa psyche, puissance liée au développement industriel et technique. Lorsqu’on dit que l’outil a échappé à la main de l’homme [6] et suit son propre développement autonome, on risque fort d’être mal compris. Que serait l’outil sans l’homme ? Et pourtant il nous parait que l’outil, création de l’homme, se sert à présent de l’homme pour inventer de nouveaux outils. Un lieu commun tel que « on n’arrête pas le progrès » possède son poids de vérité. Imagine-t-on un accord universel par lequel on déciderait d’arrêter le progrès technique au point atteint, de ne plus inventer aucun outil, aucune machine, aucun procédé nouveaux ? Un tel accord est impensable, et s’opérerait d’ailleurs au détriment des sciences les plus utiles à l’humanité (médecine, etc.). Nous sommes engagés dans une course où l’outil, la machine, imposent leurs exigences, déplaçant les populations an nom de la concentration industrielle nécessaire, modifiant le milieu naturel soit à cause des besoins de matière première, soit en raison du rejet des déchets industriels, etc [7].
Quant à la puissance propre de l’outil, on trouverait de nombreuses citations dans l’œuvre de Marx qui en témoignent.
Depuis le fameux :
« Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent la manière de gagner leur vie, ils changent tons leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel » [8]
_ jusqu’à :
« La machine prend avantage de la faiblesse de l’homme pour réduire l’homme à l’état de machine [9]. »
Il est intéressant de noter qu’en dehors sans doute de toute lecture de Marx, Freud en vint à une formulation semblable :
« (...) le fait que l’homme devient toujours davantage mettre des éléments a sur les rapports sociaux des répercussions croissantes. Les hommes mettent au service de leur besoin d’agression leurs nouvelles conquêtes scientifiques, dont ils se servent pour se combattre les uns les autres. La découverte des métaux, du bronze, du fer a provoqué la fin de certaines époques de la civilisation et la chute de leurs institutions sociales. Je crois vraiment que la poudre et les armes à feu ont tué ta chevalerie et la noblesse (...). Peut-être même la crise économique actuelle qui a succédé à la guerre est-elle une conséquence de notre dernière et magnifique victoire sur les éléments : la conquête de l’air (...). (...) quand, en pleine période de paix et sans autre but que celui de faire des essais, un zeppelin survola Londres, la guerre contre l’Allemagne devint fatale (..). (...) mon but était seulement de vous faire observer que si l’homme subjugue la nature, cette maîtrise influence nécessairement les institutions économiques [10]. »
Nous voulions simplement indiquer à cette place l’importance de ce facteur technique se développant en quelque sorte « en roue libre » une fois qu’il eut pris son départ, véritable puissance autonome contraignant au changement les institutions sociales et politiques.
Les deux termes du processus de civilisation nous paraissent être d’une part la « nature humaine », telle que nous ayons essayé d’en reconnaître les éléments, et d’autre part, la puissance autonome de la technique.
Une pareille perspective nous conduira ultérieurement, nous l’espérons, à de nouveaux développements qui ne trouveraient pas leur place dans cet Essai.
Notons pour terminer qu’une question assez proche de notre formulation fut posée à Marcuse lors des débats de l’Université libre de Berlin-Ouest en juillet 1987. Transcrivons-la en son entier :
« (...) peut-on espérer, dans l’état actuel des forces productives, dans la situation de gaspillage systématique, fonctionnel, physique, de capital, ranimer chez les ouvriers la conscience de classe ? Ou bien nous trouvons-nous en présence d’un processus historique dans lequel ce n’est plus la révolution prolétarienne qui est à l’ordre du jour, mais la révolution humaine ?
Ce qui voudrait dire alors que nous devrions considérer l’ensemble des populations métropolitaines comme potentiellement révolutionnaires : le développement des forces de production ayant démis de ses fonctions la classe capitaliste aurait délégué les fonctions capitalistes aux non-capitalistes ; l’antagonisme entre le capital et le travail salarié ne correspondrait plus à l’antagonisme entre la classe prolétarienne et capitaliste, mais se jouerait désormais comme le décrit Marx dans Misère de la Philosophie entre la force (vivante) de travail et la force (autonome) de production soustraite au travail humain, et que maintenant nous devrions nous employer à reconquérir. Ainsi la révolution future aurait perdu son caractère prolétarien, une classe faisant son salut pour toutes les autres, pour devenir la révolution humaine universelle, contre le système [11] ».
A cette question Herbert Marcuse ne répondit pas.
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