Le message coranique diffusé et imposé par le prophète Muhammad est essentiellement fondé sur le critère de la foi. C’est avant tout sur la justesse de leur foi monothéiste que les bienheureux seront récompensés dans l’au-delà. Les Musulmans ayant commis des péchés très graves pourront passer quelque temps en enfer mais, aurait affirmé le Prophète lui-même, « sortira de l’enfer celui qui dira ’’il n’est d’autre divinité que Dieu’’ et qui aura dans son cœur le poids d’un grain d’orge de bien » [1]. Inversement, c’est en premier lieu à cause de leur mécréance que les réprouvés seront damnés. Mais cette mécréance, ce « mal croire » dénoncé dans le Coran ne correspond pas à de l’athéisme au sens moderne du terme. Il peut s’agir de deux attitudes distinctes. La première correspond à l’idolâtrie polythéiste, et revient à associer au Dieu créateur des divinités secondaires, supposées plus accessibles aux requêtes et proches des destins individuels. La seconde – qui nous intéresse ici – est désignée comme la conviction que les processus terrestres sont simplement déterminés par le dahr. Le dahr, c’est le temps infini, impersonnel qui se déroule et gouverne l’univers selon un flux inexorable. Certains Arabes de l’antéislam voyaient vraisemblablement les événements se déroulant sur terre comme autant de résultats de déterminismes immanents au monde. Ils ne niaient sans doute pas l’existence d’une divinité en tant qu’origine première des choses et du temps, mais devaient la concevoir comme indifférente au destin des humains. En ce sens, ils prenaient le contre-pied exact du message coranique, qui proclamait une intention et une intervention divines constantes dans les affaires des hommes ; ils refusaient en particulier le dogme de la résurrection des morts, central dans la prédication coranique. « (Les impies) disent : nous n’avons à nous que cette vie d’ici-bas. Nous vivons et nous mourons, et seul le temps (dahr) nous fait périr… Mais de cela ils n’ont aucune science, ils se bornent à conjecturer » (Coran XLV 24).
Dans les siècles qui suivirent la diffusion de l’Islam et la consolidation de sa pensée théologique, maints esprits libres s’attaquèrent au dogme révélé. Si les pouvoirs musulmans respectaient la présence de communautés juives et chrétiennes, conformément aux prescriptions de la Loi issue du Coran, il se montrèrent plus rigoureux et par moments implacables envers toutes sortes de courants « déviants » regroupés sous terme générique de zindîq : manichéens et dualistes en tout genre, ultra-chiites, anomistes etc. A partir de 783, un tribunal consacré spécialement au jugement des zindîq-s fut mis en place. La censure effaça la plus grande partie des œuvres de ces « mal-pensants », mais nous pouvons nous faire une petite idée des débats en cause grâce précisément aux écrits de leurs adversaires. Les textes les concernant que les apologistes et hérésiographes de l’Islam dominant ont laissés révèlent l’importance du danger de mécréance à cette époque, et nous fournit les lignes dominantes des oppositions doctrinales. Nous pouvons regrouper l’ensemble des écrivains et/ou courants zindîq-s en trois attitudes principales venant à l’occasion converger chez tel ou tel personnage :
1) Les partisans du dahr, héritiers en quelque sorte des premiers opposants à la prédication coranique dont nous parlions à l’instant, mais dotés d’une argumentation enrichie par l’apport de la philosophie hellénique. Ils refusaient l’idée d’un commencement et d’une fin de l’univers ; par voie de conséquence, ils niaient d’une façon ou d’une autres les dogmes de la création du monde dans le temps, de sa fin, de la nouvelle création et de la Résurrection. Ils considéraient qu’il n’y avait de science que fondée sur le sensible. Les événements du monde sublunaire se déroulent d’après eux selon un déterminisme – astral le plus souvent – dans lequel Dieu n’intervient pas. Il est difficile de placer des noms précis sur cette tendance, mais la teneur des traités d’hérésiographie comme ceux de Shahrastânî laissent supposer que des débats contradictoires eurent bel et bien lieu à propos de leurs thèses [2]. En fait, plus qu’un groupe constitué, nous aurions affaire là à des idées opposées au dogme révélé, issues de l’antiquité grecque, apparaissant sous des formes diverses. Les théologiens sunnites – comme Ghazâlî, pour ne citer que le plus célèbre d’entre eux – ont parfois accusé les philosophes hellénisants (Farabi, Avicenne notamment) de vouloir défendre l’idée d’éternité du monde, et donc de finir par échouer dans l’égarement des partisans du dahr.
2) D’autres auteurs attaquaient peu ou prou la validité des missions prophétiques. Ainsi Ibn al-Râwandî (IX° siècle) rédigea-t-il un Livre de l’Emeraude – pierre ayant la réputation d’aveugler les vipères, la vipère symbolisant ici la Loi religieuse – attaquant les religions prophétiques. Il s’y gaussait des contradictions du Texte sacré dont il niait la beauté jugée inimitable par les croyants, dénonçait l’absurdité des rituels et l’invraisemblance des miracles rapportés dans les Textes révélés et les traditions prophétiques. Les prophètes n’étaient guère pour lui que l’équivalent de magiciens ou de sorciers. Le plus précieux don accordé par Dieu aux hommes, c’est ici la raison et rien d’autre. Il avait eu beau placer ces opinions blasphématoires dans la bouche de « brahmanes » assez hypothétiques il est vrai, le lectorat musulman ne s’y trompa pas et son œuvre donna lieu à de multiples réfutations [3].
Le médecin et philosophe Abû Bakr al-Râzî (Rhazès, m. en 935) stigmatisait lui aussi l’imposture des prophètes, dont les messages exploitaient la crédulité des esprits faibles, suscitaient des guerres entre les hommes et avilissaient les intelligences. Il vaudrait bien mieux, selon lui, se consacrer à l’étude des ouvrages de philosophie et de science plutôt qu’aux dangereuses inepties des textes prétendument révélés. En effet, tous les hommes ont reçu de la part de Dieu une faculté universelle leur permettant d’accéder à la vérité, à savoir la raison, et n’ont nul besoin du savoir supposé supérieur des prophètes. Ceux-ci, agités par leurs propres passions et non délivrés des attaches mondaines comme le sont les philosophes, ne peuvent guère être proposés comme modèle pour les autres hommes. Certes, répond-il à ses contradicteurs, les philosophes sont en désaccord entre eux ; mais c’est là le signe de leur indépendance d’esprit. Ils ne suivent pas servilement les enseignements de leurs grands prédécesseurs, mais s’efforcent de réfléchir à l’aide de leurs propres facultés. En ce sens, une pensée originale même modeste permet à un esprit de se libérer ne fût-ce qu’un peu du plus avilissant des esclavages, celui de l’ignorance.
Les rituels musulmans ont été raillés par d’autres esprits forts dont quelques fragments épars seuls nous sont parvenus. Ainsi ces vers de Thughûrî se moquant des pèlerins musulmans à La Mecque :
« Je m’étonne des Juifs et de leur Dieu qui se réjouit du sang versé (…)
et des gens qui viennent des pays lointains pour se raser le crâne et embrasser une pierre ».
Mentionnons également le pamphlet contre « les trois imposteurs », à savoir Moïse qui défia par de la prestigiditation le maître incontestable de son époque qu’était Pharaon, Jésus qui affirma aux Juifs qu’il n’abolirait pas leur Loi pour finalement faire le contraire en supprimant le sabbat, Muhammad qui, interrogé sur la nature de l’Esprit, ne sut que répondre et finit par dire « L’Esprit vient de l’ordre de mon Seigneur » (Coran XVII 87). Le pape Grégoire IX accusa l’empereur Frédéric II d’en être l’auteur, mais il est certainement d’origine islamique et date sans doute du X° siècle. Il est peut-être issu des milieux carmates [4], mais sut se répandre jusqu’à parvenir en Europe latine.
Il est peu probable que l’on puisse trouver parmi tous ces auteurs des profils de véritables athées au sens moderne du terme. Certes, leurs détracteurs accuseront certains d’entre eux de douter de l’existence même d’une divinité. Ainsi prête-t-on à Ibn Abî al-‘Awjâ’, arabe de l’aristocratie et néanmoins modèle par excellence en blasphème et en hérésie crypto-manichéenne exécuté en 772, le questionnement suivant adressé à un croyant :
« En disant « Dieu », tu te réfères à un absent. S’il existe vraiment, pourquoi ne se manifeste-t-il pas à ses créatures pour les appeler directement à son culte ; de la sorte, il n’y aurait pas désaccord entre les croyants à son sujet. Pourquoi ne se laisse-t-il pas voir et se contente-t-il d’envoyer des messagers ? S’il traitait directement avec les humains, il serait plus facile de croire à son existence ».
Il semble toutefois que les hérésiographes aient nettement accentué le doute qu’ils prêtaient à de tels libre-penseurs [5]. En fait, ces derniers dénonçaient surtout la religion révélée de type prophétique : aussi les appelait-on selon les cas « négateurs », mulhid-s, ou encore zindîq-s, terme déjà évoqué plus haut désignant à l’origine les Manichéens puis tous les libre-penseurs de façon globale. Si le rapport au manichéisme est parfois très hypothétique, le fait est que leur argumentation posait en termes parfois virulents la question du mal : comment ce Dieu unique sage a-t-il pu créer et ordonner un monde si imparfait, dur, cruel, où il tourmente ses créatures par des maladies et des destructions ? Comment ce tout-puissant a-t-il tant de mal à imposer sa volonté aux hommes, à Satan ? Mais il arrivait à ces zindîq-s de fonder leur pensée sur des présupposés métaphysiques parfois très spiritualistes, de type philosophique (Abû Bakr Râzî) ou mystique–panthéiste (les Carmates).
3) Un troisième courant enfin pourrait être qualifié de sceptique et hédoniste. Ses partisans n’élaborèrent pas de doctrine construite niant le donné révélé ; ils se bornaient à professer un doute général, à persifler sur une religion « qui vous demande de donner vos biens au comptant en vous promettant une remboursement à crédit », surtout pour exhorter lecteurs ou auditeurs à profiter du plaisir advenant au moment présent, qu’il soit licite ou non au regard de la Loi. L’ironie provocatrice opposant au credo musulman « je témoigne qu’il n’y a de divinité que Dieu » la déclaration « je témoigne seulement de ce que mes yeux ont vu » vise plus à la dérision qu’à la défense d’un système de pensée. Ce genre d’ironie accompagnait souvent les nuits de plaisir (musique, vin, prostitution) et s’y exprimait généralement en poèmes érotiques licencieux et bacchiques. Apostrophé par un de ses cousins qui se scandalisait de son inconduite blasphématoire, le prince omeyyade Walîd ibn Yazîd répondit par un vers : « O toi qui t’enquiers de notre religion, (sache que c’est) boire le vin sec ou coupé, chaud quelquefois et quelquefois tiède ». Pour le poète Wâliba ibn Hubâb (m. 777) ;
« La vie ne réside que dans le vin et les baisers
dans la poursuite d’une gazelle novice
a qui l’on demande ce qui est illicite »
Un bon exemple, plus tardif, de cette tendance est représenté par la poésie attribuée à Omar Khayyâm. On ne sait pas si le célèbre mathématicien et astronome persan (m. 1123) a réellement écrit de la poésie ; il est vraisemblable que la plus grande partie des quatrains qui lui sont attribués ont été composée ultérieurement par des anonymes, mais cela donne plus de valeur encore à cette émanation de toute une vox populi chantant par ce biais son scepticisme quant à la vie future, et surtout son amour pour les plaisirs de la vie terrestre, pour le vin notamment. Car c’est le plaisir qui guide la vie :
« Boire du vin, être joyeux, c’est là ma manière d’être – ne pas me soucier de l’impiété ni de la religion, voilà ma religion
J’ai demandé au bas-monde, cette fiancée : quelle est ton douaire ? – elle répondit : mon douaire est un cœur joyeux ».
Par provocation, la poésie khayyâmienne ironise sur la transgression qu’elle encourage :
« O pieuses gens, pourquoi me blâmez-vous ? Je n’ai pourtant pas commis d’autre péché que d’être ivrogne, pédéraste et adultère ! ».
Omniprésente ici, l’évocation d’une mort qui ne sera sans doute pas suivie de résurrection suscite cependant une attitude de stoïcisme :
« Ne va pas croire que je craigne le monde, ou que j’aie peur de mourir
La mort est une réalité, je n’ai rien à craindre d’elle. Ce que je crains, c’est de ne pas avoir assez bien vécu ».
Parfois, ses vers ont une portée franchement blasphématoire. S’adressant à ce Dieu qui place les hommes dans un monde de misère, rempli de tentations, pour ensuite leur interdire le plaisir du vin, le poète conclut : « Ma parole, Seigneur, ne serait-ce pas Toi qui es ivre ? »
Nous avons séparé ces trois attitudes pour la commodité de l’exposé. Mais il va de soi que la position de certains de ces écrivains libre-penseurs a pu relever en fait de deux ou des trois visions du monde évoquées plus haut. Notons aussi que si certains de ces auteurs furent poursuivis par les autorités politiques, plusieurs autres ne furent pas inquiétés outre mesure et moururent dans leur lit de mort naturelle. La capacité de tolérance de ces courants déviants était finalement importante au Moyen Age, plus peut-être que dans bien des sociétés musulmanes contemporaines.
Dans le monde musulman contemporain précisément, l’athéisme au sens strict a bien sûr été connu depuis les débuts de l’époque coloniale. Les idées des libre-penseurs de la Révolution Française furent diffusées, et connurent des adeptes. Mustafa Kemal, le fondateur de la Turquie moderne, est un bon exemple d’une telle attitude catégoriquement anti-religieuse [6]. Un athéisme stricto sensu se fit connaître, notamment dans sa version marxiste. Il demeure toutefois une position philosophique rare, même chez les intellectuels formés « à l’occidentale » et non pratiquants. Il est frappant de constater que les principaux auteurs arabes ouvertement athées connus sont d’origine chrétienne ou juive. La pression sociale interdit certes la manifestation publique de convictions aussi ouvertement opposées au dogme musulman. Les termes mulhid ou zindîq retentissent actuellement comme des insultes : canaille, voyou. Mais au niveau individuel et privé également, les professions de non-foi restent exceptionnelles, en terre d’Islam comme dans les communautés de l’émigration. Sans doute l’exigence de foi est-elle devenue tellement intriquée dans la culture musulmane, qu’une position athée reviendrait à nier ses propres racines, sa propre identité culturelle. L’imprégnation de l’athéisme dans les sociétés musulmanes dominées par les régimes communistes en Europe ou en Asie semble être restée superficielle. A tout le moins peut-on constater que les Musulmans non pratiquants et au fond hostiles aux croyances traditionnelles préfèrent se situer « à côté » de la question de la foi et non « contre » elle, ou encore dans une indifférence calculée à son égard.
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