Orientalisme et crise de la culture arabe contemporaine (1/3)

mardi 13 janvier 2015
par  LieuxCommuns

Chapitre 7 du livre de Fouad Zakariya, « Laîcité ou islamisme. Les arabes à l’heure du choix », (Ed. La Découverte / Al-Fikr, Paris / Le Caire, 1991) paru sous forme d’article en juillet 1986 dans la revue « Fikr » n°10 sous le titre « Naqd al-istishrâq wa-azmat al-thaqâfa al-’arabiyya al-mu’âsira ».

On lira du même auteur Les racines culturelles du sous-développement intellectuel arabe.


Ce texte de Fouad Zakariya pourrait paraître daté – il est tout au contraire d’une brûlante actualité : l’accusation d’« islamophobie », qui tend progressivement à doubler invraisemblablement celle de « racisme », se place dans la stricte continuité de celle d’« orientalisme », et vise à discréditer quiconque ne se satisfait pas de l’offensive mondiale que livre le troisième monothéisme dans quatre continents sur cinq.

Le terme d’« orientalisme » a eu son heure de gloire : ce sont les discours multiformes, des plus lucides aux plus folkloriques qu’à tenu l’Occident pendant des siècles sur l’Orient, et particulièrement sur le monde arabo-musulman. La manipulation de ce thème est devenu un enjeu politique important après l’échec des décolonisations arabes, principalement par l’entremise d’Edward Saïd qui a prétendu en montrer l’infâmie dans son best-seller éponyme (L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident), avec un succès en Europe et aux États-Unis difficilement compréhensible – n’était-ce les modes des intelligencias.
F. Zakaryia, égyptien armé d’un solide bon sens, démonte cette interminable supercherie politico-intellectuelle de manière magistrale : il pose notamment, à rebours, que la malhonnêteté fondamentale de la démarche d’ E. Saïd ne peut s’expliquer que par son enracinement dans une posture éminemment religieuse qui ne vise ni la vérité ni la réalité, mais bien une défense aveugle et irrationnelle de la culture arabo-musulmane, elle-même allègrement confondue avec l’islam, non seulement contre les regards « étrangers » mais surtout et avant tout contre toute critique interne.
L’auteur décelait dans les années 80 les prodromes de la déferlante islamiste qui allait balayer le monde arabe, et même musulman, et toutes ses périphéries. Mais il lui était encore impensable d’imaginer la régression qui allait suivre et reléguer E. Saïd lui-même (d’ailleurs d’origine chrétienne) au rang de dhimmis prétendant faire œuvre de science sociale mais servant finalement une cause religieuse qui n’était pas la sienne. Ceux qui lui ont emboîté le pas ont prétendu poursuivre sa démarche en fondant ce qu’il est aujourd’hui convenu de rassembler sous le terme très chic de « post-colonial studies » – et qu’il faudrait plutôt nommer « pseudo-colonial pseudo-studies » si l’on s’en tenait à de vétustes critères de travail universitaire. Ils se retrouvent dans la même situation : ils traitent d’« islamophobe » (traduction française d’« ennemi de l’islam » depuis l’usage inauguré par les ayatollahs iraniens) la moindre interrogation malvenue, préférant ignorer que d’autres s’en servent contre leurs pairs pour peu qu’ils n’accompagnent pas la surenchère à laquelle se livre les extrêmes-droites musulmanes.

Les thèses de F. Zakaryia, qui n’ont jamais reçues à notre connaissance de réponse digne de ce nom, montrent parfaitement que l’accusation d’« islamophobie » n’est que la défense symptomatique et belliqueuse d’une culture qui peine à sortir de son hétéronomie religieuse millénaire, et choisit même depuis trente ans de s’y adonner passionnément plutôt que de rompre avec un des pires systèmes d’oppressions inventés par l’humanité.

Que cette démonstration ait été faite par un philosophe qui s’en est lui-même arraché, non sans mal nous suggère-t-il, est le signe que ce qui est a combattre n’est ni une origine, ni un atavisme mais bien un projet et un choix individuel autant que collectif, et dont chacun a à répondre en son nom devant l’histoire.


L’orientalisme est depuis longtemps l’objet, dans le monde arabo-musulman, d’une critique de nature reli­gieuse qui entreprend de défendre l’islam contre l’image diffamatoire qu’en donnent maints écrits orientalistes, mais confond souvent dans un même opprobre orienta­listes, athées et ennemis de la nation arabe. Cette criti­que est si classique que l’expression « mensonges et calomnies des orientalistes et des athées » est devenue dans nos pays un lieu commun. Certains de ces critiques reli­gieux ont bien saisi que l’orientaliste agissait de concert avec le colonisateur, c’est-à-dire ont pris conscience de la dimension politique de la question de l’orientalisme, mais cette dimension est toujours restée au second plan. Pour eux, la vérité première demeurait que ces orienta­listes étaient les complices d’un vaste complot visant à dénigrer l’islam, dénaturer ses dogmes et semer le doute dans l’esprit des musulmans, complot perçu à la fois comme un prolongement des Croisades, une vengeance de l’Europe chrétienne sur son vainqueur, l’Islam otto­man, et une tentative d’empêcher la renaissance islami­que, censée menacer l’Occident. Ce type de critique de l’orientalisme se trouve chez tous les grands auteurs réfor­mistes ou fondamentalistes de la renaissance arabe (nahda) : les Jamâl al-dîn Al-Afghânî (1839-1897), Muhammad Abduh (1844-1905), Rashîd Ridâ (1865-1935), Muhammad Farîd Wagdî (1878-1954)... ont tous consacré une part non négligeable de leur énergie à lutter contre la représentation orientaliste de l’islam. Il n’est sans doute pas un penseur musulman qui, de la géné­ration d’al-Afghânî à celle d’Al-Aqqâd (1880-1965), n’ait écrit quelque part une réfutation plus ou moins virulente des « allégations des orientalistes » dans une tentative de restituer à l’islam son « image authentique » à l’intérieur comme à l’extérieur des pays islamiques.

La critique de l’orientalisme a donc accompagné la renaissance intellectuelle moderne dans le monde musul­man, mais c’était une critique essentiellement religieuse et apologétique, où la dimension politique, lorsqu’elle était présente, ne servait en fin de compte qu’à appuyer l’objec­tif religieux. La campagne actuelle contre l’orientalisme, illustrée surtout par le célébrissime ouvrage d’Edward Saïd, n’est donc pas nouvelle en soi. Ce qui est nouveau, c’est que la dimension religieuse n’est plus qu’un des élé­ments d’un dessein politico-culturel de bien plus grande envergure, aujourd’hui attribué à l’orientalisme : aider le monde occidental à étendre son hégémonie sur « l’Orient », au sens le plus large. Ce renversement de perspective n’a rien de surprenant, étant donné la per­sonnalité de ses auteurs : ce ne sont plus des prédicateurs, mais des intellectuels laïcistes, et si l’on ajoute que les plus importants, à savoir Anouar Abdel-Malek et Edward Saïd, sont issus de familles chrétiennes, on comprend qu’ils envisagent l’islam essentiellement en termes politi­ques et culturels.
Ces deux types de critiques ont chacun leurs points forts et leurs insuffisances. Les détracteurs religieux de l’orien­talisme ont pour eux leur connaissance intime de l’islam et leur ferveur religieuse, mais ils pèchent par une appro­che trop souvent superficielle des écrits orientalistes, consi­dérés sous le seul angle de leur contenu religieux, ce qui les amène à des jugements hâtifs et mal documentés. Ce qui leur fait le plus souvent défaut, c’est la maîtrise d’une culture étrangère qui leur permettrait de lire les orienta­listes dans le texte, et surtout d’assimiler l’esprit scienti­fique moderne. De leur côté, les critiques modernes, parfaitement formés à la culture scientifique occidentale, ont un accès direct aux oeuvres originales des orientalis­tes et sont en mesure de les combattre à armes égales, mais leur connaissance de cette culture « orientale » classique dont ils se veulent les défenseurs est trop souvent lacu­naire et inférieure non seulement à celle des apologues musulmans, mais aussi à celle des orientalistes eux-mêmes.

On le voit, ces deux types de critiques partent de pré­misses fort différentes et empruntent des itinéraires qui ne se rencontrent jamais. Bien qu’elles combattent en théorie le même adversaire, elles s’ignorent totalement. Il y a même fort à parier que s’il était donné aux uns de découvrir les œuvres des autres, ils n’y trouveraient rien qui soit de nature à les aider dans leur bataille, et chacun accuserait l’autre de faire le jeu de l’adversaire : le reli­gieux trouvera chez le laïc les mêmes défauts qu’il repro­che aux orientalistes, à savoir un rationalisme excessif dû à l’influence des modes de pensée occidentaux, et plus généralement une soumission à la terminologie et à la méthodologie occidentales ; de son côté, le laïc jugera la représentation de l’Orient donnée par le religieux encore plus déformée que la représentation orientaliste, le parti pris apologétique ayant simplement remplacé l’into­lérance.
Tout ce qui s’est écrit récemment sur l’orientalisme relève exclusivement d’une de ces deux catégories. C’est ce qui justifie, à mon sens, cette nouvelle contribution au débat qui se voudra plurivoque, par la mise en pers­pective de ces deux types de critiques, mais encore et sur­tout en comparant les erreurs et préjugés que peut comporter la représentation que donne de nous l’orien­talisme avec ceux inhérents à notre regard sur l’Occident. Ce qui nous amènera à établir à l’occasion un autre paral­lèle, cette fois entre le regard de l’Occident sur nous et notre propre regard sur nous-mêmes. Pour que la symé­trie soit complète, il faudrait ajouter une quatrième dimension, le regard de l’Occident sur lui-même. Par souci de clarté, et afin de ne pas trop m’éloigner de mon propos initial, je m’en tiendrai aux trois premières dimen­sions, qui suffiront à resituer la question de l’orienta­lisme dans le cadre plus large de la problématique de l’interculturalité.

La critique religieuse

Pour certains critiques religieux, le parti pris hostile qu’ils prêtent à l’orientalisme est le résultat d’un long pro­cessus de dénigrement de l’islam dans l’Occident chrétien, qui s’étendrait du Moyen Age à nos jours — explication qui a au moins le mérite de chercher à comprendre les causes historiques de l’erreur occidentale contemporaine. Mais le courant dominant est celui de l’explication par le « complot contre l’islam » : les orientalistes auraient délibérément déformé l’islam, les uns ouvertement, par des attaques frontales et des interprétations fallacieuses de ses dogmes fondamentaux, les autres plus hypocrite­ment, en glissant çà et là un jugement élogieux sur tel ou tel point ou un appel à la compréhension mutuelle, pour donner une apparence d’objectivité aux contre-vérités qu’ils défendent par ailleurs.
Ce combat est essentiellement défensif : l’apologue se bat contre un « ennemi de l’islam », à qui il entend démontrer qu’il a commis, délibérément ou non, de gra­ves erreurs, et il s’applique à rendre à l’islam son image pure aux yeux du musulman pieux, considérant toute atteinte à l’islam comme une partie de la « conspiration ». La polémique, du fait qu’elle oppose l’apologue à un scientifique qui appartient en principe à une autre confession et ne s’estime pas tenu de respecter le dogme islami­que, devient vite très large : on attaquera alors la posi­tion des orientalistes vis-à-vis de la signification de la divinité dans l’islam, du Coran et de sa relation avec les autres livres saints, de la nature de la Révélation, des bio­graphies du Prophète, de ses compagnons et des premiers califes, etc. Elle finit par englober les interprétations orien­talistes de l’histoire de l’islam et leurs jugements sur les apports de la civilisation islamique.
Pour la critique apologétique, le critère fondamental, sinon unique, est la distance plus ou moins grande de l’orientaliste par rapport au dogme musulman, indépen­damment de la valeur scientifique de ses travaux, en vertu d’un postulat implicite selon lequel si l’orientaliste est impartial, il sera tout naturellement amené à épouser la foi des musulmans : pour elle, l’orientaliste modèle est celui qui se convertit à l’islam.

Un bon exemple de ce type de critique est fourni par Lumières sur l’orientalisme de Muhammad ’Abd al-Fattâh ’Ulyân [1] — sinon le meilleur du genre, du moins l’un des plus récents. Pour l’auteur, les meilleurs orientalistes sont ceux qui ont embrassé l’islam, les plus pernicieux étant « les juifs, les marxistes et les missionnaires ». La valeur scientifique de leurs œuvres lui est parfaitement égale, quand il ne la retourne pas contre eux, comme c’est le cas pour Margoliouth, Gibb et Goldziher, car elle est de nature à renforcer leur crédibilité. Il va même jusqu’à dénoncer des orientalistes à qui leurs points de vue « équi­tables » — c’est-à-dire conformes au point de vue isla­mique — ont valu une large audience dans l’intelligentsia arabe. Ainsi il critique Toynbee, dont le public arabe apprécie l’anti-sionisme déclaré, pour les explications sécu­lières qu’il donne de nombreux points de l’histoire de l’islam [2]. De la même manière il s’en prend à Sigrid Hunke, l’auteur de Le soleil d’Allah brille sur l’Occi­dent [3] ».

Exempt de ce machiavélisme, mais fonctionnant selon la même logique, Les Orientalistes et l’islam, de Zakariyâ Hâshim : admettant qu’à côté de la majorité des orientalistes qui « conspirent contre l’islam à l’instigation du colonialisme et des missionnaires » (remarquer le mélange des aspects religieux et politiques), il existe une petite minorité « impartiale » et digne de respect, l’auteur s’empresse d’y ranger l’orientaliste anglais converti à l’islam John Philby [4]. On prend ainsi la mesure de l’indi­gence intellectuelle et de l’insondable naïveté de ceux qui jugent les orientalistes à l’aune de pscudo-conversions : après avoir affirmé que le colonialisme conspire contre l’islam, l’auteur n’hésite pas à se faire le chantre d’un agent britannique, qui ne s’est vraisemblablement converti à l’islam que pour être mieux accepté par les musulmans, autrement dit pour pouvoir s’acquitter plus efficacement de sa mission. Il suffit de rappeler la prétendue conver­sion à l’islam de Napoléon durant la campagne d’Égypte pour comprendre que cette ruse éculée a souvent mieux servi les desseins coloniaux que l’hostilité ouverte.
L’Occident chrétien, en situation d’infériorité vis-à-vis de la jeune civilisation islamique du vile siècle jusqu’aux Croisades, voire jusqu’à la conquête ottomane, a commis à son égard de graves erreurs d’appréciation. Il était natu­rel que l’expansion foudroyante de l’islam, jusqu’au coeur de l’Europe, fût perçue par la chrétienté comme une menace de la plus haute gravité. Elle y réagit en se construisant une représentation de la religion nouvelle, de son Prophète et de son livre saint, qui n’avait rien à voir avec les vérités historiques les plus élémentaires et qui se diffusa dans toute la chrétienté médiévale. Cette représentation déséquilibrée, fondée sur un mélange de peur, d’hostilité et de fanatisme, a été mise en évidence par de nombreux historiens occidentaux, de Norman Daniel [5] à Edward Saïd et Maxime Rodinson [6].

A ce stade du raisonnement, il nous faut poser sans ambiguïté deux vérités incontournables. La première est que les deux camps ont également eu recours à la thèse du complot : pour l’Occident médiéval, l’islam était un complot contre le christianisme, ce qui l’empêchait de dis­tinguer entre connaissance de et résistance à l’islam, de même que pour les apologues musulmans l’orientalisme se ramène à un complot fomenté par des savants chrétiens ou juifs dans le but de discréditer l’islam et d’ébranler la foi des musulmans. Cette thématique du complot tend à s’imposer particulièrement dans les moments histori­ques où domine la vision religieuse du monde (Moyen Age chrétien, périodes d’éveil religieux dans le monde islami­que). Surtout, elle a naturellement tendance à s’imposer au plus faible, à qui elle offre un moyen aisé de sc défen­dre : elle a prévalu en Occident tant qu’il s’est senti en situation d’infériorité par rapport au monde musulman, et elle s’impose maintenant à ce dernier, victime à son tour de cette situation d’infériorité.
La seconde vérité est que la déformation de l’image de l’autre est réciproque. Les chrétiens dévots peuvent à bon droit énumérer les « déformations » que l’islam fait subir aux dogmes chrétiens : les musulmans sont généralement convaincus que pour les chrétiens le Christ est le fils de Dieu dans le sens matériel du terme, que la relation de Marie avec Dieu fut une relation charnelle, et que les Évangiles sont des faux qui ont été substitués à la seule version authentique, « occultée » parce qu’elle prophé­tise la venue de Mahomet.
On le voit, cette incompréhension mutuelle de l’autre doit être envisagée dans un cadre plus large que celui de la critique de l’orientalisme. Si elle affecte de la sorte les positions réciproques, c’est qu’elle a des dimensions bien plus profondes que le simple ethnocentrisme occidental. Mais avant d’en arriver là, je voudrais souligner un cer­tain nombre d’erreurs de méthode par lesquelles pèche la critique religieuse de l’orientalisme, que l’on passe trop souvent complaisamment sous silence.

Les erreurs méthodologiques de la critique religieuse

1/ Un grand nombre de critiques religieux de l’orien­talisme se révèlent malheureusement ignorants des règles les plus élémentaires de la méthode scientifique, ce qui affaiblit grandement leur argumentation. Un excellent exemple est fourni par Les Faux Arguments de l’occiden­talisation de Anwar Al-Jindî [7]. L’auteur ne cite pratique­ment jamais ses sources, et les rares fois où il le fait, il ne précise pas les pages, les éditeurs ou les dates de publi­cation des ouvrages cités. La question n’est pas purement académique ; au contraire, elle touche le fond du pro­blème. A force de lire des citations sans référence ou pré­cédées de la formule « Untel a dit », sans précision du contexte, le lecteur sensé ne peut manquer de mettre en doute la crédibilité d’affirmations que rien ne vient étayer [8]. Ainsi, A. Al-Jindiî nous présente, avec une bonne dose de naïveté intellectuelle, un article du Times comme « l’un des documents majeurs dévoilant les visées de la campagne contre l’islam [9] », sans indiquer ni l’auteur de l’article, ni son titre, ni la date de sa paru­tion, et en entrecoupant ses citations de longues explica­tions et commentaires de son cru. Autre exemple, encore plus net, à la fin du livre :

On sait bien qu’un important congrès, réuni en Angle­terre au début du XIXe siècle, a conclu que la civilisation occidentale était mourante et que pour prolonger son ago­nie (sic), elle devait éliminer son héritière, la communauté (umma) islamique, avec sa religion, son héritage culturel et sa situation stratégique. Ainsi, ils se sont efforcés de démembrer notre umma dans le but de prolonger leur ago­nie et de retarder la chute de leur civilisation. Quand vient le terme fixé par Dieu, il ne peut être différé — si vous saviez [10].

Que le lecteur s’attarde sur cette citation édifiante d’absence de méthode et d’indigence intellectuelle. On commence par nous dire « on sait bien » : de quelle source ? Nous l’ignorons. Puis « un important congrès, réuni en Angleterre au début du me siècle » : on reste dans un flou quasi total : qui l’a organisé, où et quand exactement, pour quel objet ? Autant de questions qui res­tent sans réponse. Mais plus édifiant encore est le contenu même de l’information : comment imaginer qu’en pleine révolution industrielle, dans un pays qui s’apprête à inon­der le monde de ses produits, de ses navires et de ses armées, un congrès puisse conclure à l’agonie de la civi­lisation occidentale, pis, à la renaissance d’une umma isla­mique alors plongée dans l’oubli et l’arriération ?
On pourrait penser que je fais bien grand cas d’un texte qui n’en mérite pas tant. Mais, et j’insiste là-dessus, ce type de discours a pris de nos jours une importance capi­tale. Dans les groupes islamistes, il constitue le principal vecteur de transmission des informations et des connais­sances ; leurs membres sont imbus de ce genre d’ouvra­ges et de discours à base de jugements sommaires, qui bientôt se transforment en formules toutes faites que répète à l’envi une jeunesse manipulée par ses gourous. C’est cette littérature faite de rumeurs et de fausses nou­velles sensationnelles qui se vend comme des petits pains et qui triomphe auprès de masses de lecteurs mal infor­més. Il suffit pour s’en convaincre de consulter la liste des best-sellers des foires du livre qui se tiennent chaque année dans les capitales arabes.

2/ On en vient dès lors à se demander : comment une méthode dont l’inanité est à ce point manifeste connaît-elle un tel succès ? Pourquoi le grand public est-il plus accessible à de telles sornettes qu’à un discours bien docu­menté, avec références et preuves à l’appui ? L’explica­tion réside dans la nature même des groupes religieux auprès desquels cette méthode a son plus grand succès : le caractère central de la foi et de l’obéissance due au guide spirituel dans leur idéologie fait qu’ils tendent à croire sur parole tout ce qui leur est présenté comme vrai, et leurs maîtres, qui tirent le plus grand profit de cette « obéissance », s’appliquent à la cultiver et à étouffer toute velléité d’esprit critique.
Le résultat de tout cela, ce sont ces phrases toutes fai­tes ressassées inlassablement par les critiques religieux de l’orientalisme, sans jamais en rechercher l’origine ou en vérifier l’authenticité. Dressés à la soumission et au res­pect de l’autorité, ils prennent pour argent comptant les idées qui traînent dans n’importe quel article ou livre sur les « complots » des orientalistes, ou sur les préjugés et les vices de la pensée occidentale et son infériorité à la pensée alternative qu’ils proposent.
On comprend mieux ainsi que la campagne menée il y a cinquante ans par Al-Azhar — et récemment relan­cée par divers courants islamistes — contre Taha Hus­sein [11], accusé d’occidentalisation pour avoir adopté la « méthode cartésienne », n’avait en réalité d’autre but que de défendre l’argument d’autorité, sur lequel repose tout un système de transmission du savoir. La méthode carté­sienne était attaquée moins en raison de son origine occi­dentale que parce qu’elle invite au doute, à la critique et à la vérification des a priori, autant de valeurs intellec­tuelles qui dépassent Descartes et la civilisation occiden­tale elle-même, et devraient s’imposer à toute pensée humaine. Ce que craignait Al-Azhar, c’est que la méthode des auteurs de De la poésie antéislamique et de L’Islam et les fondements de l’autorité politique, en se générali­sant, aboutisse à des résultats plus dangereux encore, exac­tement comme l’Église avait combattu la philosophie cartésienne non pas tant pour son contenu que pour sa méthode qui, par extension, menaçait d’atteindre les régions les plus sensibles de la foi [12].

3/ Les critiques religieux de l’orientalisme ont deux poids et deux mesures : l’un pour la civilisation occiden­tale, l’autre pour la civilisation islamique. En voici quel­ques exemples.

a) Zakariya Hâshim commence son essai Les Orienta­listes et l’islam par un hommage appuyé à l’Occident-qui­a-su-intégrer-les-apports-de-l’islam. Citant l’orientaliste néerlandais Dozy, qui rapporte comment les intellectuels espagnols, fascinés par la musicalité de l’arabe, en vin­rent à mépriser le latin et à écrire dans la langue de leurs vainqueurs, il commente : « Oui, la civilisation occiden­tale, particulièrement durant l’âge d’or de l’Espagne musulmane, a été la fille de la civilisation arabe [13] », avant de qualifier plus loin les chrétiens arabisés d’Espa­gne de « sages Espagnols [14] ».
Au nom de quelle méthode peut-on d’un côté applau­dir l’influence de la culture arabe sur l’Occident, et condamner de l’autre celle des idées occidentales sur les recherches des Arabes d’aujourd’hui ? Soit l’influence d’une culture sur une autre est une bonne chose, soit c’est une mauvaise chose, mais on ne peut user de critères opposés pour juger d’un même phénomène. A ce jeu, un chré­tien d’Espagne aurait fort bien pu qualifier l’influence arabe d’invasion culturelle et accuser les « sages Espa­gnols » d’être tombés dans le piège du « colonialisme » arabe et d’avoir laissé leur identité se fondre dans la civi­lisation arabe.

b) Juger un orientaliste à son degré de proximité par rapport au dogme musulman revient à l’inviter à renier son identité pour jouir d’un accueil plus favorable chez les musulmans. Autrement dit, le croyant qui défend sa foi appelle les autres à dénigrer la leur pour devenir accep­tables. Ainsi M. ’A. ’Ulyân, dans Lumières sur l’orien­talisme, couvre d’éloges un certain Isaac René, orientaliste converti à l’islam, qui aurait mis en doute l’infaillibilité du pape, la filiation du Christ à Dieu, la crucifixion, et trouvé des éléments irrationnels dans l’Évangile [15].. Soyons cohérents : si nous nous permettons de considé­rer comme « impartial » un apostat chrétien qui juge le christianisme irrationnel, nous devons accepter qu’un autre puisse appliquer à notre religion la même méthode critique. A la décharge des musulmans, notons cependant que ce travers se retrouve chez certains orientalistes atta­chés à leur religion, qui refusent de lui appliquer la métho­dologie moderne qu’ils utilisent dans leurs travaux sur l’islam, comme si elle n’était valable qu’à l’égard des autres.

c) Dernier exemple, plus subtil peut-être, de duplicité : les critiques islamistes présentent toujours la civilisation occidentale comme dominatrice, immorale, aliénée dans le matérialisme, etc., tandis que l’Islam serait la civilisa­tion parfaite qui, ignorant les doutes et les déchirements, unit la matière et l’esprit dans une parfaite harmonie...
A supposer que cette description, fort discutable, soit juste, on voit qu’elle juge la civilisation occidentale à l’aune de sa réalité, et la civilisation musulmane à l’aune de l’idéal du Coran et de l’âge d’or du Prophète et des Compagnons. S’ils reconnaissent volontiers que cet idéal est bien différent de la réalité, ces critiques ne voient pas de contradiction à comparer l’Occident tel qu’il est à l’Islam tel qu’il devrait être. Ils se désintéressent entière­ment de la réalité du monde musulman, qu’ils jugent contraire à l’islam vrai ; mais s’ils voulaient bien s’y pen­cher, ils y trouveraient les exemples les plus odieux de matérialisme et d’égoïsme, des crises psychologiques, sociales et économiques aiguës, et des pratiques politiques des plus déplorables. En retenant le critère de la réalité dans les deux cas, le monde musulman perdrait certaine­ment sa supériorité, et en appliquant celui de l’idéal, on n’aura pas de peine à trouver dans la production intel­lectuelle occidentale des moments d’élévation morale et spirituelle qui peuvent à tout le moins soutenir la com­paraison avec l’islam idéal.

4/ Ces critiques récusent, lorsqu’ils traitent de la civi­lisation musulmane, tout ce qui sort du cadre de « l’islam officiel ». « L’orientalisme en tant qu’instrument d’occi­dentalisation et de prosélytisme, écrit Anwar Al-Jindî, a deux thèmes de prédilection : le soufisme et le panthéisme, et les révoltes anti-islamiques du type de celles des Qar­mates et des Zanj, qu’il qualifie d’islamiques [16]. »
On s’en doute, les orientalistes n’ont pas ignoré les autres aspects de l’islam. Mais il suffit qu’ils évoquent ce qui sort du cadre de l’islam officiel, celui des califes et de leurs théologiens, pour être soumis à de violentes attaques. En fait, ce que veulent nos apologues, c’est écar­ter toute représentation profane de l’histoire musulmane, avec ses grandeurs et ses misères, au profit d’une histoire hagiographique qui, parce qu’elle est histoire de l’islam, devrait se situer au-delà des mortels et être préservée de toute mention des injustices qui périodiquement provo­quaient les révoltes populaires. Et puisque le soufisme, en s’écartant des exégèses exotériques, a transgressé la ligne officielle, il doit lui aussi être écarté.
Dans ces conditions, il devient impossible d’écrire l’his­toire des peuples et des hommes qui ont fait l’islam. Toute tentative d’étudier les mouvements qui font d’elle une his­toire humaine, au même titre que toutes les autres, est accueilli par des dénégations et des accusations d’héré­sie, et l’histoire se trouve privée d’une dimension qui lui est essentielle, la dimension du conflit.

En définitive, la critique religieuse repose, pour ses auteurs, sur le postulat implicite qu’ils détiennent la vérité absolue, et que le monde se divise entre les justes, qui pensent comme eux, et les égarés, qui pensent différem­ment. A qui leur fait remarquer qu’ils ont deux poids et deux mesures, ils répondent en toute simplicité qu’on ne peut mettre sur le même plan la vérité et l’erreur. C’est ainsi que l’influence musulmane sur l’Occident est applaudie comme l’illumination du Vrai sur le Faux, tandis que l’influence inverse est blâmée comme pollu­tion du Vrai par le Faux. Ce qui ferme la porte à toute discussion. En d’autres termes, cette critique se fonde essentiellement sur une position fidéiste, et non sur une méthode rationnelle ; c’est dire qu’elle trouve très vite ses limites.
Le paradigme religieux, fondé sur le refus de l’autre, renferme chaque culture sur elle-même. Il débouche natu­rellement sur un rejet global de l’orientalisme et de la méthode historique moderne :

L’éthique, la déontologie, la tradition islamiques et, plus généralement, tout ce qui fait de l’islam ce qu’il est, sont le seul fondement possible de toute écriture de l’histoire des hommes de l’Islam, à l’exclusion de toute autre méthodo­logie, et notamment de celles de l’âge moderne [17].

(.../...)

Deuxième partie disponible ici : La critique politico-culturelle


[1Muhammad ’Abd al-Fattâh ’ULYAN, Adwâ’ ’alâ l-istishrâq (Lumières sur l’orientalisme), Dâr al-Buhûth al-’Ilmiyya, Koweït, 1980.

[2Op. cit., p. 71-74. A rapprocher de cette appréciation de Muham­mad Al-Bahi pour qui c’est précisément son objectivité qui fait de Toyn­bee un historien de l’islam « particulièrement dangereux » (in al-Fikr al-islâmî al-hadîth wa-silatuhu bi-l-isti’mâr (La Pensée islamique moderne et ses rapports avec le colonialisme), Le Caire, 1981 (9e éd.), p. 435).

[3Traduction française : Albin Michel, Paris, 1963 (NDT). — que les auteurs arabes considèrent comme la reconnaissance par l’Occident de sa dette à l’égard de la civilisation islamique et dans lequel ils n’ont cessé ces der­nières années de puiser de longues citations —, à qui il reproche de rapprocher l’islam des religions antiques, puis de prêter au savant et philosophe Ibn Zakariya al-Râzî (865-925) des propos hérétiques, sans se donner la peine de vérifier s’il ne les aurait pas effectivement tenus, et enfin la range dans la catégorie des orientalistes qui ont recours à une façade d’impartialité et d’objectivité pour mieux « faire passer leur venin [[On trouve le même jugement mot pour mot dans Abû I-Hasan AL-NADAWI, al-Islâmiyyat bayna kitâbât al-mustashriqîn wa-l-bâhithîn al-muslimîn (L’Islamologie entre l’orientalisme et les recherches musulma­nes), Beyrouth, 1983 (2e éd.), p. 17-18.

[4Harry Saint John Bridger Philby (1885-1960) : agent britannique en Irak puis en Arabie, il s’établit à Djedda, se convertit à l’islam et devint l’un des conseillers du roi ’Abd al-’Azîz Ibn Sa’ûd (NDT).

[5Norman DANIEL, Islam and the West, Edinburgh, 1960.

[6Maxime RODINSON, « The Western Image and Western Studios of Islam » in J. SCHACHT et C.E. BOSWORTH (éd.). The Legacy of Islam, Oxford, 1979, p. 9-62.

[7Anwar Al-Jindî Shubuhât al-taghrîb (Les Faux Arguments de l’occidentalisation), al-Maktab al-Islâmî, Damas, 1978.

[8Cela vaut aussi pour Zakariya HASHIM, al-Mustashriqûn wa-l-islâm (Les Orientalistes et l’islam), al-Maglis al-A’lâ li-l- Shu’ûn al-Islâmiyya, Le Caire, 1960 : pas une référence complète, pas une question correcte­ment documentée.

[9A. AL-JINDI, op. cit., p. 207-208.

[101. Ibid., p. 426. NDT : la dernière phrase est une citation coranique (LXXI, 4).

[11Taha Hussein fut le premier auteur arabe à mettre en cause, à la suite de ses maîtres orientalistes de l’époque, l’authenticité de la poésie antéislamique dans Fî l-shi’r al-jâhilî (De la poésie antéislamique). L’ouvrage, publié en 1926, fit scandale tout comme avait fait scandale l’année précédente al-Islâm wa-usûl al-hukm (L’Islam et les fondements de l’autorité politique), dans lequel le cheikh ’Alî ’Abd al-Râziq affir­mait l’absence de théorie politique dans l’islam et la nécessité d’une sépa­ration radicale entre religion et État (NDT).

[12Cette comparaison entre Descartes et Taha Hussein montre que nos combats intellectuels n’ont pas dépassé, lorsque la religion est en cause, le niveau de la Renaissance européenne. Et les polémiques récentes autour des œuvres de Taha Hussein et ’Alî ’Abd al-Râziq attestent que nous n’avons pas avancé d’un pouce, si nous n’avons pas reculé, depuis cinquante ans.

[1314. Z. HASHIM, op. cit., p. 17.

[14Ibid., p. 18.

[1516. M. ’A. ’ULYAN, op. cit., p. 76.

[1617. A. AL-JINDI, op. cit., p. 44. Il vaut la peine de noter que l’on retrouve la même critique de fond sous la plume de Husayn MU’NIS, his­torien égyptien doté d’une solide culture occidentale, dans une critique de l’ouvrage de Gaston WIET, Grandeur de l’islam (Paris, 1961), publiée en annexe à Muhammad AL-BAHI, al-Fikr..., op. cit., p. 468-478.

[17Mahmûd Muhammad SHAKIR, « Ta’rîkh bi-lâ îmân » (Une histoire sans foi) in al-Muslimûn, n° 2, janvier 1952, article réédité in al-Watan (Koweït) du 1er mars 1985.


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