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Nous sommes donc parvenus à l’hypothèse d’une accumulation quantitative énergétique exceptionnelle provoquant, dès la période néo-natale, une augmentation des tensions internes comparativement à ce qui se passe chez l’animal ; ceci essentiellement parce que la libido ne peut être convertie en activité motrice.
Rappelons que pour Freud l’angoisse apparaît quand une surcharge tensionnelle ne peut trouver satisfaction, et qu’elle se définit comme étant la manifestation d’une « énergie libre », c’est-à-dire non liée à une représentation consciente ou inconsciente.
Le nouveau-né est donc un être soumis à l’angoisse. Cette angoisse propre à la condition humaine, elle s’impose, elle est là présente dès le tout début. A notre sens, l’appareil psychique humain se met en forme progressivement chez le nouveau-né et l’enfant tant en fonction des informations socio-culturelles (par exemple, le mode d’élevage par la mère varie selon les cultures) que des réactions neuro-biologiques au plaisir-déplaisir ; informations et réactions resteront mémorisées et infléchiront le développement ultérieur. Ainsi, peut s’opérer une certaine maîtrise de l’angoisse originelle et une tentative d’harmonisation des processus créateurs d’irrationnel (essentiellement, dans ce premier temps, le fantasme) constituant la première défense contre l’angoisse, avec la nécessaire prise en considération de la réalité, devenue possible lors du développement ultérieur de la motricité.
La formation précoce de la psyché s’effectuerait ainsi en deux étapes.
Dans la première étape, avant six mois, l’angoisse est réveillée, majorée dès qu’une frustration [1] apparaît. Cette angoisse si forte chez le nourrisson, pour les raisons indiquées (surcharge quantitative), qu’elle peut être considérée comme spécifique à l’espèce humaine, répond en fait à l’investissement par l’énergie libidinale libre de tout le système sensitif et sensoriel si exceptionnellement développé chez le petit d’homme. Cette souffrance aiguë, diffuse, discontinue, risquerait, si une défense n’intervenait pas, de léser gravement puis de détruire le Moi en formation, ce pré-Moi narcissique [2] constitué à partir d’un « amour de soi » élémentaire et quasi biologique.
En effet, en l’absence de heurts, le jeu des fonctions vitales est générateur d’une sensation de plaisir qui peut être considérée comme à l’origine de l’« amour de soi » que se porte toute créature vivante. Cet amour de soi d’ordre biologique se maintient et se nourrit de par l’apport des diverses satisfactions provenant du fonctionnement harmonieux des fonctions tant internes que concernant la vie de relation. Chez le nouveau-né, cet « amour de soi » est comme chez l’animal soumis aux aléas des apports du milieu extérieur (assouvissement discontinu de la soif et de la faim, froid et chaud, contacts cutanés, etc.), mais une angoisse exceptionnellement forte risque de l’altérer définitivement. Pour nombre d’auteurs, la schizophrénie et les maladies psychosomatiques seraient liées à des apports externes défectueux, dysharmonieux, dans les premiers mois de la vie, ayant provoqué, ainsi pourrait-on l’interpréter, une altération du noyau narcissique de ce qui ultérieurement constitue le Moi.
A notre sens, de toutes manières, à l’occasion des inévitables — et nécessaires — frustrations, une angoisse, spécifique par son intensité, s’éveille chez l’homme, à l’origine de ce que l’on pourrait nommer une blessure narcissique originelle. Ultérieurement d’autres blessures narcissiques liées aux frustrations de l’enfance, aux restrictions diverses, aux désirs inassouvis et impossibles à assouvir en raison de l’immaturité motrice, à la dépendance envers les parents, s’ajouteront à la blessure originelle [3].
Cette angoisse du petit d’homme est évidemment en grande partie fonction de l’importance des frustrations. Au cours de cette première étape du développement, il existe une activité jouant en quelque sorte un rôle d’effet-tampon afin, pensons-nous, de neutraliser un moment l’effet de cette frustration tandis que sont émis des signaux d’appel (cris, agitation) couplés de manière automatique avec la frustration. Cette activité, c’est le fantasme auquel nous consacrerons tout un chapitre. Le nourrisson qui a faim, en même temps qu’il crie, hallucine la réalisation de son désir. L’activité fantasmatique est, pensons-nous, à l’origine, une hallucination sensorielle, rendue possible par le développement précoce du système nerveux.
Mais l’appareil psychique tel que nous le connaissons ne se constitue vraiment que lors d’une seconde étape, vers l’âge de six mois [4].
Dans ce second temps, l’énergie en excès et libre, et qui est responsable du phénomène de l’angoisse, va, à notre sens, se trouver liée à ce que Freud nomme des « représentations de choses », c’est-à-dire, en simplifiant, au souvenir sensoriel des « choses » (visuelles, acoustiques, etc.).
Nous pensons que la formation de la psyché tout entière va découler de ce surinvestissement des « représentations de choses » par la libido libre.
Deux conditions sont nécessaires pour la réussite de ce processus, toutes deux réunies chez l’homme.
D’une part, la capacité de former des « représentations de choses ». Il ne suffit pas, en effet, bien évidemment, que des tensions internes exceptionnellement intenses se produisent chez un animal pour qu’un appareil psychique semblable à celui de l’homme puisse, même au long des générations, se former. Un développement exceptionnel du Système Nerveux Central existe déjà chez les Primates supérieurs, permettant une mémorisation des expériences vécues au contact de la réalité externe et donc, par là même, une capacité à former d’assez nombreuses « représentations de choses ». Le développement particulièrement précoce du système sensoriel chez le petit d’homme permet de comprendre la variété et la richesse des impressions et des informations en provenance du dehors et qui se trouvent « stockées » chez le nourrisson. Dès avant qu’intervienne le refoulement, tout un lot de « représentations de choses » se trouve ainsi mémorisé chez lui, et utilisé au fur et à mesure par l’activité fantasmatique. Si l’on veut employer une image, inexacte comme toutes les images, le nourrisson, au cours de cette phase première, se trouverait dans la situation d’un homme paralysé, mi-rêveur, mi-observateur, tantôt comblé, et tantôt angoissé, dont toute la vie, tout l’intérêt porté aux choses s’organiseraient à partir de son appareil sensoriel, et qui, n’agissant pas, confondrait rêve et réalité. — Le differt de la décharge motrice, sur lequel insiste Freud, n’est peut-être pas tant la conséquence de la formation de la psyché que sa cause ou une de ses causes. Ne pouvant utiliser sa motricité, le nourrisson investit l’instrument fonctionnel à sa disposition : la sensorialité.
Nous rejoignons ici la seconde condition nécessaire pour que les « représentations de choses » soient surinvesties, à savoir la présence d’une énergie libidinale libre en excès. Et l’excès est ici considérable, si l’on considère, pour situer les choses par une image, les possibilités de dépense offertes à un poulain d’un mois et à un nourrisson de six mois, tous deux du même âge comparativement à leur longévité.
Mais en raison des besoins-désirs, de la frustration et de l’agressivité contre les personnages extérieurs qui commencent à être à certains moments perçus, certaines de ces « représentations de choses » deviennent intolérables au Moi en train de se former. L’agressivité risque fantasmatiquement de détruire l’objet, et donc de faire perdre au sujet l’amour et la protection nécessaires.
Un mécanisme intervient alors, fondamental, spécifique : le refoulement, constitutif de l’Inconscient. « (...) l’essence du refoulement ne consiste qu’en ceci : mettre à l’écart et tenir à distance du conscient [5] ». Et encore : « Il en résulte une condition pour le refoulement : le motif du déplaisir doit acquérir une puissance supérieure à celle du plaisir satisfaction [6]. »
Le refoulement est donc le mécanisme de défense fondamental, rigoureusement spécifique de l’homme, par lequel certaines « représentations de choses » sont mises à l’écart en un lieu interne, l’Inconscient, où va se poursuivre leur existence dynamique ; une dépense continue de force, un contre-investissement, seront nécessaires pour empêcher leur retour dans la conscience.
Ainsi, vers l’âge de six mois, le Moi-Tout originel qui englobait son environnement se clive en sujet et en objet, une partie de la libido narcissique investit l’objet, prenant alors le nom de libido objectale. Le Moi et l’Inconscient se constituent. — Le refoulement nous paraît avoir ainsi charge de protéger le Moi non plus sur son versant narcissique — c’était et ce demeurera la fonction du fantasme — mais sur son versant objectal, c’est-à-dire dans sa relation avec autrui. La peur de détruire l’objet, la peur d’être détruit par lui étant, en dernière analyse, la raison d’être du refoulement.
Mais à partir du moment où s’est formé l’Inconscient, un monde par essence irrationnel est né, échappant à l’épreuve de la réalité, aux corrections apportées par les ultérieures expériences avec le monde.
Notons aussi que c’est seulement à partir de la constitution du Moi et de la reconnaissance de l’Objet externe qu’il est possible de parler de sexualité (et non plus comme auparavant d’auto-érotisme) ou d’agressivité (et non plus d’angoisse) [7].
A partir du processus fondamental du refoulement, qui est constitutif de l’Inconscient, il est possible de construire un modèle permettant de comprendre la formation de la psyché. Disons un mot dès à présent de deux mécanismes psychiques fondamentaux sur lesquels nous serons souvent amenés à revenir et qui sont tous deux liés à l’agressivité. Il n’est pas contestable, en effet, qu’il existe en l’homme une force exceptionnelle des pulsions agressives que l’on peut rapporter à ce que nous avons nommé précédemment la blessure narcissique originelle, entretenue par la suite par l’ensemble des frustrations, restrictions et dépendances de l’enfance ; l’agressivité doit en effet être considérée comme la réponse du Moi à une souffrance narcissique.
Durant tout le temps qu’il dépend de ses protecteurs naturels, l’enfant, en raison de la discordance entre ses désirs et leur possibilité de réalisation du fait de son sous-développement moteur, se saisit incomplet, inachevé. Dès lors, il désire se compléter, devenir semblable à ses protecteurs. Ce désir, en raison de la souffrance narcissique dont nous venons de parler — qu’elle soit intensément actualisée par une frustration ou bien surtout héritée de la blessure narcissique originelle —, est vécu fantasmatiquement dans l’Inconscient comme une captation agressive de la puissance de l’autre, entraînant sa mutilation ou sa destruction. Toute croissance, tout renforcement, tout épanouissement de l’enfant seront vécus dans son Inconscient comme s’opérant au détriment des parents, de l’autre, de l’Objet. D’où la peur du talion [8] et une culpabilité fondamentale [9]. Ce processus psychique, bien qu’atténué en cas de dépassement heureux du conflit œdipien, persistera la vie durant chez l’adulte et sera à l’origine de maintes conduites irrationnelles (masochisme, angoisse devant le bonheur, névrose d’échec, etc.).
Un second mécanisme fondamental dérive de l’intériorisation de la relation de l’homme avec ses semblables — dite « relation objectale » dans le langage psychanalytique — relation qui, devenue inconsciente, est à l’origine du processus de l’identification. En raison de l’intériorisation, il se produit un retournement de la relation. Par exemple, une relation régressive du sujet envers l’Objet externe — essentiellement les parents — devient, une fois intériorisée, une relation agressive de l’Objet interne envers le sujet. L’objet intériorisé, ou Imago, est devenu ce que Freud nomme le « représentant psychique de la pulsion ». C’est ainsi qu’au cours du conflit œdipien, le fils vit fantasmatiquement son propre désir d’épanouissement et de conquête de la mère comme lié à la castration de son Père, et intériorise de ce fait une image limitatrice, castratrice et inconsciente de ce dernier : le Surmoi. Il se forme pour chaque parent une image inconsciente bienveillante, et une image hostile, soit quatre imagos qui, normalement, intégrées dans le Moi du Sujet, sont responsables de sa force ou de sa faiblesse. On peut considérer que, dans les cas favorables, grâce à ces Identifications, le sujet non seulement acquiert les « qualités » de l’Objet, mais encore recouvre cette part de la libido narcissique qui s’est portée sur l’Objet lors du clivage du Moi-Tout, et « cicatrise » ainsi, tout au moins autant que faire se peut, ses différentes blessures narcissiques.
Si nous voulions résumer les données précédentes, nous pourrions écrire qu’aux origines de l’homme s’est produite la conjonction d’une spécificité somatique, source d’une intolérable tension énergétique interne, et d’une capacité instrumentale à former et à retenir des représentations, capacité qui s’était développée progressivement jusqu’aux Primates supérieurs pour atteindre chez eux déjà un degré exceptionnel. La libido libre aurait surinvesti ces représentations, particulièrement nombreuses chez l’homme en raison de la précocité du développement sensoriel ; certaines représentations intolérables au Moi auraient été refoulées. Sur ces bases, l’appareil psychique humain tel que nous le connaissons se serait progressivement [10] développé.
Ainsi, dans ses grandes lignes, pourrait se comprendre comment s’est formée la psyché. Mais, toujours en sachant qu’il s’agit là d’hypothèses de travail, ne peut-on essayer d’aller un peu plus loin, passant ainsi quelque peu outre à l’avis d’un maître en la matière, Claude Bernard, quand il écrivait :
« Si notre sentiment pose la question du pourquoi, notre raison nous montre que la question du comment est seule à notre portée ; pour le moment, c’est donc la question du comment qui seule intéresse le savant et l’expérimentateur (Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, p. 130). »
En réalité, dès que l’on aborde le problème non plus seulement du fonctionnement, mais de la fonction des processus, il devient difficile de démêler exactement si l’on se préoccupe du comment ou du pourquoi. Lorsque Freud, dans le passage que nous avons placé en exergue à ce chapitre, écrit que le « système nerveux en général [a] la tâche de maîtriser les excitations », il empiète déjà largement sur le domaine du pourquoi.
A la suite précisément de cette hypothèse freudienne, nous voudrions à présent défendre la thèse selon laquelle l’appareil psychique s’est développé afin de maîtriser certaines excitations internes dont l’intensité aurait mis en péril la survie de l’espèce [11].
Il est évidemment fallacieux de décrire de manière séparée l’accumulation énergétique, la surcharge tensionnelle en rapport avec la spécificité humaine somatique, et la formation des processus ayant pour résultat de protéger le Moi dans sa fonction d’équilibrateur entre la réalité interne et la réalité externe. Les premières générations humaines ne se caractérisaient certainement pas par une circulation d’énergie interne libidinale [12] à l’état libre, c’est-à-dire sans mise en œuvre aucune de mécanismes de régulation.
Mais nous pensons que ces mécanismes régulateurs se sont lentement modifiés depuis les origines [13] et n’avaient pas à cette époque des caractères exactement semblables à ceux que nous pouvons observer aujourd’hui.
On peut estimer que vis-à-vis de cette tension libidinale excessive et qui, faute de pouvoir se libérer, entraîne le phénomène d’angoisse, certains mécanismes ont été retenus par la sélection naturelle qui avaient jusque-là fait leur preuve au cours de l’Évolution [14] tant dans la vie de relation (harmonisant les tensions avec le monde extérieur) que dans la régulation des fonctions physiologiques. En définitive, chez l’homme l’Évolution se serait poursuivie sur un autre plan que dans la vie animale, mais selon un mode sensiblement analogue. Le développement progressif de l’appareil psychique avec ses divers mécanismes de défense et ses diverses instances aurait eu pour but d’endiguer l’exceptionnelle tension interne due à la spécificité somatique humaine afin que soit assuré, malgré tout, un rapport au monde extérieur non totalement anarchique, rapport sans lequel la survie de l’espèce n’aurait pu être assurée.
Chez l’homme des origines, la libido et l’angoisse [15] se seraient ainsi liées à des « représentations de choses », au souvenir sensoriel — visuel, acoustique, tactile, etc. — des « choses ». Sans ce lien entre la libido et l’angoisse et la représentation, la psyché n’aurait pu poursuivre son développement. Le mécanisme essentiel de défense du Moi chez l’homme, le refoulement — créateur de l’Inconscient — ne peut s’exercer que s’il existe des représentations à écarter. Le premier stade d’une régulation éventuelle est de donner une forme à l’informe, de lier une énergie existant à l’état libre à des représentations, le second stade consistant à créer des niveaux d’intégration [16].
Nous ne pouvons évidemment pas décrire ici l’appareil psychique humain, tel qu’il ressort des travaux de Freud. Disons pourtant que le rôle central est tenu par le Moi qui contrôle les relations entre la réalité interne et la réalité externe.
Le Moi serait submergé par les pulsions — tel est d’ailleurs le cas dans les Psychoses — si n’existaient pas des mécanismes de défense chargés précisément de contrôler, d’endiguer, voire de refouler ces pulsions.
Nous avons déjà parlé du refoulement qui n’existe que chez l’homme. Mais ne serait-il pas possible de rapprocher ce processus de certaines conduites d’évitement de l’animal qui s’écarte des lieux où des événements désagréables sont survenus, sans que, fort probablement, le souvenir exact de ces incidents lui soit resté présent ? Quand l’on compare l’homme et l’animal, on ne peut s’empêcher de penser que chez le premier s’est produit en quelque sorte une transplantation à l’intérieur d’un champ interne, psychique, de processus jusqu’alors à l’œuvre chez les autres créatures vivantes, soit dans la vie de relation, soit au niveau physiologique et qui favorisent tout l’équilibre du milieu intérieur (Cl. Bernard) ou l’homéostasie (Cannon). De même que la transmission de l’acquis par les institutions socio-culturelles fait apparaître comme moins « surnaturel » le développement de la civilisation, de même une telle perspective matérialiste prend à la fois en considération et la spécificité humaine et l’existence de mécanismes de régulation plus généraux ayant pour effet la survie de l’espèce. A une spécificité somatique humaine — la discordance sensori-motrice — répondraient des mécanismes de défense et de régulation eux aussi spécifiques. La psyché se serait développée sur le modèle des mécanismes de régulation biologique, adaptés ici au milieu interne psycho-affectif. L’ « appareil psychique » fonctionne sensiblement sur le même mode que, par exemple, l’ « appareil » de régulation thermique et avec la même fin. Freud a d’ailleurs construit son modèle explicatif du fonctionnement du psychisme humain selon des modèles physiologiques ou physiques. On pourrait modifier la formule bien connue et justement critiquée, selon laquelle « la fonction crée l’organe », en écrivant que, chez l’homme, la rencontre de la nécessité et de la capacité instrumentale à y répondre a créé la fonction psychique.
De même l’Inconscient, lui aussi spécifiquement humain, prend pourtant place pour Freud au sein d’un ensemble plus vaste, le Ça, d’où procède l’instinct chez l’animal.
L’Inconscient est, par nature, « impérialiste » et tend à infiltrer ou à envahir tout l’appareil psychique. Le mécanisme de la projection est une conséquence de cette tendance. Par ce mécanisme — inconscient par nature — des désirs et des peurs refoulés sont projetés dans le monde extérieur, modifiant notre perception de celui-ci par nos appareils psycho-sensoriels et la conscience.
La projection ne joue pas seulement un rôle défensif — permettre une issue à des peurs et à des désirs refoulés, et donc diminuer les tensions internes, elle aiguise notre pouvoir de connaître la réalité extérieure. En effet, n’importe quel « objet » externe n’est pas indifféremment un support possible à la projection. Le paranoïaque, par exemple, projette intensément, mais le plus souvent en utilisant certains aspects de la réalité. On sait en effet que, s’il est totalement imperméable à son propre Inconscient, le paranoïaque possède souvent une fine intuition de l’Inconscient d’autrui, grâce à une fort vigilante attention concernant les faits et gestes de ceux qui l’entourent, qui le rend sensible à des perceptions très fines [17]. La tendance à la projection, universelle mais plus ou moins intense selon les structures psychiques, peut ainsi pousser l’individu à connaître toujours davantage la réalité externe afin de trouver de bons « supports » où projeter, et peut de cette manière aiguiser notre pouvoir discriminatoire concernant les différences et les ressemblances.
Si nous ne pouvons, après Kant, considérer que notre perception du monde puisse s’opérer en dehors des catégories du temps et de l’espace, propriétés de la pensée consciente, nous devons ajouter qu’après Freud il est devenu nécessaire d’admettre que nos projections inconscientes modifient notre vision du monde extérieur. C’est ainsi, nous y reviendrons longuement [18], que sur le monde naturel dans son ensemble est projetée inconsciemment depuis l’aube de l’humanité l’image ambivalente de la mère. Notre relation à la nature, à la vie, entraînera par contrecoup des conséquences quant à notre relation interne inconsciente avec les images maternelles. Ceci étant évidemment très exactement irrationnel, puisque non en rapport avec la réalité actuelle.
Enfin, troisième conséquence de l’existence de l’Inconscient humain, la compulsion de répétition tend à perpétuer indéfiniment les mêmes conduites. Cette tendance à la répétition, si marquée chez le névrosé, est due à l’action des résistances ou mécanismes de défense, eux-mêmes alimentés par ce qui dans le refoulé tend à faire retour vers la vie consciente.
Se met ainsi en forme une certaine manière de donner satisfaction détournée aux désirs refoulés, tout en évitant la prise de conscience et en protégeant le Moi — un compromis est réalisé. Cette « forme », ce « symptôme », où parviennent ainsi à s’équilibrer des forces contradictoires, peuvent ainsi, parfois, acquérir un pouvoir incoercible. La compulsion de répétition est un concept abstrait pour désigner de tels phénomènes [19]. Là encore, du fait de ce mécanisme, la réalité actuelle et les possibilités réelles actuelles du sujet sont déniées, tenues en échec par la superposition du passé vécu, subjectif, sur le présent tel qu’il existe objectivement.
Nous consacrerons le chapitre troisième de cette Première Partie à une activité qui a pris un exceptionnel développement chez l’homme, l’activité fantasmatique, inconsciente et consciente.
Elle nous paraît fonctionner plus précocement que le refoulement. On pourrait dire que le fantasme joue un rôle de défense — ou de compensation — vis-à-vis du noyau narcissique du Moi (ou du pré-Moi) : le fantasme protège le Moi des blessures narcissiques, et essaie de retenir et de fixer cet « amour de soi » quasi biologique qui, chez le petit d’homme, a tendance à être si constamment blessé (on pourrait parler d’ « hémorragies narcissiques ») et qu’il est si difficile de rétablir chez nos patients adultes quand il a été perturbé. Atteinte d’ailleurs qui constitue ultérieurement un terrain éminemment favorable à la dépression. Une forme de défense, dans de tels cas, peut consister à, très tôt, s’aimer au travers d’une personne admirée : aimer un être admiré et lui-même très narcissique afin qu’une partie de l’éclat de cet être, tels les rayons d’un soleil, vienne rejaillir sur soi. Mais le sujet devient alors extrêmement sensible et quasi allergique aux moindres variations de la relation, n’existant qu’en fonction de l’autre, et pouvant se laisser mourir — si la relation vient à disparaître —faute de cet amour de soi quasi biologique, émanation directe de l’Instinct de vie déposé en chaque créature vivante.
Le refoulement, lui, nous paraît avoir charge de protéger le moi non plus tant sur son versant narcissique que sur son versant objectal, c’est-à-dire dans sa relation avec autrui. La peur de détruire l’objet, la peur d’être détruit par lui sont en dernière analyse les motivations principales du refoulement.
Il peut paraître paradoxal que, n’envisageant l’homme dans ses origines et dans sa constitution psychique que d’un point de vue strictement matérialiste, nous aboutissions à la conclusion d’une irrationalité fondamentale, quoique certes non exclusive, de l’être humain.
La formation d’un Inconscient répond, nous en avons émis l’hypothèse, à une nécessité en relation avec la spécificité somatique de l’homme. Activité fantasmatique, refoulement ont charge, à leur niveau, de permettre l’équilibre du milieu interne, assurant ainsi la survie de ce qui sera plus tard le Moi et qui est dès l’abord menacé par l’angoisse et les tensions libidinales et permettant ultérieurement le fonctionnement de ce Moi. La rançon en est une irrationalité constitutive, qui prend différentes formes d’expression : tendance à la répétition, projection créatrice d’illusions, etc.
Mais aussi, il existe en l’homme un désir de progression ou de maturation s’opposant à la régression, un désir d’autonomie s’opposant au besoin de dépendance.
Ces désirs sont directement en rapport avec une activité du sujet au sein de l’environnement, avec la lutte contre une réalité dont la résistance fournit une plus juste estimation du pouvoir humain, tant constructif que destructif. Ainsi, luttant, le sujet « apprend à vivre ». Mais on comprend aisément qu’une prise en considération moins irrationnelle de la réalité n’est possible chez l’homme que tardivement en raison de la lenteur relative du développement de sa motricité. De même que le fantasme et l’Inconscient, nécessaires en leur temps, sont à l’origine des tendances irrationnelles de l’homme, l’action sur le monde, elle, est à l’origine chez lui, chez qui un appareil psychique s’est constitué, de son pouvoir de rationalité sur la nature.
Ce désir de maturation et de libération qui a pris un essor extraordinaire après l’achèvement de l’intériorisation de l’image du père s’appuie en effet sur le développement d’un pouvoir de rationalité humain, la rationalité se définissant par sa finalité : l’allègement des pressions de l’environnement humain externe et interne — y compris, c’est la définition même de la Psychanalyse, l’allègement de la pression de l’irrationalité inconsciente sur le Moi, et le redressement des déformations qu’elle a imposées à notre vision du monde. Et l’on peut se demander si ce désir de maturation, de libération, d’autonomie, si ce pouvoir de rationalité et cette capacité d’allègement ne sont pas tout simplement l’expression de l’Instinct de vie et de cet « amour de soi » quasi biologique blessé aux origines de l’homme et responsable de son destin psychique, l’expression d’un Narcissisme qui par des chemins détournés (depuis le Narcissisme originel, élémentaire, jusqu’à l’Idéal du Moi) tendrait à faire récupérer à l’homme cette partie de lui manquante [20] à l’aube de l’humanité : c’est-à-dire, en un mot, à transmuter en épanouissement psycho-affectif et intellectuel un inachèvement et une dysharmonie originels.
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