« Elle [notre présupposition] est de nature biologique, elle opère avec le concept de tendance (éventuellement celui de finalité) et s’énonce ainsi : le système nerveux est un appareil auquel est impartie la fonction d’écarter les excitations à chaque fois qu’elles l’atteignent, de les ramener à un niveau aussi bas que possible ; il voudrait même, si cela était faisable, se maintenir rigoureusement dans un état de non-excitation. (...) attribuons au système nerveux en général la tâche de maîtriser les excitations. »
S. Freud, Métapsychologie, p. 16 (souligné dans le texte).
Le problème de la spécificité humaine nous retiendra à plusieurs reprises au cours de cet Essai. S’il existe une question d’importance concernant l’homme, c’est bien en effet de savoir en quoi, le cas échéant, il se distingue des autres espèces vivantes. Ce point n’intéressant pas seulement le physiologiste ou le psychologue, mais tout homme soucieux de ce qui touche à l’espèce à laquelle il appartient [1]
S’il devenait possible de définir les éléments d’une spécificité humaine, il n’apparaîtrait peut-être plus tellement utopique de chercher à construire des formes de société tenant compte des besoins propres à l’homme et favorisant son épanouissement. A côté de la Sociologie, étudiant et classant les formes sociales ayant déjà existé et témoignant ainsi en quelque sorte de la souplesse adaptative humaine, pourrait prendre place une Sociopsychanalyse au sein de laquelle une physiologie et une pathologie sociales échappant dans une certaine mesure à l’empirisme étudieraient les pressions d’origine sociale s’exerçant sur l’individu et aideraient à les réduire bien avant qu’elles se révèlent ouvertement être néfastes ; en somme l’étude de la société se ferait aussi à partir de l’homme et non plus seulement en fonction des besoins de la société ou de la technique, besoins certes respectables, mais qui ni devraient pas être seuls à être pris en considération si l’on souhaite éviter les crises de civilisation, ce terme étant pris dans son sens le plus général.
C’est d’ailleurs à partir de l’impossibilité, en raison de la spécificité humaine, d’une telle réduction de l’individu à la société que Freud écrivait :
« Mais notre sentiment intime qu’en aucune de ces républiques d’animaux, en aucun des rôles respectifs départis à leurs sujets, nous ne nous estimerions heureux, est un signe caractéristique de notre état actuel » (Malaise dans la Civilisation, p. 79).
« Le Système Nerveux Central est, à la naissance, incomplètement développé ; comme, et plus que le reste du corps, il est en état de prématuration » (Manuel de Psychiatrie (Masson), par H. Ey, Bernard, Ch. Brisset, p. 10)
La Psychanalyse a d’ailleurs fondamentalement contribué à ce que le problème de la spécificité humaine échappe à la spéculation métaphysique ou philosophique et soit enfin traité de manière scientifique. En effet, l’appareil psychique, la psyché, tel que Freud l’a décrit, n’existe pas chez l’animal. En particulier, le refoulement, constitutif de l’Inconscient, et l’Inconscient lui-même sont spécifiquement humains. Le point de savoir si cette spécificité psycho-affective se superposait à une spécificité somatique n’a évidemment pas manqué de retenir l’attention des psychiatres et des psychanalystes. Nous en donnerons deux exemples.
« Nous insisterons sur ceci que le tout début de la vie est dominé par un fait primordial : l’homme, en quelque sorte, naît avant terme, A sa naissance, son équipement neuro-physiologique n’est pas achevé (...) En bref, le retard physiologique de la myélinisation du système nerveux de relation est responsable chez le nouveau-né de la conjonction d’une double impossibilité : celle d’agir volontairement sur l’entourage, et celle de se percevoir lui-même comme unité distincte du monde extérieur. » (Sacha Nacht, « Instinct de Mort ou Instinct de Vie », R. F. P., n° 3, 1956, p. 413-414)
La lecture de ces deux textes amène à un certain nombre de réflexions. Tout d’abord, parler de prématuration [2] ou naissance avant terme semble impliquer que « normalement » l’homme aurait dû naître plus tard et qu’il existe donc chez lui une « anormalité » originelle. A notre sens, au contraire, spécificité et anormalité ne se recoupent pas. Ensuite, avant de pouvoir parler de retard ou d’inachèvement spécifiques, il faudrait être bien assuré qu’il n’en va pas de même chez l’animal ; or, tous les animaux naissent inachevés, et certains, comme nous allons le voir, encore plus inachevés que l’homme. Enfin, si séduisant que soit le rapprochement entre les deux ordres de spécificité — somatique et psychique — le lien entre elles apparaît fort malaisé à préciser ; au stade actuel de nos connaissances, il n’est guère possible d’aller au-delà de modestes hypothèses de travail, ce qui n’est déjà pas si mince. Le simple fait que nous savons bien qu’un rat ou qu’un singe même s’ils naissent avant terme ne vont pas développer un psychisme de type humain devrait déjà nous inviter à une grande prudence.
Qu’en est-il donc exactement du problème de la spécificité somatique humaine [3] ?
La question est rendue très difficile par le fait que les éléments permettant de comparer le développement de l’animal et de l’homme échappent jusqu’à présent à des définitions précises. Pour ceux qui étudient l’animal, écrit le Professeur Verley :
« La puberté est presque toujours définie comme l’aptitude à la fécondation [4] alors que la date choisie par l’homme est celle de 12 ans et quelques mois.
Le terme de la croissance est celui de la taille : or le développement nerveux et comportemental est plus précoce que la croissance staturale [5].
Enfin, la durée de vie, elle-même, est toujours un choix arbitraire, définie selon les auteurs soit comme la moyenne de vie, soit comme la longévité maxima [6]. »
Une fois tempérées ces variations entre les auteurs, et étant bien entendu que dans le cadre de cet Essai nous en resterons aux grandes lignes, deux ordres de constatations s’imposent.
Tout d’abord, il existe chez l’homme une lenteur du développement moteur et relationnel très particulière par rapport à toutes les autres espèces animales connues.
On peut situer, au plus tôt, autour de 12 ans l’âge où l’être humain pourrait parvenir à une certaine autonomie. A ce moment, en effet, la motricité opérationnelle devient efficace et la puberté se produit. C’est, d’ailleurs, l’âge où dans la plupart des civilisations se produisent les rites d’initiation sociale [7]. La croissance n’est pas encore achevée. Si l’on fixe le taux moyen de la vie humaine autour de 70 ans, le rapport « début de la vie d’adulte » sur « longueur de vie » est de 1/6. Ajoutons pourtant deux observations : la première étant que 12 ans est un âge limite et qu’il vaudrait sans doute mieux parler de 14 ans ; de plus, 70 ans est une moyenne de vie tout artificielle, liée au progrès de la médecine. Le rapport 1/6 est donc un rapport limite, et il serait peut-être plus exact de parler de 1/4.
Or, il n’est pas d’espèce animale chez laquelle ce rapport descende au-dessous de 1/12 à 1/10 [8]. Il existe donc au moins une différence du simple au double entre la longueur de temps mise respectivement par l’homme et par l’animal pour se développer sur le plan moteur.
La seconde observation, plus importante encore, est que la lenteur du développement moteur est bien plus marquée chez l’homme comparativement à l’animal au cours de la première année [9], pendant laquelle pour les psychanalystes se déroulent des processus de première importance (relation primitive à la mère, formation corrélative du Moi et de l’Inconscient autour de l’âge de 6 mois).
Le second ordre de phénomènes qui, lui, n’a pas encore été pris en considération, tout au moins à notre connaissance, dans les travaux portant sur la spécificité somatique humaine, est que, en contraste avec la lenteur de la vitesse relative de la maturation motrice, le développement sensoriel est à la fois précoce et rapide chez le petit d’homme.
L’avance du système nerveux humain par rapport aux autres espèces animales est certaine à la naissance. Aussi bien les systèmes sensoriels somesthésiques, auditifs que visuels sont extrêmement développés chez le nouveau-né [10].
Il existe donc bien chez l’homme une lenteur spécifique de la vitesse relative de la maturation motrice. Mais plus spécifique encore sans doute et fort importante à considérer est ce que nous proposons d’appeler la discordance de la maturation sensori-motrice, ou plus brièvement discordance sensori-motrice.
On voit bien immédiatement l’importance que peut présenter cette discordance si l’on songe qu’en contraste avec l’impuissance motrice, cause d’une dépendance extraordinairement longue envers les protecteurs naturels [11], va pouvoir se développer un monde intérieur constitué à partir d’impressions sensorielles et d’informations reçues du monde externe ; autrement dit, et compte tenu du haut degré d’évolution du système nerveux central chez les Primates, il existera une tendance au surinvestissement d’un univers mental de « représentation des choses ».
Essayons à présent de passer du plan de la constatation scientifique (la spécificité somatique humaine, la discordance sensori-motrice) au plan des hypothèses de travail concernant le raccordement de la spécificité psychique à la spécificité somatique. Insistons bien sur le fait qu’il s’agit là d’hypothèses théoriques ; elles seront envisagées à un niveau très général dans ce chapitre et développées et confrontées tant avec les thèses de Freud qu’avec les résultats de la clinique psychanalytique tout au long de la Première Partie de cet Essai.
Que la naissance [12] et la période néo-natale soient à la source d’une angoisse quasi biologique apparaît comme fort probable. Il en va de même chez l’animal, mais l’énergie nerveuse et la libido à partir de laquelle cette angoisse se forme sont chez lui très vite dépensées en activité motrice et utilisées dans la multiplication cellulaire, la croissance accélérée.
Chez le petit d’homme, la croissance se fait bien plus lentement et surtout l’énergie ne pourra pas être utilisée sur le plan moteur.
Nous essaierons d’étudier plus en détail ces processus précoces dans le chapitre III consacré à l’activité fantasmatique, mais disons dès à présent que les conséquences neuro-psycho-affectives de la spécificité somatique humaine devraient d’abord, pensons-nous, être formulées en termes d’accumulation quantitative énergétique exceptionnelle provoquant, dès la période néo-natale, une augmentation des tensions internes comparativement à ce qui existe chez l’animal.
Le second point important est que le petit d’homme ne peut durant plusieurs mois prendre conscience, comme le signalait d’ailleurs Nacht, de la différence qui existe entre soi et le monde extérieur. Le sentiment de constituer une unité indépendante est lié à l’intégration opérationnelle de la motricité, à l’action sur le monde. L’image du corps propre est, pour nous, liée à la possibilité d’unifier les stimuli et processus en provenance des systèmes sensori-moteur et psychique en un acte volontaire dans lequel volonté, motricité et efficacité se conjuguent. Le sous-développement de la motricité du nourrisson induit chez lui une confusion entre ce qui est soi et ce qui est extérieur à soi, entre le subjectif et l’objectif. C’est le stade, étudié en particulier par Federn, de ce que l’on pourrait appeler le Moi-Tout, où dehors et dedans, soi et l’univers extérieur se mêlent indistinctement. Stade dont certains éléments persistent à la phase suivante que nous appelons dans cet Essai « relation objectale primaire ».
Avant d’essayer de montrer comment il serait possible de relier cette augmentation libidinale quantitative à la mise en forme du psychisme, nous voudrions faire une courte incidente concernant une autre conséquence de l’impossibilité pour le nourrisson de développer son activité de relation.
Bloqué dans sa marche en avant vers le monde, soumis à de fortes tensions et à l’angoisse (contre laquelle, certes, vont se développer des mécanismes de défense, mais, dans un premier temps, peu efficaces), il éprouvera, peut-on penser [13], la nostalgie d’un retour en arrière vers la source de toute chaleur et de toute nourriture, la mère [14] ; vers ce qu’ultérieurement il nommera, faisant apparemment — mais apparemment seulement — allusion à d’autres périodes, le « paradis perdu ».
Ce paradis étant constitué de la vie symbiotique avec la mère à l’intérieur du corps de celle-ci, forme d’union qui permet d’assurer dans les meilleures conditions la croissance d’un être immature, c’est-à-dire la consolidation, avec le minimum de souffrance biologique, de ses fonctions physiques et de ses mécanismes de défense. Le nouveau-né doit, lui, affronter un milieu plus âpre où chaleur et nourriture ne sont pas aussi continûment dispensées et où les contacts cutanés ne s’opèrent pas par l’intermédiaire du moelleux lubrifiant amniotique. A cette tendance diffuse au retour en arrière, peut-être sous-tendue par des traces mnésiques individuelles, par une mémoire cinesthésique, s’oppose l’élan vers le nouveau, vers l’accomplissement des virtualités, vers la maîtrise des tensions, élan porté par le progressif développement des fonctions sensori-motrices puis psychiques. Cette problématique de la progression et de la régression, du désir de dépendance et du désir d’autonomie, qui vont se jouer durant toute la vie humaine, trouve là sa première mise en forme.
(.../...)
Commentaires