(.../...)
La théorie de Bolk
La discordance du développement sensori-moteur du petit d’homme, la longue période nécessaire avant qu’il parvienne à l’état d’adulte, la poussée sexuelle avortée de la 4e-5e année, sont des faits scientifiques.
Pour expliquer ces faits, diverses hypothèses ont été avancées. La plus révolutionnaire paraît être celle de Bolk. Mais, répétons-le encore une fois, il s’agit là d’une hypothèse que l’on peut accepter ou refuser, alors que les faits qu’elle vise à interpréter — c’est-à-dire la spécificité somatique de l’être humain dans les premières phases de son développement — sont, eux, non contestables.
Il est possible de résumer l’essentiel de la théorie de Bolk à partir d’une conférence donnée par lui en 1926 au XXVe Congrès de la Société d’Anatomie de Fribourg — L. Bolk était professeur d’anatomie à Amsterdam —, conférence dans laquelle il présentait ses thèses [1].
Pour la commodité de la présentation, nous donnerons d’abord la formulation de cette théorie, assortie d’exemples et d’arguments tirés de la conférence et particulièrement aptes à l’illustrer. Puis nous dégagerons les implications — non explicitées évidemment dans la conférence de Bolk — qu’un lecteur psychanalyste peut inférer de cette théorie.
Le point de méthode qui apparaît fondamental à Bolk est qu’il convient de ne pas se borner, en ce qui concerne l’anatomie ou la physiologie comparées, à la recherche des ressemblances entre l’homme et les Primates. Le présupposé d’une filiation compromet grandement « l’étude pour elles-mêmes des particularités spécifiquement humaines » :
« Pour parvenir à une conception de la manière dont s’est édifiée la forme humaine et de la cause de cette édification, il ne faut pas la considérer comme l’aboutissement d’une lignée de formes ordonnées (...) mais l’homme lui-même doit être le but de cette interrogation. Quelle est la nature essentielle de l’homme en tant qu’organisme, et quelle est l’essence de l’homme en tant que forme (p. 245-246) ? »
Cherchant les caractères morphologiques propres à l’homme, Bolk reconnaît comme spécifiques de celui-ci, pour ne citer que les plus notables : l’orthognathisme [2], l’absence de pelage, la dépigmentation de la peau, des cheveux et des yeux, la forme du pavillon de l’oreille, le pli mongol, la situation centrale du Foramen magnum, le poids élevé du cerveau, la persistance de la fontanelle, les grandes lèvres chez la femme, la structure de la main et du pied, la forme du bassin, l’orientation ventrale de l’orifice génital chez la femme, les variations précises de la dentition et des sutures crâniennes.
Ces caractères spécifiques ont-ils ou non entre eux une propriété commune ?
Ils possèdent, affirme Bolk, un point qui leur est commun à tous : « Ce sont des conditions ou des états fœtaux devenus permanents. En d’autres termes, des propriétés structurales ou des rapports de forme, qui sont passagers chez le fœtus des autres primates, sont stabilisés chez l’homme (p. 248.) ».
Tel est l’essentiel de la théorie évidemment révolutionnaire de Bolk :
« Si je voulais exprimer en une phrase un peu lapidaire l’essentiel de ma théorie, je présenterais l’homme, du point de vue corporel, comme un fœtus de primate génétiquement stabilisé (p. 249). »
Les primates ou singes sont la forme menée jusqu’à son achèvement d’une créature dont l’homme représenterait la forme inachevée, fœtale.
La physiologie de l’homme serait caractérisée par la lenteur de la croissance et de la maturation générale :
« Il n’est pas de mammifère dont la croissance soit aussi lente que celle de l’homme ; il n’en est pas qui reste aussi longtemps dépendant de ses parents. Pouvez-vous me citer un mammifère qui jouisse d’une aussi longue période d’épanouissement que l’homme ? Et à cette lente éclosion, à cette période ralentie de maturité, s’enchaîne une sénescence si retardée que nous n’en avons pas d’exemple chez les autres mammifères. Quel animal, après extinction de sa fonction germinative, peut encore jouir d’une aussi longue existence purement somatique (p. 251) ? »
Quant à la cause d’un tel processus de retardement évolutif, Bolk la voit dans une « altération » du fonctionnement du système endocrinien — système qui non seulement régit la croissance somatique mais qui relie entre eux les deux éléments constitutifs de l’organisme : le Soma et le Germen. Dans l’économie du système endocrinien, des éléments freinateurs prendraient chez l’homme une importance croissante.
Ce retardement évolutif, qui s’exerce toujours davantage chez l’homme (« l’homme paléolithique se développait plus vite, c’est-à-dire était adulte à un plus jeune âge que l’homme actuel ») (p. 259), n’est pas, en tant que processus, propre à l’homme : c’est son intensité seule qui est spécifique.
Précisons bien, en effet, que pour Bolk, l’homme n’est pas un fœtus de singe qui, il y a quelques dizaines de milliers d’années, serait né avant terme et qui par une sorte de miracle aurait survécu et se serait reproduit dès lors tel quel.
Pour Bolk, l’homme est le produit d’un retardement physiologique, endocrinien, de la croissance et de la maturation, retardement dont on peut déjà observer progressivement les effets chez les primates depuis les singes inférieurs jusqu’aux anthropoïdes. L’homme lui-même n’est pas « fixé », il est un être en devenir chez lequel le retardement opère toujours davantage.
Prenons l’exemple du pelage.
Chez les singes inférieurs, le nouveau-né possède une fourrure complète.
Chez les Gibbons, le territoire ventral du nouveau-né, qui est dénudé, se couvre bientôt de poils.
Chez les Anthropoïdes, comme le chimpanzé et le gorille, le nouveau-né est nu comme l’enfant humain avec une chevelure d’importance sensiblement égale. Le corps est entièrement revêtu de poils entre deux et trois mois, à l’exception de certaines races de gorilles dont la poitrine reste dénudée toute la vie.
Chez l’homme, l’enfant naît nu avec seulement une chevelure. Le sexe féminin conserve cet état. Chez l’homme peut apparaître un pelage très clairsemé au moment de la puberté.
Pour Bolk, l’apparition d’une calvitie pourrait bien constituer la phase suivante, dont l’aboutissement ultérieur serait l’absence totale de pelage, c’est-à-dire, pour ce trait particulier — le pelage —, la fœtalisation complète.
Pour Bolk le retardement continue d’exercer ses effets :
« Rendez-vous compte (...) que la progression de cette inhibition du processus vital ne peut franchir une limite déterminée sans réduire sa vitalité, sa force de résistance aux aspects nuisibles d’origine externe, en un mot sa possibilité de conservation. Plus l’humanité s’engage sur le chemin de l’hominisation, plus se rapproche le point fatal où un pas de plus en avant signifie l’anéantissement. Elle n’a pas le pouvoir de s’arrêter avant ce point. Elle doit poursuivre son ascension, à la rencontre de son anéantissement (p. 278). »
Nous voyons bien là comment, en Bolk, s’exerce la subjectivité de l’être humain : à une théorie scientifique solidement pourvue d’arguments vient s’ajouter une idéologie dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’apparaît nullement nécessaire :
« L’humanité actuelle n’est, elle aussi, pas là pour l’éternité, elle aussi est soumise à la loi de la nature régissant tout, d’après laquelle n’est concédé à l’individu, à l’espèce et au groupe, qu’une durée limitée d’existence. Seule la vie est éternelle et inaltérable, les formes qui la transportent sont passagères (p. 278). »
La loi de la nature... Certes, elle existe. Mais il est spécifiquement humain que dans notre espèce une autre loi vienne l’équilibrer, que l’on pourrait appeler le pouvoir de rationalité sur la nature, c’est-à-dire la possibilité d’alléger la pression physiologique ou pathologique des choses. Si ce retardement progressif venait à mettre en péril l’existence de l’espèce humaine, le développement de l’endocrinologie, voire de l’immunologie, permettrait d’y trouver remède. Par exemple, on sait à présent, dans bon nombre de cas, pallier les insuffisances endocriniennes responsables des avortements durant les trois premiers mois de la grossesse, avortements qui pour Bolk sont en rapport avec ce retardement progressif.
(…)
De même une tonalité raciste déplaisante vient se mêler aux arguments purement scientifiques :
« Les plus grandes oppositions apparaissent entre la race noire et la race nordique, non seulement au point de vue physique mais aussi au point de vue biologique. Le plus rapide développement, la plus courte phase de maturité et la plus prompte sénilisation portent témoignage que le retardement du cours de la vie chez le nègre n’a pas encore atteint le haut degré qu’il a chez la seconde nommée (la race nordique). Que je sois, sur la base de ma théorie, un partisan convaincu de l’inégalité des races, cela est facile à comprendre. »
On peut aisément objecter que la plus courte phase de maturité et la plus prompte sénilisation chez le noir sont dues au sous-développement économique. L’absence de soins médicaux, la sous-alimentation en paraissent responsables, ce que vient confirmer le fait que la sénilisation, le vieillissement sont plus précoces dans les couches de population blanche elles-mêmes sous-alimentées et privées de ressources médicales.
Il y a un certain humour à se dire que pour un raciste comme Bolk, il est toutefois impossible, en raison même de sa théorie, d’énoncer que le noir est une créature retardée : elle est une créature en « avance » (« propulsive », dit Bolk) sur le blanc. Mais cette « avance » somatique, endocrinienne, l’éloigne de l’homme le plus évolué, lequel se définit précisément par son « retard ». Le noir, pour Bolk, est davantage animal et moins homme que le blanc.
Cette idéologie surajoutée une fois contestée, il demeure une théorie — certes strictement matérialiste — qui parait fort solidement étayée.
Mais théorie qui demande à être complétée. Car l’accent n’y est mis que sur la chétivité, voire la maladie de l’homme (un animal malade), au détriment de ses facultés compensatrices d’action sur les choses. L’accent est mis sur son « manque » par rapport à la loi de la nature, sur sa négativité, au détriment de sa positivité : le pouvoir de rationalité, c’est-à-dire le pouvoir de transformer l’environnement de manière à alléger les pressions extérieures [3].
Il n’en demeure pas moins que l’accent mis sur le manque apparaît fort pertinent. Il nous paraît en effet exister un rapport de cause à effet, ainsi que nous l’avons indiqué au chapitre précédent, entre la spécificité somatique de l’être humain et la formation de l’Inconscient, entre son impuissance motrice première, sa dépendance de longues années durant envers ses protecteurs naturels et sa tendance ultérieure à chercher une illusoire et irrationnelle sécurité dans la dépendance psycho-affective envers une entité ou un être.
Mais ce « manque », cette négativité psychologique et psycho-affective sont, ou peuvent être, chez l’homme, équilibrés précisément par la « positivité » de ce pouvoir de rationalité. Qu’est-ce qu’une cure psychanalytique, sinon la prise de conscience par le sujet des forces inactuelles d’origine infantile qui accroissent son désir de dépendance et, inhibant sa maturation psycho-affective, freinent cet autre désir en lui qui est celui de l’autonomie et de l’épanouissement.
Telle est la théorie de Bolk, dite de la fœtalisation.
Elle est sans doute la première explication exclusivement bio-physiologique de la genèse humaine. Elle montre non pas tant pourquoi l’homme est apparu que comment il a pu apparaître. Si l’on accepte le bien-fondé de cette théorie, on admet qu’un certain nombre de conditions se trouvaient réunies rendant possible la naissance de l’espèce humaine. Le volume de la boîte crânienne, dû tant à la persistance des courbures fœtales qu’à la non-soudure des fontanelles, rendait possible le développement exceptionnel du cerveau ; c’est-à-dire la mise en place de circuits nerveux plus complexes et plus nombreux multipliant tant les systèmes d’intégration perceptive centrale sensorielle et sensitive que les connexions inter-systémiques et la mémorisation. D’autre part, la naissance prématurée du petit d’homme et la lenteur de sa maturation rendant indispensable, des années durant, une protection par des adultes, permettent de comprendre comment de complexes relations psychologiques peuvent s’établir entre protégé et protecteur dans l’enfance. C’est dans cette association de phénomènes d’ordre, pourrait-on dire, instrumental et d’ordre psychologique, que paraît pouvoir être située la spécificité humaine.
Ajoutons encore que si l’homme n’avait pas joui de la faculté psycho-instrumentale de compenser sa spécificité anatomique et physiologique par un pouvoir sur la nature, cette nouvelle espèce de créatures vivantes aurait très rapidement disparu, sous la pression des forces environnantes. Et même compte tenu de ce pouvoir, on peut bien considérer que la permanence de l’espèce jusqu’à nous est la conséquence de phénomènes fort hasardeux : logiquement, pourrait-on dire, les épidémies, par exemple, auraient dû emporter l’espèce. Dans cette perspective, la survie de l’humanité repose sur la condition implicite depuis les origines qu’il faut avant tout gagner du temps, afin de pouvoir, durant ce délai, maîtriser les forces hostiles. Il fallait gagner du temps sur les épidémies afin de développer médecine et microbiologie, comme aujourd’hui il reste encore nécessaire de gagner du temps contre la guerre atomique, par exemple, afin de permettre la compréhension et le maniement des forces agressives de destruction que l’homme porte en lui.
Cette spécificité humaine, liée à un pouvoir psycho-instrumental sur la nature, cette association de faiblesse et de puissance, de rationalité et d’irrationalité (définie comme l’inéluctable persistance de traits psychiques infantiles), trouvent dans les thèses de Bolk un répondant bio-psychologique qui permet de regarder sous un jour nouveau certains phénomènes auxquels la psychanalyse depuis ses origines a fait jouer un rôle fondamental.
Il en est ainsi de l’universalité du tabou de l’inceste, non certes découvert par Freud, mais ce qui était un phénomène sociologique a été repris par lui sur le plan de la psychologie individuelle avec les développements que l’on sait. Or la théorie de Bolk complète harmonieusement les données de la sociologie et de la psychanalyse.
Sur le plan bio-somatique, le développement humain est marqué pour Bolk par une dissociation entre l’épanouissement du Soma et celui du Germen. Par exemple, le Germen féminin est achevé dans sa substance à l’âge de quatre ou cinq ans : le volume de l’ovaire est identique chez une fillette de 4 ans et chez une adolescente de 14 ans. Ceci étant un caractère spécifique humain : chez tous les autres organismes l’arrivée à maturité de la fonction génitale correspond à l’achèvement de la forme définitive :
« Vis-à-vis de cette règle universelle, l’organisme humain se comporte de telle manière que, avec un achèvement de la croissance vers la 18e année, la possibilité de maturité génitale est déjà donnée dans la 5e année, l’âge seuil de celle-ci se tenant dans la 11e année : cette répétition trouve son explication naturelle dans le retardement du cours de la vie humaine, avec cette hypothèse simultanée que l’épanouissement du Soma a été plus fortement inhibé que celui du Germen. Et la possibilité de maturité sexuelle dans la 5e année, âge sensiblement conforme à celui de la maturité sexuelle des anthropomorphes, nous fait, à mon sens, connaître l’âge auquel les tout premiers hominidés parvenaient à la maturité sexuelle (p. 262). » [4]
Sur le plan psychologique, qui est celui nous intéressant le plus ici, une dimension nouvelle apparaît.
En somme, entre 4 et 5 ans, la maturité sexuelle est accomplie sur le plan endocrinien — avec la composante psychique que cette situation peut comporter — mais somatiquement les moyens sont refusés pour cet accomplissement.
Sociologiquement, la femme vers laquelle naturellement se porterait ce désir, s’il pouvait s’accomplir, est la mère, puisque tout un ensemble de relations s’est développé entre elle et l’enfant.
Mais le refoulement des désirs œdipiens vers la mère et de la rivalité envers le père ne s’explique sans doute pas uniquement par des raisons que l’on pourrait appeler « réalistes ». Si le garçon refoule ses désirs, ce n’est pas seulement parce qu’un bilan de la situation réelle lui fait juger à la fois plus réaliste (impuissance somatique envers la mère) et plus prudent (disproportion des forces vis-à-vis du père) de taire ses sentiments.
Un point essentiel est que, pour lui, la réunion à la mère dans une relation binaire, à deux, est vécue comme un retour à des modes archaïques d’échange nourrisson-mère et, plus profondément encore, comme un retour à l’intérieur de la mère, fantasme inconscient chargé, aussi, d’angoisse.
Dans la mesure où ce que nous avons appelé la blessure narcissique originelle et les inévitables frustrations ultérieures ont fait se lever en lui, dans la première enfance, une intense agressivité envers la mère, par intériorisation de cette image s’est formée en lui une image de la « mauvaise » mère, mortifère, morcelante, destructrice. Revenir en arrière, c’est s’exposer à l’hostilité de celle-ci.
Dans la mesure où s’est aussi constituée l’image d’une mère « bonne », source de chaleur et de vie, nourricière, protectrice, revenir en arrière c’est se fondre en elle, fusionner avec elle, disparaître voluptueusement en une félicité où la conscience s’effacerait. Le sommeil ou l’orgasme sont des formes vitales connotant cette régression du Moi.
Ce retour en arrière dans une relation binaire à la mère est à la fois, pourrait-on dire, vécu comme la mort angoissante (une angoisse mortelle) et la « petite mort » de la jouissance. Le langage usuel parle aussi bien de « mourir de plaisir » que d’une « angoisse mortelle ».
Le père représente alors non seulement le rival, mais aussi celui par lequel s’introduit un médiateur permettant d’aménager la relation mère-fils ; son élimination totale le laisserait seul avec la mère dans une relation binaire angoissante. Cette nouvelle relation triangulaire est précisément celle décrite par Freud sous le nom de complexe d’Œdipe, avec sa double polarité à la fois positive et hostile vers chacun des deux parents.
Le complexe d’Œdipe est dramatique en ce sens que l’objet désiré — la mère — est à la fois l’incarnation de la mort et de la vie, et que le père est à la fois le médiateur nécessaire et le rival démesurément plus fort. La solution à ce drame réside dans un refoulement des désirs qui deviennent inconscients et dans une identification réussie au père.
Sa vie durant, en raison de son passage exceptionnellement long par l’enfance, l’homme vivra fantasmatiquement et inconsciemment toute maturation, tout épanouissement, toute « propulsion » pour employer le vocabulaire de Bolk, comme gagnés au détriment des images parentales, sur le modèle du conflit œdipien. Nous retrouverons sans cesse dans cet Essai les conséquences d’une telle situation très exactement irrationnelle, en ce sens que les raisons la motivant ne se trouvent pas dans la réalité du moment mais dans une réalité antérieure, inéluctablement projetée dans le présent.
Commentaires