L’une des plus grandes menaces qui pèsent actuellement sur la démocratie, c’est sans doute paradoxalement son succès lui-même ou, plus exactement, le consensus unanime dont elle fait l’objet. C’était déjà vrai en partie après 1945, dans la mesure où l’Europe s’est reconstruite sur l’idée démocratique et contre le mal totalitaire représenté principalement par le nazisme, et c’est évident surtout depuis 1989, étant donné que la démocratie, comme on l’a fréquemment souligné, n’a plus d’adversaire réel [1].
Car ce consensus unanime – ou cette unanimité consensuelle – est devenu une idéologie, un conformisme, une « pensée unique » qui pèse comme une chape de plomb en exigeant de chacun un acte d’allégeance auquel, semble-t-il, il ne peut se soustraire. Et pourquoi diable aurait-il d’ailleurs envie de le faire ? Grande est alors la tentation d’une dissidence perverse, celle du « négationnisme » compris dans un sens très général, chez tous ceux qui – surtout parmi les intellectuels, dont c’est la vocation propre – sont mus par l’esprit critique et habités par l’esprit de contradiction, par une inclination à prendre systématiquement le contre-pied des évidences les plus établies. La présente réflexion se veut une contribution afin de sortir de cette situation : pour surmonter cette tentation, déjouer ce piège, échapper à cette menace.
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J’évoquerai d’abord la position libérale classique qui a été énoncée par John Stuart Mill dans De la liberté ( 1859) lorsque, au chapitre consacré au problème « de la liberté de pensée et d’expression », il évoque l’éventualité extrême où un seul homme s’opposerait au reste de l’humanité : « Si toute l’humanité moins une personne ( all mankind minus one) était d’une seule opinion, l’humanité n’aurait pas davantage le droit de réduire au silence cette personne que celle-ci [… ] n’aurait le droit de réduire au silence l’humanité » [ 1974, p. 76] [2] Mill effectue là une sorte d’« expérience de pensée », puisqu’il imagine anticipativement ou utopiquement une situation limite dans laquelle régnerait une unanimité peine et entière, avec une seule exception. Dans cette vision d’un accord unanime, qui engloberait non seulement une société donnée, mais l’ensemble de l’humanité, il introduit toutefois une discordance en imaginant la présence d’un seul et unique dissident au milieu du consensus général et énonce une règle qui oppose une sorte de cran d’arrêt à la vision anticipée d’une résorption possible de cette dissonance dans l’universelle symphonie. Le droit à l’expression de cette seule personne doit être préservé, à l’encontre de l’idée que la majorité aurait, en pareil cas, le droit (ou même le devoir) de faire taire cette unique voix dissidente.
Cela revient à dire qu’avec ce verrou libéral, une fêlure est introduite dans la représentation unanimiste de la vie sociale qui, peut-être, est toujours visée comme un idéal. Cette défense du droit d’expression jusque dans une situation aussi extrême procède tacitement d’un doute foncier quant à la validité absolue de sa propre opinion, même lorsqu’elle est confortée par une écrasante majorité, et elle implique donc la conscience de ne pas être infaillible. Il faut, telle est la signification profonde de l’idée de Mill, maintenir ouverte l’éventualité qu’un seul individu – ou un seul homme – puisse avoir raison contre le reste de la société – ou de l’humanité. Cela suppose bien entendu non seulement une forme politique dans laquelle soient reconnus la pluralité des opinions et le droit de les exprimer publiquement, mais une forme sociale où, à la différence de ce qui existe dans les sociétés traditionnelles, il n’y ait pas d’identification pure et simple de l’individu avec la société (ce que l’on appelle généralement le « holisme »).
On se trouve dans un univers où est reconnue la valeur autonome de l’individu et de la personne, c’est-à-dire dans l’univers mental et social de l’Occident des Temps modernes, où prévaut l’individualisme, lequel n’équivaut d’ailleurs pas forcément à une totale atomisation de la société réduite à une somme d’individus-monades ; l’essentiel est que soit reconnue aux personnes individuelles une part d’autonomie, de liberté et d’imprévisibilité.
Bien entendu, s’il devait arriver un jour qu’un seul homme s’opposât réellement au reste de la société et, plus encore, au reste de l’humanité, non seulement on serait enclin à le considérer comme fou, comme un Don Quichotte ayant perdu le sens des réalités, mais lui-même, s’il n’est pas fou, souffrirait forcément de cette situation et il ne pourrait pas ne pas se demander, de manière lancinante, s’il ne l’est pas devenu. Le vrai fou, ou plus exactement le fanatique, ne se tourmente pas de la sorte. Car ce n’est pas impunément que l’on brave l’opinion dominante : si l’on est sain d’esprit, on est constamment pris de doutes. Le fait que l’on estime avoir raison contre le reste des hommes ne signifie nullement que cette conviction constitue une absolue certitude. Si tel n’était pas le cas, cela tiendrait sans doute à ce que l’on aurait cédé à la pente individualiste-romantique et accepté l’idée selon laquelle l’individu rebelle, qui se révolte contre la société, a forcément raison. À l’encontre de cette image trompeuse, nous devons comprendre cet homme courageux qui ose défier ainsi le reste de l’humanité, non pas comme un être exceptionnel devenu entièrement insensible à l’opinion des autres et cuirassé contre ce que l’on appelait jadis le « respect humain », mais bien comme quelqu’un qui trouve la force de résister à la fois à la pression sociale extérieure et à la voix intérieure qui, en lui-même, ne cesse de lui suggérer qu’il se trompe peut-être et qu’il a tort de se mettre ainsi au ban de la société. Et c’est précisément là que réside son courage : dans le fait qu’il se confronte également, pour y résister, à cette voix intérieure.
Bien sûr, cette situation extrême est largement imaginaire. Le plus souvent, celui qui entretient une opinion isolée et marginale n’est tout de même pas entièrement seul : il a quelques amis et confidents, formant à l’intérieur du consensus ambiant un petit groupe dissident au sein duquel chacun peut s’appuyer sur les autres afin de renforcer sa propre conviction, en un processus d’autoconfirmation mutuelle. On peut remarquer d’ailleurs que cette situation porte déjà en germe un développement ultérieur possible, car ce petit groupe qui se définit par un rejet du consensus extérieur tend à resserrer les rangs et pratique souvent en son sein une forme de consensus et d’unanimité plus dense que celle qui règne au dehors. Et ce mini-consensus dissident pourra devenir, à la faveur de certaines circonstances, un nouveau maxi-consensus dominant.
La belle idée de John Stuart Mill est riche d’implications diverses. Il me semble en particulier qu’elle revient à récuser la notion, très répandue dans une certaine pensée contemporaine, d’une rationalité fondée sur l’accord (qu’il soit effectif ou transcendantal) et sur la vision anticipée d’une transparence et d’une unanimité ultimes. Elle suppose que la sphère de la vérité demeure essentiellement distincte de la sphère de l’accord (ou de l’argumentation et de l’entente « communicationnelle »), puisqu’est admise l’éventualité que quelqu’un puisse avoir raison – être dans le vrai – tout en étant en désaccord avec tous [3]. Bien sûr, on vient d’y faire allusion, l’opinion dissidente ne renonce pas à l’idéal d’un tel accord, même lorsqu’elle est obligée de constater qu’il est inexistant et impossible hic et nunc, mais il n’en demeure pas moins que l’accord effectif (la « reconnaissance ») ne sera jamais un critère de vérité, et supposer qu’il puisse l’être reviendrait à inverser les priorités ou à confondre les enjeux. Il est vrai que tous les hommes, s’ils ne sont pas fous, recherchent l’entente avec les autres, aspirent à la reconnaissance et souffrent de ne pas l’obtenir. Mais il serait erroné de supposer que l’accord recherché serait, d’une manière ou d’une autre, un critère de vérité ou de véracité, et donc qu’une vérité dépourvue de cet accord aurait une moindre teneur en vérité que celle qui peut s’en prévaloir. C’est ce qui donne à la position libérale énoncée par Mill une dimension tragique, car elle présuppose et assume une déchirure à tout jamais impossible à surmonter, dans la mesure où même l’entente factuellement réalisée ne l’abolira pas.
D’un point de vue philosophique, je souscris profondément à cette position, ainsi qu’à des réflexions analogues comme celle d’Hannah Arendt sur la « désobéissance civile » [Arendt, 1972], un concept forgé en 1849 par Thoreau (soit dix ans avant De la liberté de J. S. Mill). Et d’un point de vue moral, j’ai la plus grande admiration pour tous ceux qui, dans l’Histoire, ont su faire preuve du « courage civil » consistant à s’opposer à l’opinion dominante, lorsqu’ils estimaient que la situation (et leur conscience) l’exigeait, et à agir en conséquence. Et ce geste est encore plus admirable lorsque l’opinion dominante s’appuie sur une domination politique totale (l’appareil d’un parti unique), sur la domination militaire d’une armée d’occupation (France occupée) ou sur les deux à la fois (comme dans l’Europe de l’Est soviétisée). Non seulement je les admire, mais je m’identifie à eux :
je caresse le souhait que, si j’avais vécu moi-même cette situation historique, j’aurais agi comme ils l’ont fait. Je me plais à penser que j’aurais été aux côtés des gaullistes de la première heure après l’appel du 18-Juin, ou que, eussé-je vécu dans la Hongrie, la Tchécoslovaquie ou la Pologne communistes, j’aurais été du côté des dissidents hongrois, tchèques ou polonais en risquant ma vie pour la liberté. Bien sûr, lorsqu’on vit soi-même à une époque non troublée, un tel souhait n’engage à rien et il n’est rien d’autre qu’un fantasme rétrospectif (au sens psychanalytique de la notion de « fantasme » qui désigne précisément une scène imaginaire dans laquelle le sujet est lui-même présent [4]). Dans une sorte de rêverie diurne, on se plaît et se complaît à se représenter vivant soi-même en 1940 – ou bien en 1956, en 1968 ou en 1981 –, à imaginer une scène dans laquelle on figure comme sujet à côté des protagonistes historiques, et bien évidemment dans le bon camp, c’est-à-dire dans celui qui est reconnu comme tel aujourd’hui.
Du reste, il ne s’agit pas simplement d’un fantasme rétrospectif, mais aussi d’un souhait anticipatif : je me plais à penser que, si une situation historique analogue devait se présenter à nouveau dans l’avenir, je ferais preuve d’un courage analogue à celui de ces gens admirables. Bien sûr, tout comme il est très confortable de s’imaginer rétrospectivement campé dans le beau rôle, il l’est tout autant de rêver ainsi à son courage futur ; cela ne préjuge en rien du comportement effectif que nous pourrons avoir en pareille situation. Qui sait en effet si, en pareille épreuve, nous n’allons pas faire preuve de passivité et de lâcheté, et nous retrouver, non pas du côté de la minorité dissidente comme nous le croyons aujourd’hui, mais de la majorité dominante ou consentante ? Assurément, nul ne peut le prévoir. Pourtant, ne nous montrons pas non plus trop sévères envers nous-mêmes : si fantasmatique et confortable soit-elle, cette identification n’est pas non plus tout à fait dénuée de signification ni même d’incidence réelle. Car l’étoffe de nos vies, c’est aussi, pour une part non négligeable, l’étoffe de nos rêves :
nous devenons en partie ce que nous rêvons d’être. Ce sont nos diverses identifications qui nous font exister, même si le déroulement effectif de nos vies ne leur correspond jamais entièrement et s’il faut admettre un décalage insurmontable entre une réalité toujours imprévisible et les différentes anticipations que l’on a pu en avoir auparavant.
Toutefois, malgré la sympathie spontanée qui me porte – qui porte chacun de nous – vers ces figures héroïques de la dissidence, la lucidité nous oblige à prendre en considération un autre problème. Le cas extrême évoqué par John Stuart Mill n’est pas la seule conjoncture dont il faille tenir compte si l’on s’interroge sur les conditions de la liberté de l’esprit. Il existe une autre situation d’expérience fort courante qui, à ma connaissance, n’a jamais été examinée jusqu’ici, alors qu’elle constitue l’exact pendant de la précédente. Lorsqu’une majorité écrasante et même l’unanimité ou la quasi-unanimité des hommes soutient une certaine opinion, conviction ou théorie, certains peuvent être enclins à la trouver suspecte ou même à estimer qu’elle doit forcément être erronée. L’unanimité ou le quasi-consensus qui, pour un esprit ordinaire, tendent à devenir un signe de vérité deviennent facilement, pour un esprit porté à la défiance critique, prompt à la mise en question des évidences reconnues, une raison de se méfier [5]. L’adage du sens commun, « il n’y a pas de fumée sans feu », se renverse alors en ce contre-adage implicite : « S’il y a tant de fumée, il ne peut pas y avoir de feu. »
Or, contre cette autre pente naturelle de notre esprit – mais à la différence de la précédente, elle n’existe sans doute que chez ceux qu’il est convenu d’appeler les intellectuels –, il faut maintenir ouverte une autre éventualité symétrique à celle que soulignait John Stuart Mill, qui semble souvent difficile et presque scandaleuse à admettre pour un esprit rebelle à tout ce qui peut présenter la moindre apparence de consensus ou de conformité sociale : une opinion soutenue par la majorité, voire la quasi-unanimité des hommes pourrait bien être vraie et la méfiance de principe suscitée par ce consensus suspect pourrait bien s’avérer injustifiée. Car s’il est exact que le bien-fondé d’une opinion donnée n’est nullement établi du seul fait qu’elle est unanimement partagée, il n’en est pas moins exact que l’opinion dissidente n’est pas davantage légitimée par le seul fait paradoxal qu’elle serait rejetée ou condamnée par une proportion importante du corps social. Il ne suffit donc pas d’être attentif à la tentation évoquée par Mill d’imposer silence aux opinions dissidentes, fussent-elles exprimées par un seul homme à l’encontre du reste de l’humanité ; il faut se garder tout autant de la tentation inhérente à un certain anticonformisme, qui consiste à voler au secours des opinions minoritaires scandaleuses pour la simple raison qu’elles semblent brimées et réduites au silence et à prendre simplement à revers l’opinion majoritaire ou le consensus ambiant.
Il me semble plausible de supposer que cette tournure d’esprit poussant à prendre systématiquement le contre-pied de l’opinion dominante pourrait bien expliquer pour une large part, chez certains intellectuels, ce que l’on peut appeler la pente « révisionniste » ou plus exactement « négationniste » en un sens très général. Lorsqu’il existe un large accord et même un accord pratiquement unanime sur telle question, et par exemple sur tel point d’histoire, on se met alors à soupçonner que cela ne peut être vrai, que l’opinion doit être manipulée par quelque puissance occulte et qu’« on nous cache quelque chose ». Bien entendu, cette attitude d’incrédulité et de défiance n’est pas en soi pathologique et on peut y voir au contraire un signe de santé intellectuelle. C’est une manifestation de l’esprit critique dans ce qu’il a de fécond et de nécessaire, qui suscite l’exigence de ne pas se contenter d’opiner aveuglément à ce que l’on raconte et d’aller y voir par soi-même, de ses propres yeux. Ceux qui le pratiquent sont des veilleurs ou des éveilleurs, ils sont le sel de la terre. Pourtant, on aperçoit aisément que cette attitude intellectuelle courageuse et généreuse peut être pervertie si elle n’est pas assortie d’un correctif. L’anticonformisme systématique, lorsqu’il conduit au « négationnisme », peut s’avérer aussi néfaste que le conformisme et, comme lui, il substitue d’ailleurs un comportement mécanique à la pensée et au jugement libres. Dans un cas comme dans l’autre, on se contente de réagir à la pression sociale : soit en s’y soumettant, soit en s’y opposant, mais à chaque fois sans aucune raison autre que « réactive ». En effet, ce n’est pas parce que l’on tient l’opinion dominante pour juste que l’on y adhère, mais parce qu’on doit l’adopter pour faire comme tout le monde ; et ce n’est pas parce que l’opinion dissidente et réprouvée apparaît comme juste que l’on se met à la défendre, mais parce qu’on estime qu’il importe de se démarquer à tout prix du consensus ambiant.
On peut songer à différentes illustrations concrètes de cette attitude. Il y a avant tout le négationnisme proprement dit, c’est-à-dire la position qui est apparue assez récemment à propos de la mise en œuvre par les nazis de la Solution finale, de la Shoah. Ses motivations sont assurément multiples, mais on peut avancer que l’une d’entre elles, chez certains intellectuels, pourrait bien être le soupçon qui vient d’être évoqué : si l’existence des chambres à gaz, voire le fait même du programme d’extermination des Juifs ont été unanimement reconnus dans les sociétés démocratiques au point d’être une pierre d’angle de la conscience européenne après1945, si c’est devenu indiscutable au point que quiconque se risque à les remettre en question se met au ban de la société, alors cela ne peut pas être vrai. S’il y a tant de fumée, il ne peut pas y avoir de feu.
On peut évoquer aussi cette attitude fréquente chez les intellectuels consistant à éprouver une hostilité de principe à tout patriotisme (elle a été bien analysée par George Orwell), et qui peut conduire à épouser, par simple esprit de contradiction, la cause de l’ennemi, allant parfois jusqu’à pratiquer la trahison active [6]. Un exemple de cette attitude serait la germanophilie du baron de Charlus, bien analysée par Marcel Proust dans l’extraordinaire description de la situation de Paris pendant la guerre de14 que contient Le Temps retrouvé. Proust en envisage toutes les strates psycho-logiques, y compris érotiques, mais en se gardant bien d’en retenir une comme cause première absolument déterminante et en présentant plutôt ce parti pris comme « surdéterminé ». La condition première est que Charlus n’avait pas de « patriotisme », qu’il n’éprouvait pas d’identification spontanée au « corps-France » ; il était un simple spectateur. Mais même à ce titre, il aurait pu prendre parti pour la France. Or, l’une des raisons de sa germanophilie obstinée était que la « cause juste » de la France (une justesse qui, pour Proust, ne semble faire aucun doute) était défendue par des gens à ses yeux méprisables parce que « sots » : « Il était très fin, les sots sont en tout pays les plus nombreux ; nul doute que, vivant en Allemagne, les sots allemands défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l’eussent irrité, mais vivant en France, les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l’irritaient pas moins » [La Pléiade III, p. 774]. En prolongeant l’analyse de Proust, on peut se demander si l’un des ressorts principaux de cette germanophilie n’était pas l’attitude que je viens de décrire, à savoir une tendance à prendre le parti de l’autre camp pour la simple raison que l’on est excédé de la domination de l’opinion majoritaire que cette quasi-unanimité consensuelle suffit à rendre suspecte. Ferait donc défaut à Charlus, selon cette hypothèse, la disposition à admettre l’éventualité qu’une cause défendue par des « sots » (le mot « cons » n’était pas encore d’un usage courant à l’époque) puisse néanmoins être juste.
De même, dans divers débats intellectuels et politiques, maints esprits généreux peuvent avoir le sentiment que certaines idées et positions sont, comme on dit, « diabolisées », c’est-à-dire rejetées et réprouvées sans avoir été discutées. Contre le ralliement unanime des bien-pensants à l’encontre de quelques mal-pensants, ces bons esprits prennent alors le parti de réhabiliter, ou à tout le moins de prendre en considération, en allant à contre-courant, ce qui a été ainsi diabolisé. Et s’ils le font, ce n’est pas tellement ou pas du tout, semble-t-il, parce qu’ils ont le sentiment que cette position réprouvée contiendrait quelque vérité injustement décriée ou ignorée, mais avant tout parce qu’il leur apparaît qu’il faut par principe prendre le contre-pied du consensus du Bien et oser défendre la cause du Mal, quitte à se mettre soi-même au ban de la bonne société bien-pensante. Encore une fois, cette attitude de parti pris des réprouvés, où l’on assume le risque de se retrouver soi-même dans leurs rangs, est en soi tout à l’honneur de ceux qui s’en montrent capables ; mais elle a pour fâcheux inconvénient d’exclure arbitrairement une autre éventualité : et si ladite diabolisation, aux formes souvent outrancières, antipathiques et méprisables, avait raison sur le fond ? Et si elle n’était pas la simple manifestation d’un esprit grégaire, et si ce que soutiennent ces esprits souvent grossiers et moutonniers était quand même vrai ? Une éventuelle réhabilitation de ce qui a été « diabolisé » – un geste dont il faut également maintenir la possibilité et même la nécessité le cas échéant – n’est une bonne chose que si le contenu de la position jusque-là réprouvée semble mériter et appeler intrinsèquement qu’on le reconnaisse. Faute de quoi, cette réaction au consensus restera purement « réactive » (au sens nietzschéen), ou purement « mimétique » (au sens girardien), et l’on aura affaire à un simple jeu quasiment mécanique de ricochets.
Ce qui revient à dire aussi qu’une telle sympathie par antipathie pour l’antipathie – ce que l’on pourrait se risquer à appeler une « antiantipathie » (sur le modèle de la formule « l’ennemi de mon ennemi doit être mon ami ») – ne peut fonder de sympathie ou d’estime véritables. Car il lui manque précisément l’élément positif et actif qui est le propre de l’amour (comme d’ailleurs de la haine) : l’élan spontané pour quelque chose (ou contre quelque chose) – quelque chose ou quelqu’un qui est éprouvé comme intrinsèquement aimable (ou haïssable). Pour le dire de manière un peu sèche : s’il nous faut aimer ou haïr, alors faisons-le, non pas selon une démarche réactive, mais en un élan spontané ; car même une haine éprouvée de la sorte restera préférable aux laborieux détours de l’« anti-antipathie ».
Il est d’autant plus important de prendre conscience de ces divers renversements et de cette dialectique paradoxale que, comme on le sait par expérience, les mal-pensants d’hier peuvent devenir les bien-pensants d’aujourd’hui. Il arrive d’ailleurs même fréquemment que, ayant abandonné depuis longtemps leur position marginale et arrivés au faîte de leur domination symbolique ou politique, ils continuent à entretenir la conscience d’être encore des réprouvés et s’imaginent que, malgré tous les signes du contraire, leur conception reste minoritaire et incomprise et persécutée.
Même lorsqu’ils occupent tous les postes de pouvoir, ils se représentent en leur for intérieur comme des marginaux persécutés.
Soit encore, pour évoquer cet exemple véritablement canonique, l’affaire Dreyfus. Aujourd’hui, nous sommes unanimement et consensuellement du côté des dreyfusards (il a fallu beaucoup de temps pour en arriver là) ; c’est devenu l’un des éléments constituants de notre consensus moral et politique, l’une des pierres d’angle de notre autocompréhension démocratique. Faudrait-il, par esprit de contradiction et pour échapper à la « pensée unique », réhabiliter en quelque manière les anti-dreyfusards, leur découvrir des aspects sympathiques ? Certains pourront sans doute l’envisager, mais telle n’est certainement pas la position que je défends, n’aspirant pour ma part à aucun « révisionnisme » de ce genre. Et pourtant, une légère rectification, et donc une certaine « révision », s’avère nécessaire.
Cessons d’héroïser les dreyfusards en en faisant les héros d’une juste cause jouée d’avance, les héraults d’une vérité d’emblée assurée et évidente, car nous les dépouillons du même coup de ce qui fut leur vrai courage et leur véritable grandeur : d’avoir parlé et agi à contre-courant, d’avoir pris le parti d’une cause qui, au départ, était non seulement indéfendable, mais incertaine.
Cela implique que l’on admette cette éventualité qui devrait aller de soi, mais qui peut apparaître comme dérangeante et presque scandaleuse : au moment de sa condamnation, il aurait fort bien pu se trouver que Dreyfus fût effectivement coupable. La haine grégaire qui s’était mobilisée contre lui était en elle-même vulgaire et méprisable, mais il aurait pu arriver que ce consensus haineux correspondît pourtant à la vérité objective. Et lorsque, deux années plus tard, le colonel Piquart, qui fut à l’origine du déclenchement de l’Affaire et de la réhabilitation ultérieure du capitaine Dreyfus, a pris parti pour celui-ci, il ne l’a pas fait parce que l’unanimité grégaire de la haine antisémite lui faisait horreur (à cet égard, il semble au contraire qu’il ait plutôt partagé les préjugés de sa classe), mais parce qu’il avait découvert des éléments objectifs allant dans le sens de son innocence. S’il a agi de la sorte, c’est parce qu’il plaçait la recherche de la vérité et le souci de la justice au-dessus de la pression sociale et de l’obligatoire allégeance nationale.
Il y avait assurément un grand courage moral à prendre le parti d’un individu déchu de sa dignité, mis en ban de la société et envoyé au bagne comme le fut Dreyfus, en faisant front contre la meute qui s’était déchaînée contre lui. Mais si nous nous identifions aujourd’hui rétrospectivement aux dreyfusards, si nous admirons à juste titre le courage qu’ils ont eu à braver l’opinion dominante, à oser rechercher la vérité et à la proclamer publiquement lorsqu’elle n’était pas la bienvenue, en subissant des menaces et intimidations diverses, alors il ne faudrait pas escamoter la part d’incertitude qu’ils ont assumée au début de l’Affaire. On doit se garder de reconstruire après coup cette histoire exemplaire de manière moralisatrice comme si le rôle des bons et des méchants était fixé depuis le début et comme si le fait de s’opposer à l’emprise du consensus était en soi une garantie d’authenticité et un gage de vérité.
Il ne suffit pas de rappeler que Dreyfus était innocent bien que persécuté et réprouvé ; il faut admettre simultanément que, bien que reprouvé et persécuté, il eût pu être coupable, ceux qui ont entrepris de le défendre ayant repoussé cette éventualité qui peut nous apparaître aujourd’hui comme impensable, mais qui à l’époque était bien réelle, et ils l’ont fait parce qu’ils avaient aperçu des éléments les amenant à juger qu’elle était erronée. Or, comme on l’a vu, si l’opinion courante tend à supposer que quelqu’un doit forcément être coupable puisque – ou parce que – il est unanimement condamné (« il n’y a pas de fumée sans feu »), il existe aussi cette autre attitude, exactement symétrique, de défiance radicale et systématique qui consiste à soupçonner qu’il doit être innocent bien que et parce que l’on constate qu’il fait l’objet d’une condamnation unanime (« s’il y a tant de fumée, il ne peut pas y avoir de feu »). Tout le ressort de cette posture de contradiction systématique, la pointe de cette disposition retorse à prendre le contre-pied des évidences reconnues résident dans l’interprétation du bien que comme un parce que et dans le glissement de l’un à l’autre. C’est à cette posture radicalement défiante et soupçonneuse, s’accompagnant d’une forclusion complète du rapport à la réalité, qu’il faut opposer cette autre proposition qui relève du sens commun, mais qui, dans la logique du soupçon radical, apparaît comme scandaleuse et paradoxale : bien qu’unanimement condamné, il eût pu être coupable. Et c’est seulement à condition de maintenir cette seconde éventualité que la juste croisade des dreyfusards gardera toute sa dimension de généreuse audace, sans se réduire à la position évidente et obligatoire qu’elle tend à devenir aujourd’hui. Car c’est précisément cette éventualité réelle qu’il leur a fallu affronter et réfuter.
Je n’ai envisagé jusqu’ici que le point de vue extérieur sur les réprouvés, celui qui est porté à la fois par ceux qui hurlent avec les loups et par ceux qui tiennent tête à la meute en volant au secours des bannis. Mais si l’on se place cette fois du point de vue des minoritaires ou des ostracisés, on peut observer que ceux-ci adoptent bien souvent une attitude consistant à s’exclamer : « Je suis seul, je suis mis à l’écart, au ban de la société, donc j’ai raison ! » Bien loin de voir dans l’hostilité générale une raison de douter du bien-fondé de sa conception – quitte, comme on l’a vu plus haut, à surmonter ensuite ce doute lancinant –, le réprouvé qui tient un tel discours voit au contraire dans cette situation une confirmation et même un témoignage irréfutable de sa justesse, conformément au postulat déjà indiqué : une opinion majoritaire et quasi unanime ne peut être juste ni vraie, et l’unanimité même dont elle bénéficie révèle sa fausseté. C’est dans cette équivalence postulée entre unanimité et fausseté que le minoritaire-réprouvé puise la certitude d’avoir raison, le plus grave n’étant pas qu’il entretienne une telle conviction, mais qu’il risque alors de cesser d’argumenter rationnellement en faveur de l’opinion réprouvée qu’il défend (comme il en a bien le droit) ; la certitude qu’il a d’être dans le vrai peut lui sembler suffire. En d’autres termes, le risque psychique mais aussi politique qui est inhérent à une telle attitude tient à ce que le minoritaire se représente et se vit alors comme une victime, comme l’objet d’une conspiration visant à le faire taire ou à le laisser en marge, et qu’il se met à revendiquer ce statut même de réprouvé comme un signe d’excellence.
Tout ce qui vient d’être analysé peut être décrit également dans le langage de la « théorie mimétique » de René Girard. Celui-ci a bien étudié les phénomènes de mimétisme social par lesquels une communauté se resserre et même se constitue contre un ennemi arbitrairement désigné, contre un bouc émissaire qualifié de fauteur de scandale. Se déclenche alors une dynamique et une sorte de réaction en chaîne où chacun est sommé de se rallier au groupe, de faire acte d’allégeance et de manifester ouvertement sa conformité ; la neutralité n’est pas de mise et elle sera forcément interprétée comme une désertion et une trahison, comme un ralliement « objectif » à l’autre camp.
Mais il peut se produire également cet autre phénomène que l’on peut appeler, dans un langage girardien (bien qu’il n’ait pas été envisagé par René Girard lui-même), un contre-mimétisme : le geste de celui qui, excédé par ce mécanisme grégaire, par cette réaction en chaîne des ralliements, dégoûté par cette répugnante curée, soit s’abstient en se tenant à l’écart de la meute déchaînée, soit prend le parti du bouc émissaire et élève la voix pour le défendre, mettant ainsi en question le consensus de la réprobation.
Mais dans un cas comme dans l’autre – celui du mimétisme comme du contre-mimétisme –, on ne sort pas de l’enfer mimétique puisque l’attitude de rébellion, si l’on en reste là, demeure purement réactive. Si le mimétisme peut être caractérisé comme une infernale réaction en chaîne, analogue au déchaînement de la calomnie dans l’air du Barbier de Séville, le contre-mimétisme ne rompt pas vraiment cette chaîne fatale dont il n’est en somme qu’un maillon de plus.
D’ailleurs, la question de savoir si la victime est vraiment coupable ou innocente est, comme on le sait, totalement non pertinente dans la théorie girardienne. Le mécanisme victimaire, nous enseigne-t-elle, peut se déclencher contre n’importe qui et pour n’importe quelle raison, la personne visée aussi bien que le motif retenu étant parfaitement arbitraires. Le point décisif est que la société se trouve dans une situation critique où elle est en train de se dissoudre et qu’elle a besoin d’une victime pour ressouder son unité.
Dans cette théorie, il n’y a place que pour deux éventualités. Soit on a affaire à un mécanisme victimaire dans lequel la foule grégaire s’en prend à une victime désignée arbitrairement, les persécuteurs eux-mêmes demeurant forcément aveugles, selon une méconnaissance nécessaire, au mécanisme qui les fait agir. Soit s’effectue un dépassement dans lequel on prend le parti de la victime innocente et où la méconnaissance est surmontée, le mécanisme victimaire lui-même étant porté au jour et accédant pour la première fois à la conscience – ce qui, selon Girard, se produit seulement avec le christianisme. Mais, comme on est bien obligé de le constater, la dimension d’objectivité reste entièrement absente dans la théorie girardienne, car tout demeure en fin de compte une affaire de mécanisme social – un mécanisme auquel les sujets impliqués sont forcément aveugles, cette cécité étant une condition nécessaire à son fonctionnement même. Cette théorie ne fait donc pas exception à l’intérieur des sciences sociales, s’il est vrai, comme l’a suggéré Hannah Arendt, que celles-ci sont presque constitutivement incapables de dépasser l’immanence de la Société posée comme un Absolu [7].
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J’en reviens à mon point de départ, librement inspiré par un texte célèbre de John Stuart Mill : si l’on veut préserver les conditions de la liberté de l’esprit, on doit tenir compte à la fois de deux exigences diamétralement opposées – d’une part, comme dans la position libérale classique énoncée par Mill, admettre l’éventualité qu’un seul homme puisse avoir raison contre le reste de l’humanité ; mais d’autre part, reconnaître que le constat de la quasi-unanimité de tous les hommes n’est pas un motif suffisant pour supposer qu’ils aient tort et que l’opinion réprouvée ait forcément raison, le reste de l’humanité pouvant aussi avoir raison contre un seul homme. En énonçant cela, on pourrait, il est vrai, donner l’impression de se donner le beau rôle en renvoyant dos à dos les deux attitudes opposées – la dissidence et le consensus, le non-conformisme et le conformisme. N’adopte-t-on pas l’attitude d’un observateur extérieur narquois qui considère avec mépris, et non sans en éprouver un sentiment de supériorité et d’autosatisfaction, le spectacle de la vie sociale et intellectuelle semblable à un répugnant panier de crabes où tout s’agite dans tous les sens ? Ne débouche-t-on pas, de la sorte, sur une forme de détachement cynique, de relativisme généralisé et de nihilisme sceptique ?
Telle n’était assurément pas mon intention. Si j’ai insisté sur la symétrie qui peut s’établir entre des positions antagonistes, cela ne signifie pas que je les croie exactement analogues et interchangeables ; il s’agissait de faire comprendre que, si l’on en restait là, on ne quitterait pas la sphère immanente de la doxa à l’intérieur de laquelle peuvent avoir lieu différents jeux de ricochets, d’incessants retours et contre-retours de balancier. Or, il convient de comprendre que l’on ne peut précisément pas s’en tenir là et que l’on doit réfléchir aux conditions permettant d’échapper à cette situation infernale (en termes girardiens : de sortir de l’enfer mimétique). Or, on ne peut le faire qu’en réfléchissant aux conditions qui nous permettent d’affirmer, dans tel cas particulier, que telle opinion ou théorie est intrinsèquement erronée.
Les différentes situations qui ont été décrites ont en commun notamment une absence complète de la dimension de l’objectivité. Bien loin de chercher à savoir si, par-delà la confrontation polémique, existe une vérité ou une fausseté, une culpabilité ou une innocence réelles, on reste au contraire enfermé dans un champ clos où les positions se renversent en une sorte de réaction en chaîne. Tout est pris dans une grande effervescence, dans un mouvement incessant, et pourtant rien ne bouge vraiment, puisqu’on n’a affaire qu’à des mouvements internes dans une enceinte fermée. Or, constater cette situation de clôture, c’est déjà implicitement l’avoir dépassée ; c’est avoir envisagé une issue en supposant l’existence d’un au-delà du champ clos, d’une dimension qui rompt et dépasse l’immanence de la doxa, c’est-à-dire de ce qu’il faut bien appeler une transcendance. Mais celle à laquelle je songe ici est d’un genre bien particulier, différent de la transcendance religieuse, de la référence à un au-delà de l’immanence mondaine : c’est la transcendance de l’objectivité (ou de ce que l’on peut appeler aussi la réalité ou le monde commun) en tant que dimension existant pour elle-même, de manière relativement autonome ; de ce qui, bien que constamment sollicité et même arraisonné par les subjectivités, échappe pourtant en partie à leur prise et doit être présupposé comme se tenant en tiers, par delà le jeu des positionnements.
Bien sûr, il existe diverses situations, à commencer par la situation totalitaire, où non seulement on tente de barrer l’accès à cette dimension, mais on entreprend d’en nier l’existence même. Dans un monde entièrement politisé ou, plus exactement, idéologisé de part en part, il n’y a plus de place pour quoi que ce soit qui existe pour soi-même, et qui, par conséquent, puisse se tenir en tiers entre les hommes. Hannah Arendt [ 2002, p. 633] évoque la fureur de Staline, rapportée par Boris Souvarine, s’écriant qu’il faut « en finir une fois pour toutes avec la neutralité du jeu d’échecs », c’est-à-dire, commente-t-elle, « avec l’existence autonome d’absolument n’importe quelle activité ». Parmi ces choses qui existent pour elles-mêmes et comportent ainsi une suspecte neutralité, il faut ranger également l’objectivité, celle du monde historique aussi bien que du monde naturel, et en fin de compte la réalité en général, qui ne peut qu’être niée dans son existence autonome par n’importe quel totalitarisme. Certes, cela ne signifie pas que cette objectivité ait une existence purement positive et soit coupée des subjectivités ; mais il faut admettre que celles-ci doivent la présupposer comme leur préexistant et comme n’étant jamais entièrement réductible à leurs visées particulières.
Or, c’est précisément la présupposition d’une telle objectivité transcendant les opinions particulières qui permet de sortir de la pure immanence des jeux de ricochets (mimétisme et contre-mimétisme, etc.) et ainsi de véritablement juger, au sens fort du terme. Car juger, c’est toujours oser juger dans les différents cas particuliers, et sans pourtant disposer non plus d’une garantie ultime de vérité. Car la référence à l’objectivité, à la dimension transcendante et à l’altérité qu’elle constitue, ne signifie pas que l’on détiendrait une position d’absolue certitude ayant dépassé une fois pour toutes l’incertitude du champ fini et immanent. La référence transcendante est ce qui rend possible les actes de jugement, mais aucun d’entre eux n’est absolument assuré et chacun demeure sujet à l’erreur. Et c’est bien là que réside l’audace inhérente au jugement : sans pouvoir être jamais sûr une fois pour toutes d’être dans le vrai (de détenir la vérité), on ose juger et on le fait, non pas en prétendant exprimer ainsi une simple opinion subjective émanant de son moi et valable seulement pour lui, mais en soutenant que ce jugement est vrai, qu’il révèle une objectivité et qu’il devrait pouvoir être partagé par tous les hommes. Le jugement – la « faculté de juger » – est une capacité que l’on exerce sans vraiment la détenir, puisqu’elle n’est jamais simplement donnée et qu’on doit la conquérir à chaque fois.
Pour préciser les conditions du jugement ainsi compris, je voudrais invoquer plusieurs parrainages philosophiques. Tout d’abord celui des philosophes qui nous ont appris (je songe ici au Kant du « jugement réfléchissant » et au Gadamer du commentaire de l’idée d’« application » [8]) que le jugement n’était pas la simple mise en application quasi mécanique de critères généraux, mais bien à chaque fois une délicate mise à l’épreuve face à une réalité toujours singulière, neuve et déconcertante, une expérience où sont remis en jeu à la fois le sujet jugeant et la chose jugée. Et plus proches de l’expérience historique récente, je songe à deuxpenseurs juifs qui, chacun à leur manière, ont réfléchi et pratiqué l’audace inhérente au jugement :
Emmanuel Lévinas et Hannah Arendt. Le premier qui adoptait souvent un ton et une attitude nettement prophétiques et la seconde, une philosophe plus classique et assez éloignée du judaïsme, mais qui était habitée peut-être à son insu par une inspiration prophétique. Contre l’idée que « l’histoire jugera », Lévinas a constamment posé l’exigence de « juger l’histoire », mais aussi la société, et mis en avant la « rupture du contexte » comme une condition de la liberté indissociable de son exercice. Quant à Arendt, la notion de jugement s’est imposée à elle comme cruciale dans la toute dernière phase de sa réflexion (elle allait commencer à écrire le troisième volume de la Vie de l’esprit, consacré à cette notion, lorsqu’elle est morte en 1975).
Et l’on peut penser que son expérience du procès d’Eichmann à Jérusalem a été déterminante : elle a aperçu en celui-ci non seulement ce qu’elle a appelé elle-même une incapacité à penser, mais plus essentiellement encore, à juger. Car juger, c’est dire la réalité ou l’expérience, la nommer, la redoubler par un acte de parole et de pensée qui ne répète pas tautologiquement ce qui est, et qui n’est précisément pas la simple « expression » des « rapports de force » existants, inhérents à l’histoire ou à la nature physique.
Il fallait donc mettre en évidence la spécificité, ne disons pas de la faculté de juger en général, mais de chaque acte de jugement particulier en tant qu’exercice risqué d’une forme de liberté – qui se détache, voire « s’arrache » à la situation donnée pour la considérer de manière critique, mais éventuellement aussi laudative (on ne peut en effet réduire a priori le jugement au seul jugement critique). Mais dans cette mise en évidence, on ne doit pas non plus perdre de vue l’autre pôle corrélatif déjà indiqué, à savoir la nécessaire présupposition de la transcendance d’une objectivité sur laquelle se fonde le jugement, l’acte d’« oser juger », mais en se gardant aussi de l’erreur consistant à l’envisager comme un critère ultime applicable mécaniquement en n’importe quelle situation (oubliant ainsi la leçon de Kant et Gadamer) et dispensant donc du risque inhérent à l’acte de juger. On a donc affaire là, on le voit, à une polarité dont chacun des deux termes est aussi important que l’autre : le pôle de l’acte libre et risqué du jugement et celui de la transcendance d’une objectivité à laquelle celui-ci se réfère. Il se peut qu’il s’agisse là d’une sorte de quadrature du cercle : comment peut-on concilier à la fois ces deux exigences, l’une qui souligne le risque indépassable du jugement, l’autre qui introduit une référence à la transcendance d’une dimension d’objectivité ? Le fait est en tout cas que l’on a affaire à une forme de circularité que je crois indépassable :
le jugement ne peut avoir lieu sans la référence à une dimension qui transcende l’immanence de la doxa, et n’est pas simplement créée ou construite, mais bien présupposée par le jugement, et qui n’est cependant pas telle non plus qu’elle permettrait de se passer de tout acte subjectif de jugement, lequel est constitutivement faillible, c’est-à-dire impliquant un risque indépassable d’erreur (mais, rappelons-le, que le risque soit indépassable ne signifie pas que l’on soit fatalement voué à l’erreur).
Je crois que c’est en tenant compte à la fois de ces deux pôles du jugement, le pôle subjectif et le pôle objectif, que l’on peut sortir de l’enfer mimétique et de la prison de la doxa évoqués plus haut, c’est-à-dire briser le mécanisme infernal par lequel on passe, en un basculement infini, d’une position à son opposé symétrique. C’est ce qui permet de prendre ses distances aussi bien envers l’opinion dominante (consensuelle) qu’envers l’opinion dissidente, et donc de se soustraire à la pression sociale dans un sens comme dans l’autre, en osant énoncer, dans tel cas particulier, que ceci est vrai ou faux, juste ou injuste, bon ou mauvais, beau ou laid. Et ce, sans qu’un tel jugement ne soit ni la simple expression d’une identification mimétique, ni un simple énoncé provocateur issu du désir de se désolidariser à tout prix de l’opinion majoritaire.
Mais la conception que l’on vient ainsi d’esquisser s’exposera peut-être à nouveau au reproche de relativisme. En effet, elle revient à admettre qu’il n’existe pas de fondement premier – ni situé dans l’objectivité, ni dans une subjectivité, fût-elle « transcendantale » – et qu’il faut se garder de toute hypostase dans un sens comme dans l’autre. On pourra en conclure au relativisme si l’on présupppose que le seul remède à celui-ci serait une référence possible à un fondement ultime. Pourtant, même en l’absence d’un tel principe premier ou dernier, situé dans l’Être ou dans l’Esprit, tout n’est pas voué au vacillement et à la « branloire pérenne » dont parlait Montaigne, car il existe au moins, non pas quelque socle inébranlable, mais ce sol précaire et cependant non illusoire : le jugement, c’est-à-dire différents actes de jugement singuliers, dont chacun effectue à chaque fois, dans le champ fini et immanent de l’histoire humaine, une articulation du subjectif et de l’objectif, en gardant à l’horizon la transcendance d’un monde commun qui le dépasse et auquel il peut se référer.
Jacques Dewitte
Bibliographie
- ARENDT Hannah, 1972, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Calmann-Lévy.
– 2002, Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Quarto-Gallimard.
– [ 1954] 2003, « Lettre à Jules Monnerot », La Revue du MAUSS semestrielle, n°22, 2e semestre.
- CHANGEUX J.-P., CONNES A., 2000, Matière à penser, rééd. Poche, Odile Jacob.
- GADAMER Hans-Georg, 1996, « Le problème herméneutique de l’application », in Vérité et méthode, Seuil.
- LAPLANCHE J., PONTALIS J. B., 1967, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF.
- PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, La Pléiade, III.
- STEINER George, 1981, « Le clerc de la trahison », Le Débat n° 17, décembre.
- STUART Mill John, De la liberté, trad. D.White et L. Lenglet, Gallimard-Folio ( On Liberty, Pelican Classics, 1974).
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