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Mais par rapport à ça, est-ce que vous pourriez dire quelque chose de plus sur ce qui se passait dans la société grecque autour de ce mouvement ? Parce que là, bon, vous l’avez bien décrit comme un grand mouvement de places, de rue, une grande assemblée. Les critiques, tu les faisais : avec des explosions de narcissisme… J’ai l’impression que c’est un peu physiologique. Dans n’importe quel mouvement véritable, il y a un peu de ça. On trouve toujours un peu de ça. Mais les éléments importants sont dans le lien entre ce qui se passe au niveau central, dans les discussions, dans les rues, et aussi dans le reste de la société. Dans les entreprises, dans la fonction publique, parmi les gens qui étaient appelés à contribuer avec des réductions de salaires, des augmentations d’impôts, etc. Quelles étaient les réactions autour de ce mouvement-là ?
Spyros : De la part de la société ?
De la part de la société. Et quels étaient les liens ?
Spyros : Bon, moi, je n’étais pas en Grèce, mais de tout ce que j’ai entendu et lu, l’attitude de la société grecque pourrait être décrite comme, en gros, attentiste. C’est-à-dire que « oui, ce qui se passe là, c’est bien. On l’observe, on reste à côté. Mais on va attendre de voir sur quoi ça va enfin déboucher, et comment les choses en général vont évoluer ». Moi, c’est comme ça que j’ai compris l’attitude de la société grecque. Et pourquoi je dis ça ? Entre autres parce que – Nicos pourra dire si j’ai raison ou pas – lors des deux grandes grèves générales, le 15 juin et le 28-29 juin, et surtout le 15 juin, le jour où le Premier ministre grec a admis qu’il ne gouvernait plus, qu’il n’était plus Premier ministre – et il a même pris contact avec le principal chef de l’opposition pour envisager la possibilité d’un gouvernement de coalition – là, c’était une occasion pour enfin faire ce que tout le monde dit vouloir faire : le chasser. Alors, la société grecque n’est pas descendue massivement dans la rue. Les gens qui étaient sur la place de la Constitution étaient nombreux, mais pas tant que ça. Pas comme lors des rassemblements massifs des dimanches paneuropéens, qui ont réuni plus de cent mille personnes. Donc je crois que la société grecque a été attentiste. Elle n’a pas embrassé ce qui se passait là.
Nicos : Tu as raison, Spyros. C’est pour cela que dès le début, j’ai essayé de discerner entre les deux phases du mouvement. Au début, il y a eu la phase proprement passive. On se rassemble pour voir ce qui se passe, et on se borne à ça, on ne fait rien d’autre. C’est à partir du moment où les AG se sont constituées que le mouvement proprement dit a été lancé. Mais malheureusement, il a été laissé seul. Pendant les trois jours de grève générale – 15 et 28-29 juin…
… qui ont été appelés par les grandes centrales syndicales. Enfin, par la grande centrale syndicale…
Nicos : … Oui, qui a été poussée par le mouvement de Syntagma. Dans le mouvement de Syntagma, on avait pris la décision d’encercler les bâtiments du Parlement afin de rendre plus difficile, voire d’annuler, le vote du nouveau paquet de mesures d’austérité. Bon, l’organisation était assez exceptionnelle et impressionnante, mais malheureusement, il n’y avait pas assez de gens, comme Spyros vient de le dire. Nous n’étions que nous, à peu près. On s’attendait à ce que la société descende massivement, mais malheureusement, ça n’a pas eu lieu. Pour comprendre l’attitude de la société grecque, il faut faire un peu d’anthropologie en disant que, selon moi, pour l’individu grec, le type anthropologique grec, la politique ne consiste pas à prendre son sort en main, mais plutôt à demander au pouvoir de nous soigner un petit peu. Même si le pouvoir nous attaque, on se borne à exposer notre colère ou notre indignation.
Mais tu as l’impression que c’est seulement grec, comme phénomène ? (rire)
Nicos : Plus maintenant. Tu as tout à fait raison de dire que maintenant, en Occident aussi les mouvements révolutionnaires sont en recul. Ca devient de plus en plus comme ça. Tu as tout à fait raison. Mais on pourrait dire qu’en Grèce, traditionnellement, c’était comme ça. On peut faire des manifs, OK, mais on arrête là, on ne s’auto-organise pas. C’est pour cela qu’il y a eu, disons, cette brèche, entre la logique de Syntagma, logique qui a essayé de s’auto-organiser, et la logique passive des gens qui ne venaient que les dimanches. On pourrait dire que même le mouvement de Syntagma reproduisait cette brèche, cette séparation. Pour le dire en employant une métaphore géographique, voire urbanistique, on a eu une séparation entre les deux niveaux de la place Syntagma. Au niveau supérieur, où il y a quelques escaliers qui amènent presque jusqu’aux jardins du Parlement, se sont toujours rassemblées les couches les moins politiquement conscientes, les plus nationalistes, patriotes, populistes. Ils tenaient des drapeaux grecs, ils chantaient les slogans qu’on chante pour l’équipe nationale grecque, ils insultaient les « merdes » de députés, comme si on était dans le virage d’un stade, à peu près. Là, on attaquait les politiciens en tant que personnes, on n’attaquait pas le parlementarisme en tant qu’institution. Et là, la chose la plus radicale qu’on fasse, c’était d’essayer de collecter des signatures pour organiser un référendum. De l’autre côté, il y avait la partie basse de la place où se tenait le campement et où se déroulaient les séances de l’AG et des diverses commissions. Mais ce qui était vraiment impressionnant, c’est que les gens de la partie haute ne descendaient jamais dans la partie basse. C’est pour cela que l’extrême droite n’a jamais essayé de noyauter les AG. Parce qu’elle a vu que sa base sociale était tout à fait indifférente, politiquement lumpen. Donc on pourrait dire que la partie haute de la place était beaucoup plus représentative de la société grecque que la partie basse où se déroulaient les AG. C’est pour cela que je parlais d’un certain isolement du mouvement.
Je n’ai pas très bien compris ce que tu as dit à propos de l’extrême droite. Elle n’avait pas de répondant parmi ceux qui étaient rassemblés sur la partie basse de la place ?
Nicos : Non, bien sûr.
Parce que ce n’était pas sa base sociale, ou … ?
Nicos : Tout le monde avait peur que, peut-être, dans cette ambiance générale un peu populiste où tout le monde parle contre les élites, contre les positions débridées, tout ça soit un terrain très fertile pour l’extrême droite. Mais heureusement, on a vu que presque dès le premier jour, l’organisation principale néo-nazie grecque a dit à ses membres : « on ne va pas du tout à Syntagma. Syntagma, ce ne sont que des gauchistes. On va faire de la résistance à Agios Pandeleimonas », c’est-à-dire un quartier très défavorisé où il y a beaucoup d’immigrés, et où les néo-nazis essaient de créer des comités de quartiers pour attaquer les immigrés. Je pense qu’ils ont dit ça parce qu’ils ont vu que les gens les plus proches d’eux politiquement étaient rassemblés dans la partie haute de la place, qu’ils n’avaient presque rien à faire avec le mouvement proprement dit.
Donc ils n’ont pas non plus essayé de s’insérer à l’intérieur, justement, de ces gens qui étaient dans la partie haute et qui tenaient un discours nationaliste ?
Nicos : Peut-être, mais ils étaient tellement lumpen politiquement qu’il leur suffisait de tenir le drapeau grec, et c’était tout. Il n’y avait pas d’organisation même sur le plan d’extrême droite, d’essayer d’attaquer les immigrés. Parfois, il y a eu des mecs un peu costauds qui attaquaient les Pakistanais qui vendaient des drapeaux ou des choses à boire ou à manger, mais il n’y avait pas beaucoup d’incidents de ce genre.
Quentin : Pour revenir à la question de la coupure entre le mouvement et le reste de la population, je comprends très bien que la population soit attentiste, se défie des élites mais sans tellement vouloir faire plus dans un contexte d’austérité. Les gens sont en train de prendre conscience que la société de consommation est finie, et pour très longtemps. Et c’est évident que dans ce cadre-là, ou alors il y a une réaction de déni – on dénie la réalité – ou alors des réactions qui sont plutôt violentes. Ce sont des émeutes, ce sont des pillages, etc. Et c’est ce qui risque de se multiplier dans l’avenir. Ou alors, ce sont des mouvements plutôt de classes moyennes, de déclassement, comme on a vu en Espagne, où on demande une moralisation de la vie politique. Mais ce qui s’est passé en Grèce, c’est un mouvement qui est allé plus loin, avec d’énormes limites, avec d’énormes problèmes. Et c’est ma question : d’où est venue cette idée des Grecs, que la société grecque n’a pas ? De ce que vous me disiez, depuis plus de deux mille ans, il n’a jamais été question de démocratie directe. La Grèce antique est un folklore nationaliste. D’où vient qu’une partie de la population, et parmi les milieux les moins politisés, non seulement se réclame d’une démocratie directe, mais la mette en actes, en pratique, durant plus de quarante jours, et se mette à réfléchir et à discuter explicitement là-dessus ? Ce qui est quand même une idée qui n’est pas tellement répandue, ni même en France, d’ailleurs. D’où peut venir cette idée ? Si elle n’est pas venue de milieux politisés, si elle n’est pas venue de pratiques comme des grèves, des occupations, des mouvements d’autogestion ? On dirait qu’il y a quelque chose qui est un peu tombé du ciel. C’est très étrange.
Nicos : Oui, le fait que ce soit « tombé du ciel » pourrait nous éclairer un petit peu sur la manière dont la démocratie directe était comprise par la plupart des participants. C’est-à-dire une démocratie directe qui était pour la plupart limitée au champ politique. Le problème principal du mouvement est qu’il n’est pas arrivé à s’étendre aux lieux de travail, aux quartiers, etc.
Mais est-ce que la question était posée, au moins ?
Nicos : Bien sûr, oui. Il y a eu des gens plus politisés ou des militants qui ont essayé de la poser. C’est-à-dire : « qu’est-ce qu’on fait par exemple avec les gens ? Il y a des cas de restaurants qui sont en faillite et que les employés essaient d’autogérer, d’en faire une coopérative, etc. On les appelle à venir parler ici, oui. On les appelle… » Mais malheureusement, il n’y a pas eu cette jonction. Ni avec eux ni avec d’autres gens qui travaillent dans des entreprises presque en faillite et qui ne se mobilisent pas, qui préfèrent plutôt aller parler à tel ou tel député, etc.
Pour en revenir à la question posée, je dirais qu’au début, il y en a eu quelques-uns qui ont essayé d’imiter de manière explicite ce qui se passe en Espagne. Il faut faire une parenthèse ici et dire que pendant les manifs et la grève du 23 février, il y a eu certains anarchistes et certains gauchistes qui ont proposé de suivre l’exemple de la place Tahrir, de faire de la place Syntagma notre propre place Tahrir. Mais ça n’a pas marché parce qu’on était très peu, donc les flics ont directement nettoyé la place.
Mais je pense que cette idée existait déjà. Elle circulait. A partir d’un moment, autant que je sache – mais c’est une information à vérifier –, il y a eu quelques personnes, plutôt des sympathisants au milieu libertaire, mais pas des libertaires ou des castoriadiens, ou je ne sais quoi d’autre. Parfois ils avaient lu un petit peu de Castoriadis sur la démocratie directe, la Grèce antique, comme ça. Il y avait quelques Espagnols aussi, mais qui ne faisaient partie d’aucune organisation. Pas de rapport avec la culture politique des anarchistes d’Exarcheia en Grèce. Donc je pense que ce sont eux qui ont pour la première fois lancé le slogan de démocratie directe. Mais après cet éclaircissement, ce qui est intéressant, c’est la manière dont cette idée s’est répandue et a été reprise par des gens non affiliés. Moi, j’ai essayé de parler avec des gens de ce type. C’est pour cela que je disais tout à l’heure que je pense que pour eux, la démocratie directe, c’était plutôt une manière de concrétiser leur indignation contre les partis politiques et le système politique en place.
Quentin : Le problème, c’est que c’est resté cantonné à des débats, à des discussions. Il n’a pas été mis en œuvre d’entreprise de gestion de la réalité. Ca a été cantonné à une place.
Nicos : On n’a géré que notre propre fonctionnement, c’est-à-dire le fonctionnement du mouvement et la manière dont le mouvement essaie d’intervenir lors des manifs, des grèves, etc. C’est ça, le problème. Parce que je pense que le truc était tombé du ciel : il ne s’agit pas d’un mouvement qui a voulu servir de coordination entre plusieurs mouvements qui avaient déjà eu lieu. C’est plutôt un mouvement qui était lancé comme ça, et qui essayait de servir de levier pour l’avènement d’autres mouvements. Et c’est ça qui n’a pas marché, parce que la société, disons, n’était pas à la hauteur de l’espoir.
Quentin : Et quel est le bilan qu’en tirent les gens aujourd’hui en Grèce ?
Nicos : Malheureusement, je ne peux pas répondre d’une manière très fiable parce que je n’ai pas encore parlé avec des gens. Je ne parle qu’avec des gens que je connais mais qui sont des militants, donc déjà politisés. Bon, je parle avec mes parents et certains amis, mais ce n’est pas si clair de comprendre ce qui se passe . D’autant plus qu’il y a eu une répression assez impressionnante le 3 septembre, c’est-à-dire le jour censé marquer la reprise officielle du mouvement. Donc on ne peut pas mesurer si la faible participation était due au fait que les gens ont cessé de se préoccuper de ces trucs-là, ou s’ils ont eu peur de la police. Bien sûr, le niveau de participation était bien inférieur, mais il y a eu aussi une intervention policière très impressionnante comparé à ce qui se passe d’habitude en Grèce.
Mais pendant le mois de juillet, il y a quand même eu aussi une période où il y a eu des affrontements sérieux, avec la police, non ?
Nicos : Bien sûr, c’était les 28 et 29 juin.
Spyros : jusqu’au 30 juillet, les CRS grecs ont nettoyé la place. Ils les ont virés. Ils ont tout détruit : l’équipement, les tentes… et ils ont renvoyé les gens. Et depuis le 30 juillet, il n’y a plus de campeurs. Il y a des assemblées, des gens qui viennent, qui font des assemblées, et qui partent.
Nicos : C’est ça. Et il est vraiment drôle de souligner que le procureur qui a ordonné le nettoyage l’a fait en s’appuyant sur une loi qui interdit le camping illégal sur les plages (rire). Il a dit : « il y a des tentes, il s’agit d’un campement ».
Autrement dit, on peut dire que le pouvoir a quand même envie de se débarrasser de cet abcès de fixation.
Nicos : Mais à partir du moment où il a vu que le truc n’était plus si célèbre…
… Oui, était en perte de vitesse.
Pierre : J’aurais deux remarques. Effectivement, les 28-29 juin, ils ont vraiment noyé la place Syntagma sous les gaz lacrymogènes. Ils ont même utilisé des gaz… On ne sait pas trop ce qu’ils ont utilisé dans le métro, apparemment.
Nicos : On l’appelle « gaz asphyxiant ».
Pierre : Voilà des gaz asphyxiants. En même temps, il n’y a pas eu de morts par gaz…
Spyros : C’est par hasard qu’il n’y a pas eu de morts.
Pierre : Voilà. C’est par miracle. Par chance.
Spyros (ironique) : Par volonté divine.
Pierre : Voilà. Sinon, pour la répression du 3 septembre, la police a fait un exercice de style. Ils n’ont utilisé que des matraques, ce coup-ci. Ils n’ont pas du tout utilisé de gaz lacrymogènes. Ca, c’était la première remarque. La deuxième remarque : pour revenir à la journée du 15 juin, vous disiez à ce moment-là, notamment Nicos – tu avais fais un petit compte-rendu – qu’il y avait eu un mouvement qui avait été enclenché pour encercler le Parlement, et qu’on comptait sur les gens qui rentraient du travail le soir en renfort. Et en fait, ce renfort n’est jamais vraiment arrivé. Est-ce que vous pouvez dire quelques mots là-dessus ?
Spyros : le 15 juin, c’était un jour de grève générale.
Pierre : Oui. Mais est-ce que tout le monde s’est mis en grève, déjà ? Parce que je crois qu’il y avait des restaurants qui étaient ouverts, il y avait pas mal de petits commerces qui étaient ouverts.
Spyros : Il y avait même des magasins autour de la place Syntagma qui étaient ouverts.
Nicos : Parce qu’en Grèce, faire la grève ne veut pas du tout dire que personne ne travaille. Surtout dans le privé, où les choses sont très dures. C’est pour cela qu’on avait essayé de faire une certaine répartition des tâches. On avait dit que nous, en tant que mouvement de Syntagma, on se lèverait tôt, et on irait dès le début sur les divers points de blocus. A partir du moment où on se fatiguerait, il y aurait les gens qui, après leur boulot, pourraient venir nous aider. Mais ça n’a pas eu lieu, donc c’était très facile pour les flics de nous attaquer et de libérer les rues, les voies. Parce qu’on était très peu nombreux. Il y avait les mecs avec le micro sur la place qui disaient : « on a besoin de gens sur le blocus de la rue Y ». Mais on ne pouvait pas quitter notre point de blocus, parce que même là, on était débordés. Je pense que s’il y avait eu du monde, peut-être que ça aurait pu marcher.
[Pause musicale intéressante, qui commence avec Kemal, brusquement interrompu par une chanson plus énergique]
Nicos : Bon, on vient d’écouter une petite chanson anarcho-punk grecque qui fait l’éloge des casseurs. En Grèce, il y a souvent des images de débordements, d’affrontements avec les CRS et les flics, et qui présentent l’image d’une Grèce presque toujours en révolte. Bon. Ce n’est pas toujours le cas. C’est plutôt à cause du fait qu’on a un mouvement anarchiste insurrectionnaliste assez puissant qui, dès qu’il y a une occasion, en profite pour casser. Comme la police grecque n’est pas très brutale – elle n’était pas aussi brutale, jusqu’à récemment, que la police française – c’est assez facile en Grèce de faire des trucs comme ça. C’est pour cela que j’ai dit tout à l’heure que la manière dont la police a commencé à agir pendant les derniers mois est assez impressionnante. C’est la première fois que la police attaque de manière frontale une mobilisation, avec des ordres très nets : il faut nettoyer les rues et la place. Alors que jusque-là… Si les flics en Grèce jettent tant de lacrymos, c’est parce qu’ils ont un comportement plutôt défensif.
Spyros : C’est comme des hooligans.
Nicos : Voilà, c’est ça. Les anarchistes les attaquent, et donc ils posent le bouclier comme ça. Ils essaient de ne pas se…
Spyros : Ils ne sont pas tellement efficaces. Ca n’a rien à voir par exemple avec les CRS français, rien du tout.
Nicole (ironique) : Vous me rassurez.
Spyros : Le seul moyen, c’est la violence, la brutalité pure et dure.
Justement, puisqu’on parle de ça, est-ce que la question de la violence a été un débat à l’intérieur des assemblées ? Parce que je crois que ça a été beaucoup discuté dans le mouvement des indignés espagnols. Ca avait l’air d’être un enjeu. Est-ce que ça l’était aussi à Athènes ?
Spyros : Bon, jusqu’à un point, c’étaient plutôt les gauchistes qui pour des raisons idéologiques parlaient contre les pacifistes. Au début, les gens non affiliés sont toujours plus enclins à être pacifistes. Comme quoi on veut faire une démocratie, si les flics ne nous provoquent pas, on ne les attaque pas. Et c’étaient plutôt les gauchistes qui insistaient sur ce point-là, pour des raisons idéologiques, comme quoi il faut aller attaquer la classe bourgeoise, etc. Mais à partir du moment où la police a commencé à être vraiment offensive, je pense que même si l’on ne l’a pas dit d’une manière claire et explicite, c’était comme si tout le monde n’était plus très innocent sur cette question-là. Et moi, j’ai été agréablement surpris de voir des gens équipés de masques [de ski] et résister aux attaques des flics. Il faut aussi noter que, comme l’Etat grec, qui ne fonctionne pas de manière très rationnelle, la police grecque ne fonctionne pas non plus de manière rationnelle (rire). C’est pour cela qu’elle est beaucoup plus dangereuse que les CRS français, disons. Parce qu’elle est imprévisible. Les flics, ils sont comme des hooligans, ils font n’importe quoi. Ils jettent des lacrymos dans les stations de métro, ils prennent les pierres jetées par les anars et les casseurs et ils les jettent sur la foule. Le jour de la grève générale, les 28-29 juin, c’est la première fois que j’ai eu peur de la police grecque. On était encerclés dans la place Syntagma, et les flics lançaient des attaques consécutives, disons chaque heure. Nous, on allait dans le métro pour se protéger. Heureusement le syndicat des travailleurs du métro avait gardé la station ouverte, contrairement à ce que voulait le gouvernement. Et donc, il y avait des gens qui nous soignaient, des infirmiers.
Tout ça était bien organisé, les gens ont bien tenu. Pour la première fois, j’ai vu des gens équipés avec des masques [de ski], du Maalox et tout ça, qui n’appartenaient pas à des milieux militants. Donc on pourrait dire que même si sur le plan des déclarations, pas mal de gens continuaient à se vouloir pacifistes, sur le plan de la pratique, ils étaient bien engagés dans la lutte.
Juste une question : tout à l’heure, tu parlais de l’attitude assez offensive des milieux anarchistes ou autonomes, etc. Et en même temps, tu donnais l’impression d’un mouvement qui était relativement pacifique. Et en fait, c’est un peu comme s’ils avaient été marginalisés eux aussi, dans ce mouvement.
Nicos : Les anars, les casseurs ? Bien sûr. Moi, je me souviens que par exemple lors de la manif du 15 juin, il y avait des gens non affiliés qui attaquaient les casseurs pour leur faire lâcher leurs pierres et leurs petits marteaux avec lesquels ils cassaient les vitrines en disant : « on arrête les conneries, ici on est un mouvement sérieux ». Parce que souvent en Grèce, il ne s’agit que de gamins de quinze-vingt ans. Bien sûr, après, dans l’Indymédia athénien, il y avait des commentaires comme quoi « des fachos nous ont attaqué lors des manifs ». Bon, il s’agit de conneries. Moi, j’étais présent, moi aussi j’ai essayé de calmer des gens qui étaient vraiment enragés et qui disaient : « vous êtes des flics en civil. C’est à cause de vous que la police s’approche de la place. Si vous n’étiez pas là à faire des conneries, les flics n’auraient pas de prétextes pour nous attaquer de manière si ouverte ». Donc on pourrait dire que les anarchistes, qui généralement ne participaient pas au mouvement, ne participaient qu’aux jours des grèves générales et des manifs. La première fois, ils n’étaient pas attaqués, mais les gens les empêchaient de casser. Par contre, les 28-29 juin, où les flics étaient vraiment très offensifs, on a vu que les gens arrêtaient d’être comme ça et ils ont attaqué eux-mêmes les flics. Ils n’ont pas eu besoin des « avant-gardes » qui détiennent le monopole de la violence illégitime.
C’est tout autre chose de le faire à l’intérieur d’un mouvement et de le faire de façon isolée.
[Fin de l’entretien]
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