Bonsoir. Vous êtes sur Fréquence Paris Plurielle 106.3 avec l’émission Vive la sociale. J’espère qu’on nous entend. Donc ben bonjour aux auditeurs, nous sommes bien contents de les retrouver après l’été, et nous allons quand même faire un petit pas en arrière et revenir sur un mouvement qui s’est passé au début de l’été ou à la fin du printemps, dont nous n’avons pas eu l’occasion de parler plus tôt, et là nous avons la chance de pouvoir en discuter avec, disons, des acteurs du mouvement donc, qui sont… on va parler de ce qui s’est passé en Grèce au mois de juin et juillet. C’est un mouvement qui n’a finalement pas fait parler de lui. On a plutôt parlé du mouvement des indignés en Espagne, et on a su qu’il y avait eu des rassemblements, quelques affrontements sur la place Syntagma à Athènes mais en général, pas beaucoup plus que ça. Ce soir, on va en parler plus en détail, on va essayer de comprendre ce qui s’est vraiment passé. Et pour ça, nous avons quatre camarades du collectif Lieux communs qui sont venus : Quentin et Pierre, et Spyros et Nicos, qui ont tous les deux été présents sur place, enfin, Nicos plus longtemps que Spyros, et donc qui vont pouvoir un peu nous raconter les choses en direct, presque.
En fin d’émission, on parlera sans doute, s’il nous reste un peu de temps, de la situation italienne et des quelques mouvements qui s’y passent en ce moment.
Juste avant qu’on démarre sur la question du mouvement en Grèce, je fais une annonce : la radio Fréquence Paris Plurielle organise son festival cette année encore …
Pour démarrer, on va peut-être demander, à Spyros par exemple, de nous faire un petit historique des événements en Grèce au printemps dernier ?
Spyros : Comme on le sait déjà, depuis mai 2010, le gouvernement grec a passé avec le FMI et les autorités européennes (Banque centrale et Commission européenne) un accord d’un prêt d’argent afin qu’il puisse faire face à sa dette et affronter le problème de solvabilité. Au niveau social, ça s’est traduit par des mesures d’austérité qui, pour le peuple grec, étaient trop brusques et trop soudaines, presque inattendues. Il y a eu durant l’année 2010, disons un mouvement social, mais pas très fort, et après une grosse manif début mai 2010 et trois morts suite à l’incendie d’une banque, il y a eu une sorte de recul. Jusqu’à la fin de l’année 2010, il n’y a pas eu grand-chose en termes de mobilisations sociales.
Début 2011, les gens ont commencé à se mobiliser, à bouger un peu, dans le cadre et à l’instar de ce qui s’est passé dans les pays d’Afrique du Nord pendant les soulèvements arabes. Ils ont aussi cru qu’ils pourraient peut-être… pas tellement faire pareil, mais en gros se soulever, se rassembler dans des lieux publics, commencer à exercer une sorte de pression sur le gouvernement et les classes dominantes grecques, pour infléchir ou renverser la politique économique, à l’époque. Début mai 2011, il y a eu l’éclatement du mouvement des indignés en Espagne, à Madrid et à Barcelone. Et une dizaine de jours après, les indignés grecs, après un appel sur Facebook et d’autres réseaux sociaux sur internet se rassemblent sur la place de la Constitution, la place Syntagma, au centre d’Athènes devant le Parlement.
Au début, il y a eu une participation massive des gens, et suite aux appels paneuropéens les deux ou trois premiers dimanches après le 25 mai (c’est-à-dire en gros jusqu’au 10 juin, 10-15 juin), selon des camarades grecs, selon des estimations, il y avait plus de cent mille personnes sur la place de la Constitution, manifestant surtout leur indignation et leur opposition à la politique gouvernementale.
Cent mille personnes sur place ? En même temps ?
Spyros : Oui, en même temps. Et peut-être plus. Selon les plus optimistes, il y a eu à peu près cinq cent mille personnes.
Cinq cent mille personnes ? On peut faire tenir cinq cent mille personnes sur cette place ?
Spyros : Ca, je ne sais pas. Je pense que c’est une estimation un peu trop gonflée.
Nicos : Ce n’était pas juste sur la place, mais ça se diffusait aussi un peu dans les autres rues et les avenues.
Spyros : Oui. En gros, les gens qui sont soit venus et repartis, soit restés un peu juste pour voir ce qui se passait. Oui, à peu près ces chiffres-là. Oui, en termes d’espace, c’est assez grand.
Et donc ce rassemblement, il a duré, il s’est prolongé, et puis il s’est petit à petit éteint ? Il y a eu des événements, quand même.
Spyros : Oui, il y a eu des rassemblements. Au début, c’étaient des rassemblements paneuropéens le dimanche. Ca durait presque toute la journée. Mais lors des trois premiers rassemblements, c’était pacifique. Il ne se passait rien. La présence policière était discrète, les gens étaient pacifiques, donc c’était calme.
Ils discutaient peut-être quand même, non ? (rire)
Spyros : Oui, on va en parler. Ils discutaient, c’était vivant, mais les événements comme on les a peut-être vus dans les média, ça s’est passé après. Ca n’était pas comme au début. Ce n’était pas lors de ces rassemblements. Voilà pour le contexte.
Nicos, puisque tu étais sur place, on a beaucoup parlé à propos du mouvement des indignés d’un mouvement de classes moyennes. Est-ce qu’on peut dire la même chose ?
Nicos : Tout d’abord, il faut faire une distinction entre la première phase de mobilisation dont Spyros vient de parler, et la deuxième phase, qui constitue la phase la plus politiquement, disons, radicale. Parce que jusqu’à la mi-mai 2011, il n’y avait que ce rassemblement un peu passif. Il y avait des gens qui se baladaient, qui passaient, discutaient un peu, mais il n’y avait pas encore d’AG ni de comités politiques, ni un mouvement proprement dit. Donc là (moi je n’étais pas encore à Athènes), on pourrait dire qu’il y avait des gens de presque toutes les classes. Il s’agissait d’un mouvement très médiatisé, il y avait des appels un peu partout dans les journaux, dans les média commerciaux aussi. Et donc, il y avait des familles, presque tout le monde passait pour voir ce qui se passait. C’est pour cela qu’il y a eu tant de monde. Cent mille personnes à Athènes, c’est un nombre assez considérable. Ce n’est pas comme ici à Paris. C’est à partir, disons, du 20 mai que le mouvement des indignés proprement dit a commencé. Mais il faut aussi noter que le mot « indignés » a plutôt été imposé au mouvement par les média que réclamé par le mouvement lui-même. Très vite, le mouvement a rédigé une annonce comme quoi « nous, on ne se réclame pas du mot indignés, on n’est pas indignés, on est politisés », etc. Mais en tout cas, on pourrait parler de « mouvements de places » : place Syntagma, places des villes principales de Grèce, de Thessalonique aussi, etc.
Donc ce mouvement-là a été lancé à partir du 20 ou 25 mai par quelques personnes qui s’inspiraient du mouvement espagnol. Ils se sont constitués en AG. Plein de gens ont participé à cette AG-là.
Une AG, toujours sur la place Syntagma ?
Nicos : Bien sûr.
Donc c’est quelque chose qui était à la limite interne, enfin, qui s’est juxtaposé aux rassemblements qui étaient déjà là ?
Nicos : Quelque chose comme ça, parce qu’au début, les premières AG ont eu lieu sur une autre place, place Thisio, assez proche de la place Syntagma, mais elles sont passés à la place Syntagma parce que cette place-là, elle est symboliquement très importante. Syntagma en grec, ça veut dire Constitution. C’était la place où le peuple grec était rassemblé en 1843 pour demander que le régime monarchique devienne un régime de monarchie constitutionnelle. C’est pour cela qu’elle a été appelée place Syntagma, parce qu’elle est devant le bâtiment du Parlement grec.
A partir d’un moment, les assemblées ont commencé à avoir lieu juste au centre de cette place-là. Et c’est à partir de ce moment que le mouvement a commencé à vraiment évoluer. Au début, il y a eu des AG de, disons, cinq mille personnes. C’était vraiment très impressionnant par rapport à ce qui se passe normalement en Grèce. Il faut tenir compte du fait que même si sur le plan spectaculaire, ici en Europe, on considère la Grèce comme un pays très mouvementiste et très politisé, il s’agit d’un pays qui n’était pas caractérisé par une tradition politique révolutionnaire à proprement parler. Il n’y a eu que des éclats, mais pas de mouvements très cohérents comme ici en France, par exemple, le mouvement ouvrier. Donc c’était très impressionnant de voir quelque chose comme ça avoir lieu en Grèce, d’autant plus que comme Spyros vient de le dire, jusque-là, il n’y avait pas de réactions considérables contre les mesures d’austérité.
Un point aussi très important et très impressionnant à la fois, c’est cette fameuse demande de démocratie directe, qui constitue, disons, la particularité grecque du mouvement des indignés. Ni en Espagne, ni au Portugal ni en Israël il n’y a eu de pareille demande ou de pareille déclaration. Dans ces pays-là, on peut dire qu’il s’agit d’un mouvement des classes moyennes qui essaient de se protéger des côtés les plus offensifs du néo-libéralisme en appelant à une sorte de moralisation de la vie politique et des élites, des banquiers, etc. Tandis qu’en Grèce, on a eu ça aussi, bien sûr, mais à partir d’un moment, on a vu surgir non seulement des demandes mais aussi des déclarations et des points de vue assez radicaux.
Quentin : Et des pratiques, même.
Nicos : Oui, des pratiques même, toutes articulées autour de l’idée de démocratie directe. Surtout sur le plan politique. Démocratie directe qui voulait dire tout d’abord qu’on met de côté tous les partis, que ce soient des partis de droite, traditionnels, des partis bourgeois, ou des partis de gauche. On disait : « il ne s’agit que de bureaucrates qui veulent noyauter nos assemblées ». Donc on les laisse de côté. Et il en va de même des syndicats bureaucratiques.
Mais est-ce que c’était une volonté de les mettre de côté à l’intérieur des assemblées dans le processus, dans les discussions, ou c’était une projection sur un autre mode de fonctionnement politique au niveau de la société ?
Nicos : C’était les deux à la fois, parce qu’on pratiquait la démocratie directe à l’AG et dans les divers comités de la place Syntagma, mais à la fois, on demandait que la démocratie directe devienne la norme, la nouvelle forme politique du régime qu’on voudrait instaurer. C’était la gauche qui à partir d’un moment a commencé à noyauter le mouvement qui a proposé de laisser de côté le slogan de démocratie directe en le traitant à la fois de petit-bourgeois et d’utopiste. Et ce sont les partis de gauche qui ont proposé de mettre comme horizon indépassable du mouvement l’élection d’un nouveau gouvernement de gauche qui annulerait les mémoranda et les mesures d’austérité.
Quand tu dis « la gauche », tu entends quoi, précisément ?
Nicos : Pas le PS, parce qu’on Grèce, par « gauche », on n’entend pas le PS, c’est-à-dire le PASOK. Il s’agit plutôt de l’équivalent du NPA, des divers gauchistes, du Parti de Gauche. Des gauchistes parlementaires, donc, mais aussi extraparlementaires.
Ce qu’on appellerait l’extrême gauche ici, en quelque sorte.
Nicos : Voilà, c’est à peu près ça.
Donc ce sont eux qui ont essayé de combattre l’idée de démocratie directe ?
Nicos : Bien sûr, parce que même s’il s’agissait de maoïstes, de trotskystes, etc., ou de staliniens bien sûr, sur le plan politique, ils suivent un agenda réformiste et social-démocrate comme quoi on est contre le néo-libéralisme mais pas contre le capitalisme. Donc les demandes les plus « radicales » entre guillemets des gauchistes, c’était de réclamer la sortie du pays de la zone euro et de l’Union européenne, mais pas plus.
Et les gens qui participaient aux assemblées réagissaient comment à ce genre de discours ?
Nicos : Au début, ils réagissaient en essayant de mettre de côté tous les partis. On disait : « tout le monde peut participer, mais sur une base individuelle ». Même si quelqu’un milite dans tel ou tel autre parti ou organisation, il participe, pas en tant que représentant ou porte-parole de son organisation, mais en tant qu’individu responsable, qui propose des idées, des projets, etc. Donc il y a même eu des luttes et des bagarres au sein de l’AG principale, mais aussi au sein de divers comités ou groupes dits « thématiques ».
Ce qu’on appellerait des commissions ici, c’est ça ?
Nicos : Les commissions, oui, peut-être. C’est-à-dire qu’on avait l’AG qui prenait les décisions. C’était l’instance de prise de décision, qui avait lieu chaque soir. Mais avant les séances de l’AG, il y avait les séances de plusieurs commissions : commission de politique, commission de genre, commission d’économie, d’écologie, etc. Et en même temps, il y avait aussi les groupes, qui étaient chargés de veiller au bon fonctionnement quotidien du mouvement. C’étaient le groupe des média, qui jouait le rôle du bureau de presse du mouvement, il y avait le secrétariat, etc. Et un des partis de gauche réformiste les plus forts a essayé, et est arrivé à noyauter, d’une manière assez efficace malheureusement, les divers groupes. Donc chaque fois qu’on avait besoin de rédiger une annonce, l’AG proposait l’annonce, et les gens qui participaient au groupe médiatique lui ajoutaient certains slogans réformistes, par exemple. De la même manière, il y a eu un autre groupe gauchiste qui a essayé de noyauter les commissions. Moi, j’ai participé pendant un mois à la commission de politique, qui était censée rédiger un texte en vue de le proposer à l’AG centrale. Si ce texte était voté, il nous servirait de déclaration centrale politique du mouvement. Là, il y a eu une bataille très forte entre divers camarades non affiliés – et aussi quelques anarchistes et libertaires – qui étaient pour la démocratie directe et de l’autre côté quelques trotsko-stalino-maoïstes, qui voulaient imposer leurs textes écrits dans une langue de bois de la pire qualité, et qui ont fait des trucs tout à fait staliniens . Par exemple, le jour où on avait programmé le vote de divers textes – parce qu’il y a eu plein de textes proposés – on s’est dit par exemple « le 17 juin, on relit tous les textes publiquement et on vote sur les textes qu’on veut proposer à l’AG centrale ». Jusque là, il n’y avait que trente personnes qui participaient d’une manière active à cette commission, et soudainement , on voit presque une cinquantaine de personnes venues juste pour voter les propositions des gauchistes. Bon. Nous, on a réussi à éviter le vote ce jour-là en disant : « c’est politiquement obscène d’inviter des gens juste pour voter un texte ». Heureusement, des gens non affiliés ont pris la parole et se sont prononcés contre ces tentatives de noyautage. Et on a reporté le jour du vote. Mais à l’autre date fixée, les gauchistes ont fait la même chose. Ils sont arrivés à voter leur texte. C’est impressionnant de voir que leur texte a recueilli presque soixante votes, tandis que le texte voté en second n’a recueilli que vingt-cinq votes. C’était évident qu’il y avait eu une manipulation. Nous, on a rédigé une dénonciation de ces pratiques qui a été lue à l’AG centrale. Les gauchistes ont essayé de faire quelques compromis en nous proposant avant l’AG de ne pas lire ni diffuser notre texte, en échange de quoi eux retireraient leur texte imposé à la commission politique. Mais nous, bien sûr, on a refusé, on a lu notre texte. Il y a eu aussi des dénonciations individuelles de la part de gens non affiliés qui ont dit : « nous sommes rassemblés ici pour créer une autre sorte de politique. On ne veut pas être noyautés par des bureaucrates, même s’il s’agit de bureaucrates « de gauche » entre guillemets ». Et donc, à partir de ce moment, la commission de politique a été dissoute, et on a créé une autre commission appelée commission de démocratie directe. Cette commission est devenue la commission la plus vivante du mouvement. Elle a duré aussi pendant le mois d’août, au moment où la plupart des autres participants allaient se baigner et prenaient des vacances. C’est juste cette commission de démocratie directe qui a tenu.
Et de quoi on discutait, alors, dans cette commission ? On essaie d’inventer la démocratie directe… ?
Nicos : C’était vraiment intéressant parce que c’était peut-être la seule commission à n’être pas noyautée par des bureaucrates. Dès le début, les bureaucrates pensaient qu’il s’agissait d’une commission dominée par des libertaires, des anarchistes, etc. Bon, elle n’était pas dominée par des libertaires et des anarchistes, mais pour les gauchistes, c’était à peu près ça. Et donc heureusement, il n’y a pas eu de tentatives de noyautage. Graduellement, on est arrivés à avoir un pourcentage très haut de participation de la part des gens non affiliés. Même si c’était la commission la plus vivante, c’était parfois aussi la plus incohérente. Il y avait tant d’enthousiasme et d’idées qu’à un certain moment on n’a plus su quoi en faire. Il y avait plusieurs idées comme quoi on allait servir plutôt comme un appareil qui essaie de faire connaître les diverses luttes qui se passent en Grèce à ce moment ; il y en avait d’autres qui proposaient plutôt de se consacrer à la rédaction d’une déclaration sur le rôle de la démocratie directe, etc. Il y avait plusieurs idées.
[pause musicale]
On a beaucoup parlé de l’idée de démocratie directe, des tentatives de manipulation. Est-ce qu’on peut dire que ces assemblées étaient quelque part une expérimentation des pratiques de démocratie directe ? Et comment ça s’est mis à fonctionner ? Qu’est-ce qui s’est inventé ?
Quentin : Est-ce que tu pourrais nous décrire par exemple le déroulement d’une assemblée-type, pour se donner une idée ?
Nicos : Oui, bien sûr. Il faut dire tout d’abord que, pour la plupart des gens, exception faite des militants, qui étaient venus là avec leurs idées déjà formées auparavant, l’idée de démocratie directe, même si elle n’était pas très claire dans leur tête, signifiait cette demande, cette recherche d’un nouveau type à la fois de fonctionnement quotidien, mais aussi de régime social et politique. C’est pour cela que, même si la société grecque n’est pas du tout habituée à de pareils types d’organisation et de mouvements sociaux autonomes – en Grèce, traditionnellement, la politique est vue comme une tentative de faire des compromis avec le pouvoir, d’acquérir des privilèges pour des groupes spécifiques – … C’est plutôt le modèle oriental qu’occidental.
Spyros : Et de conflits entre groupes d’intérêts pour le partage du pouvoir et des richesses.
Nicos : Voilà. La reconnaissance de ce fait-là ajoute de la valeur à ce qui s’est passé pendant l’été. Pour passer à la description de la manière dont les assemblées fonctionnaient, on pourrait dire qu’il y a eu une séparation entre instances délibératives et instances de prise de décision. On pourrait dire par exemple que d’un côté, on a eu l’ekklesia – pour reprendre un mot tiré du vocabulaire de la démocratie directe athénienne de la Grèce antique – c’est-à-dire les AG principales, qui avaient lieu chaque jour pendant la soirée.
Et il y avait combien de personnes dans ces assemblées ?
Nicos : Au début, il y a eu même cinq mille une fois. C’était très impressionnant.
Mais comment on fait une assemblée à cinq mille personnes ? La prise de parole, par exemple ?
Nicos : Voilà. Moi aussi, j’étais étonné, parce qu’au début je n’y étais pas. Ils ont trouvé une manière assez intelligente. Ils ont distribué des petits papiers numérotés à tout le monde, en tout cas à ceux qui voulaient parler, et après, ils ont tiré au sort. On choisissait, disons, cent numéros, et les gens qui avaient le micro, les secrétaires, disaient dix numéros : « numéro 1, numéro 45… », etc., et la personne qui avait le numéro venait et prenait le micro. Et ça évitait la monopolisation du micro. Bien sûr, les gens qui voulaient noyauter allaient dès le début et prenaient plusieurs papiers. Ce n’était pas toujours facile d’éviter ça, parce qu’il y avait des gens non affiliés qui n’étaient pas suffisamment expérimentés pour éviter le noyautage. Mais en général, on pourrait dire que ce système marchait de manière assez efficace.
Mais les prises de parole ne pouvaient pas se répondre, alors ?
Nicos : C’était le problème principal, qui a été discuté plusieurs fois, mais on n’est pas arrivés à trouver une solution. Mais je pense que ce n’était pas un problème si grave, parce que l’AG était plutôt une instance de prise de décisions, et pas de délibérations. La délibération, de l’autre côté, avait lieu au sein des diverses commissions. C’est là où on allait pour discuter, de diverses questions de fond par exemple. La commission de politique, la commission d’économie, etc.
Spyros : Et d’ailleurs, durant les AG, chacun avait droit à une minute et trente secondes ou à deux minutes de temps pour parler. Donc c’était assez court. Il y avait beaucoup de gens qui disaient qu’ils n’avaient pas assez de temps pour développer leur argumentation. Donc il y avait cette restriction technique qui faisait que la délibération lors de l’assemblée était entravée. Voilà.
Nicos : Mais je pense que ça a été un cran d’arrêt assez important, parce qu’au début, il y avait plein de gens qui venaient juste pour prendre le micro et parler pour la première fois de leur vie face à un tel public, et donc ils disaient des choses tout à fait incohérentes. Même si cela était important d’un point de vue sociologique et anthropologique, sur les plans politique et pratique, ça posait des problèmes. C’était dur d’essayer de reprendre le micro des mains d’une personne très passionnée qui parlait pour la première fois de sa vie. C’est pour cela qu’on a mis cette restriction. Et aussi pour empêcher les récupérateurs du micro de parler d’une langue de bois plusieurs fois, d’essayer de manipuler l’AG.
Quentin : Est-ce que tu pourrais aussi décrire des mesures qui ont été prises, des choses qui ont été votées, des prises de parole qui ont eu beaucoup d’influence sur le fond des questions, dans les assemblées générales ?
Une petite question annexe : tu dis « c’étaient des assemblées décisionnaires ». Mais comment se décidait ce sur quoi on allait prendre des décisions ?
Nicos : Hors des questions d’ordre pratique (par exemple : « comment organise-t-on l’encerclement du Parlement demain ? »), la plupart des questions étaient censées être élaborées au sein des diverses commissions. C’est pour cela que les séances des commissions avaient lieu avant la séance de l’AG centrale, cela pour faciliter – et aussi favoriser – un engagement plus cohérent de la part des participants. Par exemple, si on est intéressé à proposer un nouveau projet économique, on ne va pas directement à l’AG dire n’importe quoi, parce que là, il y a un ordre du jour. On va à la commission d’économie, on discute, on fait nos propositions, et la commission d’économie est censée faire des propositions, jouer un rôle de conseillère à l’AG, si on peut le formuler ainsi. Officiellement, l’AG prenait des décisions sur des questions qui étaient déjà discutées afin d’éviter que tout le monde ne vienne bouleverser l’ordre du jour en proposant des choses tout à fait hors sujet.
Spyros : Je ne sais pas si tu l’as entendu, moi je l’ai lu sur internet, il y a eu des témoignages selon lesquels souvent, l’ordre du jour et la thématique de chaque AG étaient prédéfinis par le secrétariat de l’AG, dans lequel, en plus, selon d’autres témoignages, il n’y avait pas une rotation quotidienne de personnes. Il y en a eu quelques-uns qui se sont, entre guillemets, « installés » au secrétariat.
Nicos : Bien sûr. Malheureusement, ça, ça a eu lieu. J’ai aussi parlé de ça en soulignant le fait qu’une des deux principales coalitions de gauche grecques (il y a deux coalitions, comme ici, par exemple, il y a le Parti de Gauche et le NPA, si je ne me trompe pas) a essayé de s’installer, de noyauter le groupe, c’est-à-dire le secrétariat aussi, et l’autre a essayé de noyauter les commissions. Ce dernier groupe était plutôt intéressé à influencer le contenu du discours, tandis que le premier était plutôt intéressé à manipuler la forme. Donc oui, Spyros, tu as raison, parce qu’il y avait des gens qui étaient installés là, et qui parfois essayaient de manipuler l’ordre du jour. Comment ça fonctionnait ? Avant le commencement de chaque séance, le secrétariat demandait à tous les gens qui voulaient proposer quelque chose de déposer une version imprimée de ce qu’ils voulaient dire afin d’avoir un fichier de toutes les résolutions. Mais comme ça, ils étaient capables de voir toutes les propositions. Et parfois, ils disaient « non, on supprime ça ». Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il y avait toujours de la résistance contre de pareilles tentatives. Il y avait un contrepouvoir qui essayait de contrebalancer…
Spyros : Lors des assemblées ?
Nicos : Oui, aussi, bien sûr, lors des assemblées. Et souvent quand quelqu’un était suspecté d’être un noyauteur et manipulateur, il était hué. En Grèce, on a ce tempérament plutôt balkanique-méditerranéen. Il ne suffit pas de faire les gestes un peu…
… altermondialistes ? Comme remuer les mains… ?
Nicos : Altermondialistes, oui, voilà. Mais ils hurlaient, même d’une manière un peu vulgaire parfois…
Spyros : Ce n’est pas grave.
Nicos : … mais pour moi justifiée. Parce que si on voit quelqu’un prendre le micro et faire son psychodrame, bon, il faut le faire virer, comme on dit.
Quentin : Je voulais reposer la question sur le contenu, justement, de ces assemblées générales, de ces discussions, de ces décisions. Qu’est-ce qui a été décidé, et qu’est-ce qui n’a pas été décidé ? Parce qu’on parlait beaucoup aussi des limites du mouvement, et je pense qu’il faut aussi en parler, puisque ce sont des choses qui vont un petit peu déterminer la suite dans les mois et les années qui viennent.
Nicos : Bien sûr. Moi, je dirais que le défaut principal du mouvement, c’était qu’il y a eu des gens qui ont plutôt essayé de l’utiliser pour exprimer un certain narcissisme en monopolisant le micro, en ne respectant pas l’ordre du jour, en disant des choses qui parfois étaient très intelligentes et intéressantes, mais qui étaient hors sujet. Et donc pour les gens qui participaient presque tous les jours et qui après le boulot allaient directement là, c’était un peu fatiguant. Pour moi aussi, même si je participais pendant mes vacances, c’était fatiguant d’aller là tous les jours et de voir des gens qui venaient pour la première fois comme des parachutistes dire n’importe quoi. Bon. Au début, c’était vraiment intéressant, et même agréable. C’est le côté surréaliste de tout mouvement social. Mais je pense qu’à partir d’un moment, il faut essayer de les limiter, parce que ça rend plus difficile la délibération. Parfois, l’AG centrale était annulée en tant qu’instance de prise de décisions à cause de tels comportements. Lorsque des gens essayaient de dire à un manipulateur du micro « OK, ça suffit, il faut avancer », les gens qui participaient chaque fois avaient peur que ceux qui disaient cela veuillent l’empêcher de parler parce qu’ils étaient des manipulateurs. Donc des fois, il y avait des gens de bonne foi qui disaient : « non, arrête, laisse-le parler ». Il y avait des choses un peu comme ça. Moi, je les interprète comme les expressions d’un certain manque d’expérience politique.
Mais est-ce que ce n’était pas aussi un manque de perspectives plus précises ? Moi, j’ai aussi discuté avec des copains grecs qui ont participé à ça, et il y a une femme qui, elle, considère que la fonction de ces assemblées était surtout une immense thérapie de groupe, et qu’en fait, il s’agissait d’abord de reconstituer une espèce de communauté, qui dans la vie quotidienne a disparu, puisque les gens sont extrêmement atomisés, il n’y a pas de lieu de rencontre, et qu’en fait le vrai sens de ce mouvement, ça a été précisément de se rassembler, de se parler, même si c’est dans la confusion, de briser les frontières entre les secteurs professionnels. Pour rejoindre un peu la question de Quentin, est-ce que vous avez l’impression que le mouvement a réussi à aller au-delà de ça, finalement ? Ou est-ce qu’il a réussi à prendre des décisions qui ouvrent une perspective ? Ou qu’au bout d’un moment, il s’est simplement étiolé, par épuisement ?
Nicos : Ca existe aussi, mais je pense que c’est une critique un peu, disons, facile. J’ai aussi parlé de pareils comportements. Mais moi, je pense qu’on ne peut pas arriver à comprendre pourquoi le mouvement a affronté de pareilles difficultés si on ne tient pas compte du fait qu’il s’agissait d’un mouvement assez isolé, assez coupé de la société grecque.
Oui, mais si tu dis qu’il y avait jusqu’à cent mille personnes voire plus ? C’est quand même un isolement relatif, c’est quand même beaucoup de monde.
Nicos : Oui, bien sûr, mais je veux dire que la société n’a pas vraiment bougé. Donc, étant donné que le mouvement a essayé de constituer des liens avec d’autres mouvements qui avaient lieu dans divers quartiers – mouvements locaux, mouvements syndicalistes, etc. – et que ça n’a pas marché, à partir d’un moment, le mouvement s’est retrouvé isolé. Etant donné qu’il n’avait plus de perspectives sur le champ d’une intervention pratique, il s’est transformé de plus en plus en un champ de débat. C’est intéressant, mais pas plus que ça. Donc je pense que ce n’était pas seulement la faute du mouvement, qui n’est pas arrivé à dépasser ce niveau-là, mais aussi de la société grecque, qui n’a pas voulu participer, elle non plus, à ce mouvement-là.
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