La destruction de la Bosnie (1/2)

La cour des miracles
samedi 14 janvier 2012
par  LieuxCommuns

Nous venons de perdre un camarade, un copain, un ami.
Jean-Franklin est mort vendredi 22 août 2014, et tout s’est assombri.

Notre travail ne serait pas le même sans ses critiques, ses désaccords, ses encouragements continus, son inextinguible rage contre l’injustice et la bêtise, ses appels à ne cesser de les combattre sous aucun prétexte. Ses derniers propos étaient des exhortations à la vie qui continue et recommence.
On retrouve sans peine le son de sa voix lorsqu’il écrit : « la barbarie où nous sommes fait du refus de ce monde une exigence éthique, plus exactement : une ultime façon de conserver notre humanité. Que cela marche ou pas est une autre question. »

Tout ceux qui cherchent l’émancipation viennent de perdre un des leurs.

Nous lui avons rendu hommage

Ce texte est paru initialement, dans une version un peu plus courte, dans la revue « L’Intranquille » n°4-5 ,1999, puis a été repris, sous sa forme actuelle, dans « Nuits serbes et brouillards occidentaux - Introduction à la complicité de génocide », ed. L’esprit frappeur, 1999.

En décembre 1992, une demi-douzaine d’amis réunis dans une ferme du sud de la France créaient un Collectif contre la “ purification ethnique ” et les nationalismes. Après les révélations de Roy Gutman dans Newsday, la télévision française s’était décidée à montrer des images des camps serbes en Bosnie, et ce que nous savions déjà prenait forme visuelle. Pour moi, élevé dans la mémoire de la Shoah, la perception avait des allures d’hallucination.

Notre premier geste fut la rédaction d’un court texte intitulé “ Assassins et spectateurs ”, qui réclamait des armes pour les “ populations persécutées de Bosnie-Herzégovine ”, la “ destruction immédiate des batteries serbes qui pilonnent Sarajevo ” et un “ blocus effectif contre la Serbie-Montenegro ”. Les troupes de l’ONU y étaient qualifiées de “ contingent de voyeurs de la barbarie en acte ”. Le texte s’achevait sur un appel à manifester le 16 janvier 1993.

Faute d’autres signataires et d’une diffusion suffisante, il n’y eut point de manifestation. L’un d’entre nous suggéra de solliciter le rédacteur en chef de Télérama, qu’il connaissait : le 6 janvier, l’hebdomadaire avait publié un reportage honnête sur la “ purification ethnique ”, intitulé “ Maintenant, nous savons ”. N’ayant rien de mieux à proposer, nous acceptâmes. Notre ami obtint la publication, dans le numéro du 20 janvier, d’un courrier reprenant le titre de notre appel à manifester et annonçant la tenue d’une réunion publique trois jours plus tard. Quoique déjà modéré par rapport au texte précédent (les armes pour les Bosniaques avaient disparu), il fallut l’édulcorer pour qu’il passât. Le journaliste ne voulait pas qu’on parlât des “ voyeurs ” de la FORPRONU, ni de leur responsabilité dans le meurtre du vice-premier ministre bosniaque ; il ne fallait pas non plus qu’on écrivît que la citoyenneté française nous faisait “ de plus en plus honte ”. Quelques affadissements supplémentaires furent encore exigés. Subsistaient cependant : la référence au fascisme et à la politique d’appeasement à l’égard de Hitler, la dénonciation d’un génocide et du dépeçage de la Bosnie “ sous caution de l’ONU ”, et l’énoncé de nos objectifs immédiats - destruction de l’artillerie serbe, envoi d’une force internationale “ assez puissante pour faire cesser la « purification ethnique », arrestation et jugement des responsables de la dite « purification ethnique ».

Le 23 janvier au soir, nous fûmes agréablement surpris. La salle que nous avions louée à Paris était pleine. Environ 180 personnes s’y pressaient, elles n’étaient pas passives et, hormis un adepte de la “ complexité ” qui me reprocha doctement mes “ certitudes ”, nul ne rejeta les orientations que j’exposai au nom du groupe : levée de l’embargo sur les armes, intervention militaire, formation d’unités de volontaires, démission de Boutros Boutros Ghali, jugement des criminels de guerre. L’assemblée décida de se réunir à nouveau onze jours plus tard, et l’on s’entendit sur le principe d’une manifestation devant l’ambassade yougoslave pour le 30 janvier.

Elle eut lieu. A 14 h., ce samedi-là, 70 personnes stationnaient, immobiles et muettes, à 200 mètres de l’ambassade, refusant catégoriquement de quitter le coin de trottoir que quatre flics leur avait assigné. On avait tout de même poussé l’audace jusqu’à accrocher au garde-corps d’une fenêtre de rez-de-chaussée un carton de 50 cm de côté portant ces mots : « HALTE A LA ‘PURIFICATION ETHNIQUE’ » .

A quelques uns près, les même 70 se retrouvèrent pour la réunion du 3 février. Le quiproquo éclata aussitôt. Menée par celui d’entre nous qui avait ses entrées à Télérama, l’opposition véhémente à tout ce qui pouvait se dire ou faire en accord avec les orientations initiales commença de s’affirmer, sans susciter d’autre réaction que quelques départs. La grande majorité se montra plutôt soulagée par le tour tellement plus raisonnable que prenaient ainsi les choses, et l’imagination des participants se débrida pour proposer qui de la lingerie aux armoiries de la Bosnie, qui la dénonciation de la “ purification ethnique ” dans une émission de variétés, qui un lâcher de petits ballons aux noms des villes bosniaques, qui une kermesse ou un spectacle de marionnettes, une veillée silencieuse, les services d’une escouade de tricoteuses, une collecte de vêtements usagés, que sais-je encore... Les plus “ politisés ” impressionnèrent vivement l’assistance au moyen d’une idée promise à une glorieuse carrière : il fallait demander-à-nos-élus-de-faire-quelque-chose. A Plantu, on demanderait un dessin.

Ceux qui se tenaient aux orientations fondatrices se laissèrent déborder par la vélocité et l’agressivité avec lesquelles la tendance cool imposa ses vues - plus exactement : son absence de vue - et ses magouilles. Mis en minorité dès la seconde assemblée, ils furent bientôt réduits au silence par divers procédés, éculés mais efficaces, au sein d’un groupe dont le fonctionnement démocratique avait vécu deux semaines. A la mi-février, il y était devenu impossible de parler de lever l’embargo sur les armes, comme de quoi que ce fût qui eût pu déranger l’exercice républicain (“ citoyen ”) de l’indignation contemplative. Lequel exercice trouvait ses scansions grâce à deux temps forts : chaque dimanche après-midi au Trocadéro, tourner en rond sur le parvis dit des droits de l’homme en brandissant d’ineptes banderoles (“ Que font les gouvernements européens ? ”) ; chaque jour que Dieu fait, “ coordonner ” - la même vacuité politique, répétée autant de fois qu’il y avait de “ collectifs ” (ils se multipliaient) et d’ ”actions ”. Le 17, une proposition de manifestation avec des pancartes aux noms des camps serbes avait été repoussée sine die : un geste si audacieux requérait un “ débat de fond ” préalable.

Le vide, cependant, peu à peu se peuplait. Outre ce pacifisme bovin dont les fans s’acharnaient à ne pas comprendre qu’il entérinait les conquêtes serbes et condamnait les Bosniaques, se dessinaient de plus en plus clairement les contours d’une sorte de nationalisme libéral, respectueux de tous les autres nationalismes, sauf les méchants (entendez : ceux qui sont arrivés au stade belliqueux, à cause d’une mystérieuse différence de nature d’avec les gentils). Les majoritaires parlaient déjà de changer le nom du groupe : “ contre les nationalismes ” devait disparaître. A peine aurions-nous tourné le dos, ce serait chose faite.

Nous n’avions en effet guère d’autre choix. L’air était devenu irrespirable dans un groupe où nous ne pouvions plus nous faire entendre et qu’avaient déjà fui nos rares interlocuteurs, lassés par un inébranlable discours paradoxal : on voulait que cessât la “ purification ethnique ”, mais on ne voulait rien savoir des moyens d’y mettre fin ; on jugeait injuste l’embargo sur les armes, mais on se refusait à exiger sa levée... De réunions soporifiques en “ coordinations ” sans contenu, les effectifs avaient fondu. Vers le 20 mars, ce qui serait vite rebaptisé Collectif de Paris contre l’épuration ethnique comptait une douzaine d’affidés.

Le 24 mars, je signai une lettre ouverte intitulée “ Copains et spectateurs (Adieux à la Cour des Miracles) ”, qui signifiait au groupe le départ des derniers fondateurs et en exposait les motifs.

Il n’y avait nulle part où aller, aucun lieu connu de nous dont nous eussions pu escompter encore que nos positions y seraient partagées. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Dès janvier, nous avions tenté de prendre langue avec les animateurs d’une association qui occupait toutes les tribunes consacrées au conflit. Fondée en 1990, elle portait un nom moins bien accordé à ses dimensions réelles qu’aux ambitions de ses idéologues : Assemblée Européenne des Citoyens. Ce qui s’avéra un improbable agrégat droit-de-l’hommiste de trotskistes, de staliniens rénovés, de revenants du PSU et de vieilles féministes acariâtres nous accueillit comme des chiens dans un jeu de quilles. A la différence des divers “ collectifs ”, on ne faisait pas ici dans la débilité “ apolitique ” et moraliste (sauf quand on s’adressait aux « masses »). On avait des réponses à toutes les questions, des “ analyses politiques ”, et on avait conservé intacte cette manie propres aux groupuscules léninistes d’empêcher les débats imprévus d’un tonitruant “ pas de dialogue ! ”. Il résonna à mon intention le 20 janvier, lors d’une réunion préparatoire à une manifestation où je m’étais risqué à interroger les fins de non-recevoir que les leaders de l’ “ Assemblée ” opposaient aux mots d’ordre que nous proposions.

Il y avait en effet de quoi être déconcerté : le groupe s’était signalé par sa défense d’une Bosnie plurielle (une lettre sur la manifestation du 23, signée de l’une des animatrices de l’AEC dix jours plus tôt, réclamait “ une aide massive, y compris militaire ” pour la “ résistance multiethnique ”), et je m’attendais à y trouver - au moins - un anti-fascisme conséquent. Au lieu de quoi on nous avait expliqué, la soirée durant, combien il était erroné de “ tout braquer sur la Serbie ”, qu’il y avait en fait “ co-responsabilité avec dissymétrie ”, et, pour ce qui concernait l’ “ aide (y compris) militaire ”, comment la réclamer quand nous-mêmes n’allions pas combattre ? Plaider ici pour la levée de l’embargo sur les armes ou des frappes aériennes contre les agresseurs était donc du dernier mauvais goût et d’un esprit désespérément simpliste, peut-être même inspiré par la CIA. Quant à parler d’un “ génocide ”, une dame m’apprit que c’était “ banaliser ” ce qu’elle appelait “ l’Holocauste ”.

Il n’y avait rien de plus à espérer de l’AEC que ce qu’elle avait toujours fait : de l’ ”action civique ” et des “ objectifs humanitaires ”, des conférences-débats et des réunions pour ratiociner sur les causes du conflit et la future constitution de l’Etat bosniaque, l’ouverture de “ bureaux de citoyens ” ici et là, une carte postale à “ Cher Mr. Vance, Cher Lord Owen ”... C’était sans doute que l’Histoire l’avait prise de court : jusqu’à présent, comme l’exposait l’éditorial de son premier bulletin de liaison (janvier-février 1992), l’AEC “ pensait pouvoir se consacrer à la construction paisible de la démocratie ”. Las ! La guerre venait maintenant contrarier cet aimable dessein, l’obligeant à “ jouer les pompiers ” pour l’Europe – ce dont, à n’en pas douter, elle avait les moyens. Un an et des dizaines de milliers de morts plus tard, avec 70 % de la Bosnie sous la botte des purificateurs (des “ fous ”), le même sagace éditorialiste, remarquant dans un second bulletin que “ la situation ne s’amélior[ait]pas, bien au contraire ”, exhortait ses lecteurs à “ ne pas reculer d’un pas de plus ”...

Deux mois et demi s’étaient écoulés depuis la soirée du 20 janvier, lorsque les “ collectifs ” organisèrent, de concert avec l’AEC, une “ Convention nationale pour la paix en ex-Fédération yougoslave ” à la bourse du travail de Saint-Denis. Les responsables de l’AEC, qui étaient à peu près les seuls à savoir tenir une tribune des heures d’affilée pour ne rien dire, employèrent leur interminable temps de parole à empêcher que de cette journée sortît autre chose que les habituelles incantations en faveur de la paix et de la bonne entente, agrémentées de diverses exigences, recommandations et condamnations dont on imagine combien elles impressionnèrent les dirigeants de la “ communauté internationale ” auxquels elles étaient adressées.

Les “ responsables ”ne réussirent cependant pas tout à fait leur coup. Grâce aux cris de quatre ou cinq personnes, la “ Convention ” accoucha finalement d’un appel à manifester (pardon : se rassembler) le 8 mai 1993 à Strasbourg, qui mentionnait, au grand dam des organisateurs, la “ reconnaissance du droit à l’auto-défense des Bosniaques par la levée de l’embargo ”. Ce n’était pas grand-chose, juste une petite lueur.

Mais les allumeurs de bougies veillaient. (Il faut rappeler que la Bosnie a bénéficié en France d’une vaste consommation de chandelles à l’usage de plusieurs “ collectifs ”, nullement troublés par le commentaire goguenard qu’en fit Jovan Divjak, le numéro deux de l’Armija Bosne i Hercegovine : “ pas de bougies, des canons pour Sarajevo ! ”). Ils travaillaient maintenant ouvertement à contenir le mouvement dans les limites de l’indignation abstraite, s’attachant à contrer toute initiative ou mot d’ordre faisant référence à un quelconque moyen à mettre en oeuvre pour soutenir concrètement les Bosniaques dans leur combat.

Nous demandons ”, écrivait la “Coordination Rhône-Alpes des collectifs pour la paix en ex-Yougoslavie ” dans sa circulaire pour le “ rassemblement européen ” du 8 mai, “ de conserver l’aspect symbolique du rassemblement autour des thèmes suivants (à quelques mots près) :

ÇA SUFFIT < sic > LE NETTOYAGE ETHNIQUE,

ÇA SUFFIT < sic > LES CRIMES DE GUERRE ET LES CRIMES CONTRE L’HUMANITE,

sans organiser de délégation. En effet, nous souhaitons montrer l’expression des citoyens et laisser ouvert le débat sur les solutions politiques ”.

Et de suggérer de “ solliciter les institutions religieuses pour faire sonner les cloches à 18 h. ”

Ce genre de discours régnait sur la majeure partie du “ mouvement ” français. Nombreux étaient les “ collectifs ” où l’on ne pouvait même pas s’entendre pour désigner les nationalistes serbes comme agresseurs de la Bosnie. Quant à mettre en cause l’ONU, c’était simplement sacrilège.

Si l’on souhaitait continuer dans le domaine de la pratique collective, il ne restait donc qu’à fonder un nouveau groupe. J’avais réussi à récupérer une liste d’une centaine de personnes qui avaient fréquenté, puis quitté, le Collectif contre la “ purification ethnique ” et les nationalismes. Nous leur adressâmes une invitation, rappelant en six points ce qui était pour nous “ une base de travail et d’entente minima ” (levée de l’embargo sur les armes, intervention militaire internationale, jugement effectif des criminels de guerre, aide aux réfugiés et aux opposants, lutte contre tout régime nationaliste, combattre tout dépeçage “ ethnique ” de la Bosnie). Le jour dit, nous fûmes 7 au rendez-vous (parmi lesquels le secrétaire de l’Association Sarajevo). Il nous parut inutile d’insister.

Je fis, solitairement, une autre tentative militante en adhérant à cette dernière association. Elle présentait à mes yeux plusieurs qualités. Mes premiers contacts m’avaient convaincu que j’y trouverais des interlocuteurs ; son secrétaire, fort bien informé, tenait sur la FORPRONU les propos les plus clairs et qui recoupaient mes propres conclusions ; elle était en relation régulière avec des correspondants en Bosnie ; enfin, des Bosniaques en étaient membres.

De fait, j’y rencontrai des individualités qui partageaient mes vues. Mais elles se trouvaient paralysées par les relations au sein du groupe, gouverné par un petit autocrate titiste qui pouvait compter, pour chacun de ses caprices, sur la caution morale d’un célèbre “ porteur de valises ” et l’approbation inconditionnelle d’une brochette de béni-oui-oui plus ou moins séniles. Là non plus, il n’y avait trace de prise de décision démocratique, et, une fois entré au conseil d’administration, il me devint clair que les propositions que le secrétaire jugeait susceptibles d’entraîner quelque conséquence fâcheuse pour sa sinécure étaient sur-le-champ repoussées sans débat. Il en allait évidemment ainsi de tout ce qui pouvait participer d’une mise en cause du rôle de l’Etat français. Même indirecte : le très prudent texte de notre appel à manifester le 30 janvier devant l’ambassade serbo-monténégrine (un “ rassemblement ” - le mot nous avait été imposé par la majorité consensuelle qui jugeait le terme “ manifestation ” vraiment trop politique - “ afin de soutenir ceux qui [en Bosnie] défendent un état de droit pluriethnique et laïc ”) avait paru trop compromettant pour être co-signé. Indulgent, j’avais mis cela au compte des angoisses d’un réfugié. Je fus nettement moins compréhensif lorsque j’appris - longtemps après - qu’à la suite d’une prise de bec avec le secrétaire lors d’une réunion du conseil d’administration (je “ mettais en danger l’association ” en suggérant des poursuites judiciaires contre des complices français du génocide), celui-ci avait téléphoné à mon hôte à Sarajevo pour l’avertir que j’étais probablement un agent des renseignements généraux.

Entre temps, j’avais démissionné de l’association.

(... /...)

La seconde partie est disponible ici


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