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Ce qu’est la publication Ni Patrie ni Frontières
Si le ton et les artifices employés dans cette polémique relèvent des méthodes surannées des gauchistes des années 1970, il s’y ajoute une inflexion idéologique tout à fait significative, qui mérite d’être signalée, tant elle trahit la logique des post-marxistes définitivement à la dérive. Cette faiblesse interne est ancienne, puisque les dernières contributions vivantes du marxisme à une analyse de l’histoire contemporaine remontent au début des années 1920. Ces contributions où brillèrent les derniers feux de théoriciens de la Deuxième internationale, étaient hostiles au désastre bolchevique, désastre dont Ni patrie ni frontières, malgré quelques phrases de circonstance ici ou là, ne sait se démarquer [1].
Depuis au moins 1914 [2], plus le temps passe, et plus il faut s’éloigner des schémas marxistes si on veut comprendre quelque chose à l’histoire contemporaine, sous peine de plaquer sur elle un pieux schéma de plus en plus fictif.
Duplicité de principe
Ni patrie ni frontières a été fondée en prétendant initialement se dédier à la diffusion de textes traduits de l’ensemble du mouvement ouvrier à travers le monde, afin de sortir des frontières nationales, divisions que cette publication entendait effacer, comme son titre le revendique (voir, pp 7-8 [ci-dessous], sa déclaration inaugurale de 2002, que son auteur semble aujourd’hui “oublier”). L’accumulation cahotique de textes dans un cadre approximatif de “thématiques” journalistiques est assez curieuse : il n’y figure jamais ni bilan ni synthèse, et l’éditeur ne se pose jamais de question sur l’évolution et l’état actuel de ce qui fut le “mouvement ouvrier”, vu comme un bloc mythique abstrait. Mieux, il n’esquisse aucun bilan assumé, de l’immense naufrage de l’affaire soviétique, alors que l’ouverture des archives depuis vingt ans montre qu’il fut encore pire que ce que ses critiques les plus véhéments avaient dénoncé. Ces archives confirment que le régime “soviétique” avait rejoint le régime nazi dans l’horreur historique, quand il ne l’avait pas précédé. La théorie du totalitarisme s’est vu validée avec un éclat accablant pour tous ceux qui s’efforcent de l’escamoter. Il incomberait au lecteur de NPNF de s’y retrouver par lui-même dans un amoncellement de textes jetés en vrac, sous prétexte d’une polyphonie qui trouverait sa cohérence d’elle-même. Comme elle est de fait postulée et située hors de toute discussion, cette “cohérence” constitue un dogme implicite. Il est d’ailleurs visible que l’auteur s’est trouvé contraint pour alimenter l’avalanche formelle de publications qui caractérise son activité de sortir du strict domaine “ouvrier”. Quelque rares textes féministes anciens ont servi d’alibis, tout comme la reproduction de textes anarchistes (pour lesquels Y. C. a le plus grand dédain, mais il faut bien tenter de pêcher dans divers milieux). Il est cependant clair que la question de l’immigration et du “racisme” tend au fil du temps à devenir sa grande affaire. Cette inflexion du contenu l’amène à traiter des questions sociales sous un angle pour le moins complaisant envers les courants qui se fondent sur un “racialisme” inversé, comme les “Indigènes de la République”.
La matrice “productiviste” de son marxisme d’origine est sans doute la raison de l’absence presque complète de textes sur les questions écologistes (la publication de textes d’un Karim Landais, parmi lesquels figurent une adhésion confuse à l’énergie nucléaire, est quelque peu accablante, mais Y. C. n’a sans doute pas rompu sur ce point avec le dogme de Lutte Ouvrière, qui assure qu’un hypothétique “régime ouvrier” saurait maîtriser cette industrie dévastatrice).
Avec sa carte de visite à prétention œcuménique, Y.C. aurait dû pour le moins s’abstenir d’intervenir dans les querelles innombrables qui quadrillent l’activisme de l’extrême-gauche et et s’extraire totalement de ce milieu afin de prendre quelque hauteur, puisque le “mouvement ouvrier” a toujours débordé les bornes étroites de ce sectarisme. Mais cela aurait impliqué d’inscrire au programme de cette publication un recul et une retenue de principe, qui conduiraient organiquement à une démarche de bilan. C’est précisément ce que son auteur évite avec une constance inébranlable. Cet évitement assume une fonction fondamentale dans sa démarche.
Y. C. se prive si peu de lancer des critiques sommaires, que ce soit vis-à-vis de ce qui demeure sa « famille », le trotskisme (Lutte Ouvrière, le NPA et toutes les variétés imaginables de cette sous-espèce politique), ou ses “ennemis ontologiques” (les supposés “racistes”, dont la définition est de plus en plus vague, l’islam constituant sans doute à ses yeux une “race” malmenée, etc.), ou les “radicaux” (avec quelques piques aux anarchistes, pour faire dans la diversité), qu’il faut bien admettre que sa publication si peu pédagogique et si inconséquente sur le plan de l’œcuménisme “ouvrier” sert avant tout de prétexte et de para- vent à cette activité de querelles impromptues, qui est son objectif principal.
Elles ont l’avantage fonctionnel de produire une illusion d’existence, mais il y a là une duplicité problématique : ou bien on se fait l’écho de l’ensemble du “mouvement ouvrier”, en assumant une neutralité déterminée (à l’image d’un Max Nettlau pour l’anarchisme) ou bien on se sert de la publication de textes les plus variés comme d’un alibi pour des interventions dont les intentions sont ailleurs. Cette deuxième éventualité, qui prévaut visiblement, était caractéristique des méthodes des gauchistes des années 1970, jusque dans les groupuscules les plus restreints.
La trajectoire d’Y. Coleman :
Y. C. a précisément été l’un des animateurs d’une petite scission de Lutte Ouvrière dans cette période (« Combat communiste », dont il republie certains textes dans NPNF), scission qui avait pour particularité... de reprendre la démarche de Socia- lisme ou Barbarie à ses débuts (1949), dans une tentative de rupture avec le trotskisme. L’ennui est que son groupuscule n’a jamais été capable de rompre sérieusement, à la différence de Socialisme ou Barbarie, avec la référence bolchevique malgré des critiques superficielles initiales. Le régime soviétique était qualitativement pire que le “capitalisme”.
Y. C. s’est ensuite retiré de l’activisme pendant une vingtaine d’années (il ne définit pas ce retrait comme une “désertion”, qualificatif si généreusement lancé à C. Castoriadis qui n’a pourtant jamais cessé d’intervenir publiquement) et sa réactivation “politique” au début des années 2000 avec la création de sa publication Ni patrie ni frontières, illustre un comportement fossilisé qui ressort intact de l’hibernation, et s’aggrave même au fil des ans, cette publication servant, peut-être à son corps défendant, de levier pour l’y conforter.
Bref, Y. C. a de nombreux comptes à “régler” avec la figure de C. Castoriadis, qui a tant embarrassé les militants marxistes depuis une soixante d’années, surtout ceux qui sont issus du bolchevisme, mais la manière dont il polémique contre Lieux communs mérite un éclairage un peu plus ample, car elle est révélatrice de la façon dont les post-marxistes tentent de biaiser avec l’effondrement de leur “idéal” communiste [3].
Les méthodes qui demeurent
Avant d’expliciter la motivation idéologique qui sous-tend aujourd’hui la passion fondamentale d’Y. C., il est bon de noter en quoi consiste sa technique polémique. Par sa culture et ses méthodes d’ouverture, Lieux communs paraît peu armé pour répondre au niveau convenable devant ce genre d’entreprise matoise, qui affecte le paternalisme protecteur tout en lançant des insinuations indéfiniment fielleuses. Y. C. commence en effet par quelques lignes vaguement bienveillantes pour leur première brochure concernant les révoltes en Tunisie, tout en concentrant aussitôt l’essentiel de la charge contre leur prétendu “maître à penser”, C. Castoriadis. Le collectif Lieux communs montre par la multiplicité de ses références, et le caractère souvent non-conclusif de ses hypothèses, qu’il n’a guère de “maître à penser”, C. Castoriadis n’étant pas pour eux un totem (ils le critiquent volontiers). Il s’agit pour eux d’un auteur dont la lecture donne à penser, comme un grand nombre d’autres, étrangers au marxisme. Une telle attitude constitue un des points communs importants avec la démarche du Crépuscule. Lieux communs tend visiblement à pratiquer un éclectisme théorique, conscient des limites consternantes de toutes les théories devant une réalité historique dont la complexité a décontenancé tous les fabricants d’évangile. Y. Coleman affecte de prendre en compte cette impasse de toutes les théories, mais il demeure viscéralement attaché à certains réflexes. Un marxiste formé à l’école bolchevique ne peut prendre au sérieux le type de démarche adopté par Lieux communs. Il s’imagine sans doute leur faire “l’honneur” d’une cohérence en leur attribuant un “gourou”, tout en le dépréciant absolument. Comme tant de polémiques bizarres, celle-ci renseigne davantage sur son auteur que sur sa cible.
De toute façon, la polémique sur les “idées” est là parfaitement secondaire : Le ton et la manière d’Y. C. font partie d’un arsenal caractéristique qui affectionne un procédé consistant à lancer des attaques de la plus parfaite mauvaise foi, et avec un aplomb sans faille. Il s’agit de semer la zizanie dans un regroupement qui n’est pas structuré selon un principe foncièrement militaire (le bolchevisme est avant tout un immense effort de militarisation du mouvement ouvrier par un corps de révolutionnaires professionnels autoproclamés). Le but de telles polémiques est en général de “recruter” quelques individualités dans la confusion qui s’ensuit : il ne s’agit pas de discuter, mais d’évangéliser. Le reproche plus ou moins latent dans le procès intenté à Lieux communs est d’être condamné à rejoindre l’extrême-droite à moins d’abjurer leurs “erreurs“ supposées. On tient là quelque chose de fondamental dans la bien-pensance contemporaine, où stalino-gauchistes et gauche caviar se partagent le travail : le but n’est pas de décrire honnêtement des positions, mais d’adopter un ton “performatif” (comme on dit en grammaire). Dans cette posture magico-sacerdotale, il suffirait de déclarer certaines cibles comme étant d’extrême-droite pour qu’elles le deviennent. C’est tout l’artifice de cette technique, dont il ne faut pas sous-estimer l’efficience toute “bolchevique”, et qui présente un net “perfectionnement” des plus antiques méthodes de calomnies.
Que Y. C. agisse aujourd’hui encore, 30 ans après sa période militante, avec une telle intention ou non, est indifférent : le plus probable est qu’il ne peut ni ne sait définir d’autre rapport “politique”... La cuisine organisationnelle des stalino-gauchistes des années 1970 leur a permis de contribuer, à leur très modeste échelle, au sabotage des mouvements sociaux issus de 1968, même si ces groupuscules ne furent pas les acteurs principaux de ce naufrage, la gauche officielle ayant été bien plus efficace qu’eux pour instrumentaliser les défauts internes de ces mouvements. Très peu de “stalino-gauchistes” ont réussi à s’extraire de cette sclérose, même s’ils n’osent plus, en général, utiliser leurs ficelles de façon aussi grossière, surtout quand ils ont maintenu une continuité d’activité au fil des ans : il leur a fallu s’adapter à un public restreint mais de plus en plus méfiant.
Y. C. est visiblement incapable de percevoir à quel point sa très longue période d’hibernation politique l’a figé à un stade caricatural et tout indique que, plus le temps passe, plus il souhaite se fortifier dans une pose de repli, celle du chasseur le plus vigilant de toutes les “extrêmes-droites”, vraies ou supposées (en esquivant les principales aujourd’hui, qui sont de tonalité musulmanes). L’escamotage du bilan historique du “communisme” est sa boussole secrète.
Paris, le 20 août 2011
Lorsque Y. C. a voulu mettre sur pied une publication, il a tenté de trouver des collaborations. Il était clair qu’il entendait en déterminer seul l’orientation, tout en se déclarant prêt à écouter quelques recommandations éventuelles. En 2002, il m’avait fait part de son projet et m’avait demandé mon avis sur sa présentation. Le premier texte ci-dessous était le produit de suggestions de modifications de ma part, destinées à lui éviter certains impairs. Il était clairement entendu qu’il en ferait ce qu’il voudrait. De toute façon, devant les ambiguïtés constitutives de son projet, j’ai tout de suite préféré demeurer sur la réserve. J’ai souligné ici un paragraphe qui décrit avec précision la manière polémique qu’il dénonçait alors et qu’il a néanmoins utilisée contre “Lieux communs”.
G.F.
Pourquoi un tel bulletin ? |
Le texte ci-dessous constitue la version qu’il m’a présentée comme définitive. Celle-ci permet de vérifier la manière dont la publication s’y est ou non conformée. Le dernier paragraphe (souligné par moi) annonce des “interventions” sur la situation française, et ouvre la voie à la duplicité constitutive de NPNF : la façade œcuménique abrite des positions partisanes très affirmées.
Pourquoi un tel bulletin ? |
On lira à la suite de ce texte « La motivation actuelle du stalino-gauchisme et des “bien-pensants” »
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