« Il n’existe pas de moyen plus efficace de saper le « complexe » de supériorité occidental, que de remettre en cause sa croyance triomphaliste selon laquelle le développement historico-économique de l’Occident était un processus inévitable et naturel. »
E. Meiskins Wood, L’origine du capitalisme, Québec, Lux Editeur, 2009, p. 50
On sait que la vulgate marxiste a imbibé durant tout le XXe siècle la quasi-totalité des milieux et des courants dits « de gauche », imposant une conception de l’histoire, de la culture, de la société et de l’individu qui s’est décomposée au fil du temps – et n’a aujourd’hui plus grand chose à voir avec la philosophie de Marx... Son effondrement théorique et pratique progressif, toujours dénié, provoque une confusion idéologique sans précédent. Depuis des décennies, les tenants d’un changement politique radical ne parvenant pas à ignorer complètement la réalité se condamnent tantôt à un retour a-critique vers les mentalités « traditionnelles » dites « de droite », tantôt à une course en avant plus ou moins pathologique qui les éloigne de plus en plus des réalités populaires les plus triviales. Cette situation est sans doute transitoire, et pour plusieurs raisons. Mais elle n’en dévaste pas moins tous les domaines de la praxis politique et sociale, au moment même où l’humanité entre dans une période de grande agitation sociale et politique qui n’est pas près de finir. Cet épais brouillard intellectuel et politique est particulièrement dense sur son versant social et culturel, que l’on pourrait formuler comme la question de l’occident.
De l’accusation « d’extrême-droite »...
Une occasion d’aborder concrètement le problème nous a été donnée par une violente polémique lancée contre nous. Suite à la publication de notre première brochure sur les soulèvements arabes (1) , au retour d’un voyage dans la Tunisie post-insurrectionnelle, M. Coleman, qui publie la revue « Ni patrie, Ni frontières », nous a fait part de son irritation à sa lecture, au printemps dernier (2).
Le pamphlet a été rédigé fébrilement en cinq jours, sans attendre la parution de notre seconde brochure qui pourtant y répond de bout en bout (3), et n’invoque bizarrement qu’un seul de nos textes, le premier, l’Introduction générale (pp. 3-11). L’auteur croit pouvoir y déceler notre supposée « relation religieuse » avec le philosophe C. Castoriadis, et, dans nos positions, une « proximité avec des thèses réactionnaires ». L’accusation est ambitieuse, autant pour ce dernier, révolutionnaire jusqu’à la fin de sa vie, que concernant notre collectif, qui affiche clairement sa volonté d’« œuvrer pour une auto-transformation radicale de la société et l’instauration d’une démocratie directe capable d’établir l’égalité des revenus pour tous et de provoquer une redéfinition collective des besoins. » (4) Le procès qui nous est intenté surprend d’autant plus que la culture arabo-musulmane ne nous est en rien exotique, puisque certains d’entre nous sont des deux rives, que les liens et voyages tissés avec la Tunisie ne datent pas de janvier dernier, que nous publions depuis des années des textes en arabe de nos camarades outre-Mediterranée, et que le Maghreb et l’Islam sont, pour nous qui ne parlons pas depuis les quartiers chics mais qui vivons et travaillons dans les quartiers populaires et d’immigration, aussi des voisins, des amis, des collègues et des parents, des conjoints. C’est de là que nous répondons, nous et nos camarades tunisiens. Bien entendu, les acrobaties affligeantes auxquelles se livre notre petit procureur renseignent moins sur nos thèses, faites effectivement de véritables lieux communs, que sur la démarche et les lourds présupposés de M. Coleman, tous deux extrêmement illustrant de la dégénérescence des comportements et de la doxa gauchiste, et des démons qui le poursuivent.
Comment peut-on être tunisien ?
Ainsi, nous évoquions le « fatalisme » des tunisiens, interprété comme le pendant religieux de l’apathie politique des populations européennes (5), qui s’enracine dans une histoire où se succèdent dictatures récentes (Ben Ali, Bourguiba), colonialismes répétés (français, italien, turc, arabe), califats et sultanats traditionnels - en France, on dit « c’est comme ça », en Tunisie « Allah ghelb » : c’est ainsi que nous serions « d’extrême-droite »... Nous pointions à propos du soulèvement populaire de décembre 2010 - janvier 2011, les « difficultés à passer de la critique des personnes à celle des structures » en convoquant la quasi-absence de réels mouvements d’auto-émancipation depuis des siècles, l’échec de la décolonisation et le délabrement interne du modèle occidental : nous voilà coupables d’« essentialisme ». Enfin, jugeant jusque dans notre déclaration fondatrice (6) que la « socialité » populaire n’étant pas complètement détruite dans ces pays où le « Développement » et le « Progrès » n’ont pas encore éradiqué la vie sociale comme en Europe (7), les insurgés ont l’insigne avantage de pouvoir s’appuyer sur un tissu social dense, à condition de le critiquer, nous serions les dignes héritiers de « l’Etat colonial français »...
Bref, en nous interrogeant sur les obstacles qui empêchent le soulèvement tunisien de dépasser le niveau anti-autoritaire, nous ferions l’éloge de la « supériorité de l’Occident », entité « close », et « sans tares », opposée sans discernements aux « Arabes » et aux « musulmans », dont la culture immuable les rendrait inassimilables en Occident et anthropologiquement incapables d’accéder par eux-mêmes à la « démocratie ». Tout cela, bien entendu, ne nous empêcherait pas d’avoir « publié une excellente brochure », contenant des « interviews très intéressantes de camarades tunisiens » (8) tout en évitant les « discours automatiques « gauchistes » », – et l’auteur de juger « souhaitable » que nous continuions...
Sans doute devrions-nous convaincre, ces mêmes camarades tunisiens, connus ou inconnus, qui se heurtent jour après jour à un lourd héritage politico-culturel que celui-ci n’existe pas, et que l’omniprésence de l’islam adossé aux autocraties successives, fût-ce en s’y opposant, a toujours visé l’émancipation des peuples... Et c’est bien ce à quoi notre courageux M. Coleman, revêtant ses habits de Torquemada d’opérette, va s’employer, faisant se pâmer n’importe quel militant islamiste d’Ennahda ou d’Ettahrir, désormais au pouvoir en Tunisie, à l’Assemblée ou dans la rue.
Les lueurs dans l’Islam classique
Le voici donc chassant l’hétérodoxie, nous enseignant « Deux ou trois choses utiles à savoir sur l’Islam », fort des soixante-trois pages du seul livre qu’il semble avoir lu sur le sujet, « Déclaration d’insoumission » de Fethi Benslama (9), psychanalyste musulman (eh oui) appelant à une pratique modérée de l’Islam – apparemment seule perspective possible pour le sujet de culture musulmane.
M. Coleman commence par remonter à l’Islam classique, mais n’évoque, en tout et pour tout, qu’Averroès (XIIe s.), Avempace (XIe s.), puis les Mu’tazilites (IXe s.), soit deux penseurs et un courant politico-religieux médiévaux – étranges exemples pour une démonstration de mouvements populaires démocratiques en terre d’Islam... On trouvera ailleurs et sans peine de très bonnes interprétations de leurs doctrines respectives (10) : toutes soulignent les efforts admirables de ces intellectuels hors-normes qui tentèrent de briser les dogmes religieux dont les sociétés arabo-musulmanes ne sortirent pourtant jamais d’elles-mêmes. Car, revendiquant une liberté de pensée pour l’élite, aucun d’entre eux ne parvint à s’extraire ni de la conception néo-platonicienne du « philosophe-roi » actualisé par Al-Fârâbî (VIII-IXe s.), ni ne chercha à briser le cercle de fer de la révélation coranique, ni ne put, surtout, sortir de leurs positions d’hérétiques de facto pour faire école. On ne peut que convenir qu’ils « portèrent très loin l’idéal de la raison et de la rationalité » comme nous le rapporte Benslama, mais, outre qu’il est difficile d’y voir, rétrospectivement, comme lui « l’équivalent des Lumières », on ne peut faire l’économie de l’ambiguïté de la Raison, que l’on reconnaît aisément pour l’Aufklarüng européen : le rationalisme musulman aurait tout aussi bien pu accoucher d’un capitalisme marchand comme l’Europe en a connu à partir du XIIIe, d’une tendance à la bureaucratisation (déjà très active) voire d’un totalitarisme, dont l’émergence en pays musulman a toujours été empêché par les attachements religieux populaires (11).
Etrangement, notre Grand Inquisiteur, si prompt à donner des leçons, ne semble pas avoir entendu parler d’Ibn al-Rawandî (IXe s.), athée véritable, ni de l’existence de sectes d’hérétiques instaurant en leur sein un embryon de société égalitaire, ou de certains mystiques soufis qui parvinrent à ébrécher momentanément la clôture imposée par la Révélation. Il ne paraît pas non plus soupçonner l’existence de la révolte d’esclaves noirs des zanjs en 869 dans le sud de l’Irak qui affronta les armées impériales pendant des années, ni les hauts faits de la célèbre secte des Assassins (12), ni le règne caché ou officiel de femmes de pouvoir, jaryas (13). Quiconque s’y penche s’aperçoit que rien de tout cela ne se propagea, n’entama le despotisme de droit divin, ou ne permit à la culture arabo-musulmane de comprendre véritablement, sinon de traduire, la conception du peuple de la Grèce Antique (14).
L’islam est une névrose collective comme une autre
Forcé de se résoudre à l’honnêteté de son seul et unique mentor, Fethi Benslama, M. Coleman convient avec lui que « ces expériences de pensées n’ont pas trouvé leur débouché dans une invention politique libératrice » (15). Et c’est l’évidence. Il consent, de même et à reculons, qu’en « pays arabes » « la sécularisation n’a pas avancé au même pas qu’en Occident. », et c’est, là encore, un lieu commun (16).
Mais il est fort dommage que notre contempteur ne sache apparemment pas lire le seul livre sur lequel il base toute son accusation. Car la phrase suivante de Fethi Benslama est étrangement passée sous silence : « Quelles que soient les contorsions des islamistes prétendant que la notion de consensus dans la communauté musulmane recouvre celle de démocratie [ce qui doit immensément décevoir M. Coleman (17) ], afin d’échapper au « dissensus » (selon le mot de Jacques Rancière) qui en est le fondement, cette invention n’a pas eu lieu ici, mais ailleurs, dans l’Europe moderne, à travers notamment la réappropriation actualisée de la chose politique grecque. ». On comprend l’oubli - cette simple phrase fait voler en éclats la thèse principale de M. Coleman : non seulement l’élan démocratique est apparu « dans l’Europe moderne » et n’a pas existé dans la civilisation musulmane, mais celle-ci n’a pas su faire sien l’héritage grec, dont elle fut pourtant l’exégète quasi-exclusif pendant cinq siècles. C’est même l’objet de tout le paragraphe de Benslama, absent, et pour cause, de la diatribe colemanienne : « Notons que les penseurs de l’Islam médiéval, traducteurs et transmetteurs de l’héritage philosophique grec, ont effectué un tri sélectif dans le registre politique, laissant de côté la question de la citoyenneté athénienne, ce qui n’a probablement pas été sans raison ni sans conséquences. » Et l’auteur d’incriminer honnêtement l’islam traditionnel, comme le font nombre de ses acolytes qui appellent, c’est le minimum de bon sens, à une réforme qui n’a jamais eue lieu (18).
Scandalisé par ces lieux communs, qu’il semble découvrir, effaré, M. Coleman a donc bel et bien truqué les pièces à charge, tel un bon petit commissaire politique.
Falsifier l’histoire...
M. Coleman poursuit ses cuistreries branlantes : enjambant les siècles suivants, la décadence interne associée à la colonisation ottomane (« inhitât ») puis la stagnation tranquille instaurée par la Porte Sublime qui stérilise la région au moins à partir du XVe siècle (19), il évoque, toujours à travers la seule voix de ce pauvre F. Benslama, d’autres penseurs qui « ont fait preuve d’une radicalité critique à l’intérieur de l’islam et préconisé des ruptures avec sa théologie politique, sur la base d’un travail réflexif documenté. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, on peut citer les noms de Tahar Haddad en Tunisie, de Mansour Fahmi, Kassim Amin, Taha Hussein en Egypte ou de la Syrienne Nadhira Zayn Eddin ». Et notre érudit en carton de nous donner une courte biographie de chacun, « tirées de Wikipedia, donc à prendre avec des pincettes... [sic] ». Sans doute croit-il avoir démontré que la civilisation arabo-musulmane est l’équivalent-sud de l’Europe, mais c’est encore au prix de l’oubli de la même page du même livre de son maître : « C’est ce que les premiers voyageurs musulmans dans la modernité européenne (par exemple l’Egyptien Tahtâwî à Paris, entre 1826 et 1830) (20) ont relevé et voulu importer, considérant cette invention politique [la démocratie] comme plus prioritaire et portant plus à conséquence que les inventions techniques et scientifiques. ». Ce nouvel « oubli » permet à M. Coleman d’« oublier » de mentionner que tous ces auteurs, et ceux de la même période, ont été formés par la pensée occidentale, et que tous leurs travaux y font explicitement référence, F. Benslama lui-même, qui doit préciser à propos de sa démarche que « Cet appel à l’insoumission, nous le lançons d’Europe, mais cela ne nous donne aucune position de surplomb. » (p.61)...
« Oubli » singulier en vérité que celui de cette Nahda, la « renaissance arabe » pourtant si connue, qu’on peut dater symboliquement du débarquement de Bonaparte en Egypte en 1798, qui ouvrait l’ère des grandes rivalités dans la région du Maghreb, du Makrech et du Proche-Orient entre les puissance impérialistes française, anglaise, allemande et russe. C’est un « choc frontal que subit le monde arabo-musulman avec une civilisation occidentale expansionniste [qui] suscite dans l’avant-garde politique, culturelle et religieuse de différents pays arabo-musulmans la brusque prise de conscience d’un formidable retard historique à combler. De cette confrontation forcée avec l’Autre occidental naît une pensée arabe moderne. L’expérience de la culture occidentale moderne et la volonté de progrès fournissent l’impulsion à un questionnement de fond sur les causes du déclin, de l’arriération du monde arabo-musulman » (21). C’est à ce moment que l’intelligentsia naissante découvre les textes fondamentaux de la période médiévale, dont Averroès (22). Ce « choc de la modernité », « Sadmat alhadâha », signe « la fin de la culture musulmane classique, clôturée sur elle-même, inévitablement dogmatique, théo-centrique et auto-référentielle ». Bien étrange amnésie, en vérité, pour notre pourfendeur de « culture pure, vierge de toute influence externe »... On se demande, en tous cas, comment il peut appréhender l’état général du monde sur lequel il s’épanche sans retenue en ignorant son occidentalisation massive depuis au moins deux ou trois siècles.
Reste le travail à effectuer, que d’autres ont formulé abruptement : « La tragédie de l’islam gît quelque part entre l’impossible modernisation de l’islam et l’insupportable islamisation de la modernité. Le destin de l’islam, comme avant lui celui du christianisme, est donc tout simplement, mais non sans douleur, de rendre les armes devant la liberté des modernes ! » (23)
...et faire disparaître la modernité
Mais ce monde est vraiment trop cruel pour notre sinistre prestidigitateur, qui découvre au fil de la plume que les civilisations n’ont pas la même histoire et qui se trouve alors obligé de falsifier ses propres références pour nous dépeindre en ignorants crypto-fascistes... Ces procédés staliniens chimiquement purs ne lui suffisent pas : n’ayant pu montrer que l’histoire de la civilisation arabo-musulmane était la même que celle de la civilisation occidentale, notre Haut Diplomate ès Chocs des Civilisations va tenter de démontrer l’inverse, soit que l’Occident n’a rien inventé (notons qu’il congédie, pour ce nouveau numéro de cirque, ce Fethi Benslama bien malmené et certainement encore trop islamophobe : chacune de ses lignes le contredit honteusement).
Voilà donc M. Coleman sortant de son chapeau la laïcité, le mouvement ouvrier et l’émancipation des femmes. Les pays d’Europe n’ont pas totalement éradiqué l’Eglise de la sphère publique ? La laïcité n’est qu’un cache-sexe. Le mouvement ouvrier n’a pas pu empêcher les deux guerres mondiales ? Il n’a été qu’une suite de protestations contre de mauvais maîtres. L’égalité homme-femme n’aurait été effleurée qu’il y a quelques décennies (!) ? Alors cela ne remet rien en cause fondamentalement. Voilà, en quelques lignes, affirmées les bêtises réactionnaires les plus caractéristiques, passant à l’as ce que nous concevons, nous, comme un des plus précieux héritages de l’espèce humaine : la lutte, étalée sur des siècles depuis le haut Moyen-âge, d’hommes et de femmes, combattant dans l’ombre contre l’aliénation religieuse, le principe même de l’exploitation par quelques-uns et des formes millénaires de domination, dessinant un horizon d’égalité et de liberté, élaborant une myriade de contre-sociétés qui ont fini par corroder puis modeler, certes en partie et incomplètement, l’hétéronomie de nos sociétés (24). Bien entendu, toutes les critiques concernant cet héritage ne sont pas seulement tolérées ; elles sont impérativement requises, au nom même de ce qu’exigeaient ces courants radicaux eux-mêmes. Mais ce ne sont pas leurs insuffisances évidentes qui intéressent M. Coleman, qui prend l’Occident comme une donnée culturelle, alors qu’il est, aussi, le résultat de sédimentation de toutes ces luttes : Tout à sa haine anti-occidentale, il prend délibérément le parti du curé vendéen en 1789, du patron bedonnant envoyant ses milices contres les grévistes de Chicago, et du sexiste le plus caricatural traumatisé par Mai 68, sans doute pour ne pas froisser des Tunisiens, qu’il prive instantanément d’un horizon qu’ils sont nombreux à désirer et dont ils s’inspirent pour leur propre émancipation. La ficelle est évidemment un peu grosse pour notre auto-proclamé « ouvriériste » qui s’empresse aussitôt de déclarer, n’étant pas à une contradiction près, que « si l’on cherche une « tradition d’émancipation » comparable à celle du mouvement ouvrier occidental, on n’en trouvera pas ni dans l’Amérique latine catholique, ni dans l’Asie bouddhiste ou hindouiste ni dans l’Afrique subsaharienne, polythéiste ou animiste. ».
Et c’est bien le minimum espéré pour quelqu’un qui édite une revue baptisée « Ni Patrie, Ni Frontière », slogan scandaleux au regard de l’histoire mondiale et issu de la mouvance ouvrière européenne. Que d’efforts inutiles pour se résoudre ici encore, à des lieux communs...
Voilez cette histoire que je ne saurais voir
Mais non. C’est décidément trop injuste, et M. Coleman ne peut qu’avoir raison des faits, résolument trop têtus. Non, les mouvements démocratiques ne peuvent être nés quelque part, à un moment donné, assimilables et transformables pour qui veut - ils ne peuvent qu’avoir toujours été là : « il faudrait avoir une culture historique universelle pour bien situer la première fois où telle ou telle question philosophique, sociologique ou économique s’est posée. Et si l’on se livrait à cet exercice nécessitant des connaissances encyclopédiques et la maîtrise de très nombreuses langues (un seul exemple : la production historique de la Chine sur elle-même avant 1949 dépasse en volume tout ce que l’Occident a produit sur lui-même depuis ses origines), je ne suis pas convaincu que le résultat de ces recherches titanesques aurait beaucoup d’intérêt… ou qu’il ne serait pas remis en cause, chaque fois que les connaissances progresseraient. » Et voilà que notre paléo-marxiste dissout tranquillement le principe même de la connaissance historique. Comme nous ne savons pas tout, nous ne savons rien. Après tout, Fethi Benslama ne sait pas de quoi il parle : Averroès ou Avempace sont les Clisthènes et les Danton de révolutions ultra-démocratiques dont personne n’a, malheureusement, gardé trace... Lorsqu’on voit l’usage que M. Coleman fait, ou ne fait pas, des livres déjà disponibles en français, on comprend son attente messianique – qui a de grandes chances d’être déçue par les traductions de ces chroniques chinoises. Sentant confusément que sa position manque légèrement d’assise, Père Ubu enchaîne : « D’autre part, cette démarche aboutit toujours à considérer qu’une question philosophique ou politique est posée en dehors de toute influence extérieure, étrangère, dans un seul lieu à la fois, et non dans plusieurs (on sait pourtant que pour ce qui concerne les découvertes scientifiques, elles sont très souvent effectuées dans plusieurs pays différents au cours d’un intervalle de temps rapproché. Pourquoi en serait-il différemment en matière philosophique ou politique ?). » Conviendrait-il que le feu, l’agriculture, la roue, le moulin à vent, le sabre et les satellites géostationnaires n’aient pas toujours existé ? Admettrait-il que l’écriture, la science, les mathématiques, le Dieu unique, créateur et transcendant (25), les classes sociales, l’Etat, la passion amoureuse (26), la bureaucratie et le totalitarisme ou l’idée d’un temps linéaire (27) soient nés à certains moments et pas à d’autres, à certains endroits et pas ailleurs ? Peut-il concevoir que les principes et la visée de l’égalité des sexes, l’idée d’une société sans dieu, d’une collectivité auto-organisée, d’un savoir jamais achevé et toujours à construire et d’un individu capable de décider librement de l’orientation de sa vie ne sont pas tombés du ciel, mais ont été inventé par des gens qui ont vécu sur cette terre (28) ? L’histoire, et ses lieux communs, empêche notre petit garde rouge de nous exécuter purement et simplement ? Il la congédie, voilà tout, fidèle à une grande et sombre tradition.
Il nous dira prochainement que la culture n’existe pas (29), puisqu’elle met à bas ses spéculations maladives, ou que lui-même n’est de nulle part et de partout. Donnons-lui d’emblée ici l’occasion de nous traiter de nazis d’hyper-super-ultra-droite en résumant ici nos positions fascistes : les hommes font leur histoire, qu’ils le sachent ou non ; le dressage des personnalités (30) imposé par leur société n’est pas inaltérable ; chacun peut se réclamer de l’invention d’un autre et tendre à l’autonomie - ou pas.
Et Cornelius Castoriadis dans tout ça ?
Notre McCarthy fait feu de tout bois, tempête tout seul contre les faits, ment, occulte et trompe – il rage, rouge de colère, postillonne et insulte. Les sorcières qu’il traque sont les siennes, et il les prête à d’autre pour les exorciser. Il lui faut les projeter sur une figure à la hauteur de son malaise : ce sera C. Castoriadis, dont il commente, à grand renfort de réflexions indignées et ricanantes, une demi-douzaine de citations.
Comme notre ghostbuster falsifie les textes de son auteur fétiche, on peut légitimement s’attendre au pire. Et, à l’examen, effectivement, toutes ses citations sont fausses : une simple lecture des phrases dans lesquelles elles prennent place suffit. C’est donc pour tromper son lecteur que M. Coleman ne donne aucune référence, parmi les trois entretiens de C. Castoriadis qu’il a lus (31). Un seul exemple suffira, la première citation du philosophe : « Je n’ai jamais vu un Arabe ou un musulman quelconque faire son ‘‘autocritique’’, la critique de sa culture à ce point de vue ». Réaction suffoquée du procureur du peuple : « les ’arabes’ ou les ’musulmans’ sont incapables de critiquer leur « culture » de l’intérieur ! Gonflé, le mec... » Les yeux pourtant exorbités, il fait semblant de ne pas remarquer ce « à ce point de vue », qui demande à faire appel au contexte. Questionné par Pierre Ysmal sur l’impact du colonialisme occidental sur les cultures des pays colonisés, Castoriadis répond : « Les Arabes se présentent maintenant comme les éternelles victimes de l’Occident. C’est une mythologie grotesque. Les Arabes ont été, depuis Mahomet, une Nation conquérante, qui s’est étendue en Asie, en Afrique et en Europe (Espagne, Sicile, Crète) en arabisant les populations conquises. Combien d’ « Arabes » y avait-il en Egypte au début du VIIe siècle ? L’extension actuelle des Arabes (et de l’Islam) est le produit de la conquête et de la conversion, plus ou moins forcée, à l’islam des populations soumises. Puis ils ont été à leur tour dominés par les Turcs pendant plus de quatre siècles. La semi-colonisation occidentale n’a duré, dans le pire des cas (Algérie), que cent trente ans, dans les autres beaucoup moins. Et ceux qui ont introduit les premiers la traite des Noirs en Afrique, trois siècles avant les Européens, ont été les Arabes. Tout cela ne diminue pas les crimes coloniaux des Occidentaux. Mais il ne faut pas escamoter une différence essentielle. Très tôt, depuis Montaigne, a commencé en Occident une critique interne du colonialisme qui a abouti déjà au XIXe siècle à l’abolition de l’esclavage (lequel, en fait, continu d’exister dans certains pays musulmans) et, au XXe siècle, au refus des populations européennes et américaines de se battre pour conserver les colonies. Je n’ai jamais vu un Arabe ou un musulman quelconque faire son ‘‘autocritique’’, la critique de sa culture à ce point de vue. Au contraire : regardez le Soudan actuel ou la Mauritanie ». Le sens est radicalement différent : le « à ce point de vue » fait référence à la colonisation séculaire et la conversion massive de populations de quatre continents à la culture arabo-musulmane (32), dont il est effectivement rarement fait état chez les premiers intéressés. L’affirmation honnie devient, une fois comprise, un autre lieu commun. C. Castoriadis a évidemment dit et écrit des bêtises – M. Coleman lui en invente, pour éluder, une fois de plus, des réalités qu’il peine à penser . Mais on ne change pas ces dernières en blasphémant contre un prophète que l’on a soi-même érigé tel, ou en jouant sur les mots : on en prend acte et on les combat.
(... / ...)
Notes
2 « ’’Soulèvements arabes’’ : il est temps de dire ’’Bye, bye, Castoriadis !’’ - ou pourquoi les récents soulèvements au Maghreb et au Machrek devraient aider certains libertaires à couper définitivement le cordon ombilical qui les rattache à leur Maître à penser » publié le 17 mai sur le site internet mondialisme.org.. [L’intéressé modifiera son texte, en catimini, pour désamorcer les critiques ici formulées... Note ultérieure]
4 Texte d’accueil de la première page de notre site.
6 Cf. sur le site notre présentation dans la rubrique Qui sommes-nous ?
7 On lira sur ce sujet le clairvoyant Riesman La foule solitaire, Arthaud 1964 et symétriquement Eugen Weber, La Fin des terroirs, la modernisation de la France rurale, 1870 – 1914, Fayard, 1983.
8 Suivies de quatre autres, et récemment d’une cinquième « Elections tunisiennes : entre l’oligarchie et l’islamo-gauchisme », publiée dans la revue Réfractions n°27, automne 2011, pp. 113 – 122, disponible sur le site. On y lira également la trentaine d’articles qu’ils y ont publié, pour les arabophones.
9 Fethi Benslama « Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas », (Flammarion 2011)
10 On lira par exemple Toufic Fahd, L’islam et ses sectes, Tome 3 de l’Histoire des Religions, Encyclopédie de la Pléiade, Paris 1976 ; Dominique Urvoy « Pensers d’Al-Andalous – la vie intellectuelle à Cordoue et Séville au temps des empires Berbères (Fin XIIe – début XIIIe siècle », ed. CNRS, Alain de Libera, 1991 ; « Les penseurs libres de l’Islam classique », Flammarion, 2003 ; ou encore A. de Libera, 1991, « Penser au Moyen-âge », Seuil. On lira en parallèle J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Âge, Seuil, 1962
11 La loi divine étant déjà une limitation à la toute-puissance du mulk, la royauté archaïque, d’après Ibn Khaldun. Cf. « Al-Muqaddima, Discours sur l’histoire universelle », Sindbad, Thesaurus, 1968, chap. « Sur les califes et les imâms », pp. 288 sqq. Cf. aussi Fatima Mernissi, « Sultanes oubliées – Femmes chefs d’Etat en Islam », Albin Michel, 1990, p.18 sqq.
12 Bernard Lewis « Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval », Berger Levrault, 1982
13 Fatima Mernissi, op. cit.
14 Hamadi Redissi « L’exception islamique », Seuil, 2004, pp. 189 sqq. On lira parallèlement la manière dont les révolutionnaire français de 1789 interprétèrent le corpus dans la préface de P.-V. Naquet « Tradition de la démocratie grecque » du livre de M.I. Finley « Démocratie antique et démocratie moderne », Payot, 2003.
15 Fethi Benslama, op. cit. p. 54. Les citations de ce paragraphe et du suivant sont toutes tirées de la même page.
16 On lira n’importe quel auteur arabisant sérieux, du paléo-marxiste Maxime Rodinson au brillant Bernard Lewis, en passant par Jacques Berque l’islamophile, sans parler de ceux cités dans les notes précédentes ou suivantes. Même les ouvrages les moins rigoureux et les plus laudateurs reconnaissent que « bon nombre des plus éclatantes réalisations de [la civilisation « arabe »] se sont précisément effectuées contre l’Islam orthodoxe. » in « Le soleil d’Allah brille sur l’Occident » de Sigrid Hunke, Albin Michel 1963, réed. 2001, p. 11
17 Il s’était ainsi bizarrement désolé qu’un Hamid Zanaz dans son livre salubre « L’impasse islamique » (Editions Libertaires, 2010) fasse preuve de la même intransigeance de base vis-à-vis de la religion musulmane que les courants anticléricaux hexagonaux d’il y a quelques décennies – ou même siècles – vis-à-vis du christianisme.
18 On pense à Abdelwahab Meddeb dans « La maladie de l’islam » (Seuil, 2001) - dont on lira « La clôture » sur notre site - ou encore à Malek Chebel ou Abdennour Bidar.
19 On lira une belle synthèse de l’histoire de la civilisation arabo-musulmane jusqu’à nos jours dans « Essai sur la guerre du golfe », anonyme, juin 1991, disponible sur notre site.
20 Note de l’auteur : « Rifâ’at-Tahtâwî, L’Or de Paris, trad. fr. d’A. Louca, Paris, Sindbad, 2002. »
22 Le Discours décisif vu par les auteurs arabes modernes, d’Alain de Libera in Averroès « Discours décisif », ed. Bilingue, Flammarion, 1996, introduction d’Alain de Libera, trad. Marc Geoffroy.
23 Redissi Hamadi, « Comment l’islam sectaire est devenu l’islam », Seuil, 2007
24 Pour n’évoquer que le mouvement ouvrier, M. Coleman feint d’ignorer d’où viennent les droits au travail, le principe du contre-pouvoir syndical, la sécurité sociale, le principe de l’association, etc, etc. Ignore-t-il également que la séparation de la religion et de l’Etat ne date pas de 1905, mais bien du 2 avril 1871, décrétée par les communards ? Et le rôle fondamental que jouèrent les femmes dans cette même Commune, obtenant, provisoirement, la reconnaissance de l’union libre et le début de l’égalité des salaires ?
25 On lira sur l’apparition progressive du monothéisme l’excellent « Naissance de Dieu » de Jean Bottéro, 2002, Gallimard
26 Denis de Rougemont, dans « L’amour et l’occident » (1938 - ed. 10 / 18, 2008) enquête de manière vertigineuse le parcours trans-civilisationnel de la posture passionnelle, dont il distingue bien entendu l’origine... chez les arabes. Cf. sur ce sujet « Amour, liberté, politique » sur notre site, ainsi que « L’amour fou » de A. Meddeb, in « Contre-prêches » (2005, Seuil).
27 Sur le sujet, Cf. le classique Mircea Eliade « Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition » (Paris, Gallimard, « Les Essais », 1949 ; nouvelle édition revue et augmentée, « Idées », 1969.) qui n’épargne pas, logiquement, l’eschatologie marxiste.
28 Pour une approche d’anthropologie historique de la période antique, le livre très complet de Jan Assman « La mémoire culturelle – écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques », Aubier 2002. L’auteur reprend la notion de « période axiale » posée par Karl Jaspers (Cf. sur le site) pour étudier les créations égyptiennes, hittites, juives et grecques, les différentes transmissions de l’identité collective, et notamment l’émergence progressive de la notion d’histoire.
29 C’est justement ce présupposé qu’abat Hugues Lagrange dans « Le déni des cultures » (Seuil 2011), révoltant pour ceux qui avaient, en leurs temps, raté le désormais classique, hors milieu militant comme il se doit, « La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre », de R. Hoggart, Ed. De Minuit, 1986.
30 Sur les types anthropologiques façonnés par les cultures, on lira les travaux de référence déjà anciens d’A. Kardiner, d’E. Sapir et de B. Ruth, ainsi que les très riches réflexions de Claude Lefort, par exemple « L’idée de ’personnalité de base’ » in « Les formes de l’histoire », Gallimard 1978 ou encore l’excellent article de M. Gauchet « Essai de psychologie contemporaine I » in « La démocratie contre elle-même », Seuil, 2002, disponible sur le site. Concernant la culture occidentale et la formation de l’individu, on citera par exemple C. Lasch « Le moi assiégé », Climats, 2008, et, à propos de son homologue arabo-musulman, les études inégalées de Hichem Djaït, « La personnalité et le devenir arabo-islamique », Seuil, 1974.
31 On vérifiera facilement : la citation reprise ici est dans Une société à la dérive, (Seuil, février 2005) p. 224, 228, et les suivantes dans La montée de l’insignifiance, (Seuil, mars 1996) p.53, 57, 59 et dans Démocratie et relativisme, Débat avec le MAUSS, (Mille et une nuits, Janvier 2010) pp. 48, 50 & 61. De l’équipe du MAUSS qui reprend largement les thèses de C. Castoriadis (particulièrement S. Latouche), on lira sur le sujet Jacques Dewitte « L’exception européenne – ces mérites qui nous distinguent », Michalon, 2008.
32 Sur la Blitzkrieg musulmane, on lira avec intérêt « L’expansion musulmane », de Robert Mantran, PUF, 1991.
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