Deux questions qui fâchent : l’égalité des revenus et la division du travail (1/2)

mardi 24 janvier 2012
par  LieuxCommuns

Ce texte a été écrit par un groupe de réflexion politique d’Annecy (grdp74 gmail.com) aux influences (C. Castoriadis), aux thématiques (égalité, pouvoir, autogestion) et aux objectifs (émancipation, développement d’une activité réflexive et militante exigeante dans le but d’une transformation radicale et égalitaire de la société) parfois proches des nôtres. A leur demande nous les publierons peu à peu, avec ou sans commentaires de notre part, selon l’importance de nos divergences.

C’est une des fonctions de notre site et notre collectif de mettre en rapport des groupes semblables et de susciter des échanges sur des thèmes encore trop peu discutés.

Comme nous l’écrivions pour présenter la rubrique « documents de travail » ; « Quelques textes, extérieurs ou non, qui nous semblent important d’investir. Il s’agit ici de documents de travail, voire en travail, et ne reflètent pas forcément nos points de vue, et ce quels qu’en soient les auteurs, mais nous paraissent toujours comporter des éléments susceptibles d’enrichir nos réflexions et pratiques. »


Le texte présenté ici s’inscrit dans la lignée des réflexions menées jusqu’alors et ne peut bien se comprendre qu’à leurs lumières. De nombreuses notions y ont été détaillées (marché, autogestion, etc.) et il faut nécessairement se les remémorer pour éviter les contresens. Dans la visée générale d’une société véritablement démocratique, c’est-à-dire égalitaire quant aux possibilités effectives de participation au pouvoir, nous posons ici essentiellement la question de l’organisation du travail et de la répartition de ses fruits. L’organisation comprend bien entendu la décision du quoi et du comment (autogestion) et peut s’entendre en un sens très large (autogestion globale de la société = démocratie). Ici, nous nous focalisons sur les thèmes de l’égalité des revenus et de la division du travail.

A partir de l’idée de division du travail, nous avons différencié la division des tâches et la division des métiers. Si une plus grande polyvalence, la réduction du temps de travail, l’autogestion apparaissent plus humaines, la destruction de la grande division des tâches ne s’est révélée que moyennement problématique. En revanche, la redéfinition des métiers et la possibilité de s’attaquer à leur cloisonnement strict sont bien plus ardues. Mais la question ne semble pas anecdotique, au contraire : outre sa portée symbolique, elle découle logiquement d’une pensée de l’égalité des citoyens appelés à exercer les fonctions civiques. De plus, s’il faut saper en profondeur les fondements imaginaires du capitalisme et plus généralement des sociétés d’oppression, les mesures transitoires ou les revendications immédiates ne peuvent avoir de sens que par un projet de société, un horizon à la fois cohérent, accessible, critiquable, mais surtout assumé et toujours affirmé.

Le projet doit toujours être placé en exergue.

  • Hiérarchie, entre force et droit
  • Glossaire
  • Les arguments classiques contre l’égalité des revenus
  • L’égalité comme condition de la démocratie et la question de l’organisation du travail
  • Proposition de réflexions sur les modalités de mise en place de l’égalité

Hiérarchie, entre force et droit

Il convient parfois de mettre en question des principes inscrits dans la déclaration des droits de l’homme. Considérons la propriété. En simplifiant, on peut essayer de montrer le lien circulaire entre propriété privée (au sens large : moyens de production, argent, puissance, vérité…) et la hiérarchie : elles se génèrent et s’entretiennent l’une l’autre. Cette hiérarchie applique sa volonté la plus arbitraire (parfois intelligemment, parfois brutalement). On remarque souvent la nécessité pour la hiérarchie de se légitimer aux yeux de ceux qui subissent son arbitraire.

On pourrait détailler ici trois niveaux, trois acceptions du terme hiérarchie :

  • Restreint, les puissants contre les prolétaires. Les uns accaparant les ressources sans autre justification réelle que la force, mais la recouvrant d’idéologie lorsque la moindre résistance sérieuse émerge.
  • Large, à tous les niveaux de la pyramide. Les échelons se complaisent à la hiérarchie, ils briment et sont brimés, tous justifiant leur situation et espérant, au nom de ces justifications (en fait ridicules), passer à l’échelon supérieur.
  • Abstrait. La hiérarchie comme structure tend à se reproduire, à se conserver. Elle est la cause et le résultat de l’imaginaire social et ses « justifications » pénètrent l’esprit de tous. Du premier au dernier, tous peuvent, la majorité est, convaincue par la pertinence de la hiérarchie et ses « justifications » canoniques. Ce sont ces justifications qui donnent sens à la société telle qu’elle est, et à la vie des gens qui la composent.

En dernière analyse, quelle est aujourd’hui la justification de la hiérarchie sociale ? C’est la grande propriété privée sous une forme ou une autre, donc l’accès aux ressources, au savoir et au pouvoir. Mais quels sont l’origine et le fondement de cette propriété ? Le travail nous disent les plus avisés des libéraux ? J’ai travaillé cette terre, ce morceau de bois ou d’os, j’ai creusé cette fosse, ceci est donc à moi. En fait, cet argument ne tient déjà pas dans le cadre des sociétés dites primitives (car les considérations religieuses ou simplement la question de la coexistence de nombreux individus sur une zone donnée réfutent cet individualisme de la propriété-travail), il devient incompréhensible dans notre système. Dès qu’une production nécessite le travail conjoint de plusieurs individus, rien ne permet de trancher clairement la question de la part de participation de chacun et donc la propriété des fruits et des moyens de productions crées.

Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire…

La propriété est donc issue d’un rapport de force. Que cette force soit physique ou malicieuse (psychologico religieuse), qu’elle soit force par bêtise des autres, elle peut toujours être renversée par une force plus grande (par exemple l’alliance des opprimés). Reste que la force, pour être solide, doit souvent revêtir un masque (celui de la justice en général).

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir dit encore Rousseau.

Le discours de la force pure, celui qui apparaît clairement dès qu’on remet en cause les justifications de la hiérarchie, se contredit lui-même. Ceci est connu depuis plus de 2500 ans ! (Platon, Gorgias)

En véritable démocratie, la force n’est pas cachée puisque le principe majoritaire est le résultat d’un rapport de force entre différents points de vue. Cette force démasquée est émancipatrice. Chaque citoyen décidera à égalité avec tout autre, aucun principe révélé, aucune Bible n’occultera le travail de la critique, son travail de contradiction et d’argumentation. De plus, la rotation des fonctions civique diffusera le pouvoir dans l’ensemble du « corps social ». Le rapport de force assumé, il passe au second plan derrière l’argumentation et la volonté de convaincre l’autre par le discours. Ensuite, après un vote par exemple, comme chaque citoyen possède un pouvoir décisionnel égal aux autres, alors le droit est vraiment le droit des citoyens en général et non le droit d’un maître. Le seul moyen de ne pas avoir de maître, le seul moyen de ne pas instituer la domination, c’est donc de vouloir l’égalité. Cette égalité, pour Aristote, se manifeste dans la capacité du citoyen de gouverner et d’être gouverné. N’est-ce pas là le sens de la décision législative majoritaire, comme le sens de la rotation des fonctions civiques ?

Dans la suite du texte, seront employés des termes proches mais qu’il convient dès à présent de distinguer.

Glossaire

Revenu :

Il est ici question des revenus du travail. Pour ce qui est des autres revenus, nous ne pouvons pas les traiter dans le cadre de cette étude mais nous y reviendrons plus tard. Car l’égalité des conditions économiques implique bien entendu une réflexion sur les moyens d’accumulation de la richesse matérielle : héritage, propriété, etc. D’autre part, l’inégalité des revenus du capital, outre le fait qu’elle implique l’existence du capital privé, tombe d’elle-même si la justification de l’inégalité des revenus du travail est réfutée. Plus généralement, le caractère arbitraire, très verrouillé et scandaleux de l’inégalité des revenus du capital apparaît directement de la manière la plus criante.

Marché :

Le marché, tel qu’il est utilisé pour définir les tâches/métiers désirables/indésirables correspond au marché castoriadisien décrit dans le texte « Peut-on se passer du marché ? » C’est un marché non capitaliste inséré dans une économie globalement planifiée. Il permet de résoudre certains problèmes et d’articuler les désirs individuels et la responsabilité collective : marché + assemblée pour les décisions.

Métier :

Activité de production nécessitant une formation, et pouvant se décomposer en tâches.

Tâches :

La tâche ne devient un métier que dans une société prétendument soucieuse d’efficacité et poussant très loin la division du travail.

Rotation :

Au sens étroit, disons la rotation interne, la notion renvoie à celle de polyvalence. Dans la plupart des cas, on peut espérer que la polyvalence résolve la majeure partie des problèmes. Il s’agit d’intégrer les tâches indésirables dans les métiers globalement désirables. Ainsi peut-on prendre pour exemple, un métier sans doute désirable (mais c’est par le marché que cette supposition s’avèrera), ingénieur en génie civil. Il n’y a pas de problème à former tous ceux qui le désirent sur ce métier. Ensuite, pour que tous les formés puissent exercer, on peut imaginer que le métier ne soit plus celui d’ingénieur mais de travailleur en génie civil. Ce métier comprendra des tâches de conception, et de réalisation. Ainsi il n’y aura plus de maçon, mais la maçonnerie sera une petite partie du métier.

Au sens large, la notion permet :

  • De faire face au problème des tâches/métiers difficilement intégrables dans des métiers désirables. Espérons que ces cas soient marginaux, sinon il faudra y penser car au nom de quoi certains se verraient-ils contraint à exercer ce type de métier ? Ceci est applicable également aux métiers perçus comme indésirables par le marché, les métiers que personne ne veut faire mais dont la société a besoin : en dernier recours si on ne peut les intégrer à un métier désirable, alors le problème de la rotation se posera.
  • D’impliquer tous les citoyens dans l’administration de la cité. Nombre de fonctions administratives ou gouvernementales devront être rotatives pour éviter la constitution d’un Etat comme instance séparée du corps des citoyens. Responsabilités politiques et, par exemple le contrôle des impôts, la répression des fraudes, etc. pourraient être envisagées dans le cadre de la formation civique du citoyen et permettre une rotation sur le long terme (le citoyen pourra être appelé une fois dans sa vie à passer l’équivalent de X temps à la répression des fraudes). Cela vaut aussi pour l’armée, si la cité veut une armée, qui, individuellement voudra aller tuer et se faire tuer ? Il faut donc que tous y passent.
  • Enfin, dans le cas tout simplement où les gens veulent changer de métier, et où certains métiers sont plus désirés que d’autres : il y aura un embouteillage. La question de la rotation se posera. Ainsi intègre-t-on aspirations individuelles et besoins collectifs

Les arguments classiques contre l’égalité des revenus

On peut aisément dresser une liste des prétendues justifications de la grille des salaires, en tout cas pour ce qui concerne les plus classiques. Une à une, ces justifications ne tiennent pas l’examen, et ensemble, elles forment une énorme contradiction.

La correspondance historique entre hiérarchie de commandement et hiérarchie de revenu.

Cette correspondance n’est jamais totale et elle peut varier selon le temps et le lieu. Mais en quoi la tâche de commandement diffère-t-elle d’autres tâches ? En quoi le commandement doit-il être confisqué pour toujours par certain dont ce devrait être la seule fonction ? En quoi cette fonction de commandement mérite-t-elle une rémunération particulière ? On justifiera la rémunération supérieure par la responsabilité ou la pénibilité, donc on la réduit à d’autres arguments. Cependant, on voit ici que le commandement et la rémunération sont liés parce que la société hiérarchisée se reproduit elle-même. Les privilèges se transmettent et permettent de se maintenir dans une position de domination. D’autre part, lorsque les « élites » recrutent plus largement, lorsqu’elles recrutent les « meilleurs » des milieux dits populaires, c’est par pur besoin, cela joue à la marge, et pour l’essentiel, la capacité retenue dans cette sélection est la capacité à séduire et à s’imposer.

Efficacité/Effort

Ne faudrait-il pas récompenser, même en société autogérée, les plus tenaces, les plus travailleurs, les plus efficaces ? Si on ne récompense pas les meilleurs, ne risquent-ils pas de ne plus rien faire ? S’il fallait récompenser l’effort, il n’y a aucune raison pour que cette récompense soit financière. Enfin, pour récompenser l’effort, encore faudrait-il pouvoir le mesurer, ce qui est impossible dans le détail.

Comment mesurer le mérite, l’effort fourni par l’un ou par l’autre ? Il faudrait tenir compte de son histoire personnelle, de ses activités annexes, de ses capacités à un moment t, différentes à t+1, de sa forme du moment, de ses goûts, etc. De là à vouloir le comparer à un autre individu… En gros, on peut établir des normes de manière politique, pas scientifique.

Efficacité/Résultat

Hier, le fonctionnement de l’entreprise et la division du travail rendait l’idée ridicule : la plupart des métiers exigeaient un rendement normalisé. Toutes les opérations de l’entreprise étant inter dépendantes, aller trop vite ou pas assez mettait en danger l’équilibre de la structure, d’où la norme, passablement arbitraire, imposée à tous. Aujourd’hui le retour du salaire à la pièce (à la com. etc.) dans certains secteurs (vendeurs etc.) est de nouveau à la mode. Dans la logique du travailler plus pour gagner plus, la paie à la pièce est en réalité une manière de dévaloriser relativement le salaire du plus grand nombre en payant un peu plus les prétendument plus productifs. En réalité c’est le capital qui tire le plus grand profit de cette logique et dissimule ainsi le processus d’exploitation en prétendant que le salaire est lié à la quantité de travail. Or cette idée est absurde en soi puisqu’elle impliquerait que l’on puisse mesurer la valeur (monétaire) du travail dans l’absolu. Il s’agit en fait d’une mise en concurrence classique à la défaveur des travailleurs. Rappelons nous qu’une des grandes revendications du mouvement ouvrier a été le refus du salaire aux pièces. Par ailleurs, lorsque le travail est intéressant de manière minimale, on l’exécute bien, sans avoir besoin d’entrer en compétition avec le voisin.

Etudes.

Les études sont payées ou devraient être payées par la collectivité. Dans le cas contraire, on pourrait justifier l’inégalité des revenus comme le remboursement de l’investissement dans le temps d’étude. Or ceci ne justifierait à la rigueur qu’un différentiel de 1 à 2. D’autre part, faire des études est aujourd’hui un privilège qui donne de la compétence, et on ne voit pas pourquoi un privilège donnerait droit à un deuxième. Et si tous les citoyens ont accès à une formation importante, le niveau de compétence sera sensiblement équivalent.

Intelligence.

Outre le fait qu’il est difficile de mesurer l’intelligence, et encore plus de la définir sans ambiguïté. Notons que les différences individuelles doivent moins à facteurs génétiques qu’environnementaux, au moins en ce qui concerne les qualités requises par le travail.

Compétence.

Aujourd’hui il parait normal de rémunérer mieux quelqu’un qui sait faire quelque chose de précis, qui est un peu spécialisé que celui qui n’a aucune formation. Dans une usine, le manutentionnaire « mérite » moins que le régleur car il n’a aucune compétence spécifique. L’argument pourrait être le même que celui des études, mais en fait, la différence réside dans le fait que souvent des métiers spécialisés ne sont pas pour autant bien plus intéressants que les métiers de « base ». Alors pour calmer le ressentiment, on pense à une augmentation dérisoire de salaire. Ceci est plus facile que de penser la division du travail et cela permet de solidifier la division telle qu’elle est.

Génie.

Les plus « intelligents de naissance », les génies, les doués, d’une part ne sont pas toujours reconnus - nombre de grandes œuvres ont été réalisées dans la pauvreté. D’autre part, ils exercent leur talent car l’exercer est un plaisir et une fin en soi. Einstein ou Schubert auraient-ils cessé leur activité créatrice pour un millier de dollars en plus ou en moins ? D’autre part, c’est toute l’histoire du monde qui permet à ces gens de devenir ce qu’ils deviennent. Ils portent un héritage, un travail collectif traversant les générations. (Einstein doit-il payer des droits à la famille de Pythagore, à Jules Ferry etc.?)

Marché.

Cet argument est rarement défendu de manière pure. Pur, il ne tient pas longtemps. Mélangé on voit vite qu’il sert de masque à l’imaginaire hiérarchique proche de la superstition religieuse.

On dit que c’est le marché qui définit la rémunération. Quand il y a beaucoup d’ouvriers ils sont mal payés et leurs enfants meurent, ce qui réduit leur population et, à la génération suivante, ils sont rares et touchent des paies de prince. Cet argument est faux : quand il y a beaucoup d’ingénieurs, nombreux sont ceux qui se retrouvent au chômage ou qui doivent changer de métier ; mais le salaire de l’ingénieur en tant que tel varie peu, il reste toujours supérieur à celui de l’aide-soignante, même si il y a pénurie d’aide-soignante. Car la hiérarchie doit se conserver un minimum ne serait-ce qu’au niveau symbolique. Après tout c’est un infâme mélange de représentations qui maintient la hiérarchie, et mettre l’ingénieur sous l’aide-soignante, alors que l’ingénieur est censé être plus qualifié, plus intelligent etc. même sous couvert de marché, cela contredit encore notre sens commun et c’est donc dangereux pour la stabilité du principe hiérarchique.

D’autant que si le marché faisait la loi en ce domaine, on ne voit pas trop comment on le supporterait. Quoi de plus stupide que de remettre notre destin entre les mains invisibles mais douloureuses du capital et de ses impératifs changeants.

Rareté.

Plus aisé à démonter que l’argument du marché. Ce qui est rare en soi n’est pas valorisé. Il y a des raretés insignifiantes et d’autres sublimes qui passent inaperçues. Pour le reste on retombe dans l’argument du marché. Remarquons tout de même que les soi-disant tenants du marché essayent de nous convaincre que la compétence et l’intelligence sont rares. Ainsi, c’est parce que nous sommes bêtes, ou faibles, ou fainéants que nous sommes pauvres et dominés. Il ne reste plus au système qu’à organiser les facteurs de bêtise effective (sape du système éducatif, développement de la publicité, multiplication des chaînes de télévision plus crasseuses les unes que les autres, etc.) pour arguer du réalisme politique.

Difficulté.

On justifie par la difficulté (terme on ne peut plus vague) les revenus les plus hauts, donc ceux des cadres ! Or si un cadre dit, à salaire égal je prends un balai, la Suède où les inégalités sont faibles seront une preuve suffisante du contraire. En général les métiers les mieux payés sont aussi les plus intéressants – ce qui est une injustice ! et à salaire égal, on conserve ce qui nous intéresse le plus.

Pénibilité.

Cet argument est clairement contrefactuel, les métiers les plus pénibles, les plus dangereux, sont aussi les moins payés, et ce sont en général des précaires qui les exercent, car c’est la contrainte financière qui pousse à faire le pénible. Par ailleurs, rémunérer la pénibilité n’empêche pas cette pénibilité et se détruire la santé mentale et physique au travail est-il compensable par quelques dollars de plus ?

Responsabilité.

Là aussi les faits contredisent cela. Les grands dirigeants qui coulent leur entreprise et mettent des salariés dans la misère et toutes les horreurs qui s’ensuivent partent avec des parachutes dorés. Au pire, ils se ruinent et peuvent aller travailler comme leurs anciens employés. Mais le « petit » conducteur de car à la responsabilité morale en cas d’accident de 50 passagers. S’il commet une erreur, il tue, directement, comme le chirurgien. Juridiquement le patron risque souvent moins que le chauffeur, il n’est responsable de rien sinon de ses marchés et de ses sous. Enfin, souvent la responsabilité se dilue : si un câble de téléférique cède, on se retourne contre le constructeur, mais rarement une personne individuelle peut être mise en cause. Tout cela n’a pas de sens à se rémunérer par de l’argent, mais pose la question du partage des charges entre les citoyens.

L’égalité comme condition de la démocratie et la question de l’organisation du travail

1889 Ministre de l’éducation USA « Nos écoles ont été scientifiquement créées pour empêcher que quiconque ne devienne trop éduqué. L’Américain moyen doit se contenter de jouer le rôle qui est le sien dans la vie, sans être tenté par un autre »

2004 Commission éducation France « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »

Considérant ces deux déclarations, séparées par un gros siècle de capitalisme triomphant, on peut se demander si le programme de 1890 a bien fonctionné. D’abord on est tenté de répondre par la négative, la phrase moins directe et moins franche de M.Thélot plaiderait en faveur d’une population mieux éduquée, plus critique, d’où la nécessité d’une formulation plus subtile. En même temps, les luttes sociales du XX° siècle, la complexité croissante des procès de production etc. auront nécessité une élévation du niveau d’éducation de la population. Ainsi pourrait-on espérer que la fuite en avant des gouvernements pour justifier leurs politiques inégalitaires devienne vite intenable. Cette vision optimiste, peut-être vraie à un niveau superficiel, peut tout à fait s’accorder avec une lecture bien plus inquiétante de la distance entre les deux citations. A y regarder de plus près, la formulation de 2010 signe un approfondissement de la bêtise du lecteur, une intériorisation plus terrible d’une idée qui aurait paru peut-être révoltante en 1890. En effet, fin XIX°, il est reconnu implicitement que le citoyen moyen doit reproduire sa position sociale, mais qu’il peut désirer autre chose. Non seulement il le peut, mais sans doute tend-il à le faire « naturellement » et possède tout ce qu’il faut pour y parvenir, car sinon pourquoi aurait-on besoin d’écoles scientifiquement conçues pour abêtir ? En 2010, c’est avec beaucoup d’aplomb, sans craindre le rire ou la révolte qu’il est affirmé le contraire : penser que le citoyen moyen puisse accéder à un haut niveau d’étude est illusoire. Si dans les deux cas il est dit que le pseudo-marché de l’emploi doit gouverner les politiques éducatives, politiques implicitement reconnues comme sécuritaires (on préserve ainsi l’ordre social), en 2010 il semble aller de soi que les différences individuelles sont naturelles et qu’elles président à l’excellence ou à l’échec des uns et des autres. En 1890 on pense qu’une organisation autre de la société permettrait à tous d’atteindre un haut niveau et on craint qu’une école simplement honnête, c’est à dire non conçue pour abrutir, amènerait à terme, à elle seule, une élévation du niveau de tous et donc un danger pour le pouvoir. En 2010 on occulte ce fait, et on tend à dire qu’au delà des conditions économiques et sociales, c’est la nature des gens qui les fait réussir ou échouer. A gauche comme à droite on use d’une notion sournoise : l’égalité des chances. Si égalité des chances signifie, comme au jeu de l’oie, que tous partent à égalité et usent du même dé, alors cela plaiderait pour l’égalité effective des conditions de vie pour tous. Car quelle égalité au départ si on a des parents illettrés ou travaillant 50 heures ? Mais si cette égalité au départ existait, il y aurait sans doute des gens meilleurs que d’autres mais sur des points particuliers, à la marge, sur des choses et à des niveaux exceptionnels. Et cette excellence ne justifierait pas forcément un meilleur emploi ni plus d’argent ou de pouvoir. (Cf. Pascal, deuxième discours sur la condition des grands) En réalité égalité des chances signifie que l’enfant d’ouvrier peut légalement tenter une école, un concours, un poste, au même titre qu’un enfant de député ! S’il est génial peut-être y arrivera-t-il, le système profitera d’un génie, et certainement, après tant d’efforts, le jeune parvenu pensera-t-il qu’il mérite sa situation ! Quoi qu’il en soit, la notion est utilisée à tout va et plaide pour la naturalisation de la réussite ou de l’échec : vous étiez dans l’égalité des chances, si vous êtes ce que vous êtes c’est bien de votre fait.

Dans la suite il sera question de 10 % (chiffre arbitraire et sans doute sur-estimé) des gens inaptes physiquement ou intellectuellement. 10 % est trop peu pour mettre sérieusement en question l’organisation imaginée. Ces gens pourraient être protégés et aidés dans leur accession à l’autonomie en dehors des cadres communs sans danger.

Le caractère arbitraire, justement souligné ci-dessus, du chiffre avancé donne l’opportunité de certaines remarques touchant le sujet de l’égalité :

  • le côté « sournois » de l’expression « égalité des chances » ayant été également souligné dans un paragraphe précédent, il est important corrélativement de noter que des inégalités introduites par la diversité des conditions sociales obligent une conception humaniste à deux attitudes : d’une part, proposer des solutions compensatoires, éducatives notamment, dans un but de justice ; d’autre part, respecter une prudence à l’égard de l’utilisation verbale du terme « pourcentage » quand il s’agit de définir a priori et de façon générale l’aptitude ou l’inaptitude physique ou intellectuelle.
  • une même prudence s’exerce à propose d’un problème voisin, celui des relations entre « inné » et « acquis ». On sait quel sort réserve en général l’opinion à ce type de problème en feignant de croire ou en croyant vraiment (à moins qu’il ne s’agisse d’un abus incontrôlé de langage) que l’on peut définir un pourcentage d’innéité et un autre d’acquisitions. Bien des généticiens contemporains s’insurgent contre cette idée ; ils recommandent même, lorsqu’une différence apparaît entre individus au sein d’une classe scolaire, de ne tirer aucune conclusion sur la différence génétique car nous n’aurions – en matière de comportements complexes comme l’intelligence ou les aptitudes cognitives en général – que peu de connaissances sur le fonctionnement et la collaboration des gènes. Le fait qu’on isole des gènes responsables de telle ou telle maladie héritée (diabète ou autre) ne doit pas conduire à des conclusions relatives aux fonctions psychologiques complexes. A propos de ces dernières, il serait vain, toujours selon les mêmes sources, de nier a priori l’influence génétique mais la position scientifique la plus tenable actuellement est de reconnaître l’interaction entre cette influence et celle des données de l’environnement au sens large ; cette notion d’interaction est complexe et signifie qu’un même environnement ne joue pas de la même manière sur tous les individus et que, réciproquement, l’environnement peut révéler des potentialités qui seraient restées muettes. Cela peut éclairer, pour nous qui nous interrogeons sur l’égalité, la façon de concevoir les activités éducatives et les motivations profondes qui peuvent différer d’un individu à l’autre. Cela nous rappelle aussi qu’il n’est pas besoin de poser des hypothèses invérifiables et donc infécondes sur le pourcentage d’innéité que l’on ne peut évidemment pas connaître. Le seul intérêt humaniste est alors de ne s’intéresser qu’aux facteurs sur lesquels nous pouvons agir avec le pari de modifier favorablement le sort des citoyens : variables éducationnelles, sociales au sens large d’où l’aménagement des enseignements compensatoires et des horaires qui leur sont impartis, actions programmées pour favoriser l’accès à la culture pour tous, à la formation généralisée etc etc.

(.../...)

La seconde partie est disponible ici


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