Pierre Souyri, le marxisme qui n’a pas fini (1/2)

Jean-François LYOTARD
samedi 26 novembre 2011
par  LieuxCommuns

Préface de J. - F. Lyotard au livre de Pierre Souyri « Révolution et contre-révolution en Chine », 1982, Chrisitian Bourgois Editeur.

Le seul témoignage digne de l’auteur de Révolution et contre-révolution en Chine (1) est celui que je ne peux pas lui rendre : ce serait de faire l’histoire, en termes marxistes, du courant marxiste radical auquel il appartenait ; en particulier l’histoire du groupe qui publia en France la revue Socialisme ou Barbarie, puis le journal Pouvoir ouvrier, depuis le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la veille de 1968 ; et ce serait de montrer par cette histoire comment son analyse de la lutte des classes en Chine est avant tout une contribution à la critique de la bureaucratie qui fut développée par ce groupe durant cette période. Donc minimiser ou omettre dans mon témoignage tout ce qui ne contribuerait pas à brosser le tableau de la lutte des classes dans laquelle seule à ses yeux son œuvre pouvait avoir un sens.

Si je n’y parviens pas, ce n’est pas que j’ignore cette histoire, ni les thèses de ce radicalisme. J’ai pris part à celle-là en même temps que Souyri, et celles-ci furent longtemps les nôtres. L’impossibilité n’est pas là. Elle vient d’abord de ce que je ne suis pas un historien. Ce n’est pas une affaire de « spécialité », de discipline universitaire. La compétence, les connaissances, le rodage de l’esprit aux méthodes me font évidemment défaut, mais d’abord une façon d’interroger et de situer ce dont on parle par rapport à ce qu’on dit. Disons pour faire bref : le postulat de réalisme. Ce que raconte et explique l’historien était réel, sinon ce n’est pas de l’histoire qu’il fait. Comme dans la rhétorique de l’avocat, tout est mis en œuvre pour explorer les indices, administrer les preuves, emporter la créance, que l’objet, l’événement, l’homme maintenant absents ont bien été là comme on les représente. La partie adverse contre laquelle l’historien plaide de toutes ses forces n’est pas facile à battre, c’est la mort, c’est l’oubli qui est la mort de la mort elle-même. Et s’il dépense tant d’énergie pour nous faire voir et nous faire entendre ses héros, c’est afin de conserver dans la vie de notre mémoire ce qui a disparu de l’autre. Aurais-je à écrire ces pages si Souyri vivait ?

Pourtant je n’arrive pas à faire mienne cette pieuse activité, à partager la confiance de l’historien dans ses fins, à croire au fidèle ou au plausible de ce qui n’est de toute façon qu’une représentation, à oublier que c’est moi, l’historien qui fait parler mon homme, et à l’intention d’hommes qu’il ne connaissait pas et qu’il n’aurait pas nécessairement pris pour interlocuteurs. Si j’écris : Souyri était à la fois modeste et inflexible, il avait horreur d’être mis en scène, — ce qui est vrai —, je le trahis à l’instant, je le mets en scène, et je sais qu’il me récuse de toute la force de sa répartie, qu’il avait cinglante. Les Grecs avaient raison, il y a une humiliation des morts, ils ont beaucoup à se plaindre des vivants, qui ne cessent d’abuser de leur mémoire. La grande fresque où son travail, à commencer par cette Chine, prenait place, Souyri ne me pardonnerait pas de la rater, et il savait comme moi que je ne puis pas la réussir. C’était précisément son travail qui devait parvenir à la brosser. Il me pardonnerait plus facilement de parler de lui à condition que je ne cache pas que c’est fait à ma manière, et que je ne prétende pas trancher si mon tableau est ou non réaliste.

L’autre raison qui s’ajoute à celle-ci pour m’empêcher de témoigner comme il convient, est moins personnelle et peut-être d’une plus grande portée. L’histoire de ce radicalisme marxiste devrait être pensée et écrite dans sa propre langue, qui était celle de Souyri. Or elle n’était déjà plus la mienne quinze ans avant sa mort et la parler aujourd’hui ajouterait à l’inévitable trahison par la mémoire une inutile imposture politique. Des divergences, comme on dit, en vérité un profond différend, avaient depuis longtemps fissuré l’ancien bloc de l’amitié et de la camaraderie. En 1966, je démissionnai de Pouvoir ouvrier, l’un des deux groupes issus de la scission de Socialisme ou Barbarie en 1964. J’adressai à Souyri, en septembre, une copie de ma lettre de démission « afin qu’il ne soit pas dit que celui avec qui je suis entré au groupe soit le dernier averti que j’en sors ». Admis ensemble en 1954 à prendre part aux activités pratiques et théoriques du groupe qui publiait la revue Socialisme ou Barbarie, nous avions pendant ces douze ans consacré notre temps et toutes nos capacités de penser et d’agir à la seule entreprise de « critique et d’orientation révolutionnaire » qui était celle de ce groupe et de sa revue. Nous avions même gardé l’habitude, prise après notre première rencontre à la fin de 1950, de nous réunir indépendamment, ou de nous écrire, pour débattre autant qu’il le fallait de toutes les questions de politique qui pouvaient nous venir de l’expérience ou des lectures. Rien d’autre, à part aimer, ne nous avait paru valoir un instant de distraction pendant ces années.

Il me répondit en octobre par une lettre pleine d’un humour douloureux. Il constatait l’ancienneté de nos divergences, si profondes qu’il jugeait vain d’essayer de les résorber. Il m’attribuait le dessein d’élaborer une nouvelle philosophie de l’histoire, dont il disait avoir tout lieu de craindre qu’elle soit éclectique et idéaliste, fût-ce à mon insu. Il ajoutait : «  Les problèmes auxquels nous nous heurtons ne sont à mes yeux ni mal posés ni insolubles dans le cadre des conceptions marxistes (…) ». Suivaient quelques lignes où il pastichait le grand style politique. Mon avenir lui paraissait en somme devoir être paisible, une période de ma vie finissait, je quittais le service de la révolution, je ferai autre chose, j’avais sauvé ma peau. Quant à lui, il se savait rivé à la pensée marxiste comme à son destin sans ignorer pourtant qu’elle n’était plus, et peut-être pour longtemps, « la pensée que la réalité recherche ». Il s’apprêtait à la solitude, peut-être vaine, que la recherche de la vérité exigeait de lui. Nous nous revîmes, jamais plus en politiques engagés dans des entreprises communes ou parallèles, même en 68, mais en amis perdus. Ces rencontres étaient l’occasion de réminiscences gaies et amères, partagées comme un bien commun et méprisées comme un vain remède au divorce, où éclataient parfois de brefs et violents conflits, sur le terrorisme, sur la situation du capitalisme, sur la « solution finale », sur la portée du mouvement contestataire… De part et d’autre on ne voulait pas faire semblant, concéder, flatter, pas non plus rompre irréparablement. On n’abordait pas de front la ligne de partage, mais la conversation, comme portée par un vent constant, poussait tous les sujets vers cet écueil, et il fallait louvoyer pour l’éviter tout en signalant qu’on l’avait vu et qu’on n’avait fait que contenir sa colère. je me sentais méprisé pour la direction que j’avais prise, comme je savais que l’avaient été par nous les intellectuels et les politiques retirés du combat de classe ou aveugles à son enjeu. Il savait que je le sentais et n’en tirait pas avantage, ni culpabilité. Il devait de son côté éprouver impatience et lassitude en me sentant irrité de son obstination à conserver intact le problème de l’histoire et de la société tel que nous l’avions reçu de Marx, de Lénine, de Luxemburg, de Trotsky, de Pannekoek, et à vouloir le résoudre exclusivement dans le cadre théorique et pratique du marxisme.

Je crois que notre différend est de quelque importance pour l’intelligence du temps présent. Il ne fut pas seulement personnel, et il n’était pas seulement conceptuel. L’enjeu paraissait être de savoir si, « avec » le marxisme, et lequel, on pouvait toujours comprendre et transformer le cours nouveau pris par le monde après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. On pouvait en débattre, et ce fut abondamment le cas dans notre groupe et entre nous. Mais dans quelle langue fallait-il en débattre, et dans quelle langue trancherait-on ? Le débat portait sur des contenus : la lutte des classes dans le capitalisme moderne, la baisse du taux de profit, l’impérialisme et le tiers-monde, le prolétariat et la bureaucratie, etc. ; mais l’enjeu était la manière d’exprimer ces contenus. Or comment cette sorte d’expression appelée le marxisme pouvait-elle se mettre en jeu et débattre d’elle-même comme d’un contenu parmi d’autres ? La difficulté était logique. Un différend n’est pas une simple divergence dans la mesure précise où son objet ne peut pas entrer dans le débat à moins d’en modifier les règles.

Notre différend était sans remède dès l’instant que l’un de nous contestait ou même suspectait la validité du marxisme à exprimer les changements du monde contemporain. Nous ne disposions plus d’une langue commune pour nous expliquer ni même pour exprimer nos désaccords. Et cependant chacun de nous avait en principe assez de connaissance de l’idiome du partenaire pour pouvoir traduire dans le sien ce que l’autre se disait de lui, à part soi, et assez d’expérience et d’amitié pour savoir qu’ainsi il le trahissait. Le marxisme avait sans doute été pour nous deux un langage à valeur universelle, capable même d’accueillir en lui, sous le nom de logique dialectique, la rupture et l’opposition d’universaux qui étaient des abstractions, et le mouvement paradoxal et infini par lequel ils se réalisent concrètement. Nous avions su, d’expérience et de réflexion, et chacun différemment, ce que c’est que d’être enfermé dans une vie et dans une vue particulières, dans un langage particulier, et de ne pouvoir en sortir qu’à travers le conflit et le paradoxe. Mais maintenant, c’était la logique dialectique elle-même avec son opérateur, pourtant irréfutable, l’anti-principe de contradiction, qui était en train de devenir un simple idiome. La machine à surmonter l’altérité en la niant et la conservant et à produire de l’universel avec du particulier était, pour l’un de nous, moi en l’occurrence, tombée en panne. Dans le langage de la dialectique depuis Hegel, ce blocage laissait présager ma rechute prochaine dans la pensée de l’entendement et dans la logique identitaire. Je le savais, mais justement ce risque, et la menace concomitante de la régression politique agitée par les marxistes, avaient cessé de me faire peur. Et si, après tout, se disait le philosophe, il n’y avait pas du tout de Soi dans l’expérience pour en synthétiser contradictoirement les moments et pour parvenir ainsi à la connaissance et à la réalisation de lui-même ? Si l’histoire et la pensée n’avaient pas besoin de cette synthèse, si les paradoxes devaient rester des paradoxes, et l’équivoque de ces universalités, qui sont aussi des particularités, ne pas être relevée ? Si le marxisme à son tour était lui-même l’une de ces universalités particulières qu’il ne s’agirait même pas de dépasser, présomption encore trop dialectique ; mais au moins de réfuter dans sa prétention à l’universalité absolue, tout en la laissant valoir dans son ordre ? Mais alors dans quel ordre, et qu’est-ce qu’un ordre ? C’étaient ces interrogations qui m’effrayaient par elles-mêmes à cause des tâches théoriques redoutables qu’elles promettaient, et aussi parce qu’elles paraissaient condamner celui qui s’y prêterait à l’abandon de toute pratique militante pour un temps indéterminé.

Pour Souyri, c’est-à-dire pour moi quand j’essayais de parler de moi dans la langue de Souyri, la cause paraissait entendue, je redevenais ce que j’avais en vain tenté de cesser d’être, un brave intellectuel petit-bourgeois reconstruisant dans sa tête pour la millième fois après d’autres un vain palais d’idées, et qui ne croyait s’émanciper de la logique dialectique que pour verser plus infailliblement dans l’éclectisme. Qu’il en jugeât aussi sévèrement, j’étais bien fondé à le présumer, je savais qu’il pensait que nous n’avons d’importance que par ce que nous pensons et faisons dans la guerre immense entre exploiteurs et exploités, et qu’en ces matières, l’affection qu’on a pour quelqu’un ne doit pas être écoutée. Ses sympathies, ses indifférences et ses hostilités ne se réglaient certes pas sur ses principes théoriques et politiques, il pouvait garder tendresse et fidélité pour de très vieux amis qui étaient restés communistes, ou détester franchement des camarades de notre groupe. Reste que dans l’ordre de la pensée, on avait tort ou raison, on était réfutable ou irréfutable. L’ami le plus cher ne jouissait d’aucun privilège d’exception à cet égard, il lui fallait entendre sans ménagement ce que Souyri croyait être vrai, il devait argumenter sa réfutation par raisons et preuves. La conversation libre, où se mettent à l’essai des idées encore inéprouvées, prenait bientôt le tour d’une joute dialectique, et même d’un exercice éristique. Il aimait provoquer l’interlocuteur en lui opposant les raisons d’un procureur de la révolution. Homme sensible et distrait dans le quotidien, il pouvait pousser jusqu’à la cruauté dans la discussion. Moitié parodie, moitié sincère angoisse, il rappelait et se rappelait ainsi qu’il n’y a pas de tolérance pour l’esprit qui oublie son seul but, la destruction de l’exploitation par la pensée et par les actes. La dialectique était sa manière de réfléchir, une composante de celle qu’il essayait de dégager dans les choses. L’expérience théorique procédait pour lui comme une pratique de la contradiction, de même que la contradiction formait pour lui la nervure de la réalité historique.

Mais de mon côté, cette persévérance à penser et à agir selon la dialectique comme si depuis quarante ans le mouvement révolutionnaire n’avait pas subi échec sur échec — ce que du reste Souyri ne faisait aucune difficulté à admettre puisque c’était cela même qu’il voulait comprendre —, me paraissait de plus en plus étrangère aux exigences de la pensée. Est-ce qu’on pouvait penser après ces échecs sans reconnaître en eux d’abord l’échec d’une manière de penser ? Et dans ce dernier cas, les « échecs » du mouvement révolutionnaire méritaient-ils bien qu’on les appelle ainsi ? Le capitalisme avait réussi après vingt-cinq ans et une guerre sans précédent à sortir de la crise des années 30 sans que le prolétariat des pays développés ait saisi cette occasion pour s’emparer du pouvoir. La révolution de 1917 avait au contraire donné naissance à de nouveaux rapports d’exploitation. Cela était vrai et insupportable. Mais en caractérisant ainsi cette période de l’histoire, le marxisme de Souyri ne se cachait-il pas à lui-même son propre échec ? Est-ce qu’il ne projetait pas sous la forme d’une réalité maudite sa propre incapacité à comprendre la nature de ce qui était en jeu dans le monde contemporain ? Si en vérité l’enjeu n’était pas la suppression des rapports d’exploitation, l’échec était seulement celui de la pensée qui prétendait l’inverse. (Et je savais ce que Souyri répondait à cela : si l’enjeu n’est pas celui-là, alors tout est vain, et peu m’importe.)

Mais comment le savoir ? Et même, comment l’argumenter, d’abord ? Ce soupçon qui me fit dériver insensiblement et me sépara de Souyri n’était pas plus argumentable qu’un retrait d’investissement affectif ne peut être raisonné, de sorte que l’essentiel du différend ne put être dit. Dans quelle langue aurais-je pu discuter la légitimité de la phrase marxiste et légitimer mon soupçon ? Dans la langue marxiste ? Autant reconnaître qu’elle était insoupçonnable, et la phrase marxiste légitime par position, quand même je la contesterais ou la réfuterais. L’idiome était plus important que le référent, il paraissait être l’enjeu même du différend. Or selon quelles règles débattre des règles à adopter pour le débat ?

De bonnes âmes pensent remédier à cette difficulté au moyen du dialogue. Mais les règles de celui-ci ? Même chose pour la dialectique. La dérive qui m’écartait de Souyri me faisait prendre la mesure de ce en quoi un différend n’est pas une contradiction, même au sens matérialiste dialectique. Car notre différend n’affectait pas à mes yeux des propositions exclusives l’une de l’autre que la logique dialectique pouvait toujours exprimer l’une et l’autre, et qu’elle devait synthétiser. L’altération affectait cette logique elle-même. La réalité n’obéissait peut-être pas à une langue unique, me disais-je, ou plutôt, et c’était pire, l’obstacle n’était pas qu’il pût y avoir plusieurs langues dans la réalité, car après tout les langues sont traduisibles les unes dans les autres, et leur multiplicité contrarie si peu l’universalité d’un sens, que la traduisibilité d’une expression est plutôt la pierre de touche de cette universalité. Non, la multiplicité qui faisait obstacle à la logique dialectique devait être analogue à celle qui distingue les genres de discours. On peut bien transcrire une tragédie en feuilleton, en fait divers, en comédie de boulevard, le schème intelligible de l’action peut bien rester identique à lui-même d’une version à l’autre (on ne le saura du reste qu’à condition de le formuler dans une théorie, qui est encore un autre genre de discours), mais dans tous les cas le tragique de la version originale est perdu. Il me semblait que le discours qui se nomme matérialisme historique faisait parler son référent, la réalité historique, dans le langage de la lutte des classes. Or celui-ci était un genre de discours, et il avait ses règles, comme de juste, mais ses règles m’interdisaient précisément de le traiter comme un genre, parce qu’il prétendait pouvoir les transcrire tous ou, ce qui revient au même, pouvoir tout dire de son référent.

Notre différend prit toute son ampleur pour moi, quand il m’apparut qu’il n’y avait pas de symétrie entre nos situations respectives. Du moins je le suppose, et je ne peux que le supposer. Souyri ne devait pas avoir trop de peine, me répétais-je, à diagnostiquer ce qui m’arrivait. Il n’avait pas à bouleverser sa manière de penser, il avait toujours la faculté de faire le départage, jamais établi certes, — il n’était pas un dogmatique —, mais toujours possible par principe entre ce qui mérite - et ce qui ne mérite pas considération dans la lutte des idées, entre ce qui continue à vouloir l’émancipation concrète des exploités comme sa fin et ce qui cesse de le vouloir. Avec le marxisme critique qui était le sien, il disposait toujours d’un appareil de lecture des faits comme de symptômes, et ma minuscule aventure, qui n’avait pas d’importance, ne manquait pas en tout cas d’en être justiciable.

Telle n’était pas la situation de celui que le marxisme paraissait abandonner. Une sorte de trouble ou d’inhibition le gagnait en même temps que les raisons d’argumenter venaient à lui manquer et qu’il perdait l’usage de la dialectique. À quelle fin réfuter l’autre, le marxiste, si la logique de la réalité n’était pas, comme il le croyait, gouvernée par la contradiction ? Comment un argument pourrait-il prouver qu’on est plus « réaliste » que lui ? Et au nom de quoi le faire, s’il n’était pas certain qu’un sujet victime d’un tort radical, le prolétariat, attendît dans l’inconscient de l’histoire cette réfutation comme une réparation qui lui était due ? Et enfin selon quelle logique argumenter, s’il était vrai qu’entre la phrase marxiste et d’autres, la contradiction n’était pas analysable ou dialectisable, comme entre le vrai et le faux, mais plutôt une différence ou un différend à constater, à décrire, à méditer comme entre des genres également possibles, et peut-être également légitimes ? Quel autre nom pouvais-je opposer à celui du prolétariat, quelle autre logique à celle de la dialectique ? Je n’en savais rien, ou plutôt je commençais à imaginer qu’il ne s’agissait justement pas d’opposition.

De sorte que ce différend prit un tour paradoxal. Il me remplissait de colère, mais aussi me laissait stupide. Je me trouvais sans mots pour dire, pour me dire, ce que pouvait signifier et valoir l’attachement de Souyri au mode de pensée marxiste. Bien plus : je pouvais encore à sa place et dans son genre de discours accabler ma propre irrésolution, je ne voyais pas comment, dans quel genre, de quelle place, qui auraient dû être les miens, m’en prendre à ses certitudes à lui. Il me sembla de façon obscure et inintelligente qu’il ne fallait pas me hâter de surmonter cette dissymétrie ni de rétablir l’incompréhension à parité. Ce ne devait être qu’à force de ne pas faire mon deuil de mon impuissance que pouvait s’esquisser, pensais-je sans raison, une autre manière de penser, comme en mer le nageur incapable de riposter au courant fait confiance à la dérive pour trouver un autre abord.

C’est ainsi que je n’ai pas voulu ou pas pu mener au moyen de la critique, et jusqu’à un terme « théorique », ce qui n’était d’abord qu’une sourde et désagréable insinuation, le soupçon que notre marxisme radical n’était pas la langue universelle. La page où s’inscrivait dans cette langue le nom de Souyri ne fut pas tournée. Il ne s’agissait pas pour moi de réfuter des thèses, de rejeter une doctrine, d’en promouvoir une autre plus plausible. Mais plutôt de laisser libre et flottant le rapport de la pensée avec ce marxisme.

Or ce qui eut lieu grâce à cette prudence ne fut pas d’abord ce que j’en attendais, mais à première vue le contraire. Je n’y gagnais pas immédiatement une nouvelle façon de penser, mais l’occasion ne tarda pas de me faire découvrir qu’il y avait dans ce genre de discours vaguement désuet qu’était le marxisme, dont certaines expressions commençaient même à devenir pour moi imprononçables, comme peuvent se faner les fleura d’une rhétorique, quelque chose, une assertion lointaine, qui échappait non seulement à la réfutation, mais à la décrépitude, et conservait toute son autorité sur le vouloir et le penser.

Cette occasion me fut donnée par la scission qui en 1964 accomplit le divorce entre une « tendance » animée notamment par Castoriadis qui devait poursuivre la publication de la revue Socialisme ou Barbarie, et un groupe de camarades les uns résolument « vieux-marxistes », les autres incertains mais partageant une commune méfiance à l’égard de la tendance, qui entendaient se consacrer à l’édification d’une organisation prolétarienne et continueraient à publier le mensuel Pouvoir ouvrier. Cette scission venait à l’issue d’une longue réflexion collective. En 1959, peu après que la discussion sur l’organisation révolutionnaire eut abouti au retrait des minoritaires (2), Castoriadis avait proposé à la discussion un ensemble de thèses qui n’impliquait pas seulement une profonde réorientation de notre politique, mais une remise en cause du langage même dans lequel il s’agissait de décrire le monde contemporain et d’y intervenir (3). Je me sentais proche de ces thèses, accessible à leur argumentation, parce que je pouvais croire qu’elles formulaient de façon claire les soupçons et les inquiétudes dont j’ai parlé.

Que le mouvement révolutionnaire n’ait rien à attendre de luttes centrées sur les revendications à caractère économique et contrôlées par les bureaucraties « ouvrières » ; que la question du travail ait cessé d’être centrale alors qu’il y avait « plein emploi » dans tous les pays développés ; que les syndicats soient devenus des « rouages du système » ; que la vie « politique officielle » ne suscite plus que l’apathie des « gens » ; que le prolétariat ait cessé, en dehors de la production, d’apparaître « comme une classe ayant des objectifs propres » ; que « les classes dominantes soient parvenues à contrôler le niveau de l’activité économique et à empêcher des crises majeures » (4), c’étaient là des assertions aisément vérifiables, à ce qu’il semblait, en ces temps de croissance régulière du capitalisme dans les pays les plus développés. Et il paraissait raisonnable de conclure, que dans ces conditions, si projet révolutionnaire il y avait, il fallait qu’il trouve son ressort dans une autre contradiction que celle que Marx décrivait dans le Capital. Comment en effet l’élévation de la composition organique du capital, entraînant la baisse du taux de profit, aurait-elle pu continuer à doter la perspective révolutionnaire d’une assise objective s’il s’avérait que les effets sociaux et économiques attendus étaient neutralisés par le fonctionnement du capitalisme moderne ?

Depuis Lyon, Souyri me fit part en décembre 1959 de sa « perplexité » devant les « nouveautés » présentées par Castoriadis. Il se disait profondément hésitant du point de vue théorique, « jamais aussi hésitant depuis bien des années, depuis la rupture avec le trotskysme ». Il exigeait du temps pour se prononcer, et un supplément d’informations et d’explications. Il me mettait en garde : « Mesures-tu bien ce que signifie en regard de la “tradition” marxiste la conception que développe Castoriadis sur le capitalisme ? Il en dit assez pour m’épouvanter, pas assez pour me convaincre. Ceux qui ont déjà une opinion bien arrêtée ont beaucoup de chance. » Et tout à trac, il ajoutait : « Faut-il démissionner ? J’ai réfléchi, hésité, agité beaucoup d’idées contradictoires. Finalement tout ce qui m’oppose à ce groupe dérive du fait qu’il n’a pas un caractère prolétarien. »

J’avais plus lieu d’être surpris par cette interrogation abrupte que par la mise en garde qui la précédait : on demande un délai de réflexion théorique et l’on songe à démissionner sur le champ pour des raisons non pas théoriques mais de composition sociale et de fonctionnement organisationnel du groupe. Dans le courant des années 1960 et 1961, sa perplexité fit place à la conviction que la description du capitalisme moderne présentée par Castoriadis était erronée ; et à la tentation de s’en aller se substitua la résolution d’empêcher, autant que possible et au sein du groupe, que celui-ci soit pressé de se prononcer par un vote sur l’adoption des thèses de Castoriadis : « Je trouve qu’en me demandant de me prononcer — et je ne dois pas être le seul —, on me demande de trancher d’un problème « scientifique » d’une importance décisive, alors que finalement je n’en suis qu’à peine informé. Je trouve qu’il est déplorable en cette occasion de s’envoyer des épithètes comme paléo- et néo-marxistes. Les polémiques ne peuvent aboutir qu’à de graves et inutiles dissentiments dans le groupe ». Quant au fond, il déclarait, dans la même lettre de janvier 1960, « craindre que Castoriadis ne prenne pour acquise une consolidation du capitalisme qui n’est qu’une tendance destinée à se heurter à de nouvelles contradictions, et qu’il ne confonde une période économique avec une transformation durable et stable ».

Cette conviction devait orienter tout son travail des années à venir : il reprit dans le détail les analyses des contradictions du capitalisme que les théoriciens austro-marxistes, Hilferding, Luxemburg, Lénine, Boukharine avaient faites, il se mit à dépouiller l’énorme littérature économique et sociale concernant le fonctionnement du capitalisme monopoliste d’État contemporain, il se proposa d’élaborer aussi complètement que possible les contradictions qui ne manqueraient pas de résulter de ce fonctionnement. Dès 1967, il concluait les « Remarques sur les contradictions du capitalisme » qui servent d’Introduction à Impérialisme et bureaucratie face aux révolutions dans le tiers-monde (5) par le diagnostic provisoire suivant :

«  À considérer le système dans son fonctionnement global et sa configuration concrète et du point de vue de sa dialectique intrinsèque, il reste légitime de poser que les contradictions qui sont en voie de développement à partir de la croissance des forces productives en cours, préparent, aussi bien au niveau des rapports de domination impérialistes que des antagonismes du Capital et du Travail et des relations spécifiques entre l’État et le capital monopoleur, la désintégration de l’équilibre relatif auquel le capitalisme est parvenu en surmontant la crise de 1930. »

Sa conviction éclatait dans ce texte que l’histoire en cours et à venir continuait et continuerait à obéir à des contradictions que ni les groupes monopoleurs ni les bureaucraties étatiques ne parviennent à contrôler. Lors de la première grande dépression (1874-1896), la sur-accumulation avait trouvé sa « solution » dans le remodelage du capitalisme en impérialisme ; la deuxième (1930-1950) avait motivé son remodelage en capitalisme monopoleur d’État, grâce à l’économie dite mixte. Mais le nouveau dispositif n’avait pas les moyens de juguler la prochaine crise de sur-accumulation que susciterait la « croissance » même qu’il aurait encouragée ; c’est ce qu’expliquait le texte prémonitoire de cette Introduction, il y a maintenant quelque quinze ans. J’en admire aujourd’hui la sombre perspicacité, quand le capitalisme désormais engagé dans une nouvelle dépression due notamment à la surcapitalisation est en effet en train de chercher aveuglément les expédients (la guerre peut-être) et les structures nouvelles, tout à la fois, qui lui permettront de retarder encore l’échéance de sa ruine.

Ce n’est pas à cela que je fus sensible à l’époque de la scission. Car à cela je pouvais objecter, et j’objectais en effet : le tableau est sans doute vrai, mais quelle importance s’il n’y a pas de mouvement révolutionnaire capable idéologiquement et organisationnellement d’orienter les luttes qui ne manqueront pas de se produire à l’occasion de ces nouvelles contradictions vers la solution radicale de celles-ci ? Or il n’avait jamais été aussi faible qu’en ce début des années 60 ; écrasé par son propre rejeton, le stalinisme, il n’avait jamais aussi peu su ce que pouvait être désormais une solution radicale aux contradictions capitalistes. Souyri se posait la même question, mais elle n’était pas pour lui matière à objection. À Castoriadis disant : il n’y a plus d’objectivité conduisant à la ruine du capitalisme, le problème de la révolution est celui de la subjectivité critique, Souyri répondait : en effet le problème de la révolution a toujours été celui-là, mais aussi il a toujours été posé dans des conditions objectives qui sont celles des contradictions du capitalisme, et qui sont indépendantes de cette subjectivité. Quand bien même celle-ci ne se fait pas critique, la dynamique objective va son chemin, aveuglément. Si la conscience révolutionnaire n’est pas capable de détruire les rapports de production capitalistes, ceux-ci produisent leurs effets nécessaires, d’abord euphoriques quand la consolidation de ces rapports vient d’avoir lieu, bientôt redoutables quand les contradictions issues de cette consolidation même éclatent. Ce n’est pas parce que nous sommes impuissants que le capitalisme est stabilisé pour autant. Si nous ne pouvons pas faire le socialisme à partir de lui, il fera sans nous ce qu’il est dans sa logique de faire, la misère à la fois inculte et cultivée, la barbarie.

Je m’expliquais mal cette obstination à vouloir comprendre comment le capitalisme, et avec lui le monde entier qu’il avait saisi dans l’orbite de son mouvement, périrait nécessairement faute d’une interruption consciente de son cours. Ce qui était en jeu dans cette obstination n’était évidemment pas de conserver la sécurité que donne à l’esprit le statu quo des méthodes éprouvées et des doctrines reçues. Traiter Souyri de paléo-marxiste parce qu’il pensait qu’il y a une logique dialectique dans l’objectivité capitaliste était d’une injustice suspecte. La tendance, suspecté-je, veut enterrer quelque chose avec l’objectivisme, et ce quelque chose est peut-être ce qui n’est pas matière à réfutation ni à révision ni à déclin quelles que soient les transformations subies par la réalité du fait du développement capitaliste. Dans le conflit entre les novateurs et Souyri, la protection de la pensée et de la vie contre l’angoisse n’était sûrement pas du côté de ce dernier.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


Notes

1 – Le livre a une histoire, que Pierre-François Souyri rapporte d’autre part. Sa rédaction a dû commencer dans la première moitié des années 50. Les études sur le sujet se poursuivaient au début des années 60, les derniers articles relatifs à la Chine sont de 1968. Il s’agissait d’embrasser l’histoire non seulement de la Chine moderne, mais de la République populaire après 1949. Dans une lettre de janvier 1960 adressée au signataire, Souyri écrivait : « J’ai tout de même pris des décisions énergiques au sujet de la Chine. Comme on ne peut pas éternellement courir après l’actualité, j’ai décidé de couper mon travail en deux et de publier un premier volume qui s’arrêtera à la révolution de 1949. Je travaille aux dernières mises au point. Je pense que j’aurai terminé tout cela au printemps et je vais essayer de le faire publier au début de l’été. » Il constatait que l’importance du texte avait rendu irréalisable son intention primitive de le publier dans la revue Socialisme ou Barbarie. Le manuscrit fut donné en lecture à une maison d’édition parisienne. Il en revint avec des indications tendant pour la plupart à le débarrasser de son ton et même de son lexique « polémiques ». Il était en particulier demandé à Souyri de réécrire dans ce sens l’appendice au premier chapitre. Il s’y contraignit, mais le reste demeura inchangé, et le tout fut oublié dans ses tiroirs. Par la suite je lui reprochai souvent cette négligence, l’accusant d’être responsable d’avoir permis au maoïsme de se développer chez les étudiants français, ce que la publication de son livre eût empêché. Il riait de cette idée enfantine. Après l’une de nos dernières rencontres, il déclara cependant qu’il reprendrait le texte et le publierait. Il n’a pas pu réviser celui que nous présentons ici. Deux des trois appendices relatifs à la Chine révolutionnaire ont été publiés dans Socialisme ou Barbarie, respectivement aux n° 24 (mai-juin 1958) et 30 (avril-mai 1960), le troisième dans la brochure Impérialisme et bureaucratie… (voir ci-dessous). Ils donnent une idée de ce que devait être le deuxième volume prévu par Souyri.

Les autres textes publiés sont : Impérialisme et bureaucratie face aux révolutions dans le Tiers monde, recueil de neuf articles écrits pour le journal mensuel ronéoté Pouvoir ouvrier entre 1965 et 1967, avec une introduction et une conclusion inédites, publié en brochure comme supplément ronéoté au numéro de janvier 1968 de Pouvoir ouvrier ; le Marxisme après Marx, Flammarion, coll. « Questions d’Histoire », Paris, 1970. Parmi les articles et les notes de lecture qu’il donnait régulièrement aux Annales ESC, certains sont plus que des mises au point : La « Crise de mai » (janvier-février 1970) ; « Quelques aspects du marxisme aujourd’hui. » (septembre-octobre 1970) ; « Marxismes et marxistes » (sur des livres de Lerner, Haithcox, Harris et Palmer, Paillet), et « Variations dans le marxisme » (novembre-décembre 1972) ; « Révolutions russes et totalitarisme » (sur des livres de Liebman, Avrich, Medvedev, David Rousset, Soljenitsyne et Martchenko) (mars-avril 1976) ; « Histoire et théorie économiques » (sur des livres de Boukharine, Varga et Mandel) (février-mars 1979). Marc Ferro prépare pour sa collection « Aux origines de notre temps » aux éditions Payot l’édition d’une partie des études d’économie sous le titre (provisoire) : Dynamique du capitalisme au xxe siècle : de la crise au surdéveloppement. Il faut souhaiter que les « figures marxiennes du capitalisme au xxe siècle », celles de Tugan-Baranowski, Hilferding, Bauer, Lénine, Boukharine en particulier, trouvent aussi leur éditeur. Elles faisaient partie du même ensemble de recherches inachevé qui portait en sous-titre l’indication : « Imaginaires théoriques, réalités historiques. »

2 – Claude Lefort et les camarades qui assurèrent à partir de 1958 la publication du bulletin Informations et liaisons ouvrières, devenu par la suite Informations et correspondances ouvrières. Les positions de Lefort avaient été exposées dans un texte intitulé : « Organisation et parti », publié sous sa signature dans le no 26 de Socialisme ou Barbarie (novembre-décembre 1958), celle de la majorité dans un texte signé Paul Cardan, intitulé : « Prolétariat et organisation », et publié dans les nos 27 et 28 de la même revue (avril-mai et juillet-août 1959

3 – Cette « plate-forme » fut publiée dans les nos 31 et 32 de Socialisme ou Barbarie (décembre 1960-février 1961) sous le titre : « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne ».

4 – Les expressions entre guillemets sont empruntées au résumé introductif du texte indiqué dans la note précédente, Socialisme ou Barbarie, 31, p. 51 sq.

5 – Op. cit., p. xviii.


Commentaires

Navigation

Articles de la rubrique

Soutenir par un don