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N. : Est-ce que d’ailleurs, dans vos échanges au quotidien, vous avez eu le sentiment qu’il y avait des divisions de classe facilement perceptibles ?
Quentin : D’abord, pour essayer d’expliquer tout ce qu’on dit là : il y a une tradition de despotisme là-bas, qui est très classique, qui date de très longtemps. C’est la verticalité dont on parlait tout à l’heure, de s’adresser constamment au pouvoir, de ne pas imaginer qu’il y ait autre chose. Je crois que c’est très ancré, c’est hérité du passé, ce n’est pas du tout une chose qui ferme l’avenir, mais c’est quelque chose qui le conditionne. Cette idée d’une autorité implique une vision de la société qui est gérée par quelqu’un. Donc les divisions entre classes sociales, elles existent, elles sont très fortes, mais elles sont intériorisées, elles sont invisibles. Il n’y a pas tellement de contestation de ça. Et puis ce qui a été très traumatisant, je crois, pour la société tunisienne, c’est qu’après l’insurrection, lorsque les milices de Ben Ali ont parcouru le pays, ont semé le désordre, les prisons ont été ouvertes, et que des délinquants aussi en profitaient très largement, il y a cette division sociale très dure qui a sauté aux yeux de tous les Tunisiens. La police avait disparu, et un peu comme dans nos banlieues en 2005, ils ont vu réellement la misère qui s’exprimait, pas forcément la pauvreté, et qui était visible de manière très agressive. D’où la demande de retour à la normale.
N. : Attends, quand tu dis « la misère qui s’exprimait », tu parles du point de vue de ceux qui…
Quentin : Des pillages. Ce n’étaient pas uniquement les milices de Ben Ali. On sait que la voyoucratie dans certains quartiers a aujourd’hui entièrement disparu. Elle a été remplacée par la génération suivante. On ne sait pas où elle est passée. Il y a une voyoucratie qui existe là-bas, qui est agissante, mais qui était masquée par l’ordre de fer maintenu par Ben Ali. Et la plupart des Tunisiens sont très nostalgiques de cet ordre de la société tunisienne.
Majid : Pour prendre un exemple pour éclairer ça : quand on est arrivés à Tunis, il y a des rues qui étaient pleines de marchands ambulants. Et beaucoup plus qu’avant, nous disaient les Tunisiens, parce qu’a priori, ce type de trafic de contrefaçons, de petites choses, de vêtements, etc., était chapeauté par la police. La police touchait une par sur le trafic. Officiellement, c’était illégal, mais ils en toléraient quelques-uns, et ils touchaient une part là-dessus. Le fait que la police ait disparu, a fait que plein de petits marchands ambulants sont sortis, et il y a une rivalité qui s’organise entre eux, avec peut-être aussi des petits trafics, ça, on n’a pas trop vu, mais il y a des rivalités des marchands pour tenir la rue, et on a pu assister à quelques bagarres. Des trucs qui, il y a deux ans, étaient inconcevables dans le centre de Tunis. L’armée aussi, par rapport à ça, ne se confronte pas frontalement à ces petits trafics de marchandises, donc il y a comme un flottement, quoi.
N. : Est-ce que ça veut dire que vous n’avez pas vu d’intervention de la police ? Elle est plus ou moins absente ?
Pierre : Oui. Au moment où nous sommes arrivés, la police commençait à reprendre pied en ville, aux côtés de l’armée qui l’avait remplacé pendant deux mois. Au moment où nous sommes arrivés, la police a recommencé à faire la circulation aux carrefours, et progressivement, a recommencé à apparaître. Il y a des gens qui étaient très contents, qui leur ont dit : « on est contents de vous revoir ». Il y a aussi des rues commerçantes où les marchands ambulants se mettent devant les commerçants installés dans les boutiques et là aussi, évidemment, ça crée des tensions entre les commerçants qui ont une boutique, et qui doivent payer des taxes, certainement, et les marchands ambulants qui s’installent devant eux. Il faut comprendre les marchands ambulants. Leur discours, c’est « nous, on s’est fait tuer. Le 14 janvier, c’est nous qui sommes allés nous battre, c’est nous qui sommes allés manifester, donc nous avons gagné ce droit-là ». Il y a eu une confrontation directe entre les classes sociales, des tensions qui n’existaient pas. Avant, la police opprimait les gens, elle leur tapait dessus parce que c’était la dictature, mais quand la police est partie, ils se sont rendus compte que la police ne faisait pas que les opprimer, qu’elle servait de tampon entre les classes sociales. Là, ce tampon, il a disparu tout d’un coup, à un moment où les milices de Ben Ali mettaient le désordre, et tout d’un coup, les classes moyennes ont commencé à avoir très peur des milieux populaires, et ont commencé à réclamer un retour à l’ordre. Evidemment, nous on parle français, on ne parle pas trop arabe, c’est surtout ça qu’on a entendu parmi les classes moyennes, mais même chez les plus pauvres.
Quentin : Il y a un autre élément qui est important et qu’il faudrait évoquer au moins, qui limite cette tentation qui existe peut-être à la démocratie directe, c’est le rôle que joue la France dans l’imaginaire tunisien. Le modèle occidental, de manière très générale. Tous les Tunisiens ont ça très ancré en eux, et c’est vers ce modèle-là qu’ils tendent plus ou moins. Les grévistes eux-mêmes sont en contradiction parce qu’ils sentent très bien que leur colère, leur lutte est entièrement légitime, mais ils sentent aussi que c’est en contradiction avec l’image très générale que les Tunisiens ont de la France, qui constitue un modèle.
N. : Dans quel sens ?
Quentin : Une France qui est calme, qui est opulente, où il y a une liberté d’expression, où les gens sont bien payés, où il y a des syndicats, où il y a des droits du travail…
N. : Où il n’y a pas de grèves ? (rire)
Majid : Il y a des grèves, mais elles sont bien respectées, parfaites, et ça va bien avec les syndicats…
Quentin : … Tout se passerait bien. C’est très idyllique, évidemment, c’est ce qu’ils perçoivent de la France. Mais c’est très important. C’est aussi ce que montre l’immigration qui a lieu depuis la révolution, qui est assez décourageante, qui montre le découragement de beaucoup de Tunisiens. Ils n’attendent même plus les premiers résultats de ce soulèvement.
[Pause musicale]
N. : Est-ce que vous pouvez dire juste un mot de la musique qu’on a entendue ?
Majid : Malheureusement, la personne qui devait venir nous éclairer sur l’origine musicale n’est pas encore arrivée. Je ne sais pas si elle va arriver. En fait, c’est une musique des années 1950, une classique tunisien, Ali Al-Riahi. C’est même un peu du genre Oum Kalsoum, c’est des choses aussi connues que ça.
N. : Et qui s’écoutent encore ?
Majid : Qui s’écoutent. Apparemment, il y aurait même un regain de ça, récemment, depuis après les événements, un retour d’une estime de soi, on reprend confiance en nous, on a aussi une culture, qui est très riche, qui a une histoire extrêmement riche aussi dans laquelle on peut puiser. Il y a l’air d’y avoir un peu ce retour. Nos camarades là-bas trouvent que c’est très positif par rapport à la musique pseudo-rafistolée qui ressemble un peu à du rap bizarre. Voilà, on a des amis mélomanes aussi… (rire)
Quentin : Des puristes ! Notamment, il y a aussi tout un retour de la langue arabe, c’est-à-dire que les jeunes ont envie de parler arabe. C’est assez marquant. Il y a une fierté du folklore, de la langue, de l’histoire tunisienne, qui s’incarne effectivement dans la nation, mais qui n’est pas du tout du chauvinisme ou du nationalisme agressif. C’est une fierté de soi, mais qui n’est pas une fierté de classe, comme on a pu le connaître en France, mais une fierté nationale. Le symbole de la révolution est le drapeau tunisien. C’est assez important pour comprendre, aussi. Le peuple a vécu une union nationale exceptionnelle qui rappelle l’union nationale de 1956, de l’indépendance. Et son symbole, de ce peuple-là, c’est son drapeau.
Pierre : Et ils chantent souvent l’hymne tunisien. Dans les manifs, ils l’ont beaucoup chanté.
N. : Mais juste avant la pause musicale, vous évoquiez le fait qu’il y a une forte pression pour un certain retour à l’ordre, liée en particulier au fait qu’il y a eu de gros désordres au moment des événements, intervention des milices de Ben Ali, etc. Mais ce besoin de retour à l’ordre, est-ce qu’on peut considérer qu’en fonction des classes sociales, il s’exprime de la même manière ? Est-ce qu’il y a la même nature ? Vous avez rencontré aussi des gens des classes aisées, de la bourgeoisie tunisienne. Qu’est-ce que vous avez pu entendre de leurs sentiments par rapport à ce qui s’est passé, comment ils voient l’avenir… ?
Quentin : D’une manière très générale, on a entendu le même discours quelles que soient les classes sociales. Selon les grévistes mêmes. C’est-à-dire qu’il y a une volonté de revenir à la tranquillité de l’état antérieur. C’est lié aussi à une histoire, le peuple tunisien n’est pas le peuple algérien dont on discutait, il n’a pas du tout vécu les mêmes traumatismes. Il n’a pas vécu de guerre depuis très longtemps, réellement, l’indépendance a été acquise de manière presque pacifique, et aujourd’hui, le peuple entier a envie d’un retour à une normalité, à une vie tranquille où on puisse sortir dans la rue, faire du commerce, voir ses amis. Les grévistes s’excusent presque, enfin, ils s’excusent même explicitement de faire la grève et de créer du grabuge, de créer du désordre alors qu’eux-mêmes ont envie d’une vie normale.
Pierre : A propos des classes sociales qui se radicaliseraient, peut-être dans les couches basses, dans l’espèce de revival, de regain pour les traditions, il y a la religion, aussi. Et dans les milieux populaires, il y a un retour vers la religion, peut-être un peu plus que dans les classes moyennes, notamment chez les femmes à partir de la trentaine / quarantaine, où on sent une forte réticence par rapport à ce retour de la religion. On l’a senti en tout cas avec celles avec qui on a discuté. Mais les jeunes filles des milieux populaires, une partie en tout cas – il faut faire attention à ce qu’on dit, pas toutes non plus – met le voile. Il y en a aussi une partie qui met les voiles, c’est-à-dire qu’elles ne veulent pas de religion, et elles essaient de partir, de quitter le pays via Lampedusa, etc. Il y a les deux tendances dans la jeunesse.
N. : Alors, justement, ce retour de la religion, comment vous l’avez perçu, comment il se sent ?
Pierre : La première chose qu’il faut dire, c’est qu’après le 14 janvier, tous les imams ont été changés dans les mosquées. On ne sait pas exactement comment ça se passe, on n’est pas musulmans, et on ne connaît pas les pratiques, on ne sait pas comment ces gens ont été remplacés, mais on peut penser que les islamistes ont mis un pied dans les mosquées à cette occasion-là. Lesquels ? Il y a plusieurs tendances, chez les islamistes aussi, la tendance démocratie à la façon turque, la tendance plus radicale, mais disons que ce sont les islamistes, ces diverses tendances, qui contrôlent les mosquées maintenant, alors qu’avant c’était plutôt un compromis, je pense, avec les gens du régime et une surveillance policière plus conséquente.
N. : Ca, ça ne dit pas grand-chose de la mentalité des gens. A la limite, on pourrait dire que c’est un jeu stratégique pour le contrôle.
Pierre : Oui, mais les mosquées sont pleines. On a un copain qui est allé en province vers Tabarka. Il nous a dit que les prières débordaient jusque dans la rue...
N. : Ce qui n’était pas vrai avant ?
Quentin : Avant, sous Ben Ali, les islamistes étaient quand même très réprimés. C’était même la marque distinctive du benalisme, c’était son alibi auprès de l’Occident, et effectivement, dans les rangs islamistes, il y a eu plus de trente-mille arrestations, mises en prison durant son règne. C’est le plus grand courant politique qui a payé son tribut au benalisme. Donc ils ressortent avec une certaine aura, ou en tout cas une certaine légitimité, ce qui est tout à fait compréhensible, auprès de toute la population, y compris la bourgeoisie. Après, je ne sais pas si on parle d’un retour de la religion. Moi, je ne crois pas qu’il y a un retour, je crois qu’effectivement, ce sont les seuls militants qui sont organisés, très structurés et très implantés dans la population. Ce n’est pas du tout le cas de la gauche. L’UGTT, effectivement, a des syndicats, qui sont très importants aussi, mais je ne crois pas que ce soit de l’ampleur d’Ennahda notamment, du principal parti de l’extrême-droite musulmane. Quant aux autres groupuscules qui aujourd’hui briguent le pouvoir, que ce soient les bourgeois, que ce soient les gauchistes, ils n’ont aucune base populaire. Donc il faut comprendre que ce qui mine la perspective de démocratie directe ou de mobilisation, c’est que les seules formations réellement organisées, ce sont les islamistes là-bas. Ils ont toutes les mosquées du pays depuis le 14 janvier. Ils ont, nous disent les camarades, les salles de sport aussi, parce que ce sont des militants qui utilisent la méthode musclée... On a des copains qui se sont affrontés physiquement à eux durant les manifs pour la laïcité qui se font casser la gueule par les islamistes qui descendent en brigades. Voilà, c’est cette ambiance-là aussi. Ces islamistes font un travail de terrain qui est très efficace, qui peut être très violent, qui les dessert, et en même temps il y a un jeu entre les modérés et les violents, les modérés se posant comme seul recours en face des extrémistes. Donc il y a un vrai danger de ce côté-là. Auprès de la population, je crois qu’il y a un refus de ça, il y a une tradition laïque qui est très forte en Tunisie, et la population a quand même très peur de ça.
N. : Attends, là, je ne comprends pas très bien. Tu veux dire que la population est hostile à la laïcité ?
Quentin : Non, pardon. Aux islamistes, en partie hostile aux islamistes aussi.
Majid : Notamment par rapport au statut de la femme en Tunisie, puisque Bourguiba avait fait un statut particulier, notamment en ce qui concerne l’héritage. Alors que selon la loi islamique, ce sont les garçons, là c’était partagé entre les filles et les garçons. Le mouvement des femmes a toujours été très fort en Tunisie.
N. : Donc là, il y a quand même…
Quentin : Oui, il y a une lutte. Il y a un rapport de forces qui est très clair.
Pierre : Disons que ce sont les islamistes qui font le travail militant le plus conséquent maintenant. Ceci dit, pour relativiser les choses, avant le 14 janvier, les islamistes comme tous les autres partis tunisiens ont été complètement débordés par les événements, ça il ne fait pas l’oublier. Ils n’ont pas pesé, pas du tout, ils sont vraiment arrivés en queue de cortège.
Quentin : Ceci étant dit aussi, il faut nuancer. Tous les gauchistes disent que les islamistes n’ont rien à faire là-dedans parce qu’ils n’étaient pas là lors de l’insurrection. Ce qui est tout à fait vrai. Mais les bolcheviks en février 1917, ils n’étaient pas du tout dans la révolution. Ils ont fait le putsch quelques mois après.
Majid : Après, ce qu’il y a, c’est que depuis des années, ils sont réprimés et qu’ils apparaissent comme des opposants, et des opposants crédibles.
Quentin : Et qui sont aujourd’hui dans toutes les instances de la société tunisienne. C’est compréhensible, puisqu’ils sont très représentatifs, et que tous les partis là-bas ont aussi une composante plus ou moins religieuse. Il y a des compromis extraordinaires pour les pouvoirs, pour les places, qui ont toujours eu lieu. Aujourd’hui, la concurrence est encore plus intense et le compromis religieux se fait tout à fait, se fait largement, en toute connaissance de cause. Les gens le savent très bien, eux-mêmes ne sont pas islamistes, mais ils sont tout à fait prêts à faire des compromis, et à mettre tel ou tel point du programme islamiste dans leur propre programme.
N. : En parlant concrètement, si l’idée de laïcité est encore quelque chose qui est fort et à laquelle la population tient, les compromis avec les islamistes, ça prendrait quelle forme ?
Quentin : Par exemple, tout dernièrement – c’est une anecdote, mais qui est révélatrice – j’ai vu dans un journal tunisien, je crois que le 14 janvier est devenu une fête nationale – ils ont destitué le 7 novembre, qui était la date de l’accession à la présidence de Ben Ali – mais qu’en plus, ils ont donné trois jours fériés à une fête religieuse, à un Aïd, ce qui n’était pas le cas avant. D’une manière plus concrète, les mosquées sous Ben Ali étaient fermées entre les heures de prière. Aujourd’hui, elles sont ouvertes. Et les gens se réjouissent, on avait eu une militante chômeuse diplômée qui se réjouissait tout à fait de pouvoir aller à la mosquée. Elle était voilée, elle était militante, et elle était tout à fait contente de pouvoir se rendre à la mosquée entre les heures de prière... Effectivement, il y a une contradiction dans la société tunisienne, il y a une lutte qui est souterraine entre les laïcs et les religieux, mais il faut comprendre la dynamique de fond, que les religieux ont tout à fait comprise. C’est-à-dire qu’ils ont un discours sur l’Occident qui est très lucide. Ils voient très bien les problèmes de l’Occident. Ils ont analysé le suicide que l’Occident est en train d’effectuer, le suicide écologique, anthropologique même. Les problèmes de fond qui se posent aux sociétés occidentales et que l’Occident lui-même a du mal à regarder en face, les islamistes les voient extrêmement bien :, Le délitement des liens sociaux, la perte de sens, la perte des valeurs, l’inhumanité de la vie urbaine moderne etc. Donc effectivement, même si les gens sont contre l’extrémisme, ils ont une religion, ou en tout cas ont une pratique qui est tout à fait libre, tout à fait banale, qu’on peut tout à fait comprendre, laïque, populaire, en même temps, il y a une réaction, mais qui est mondiale, de réappropriation de ses « propres » (entre guillemets) cultures, de ses « propres » valeurs, un retour à la tradition, un repli sur soi, et qui se fait de manière assez contradictoire.
N. : Mais alors là où il y a quand même sans doute un os, en particulier en Tunisie, c’est quand même effectivement le fait que les femmes, elles n’ont pas forcément envie de rentrer dans le rôle traditionnel qui était le leur jusqu’à il y a une trentaine d’années. Comment elles réagissent ? Est-ce que vous avez eu des échos, des discussions avec des femmes ? Comment elles perçoivent ça, la présence des islamistes ? Comme un danger réel ?
Majid : Il y a une méfiance et un rejet, aussi même chez les femmes voilées. Notamment il y a une de nos camarades qui était partie en voyage avec nous et qui a fait un entretien avec une conseillère d’orientation, qui a un point de vue religieux, disons que ça fait partie de sa culture, mais ce n’est pas une pratiquante fervente, et qui racontait qu’elle avait eu l’occasion de discuter avec une jeune fille voilée à un moment donné où elle rentrait un soir, et cette jeune fille se posait des questions : « qu’est-ce qu’ils peuvent faire s’ils arrivent au pouvoir ? Est-ce qu’ils vont nous forcer à porter le voile ? » Elle était même contre ça, les empêcher de sortir… Est-ce qu’on va les ramener, comme tu disais, à un rôle plus traditionnel dans une position plus opprimée ? Il y a une sympathie, mais il y a aussi une méfiance, et ça dépend suivant les différences tendances des islamistes, puisque, comme disait Pierre, il y en a qui se présentent comme plus modérés à la turque, le parti Ennahda. Enfin, c’est ce qu’il disent, ils ont aussi un double discours avec d’autres qui ont des discours bien plus réactionnaires.
Pierre : Et des pratiques plus réactionnaires. C’est-à-dire qu’ils n’hésitent pas à aller caillasser les prostituées dans les rues – elles se sont défendues aussi – ils essaient de casser les manifs pour la laïcité, ils distribuent des questionnaires dans les mosquées où ils demandent si les gens estiment qu’ils se trouvent actuellement dans un pays musulman, des choses comme ça. Certains sont en train de tester la population, de voir à peu près où elle en est, et ils vont certainement la tester régulièrement pour voir l’évolution.
Quentin : Ils ont entièrement raison, parce qu’il y a une contradiction qui est très profonde. Je reviens à cette idée-là, on parlait tout à l’heure de contrôle des gouvernants. Tout le monde veut le bon gouvernant, le bon chef, mais c’est quoi, un bon chef ? Quand on demande aux gens, ils disent : « c’est quelqu’un qui est honnête, qui est droit, qui n’est pas corrompu, on sait ce qu’il pense, on sait ce qu’il dit ». Et quand on creuse, ce sont des valeurs qui sont religieuses, ou en tout cas qui, dans l’imaginaire Tunisien, sont des valeurs qui sont incarnées – fantasmatiquement, parce qu’ils savent très bien que ce sont des pourris – par les islamistes. Finalement, pour beaucoup, les valeurs du bon gouvernant sont des valeurs qui sont religieuses.
N. : Et ce sont des pourris dans quel sens ?
Quentin : Les islamistes ? Ce sont des corrompus comme les autres. Ce sont des menteurs, ce sont des arrivistes…
N. : C’est un peu compliqué.
Majid : Disons qu’ils jouent sur l’image d’intégrité qu’ils ont : « Regarde, moi, je suis honnête, je fais la prière, je crois en Dieu », « On a un Livre en commun, on a quelque chose en commun », etc...
N. : C’est lourd de contradictions à venir, tout ça
Quentin : Ah oui.
G. : Juste une petite interruption sur le fait qu’on a eu un coup de fil qu’on ne peut pas passer à l’antenne pour des raisons techniques. Il y avait un auditeur qui voulait apporter son témoignage, d’un côté sur la question de la présence policière à laquelle vous avez fait allusion tout à l’heure. Il disait : « en effet, la police a disparu pendant une période très courte, pendant une semaine », et d’après lui, c’était pour, quelque part, favoriser le développement du désordre et ensuite permettre le retour de l’armée avec une espèce de pulsion d’en bas, qui ferait accepter le retour à l’ordre et le retour des forces de l’ordre comme quelque chose de désiré…
Quentin : Oui, enfin, il faut quand même nuancer. Ce n’est pas un complot, c’est aussi que les flics, là-bas étaient tabassés. Ils étaient l’ennemi à abattre. Ils avaient peur.
G. : … Il voulait souligner cet aspect de la période très courte de l’absence policière qui, déjà, à la fin février, était revenue sur les lieux. La deuxième chose : vous avez évidemment souligné l’aspect des grèves, des mouvements. Lui, il disait : « dans l’avenue Bourguiba, il y a toujours une continuité des débats publics. Il y a quelque chose qui continue du climat du moment, et ça s’exprime de façon très visible dans une discussion ouverte au public », qui n’existait pas avant, de toute évidence.
Quentin : Ah oui effectivement, ça c’est une chose dont on n’a pas parlé et qu’il faut évoquer, même si elle n’a pas l’importance qu’on peut lui donner. Effectivement, sur l’avenue Bourguiba donc, l’équivalent des Champs-élysées, il y a – moi je l’ai vu deux jours sur dix où j’étais là-bas – pendant deux jours, devant le Théâtre, qui est un lieu de rendez-vous très classique des manifestations et des meetings, etc., il y a des groupes de, je ne sais pas, d’une centaine de personnes, des petits groupes qui discutent entre eux. Ou alors c’est spontané, ou alors c’est organisé, notamment par des islamistes, mais ça discute. Ca c’est une chose qu’on aimerait bien voir en France : des grappes de personnes qui discutent, et autour une dizaine qui écoutent, et puis des discussions en parallèle qui émergent et qui reforment encore d’autres petits groupes. Ca, ça existe, mais c’est quand même circonscrit à un endroit, devant le Théâtre, et ce n’est pas tout le temps. Alors effectivement, les conversations – moi j’y étais avec un ami, donc il me traduisait – c’étaient des conversations qui brassaient de tout. Quand on y était, il était question d’islam, qu’est-ce que c’est que l’islam, est-ce que c’est le fondement culturel, c’est quel islam qu’on veut, etc.
N. : Quoi d’autre ? D’autres discussions que celle-là ?
Quentin : Moi, quand j’y étais, ce n’était que ça. Ou alors, j’étais tout seul, je n’avais pas de traducteur, donc je n’ai pas pu comprendre. D’après lui, et c’est tout à fait vrai, je pense, il y avait des discussions de tout, à propos des partis, à propos de l’économie, à propos du tourisme, à propos des dirigeants, de ce qu’il faut faire…
N. : Est-ce que les femmes, vous les avez vues participer activement à ces débats ?
Quentin : Oui, oui. Moi j’ai vu une étudiante qui tenait tête à dix gars, c’était assez joli à voir. Oui, ça existe. Mais ce n’est pas non plus… Dans les cafés, les gens ne discutent pas de cette manière-là. J’ai trouvé que c’était quand même assez restreint. C’était magnifique, j’aimerais bien voir ça en France, je le redis, mais c’était quand même relativement restreint, j’ai trouvé. Mais pour la Tunisie, c’est une libération absolument totale, c’est une nouveauté absolue.
Pierre : Ca s’appelle des cercles de discussion. Les gens manifestent aussi comme ça. Ils font des espèces de cercles tournés vers l’intérieur. Ce sont aussi des formes de manifestation.
Quentin : On a vu aussi quelques manifestations de gauchistes, notamment lors de la venue d’Hillary Clinton quand on était là-bas.
Majid : Je ne sais pas si c’étaient trop des gauchistes, c’était une mobilisation via Facebook. C’était assez étrange. Il y avait l’air d’y avoir pas mal de tendances, des barbus, notamment.
N. : Est-ce que vous pouvez dire un petit mot de ce que vous appelez les gauchistes ?
Quentin : « Gauchistes », c’est plutôt péjoratif dans notre bouche. C’étaient essentiellement des jeunes, moins de trente ans, avec des pancartes, qui ne voulaient pas du tout se mêler à la population. Nos camarades là-bas les appellent gauchistes aussi, ce n’est pas que nous. C’est la petite bourgeoisie, très francisée, qui milite là-bas sur des thèmes toujours très bateaux et avec des mots d’ordre qui sont consacrés et qui n’apportent rien de vraiment nouveau. Là, c’étaient des petites pancartes, des slogans contre la venue d’Hillary Clinton. C’était quelques jours avant l’intervention en Libye .Donc c’était contre l’intervention, donc contre la venue d’Hillary Clinton, et plus ou moins contre l’intervention, mais là-dessus, ils étaient plus ou moins contradictoires. Il y en a qui disaient qu’il fallait intervenir, que la stratégie des USA était diabolique parce qu’ils étaient en train de laisser mourir les Libyens et que c’était volontaire. D’autres disaient qu’au contraire l’Amérique était en train d’intervenir et que c’était l’impérialisme. Voilà, c’est le gauchisme dans ce qu’il a de pire : la dénonciation contradictoire, et une démonstration de force qui est sans lendemain, enfin, qui est un peu inconséquente. Là, toute la population rigole, effectivement. On les a vus monter les marches du Théâtre : Il y avait deux-trois orateurs avec la casquette à l’envers, les lunettes de soleil, en tee-shirt, et qui parlaient d’un air très méprisant à la populace qui étaie assemblée... Enfin, à la cinquantaine de personnes qui venaient écouter ce qu’ils racontaient, quoi. Mais il y avait beaucoup de gens autour qui disaient que ce n’est pas un hasard que ça se déroule au pied d’un théâtre, parce que ce n’était que du spectacle ! Donc il y a une grande lucidité aussi de la part de beaucoup de gens.
N. : En tout cas, ce n’était pas une bataille sur des questions de projets de société.
Quentin : Non. La question du projet de société proprement dit, elle se pose très peu, de ce qu’on a vu. Dans les discussions qu’on a eues avec les gens, elle se posait très peu. Elle doit se poser, il y a des milieux, il y a des gens qui doivent se la poser, mais elle est quand même relativement rare, de ce qu’on a vu, je crois.
Majid : Je vais essayer d’étayer un petit peu là-dessus rapidement. Sur la demande de normalité, de façon implicite, comme Quentin disait tout à l’heure, le modèle, c’est la France. Quand on discutait avec les grévistes sur les grèves, etc., ils avaient l’air de croire qu’en France, tout allait bien. Il y a moins de chômeurs, ils sont mieux respectés, les syndicats sont beaucoup mieux, quand on fait une grève au moins, on est écoutés, etc. Nous, on leur disait : « mais il y a plein de problèmes en France. On n’a pas non plus résolu les questions du chômage, la société capitaliste comme on la connaît s’en contente très bien… ». Donc il y avait l’absence de revendications explicites. En fait, ce qui a l’air d’être demandé, c’est au moins un alignement sur l’Etat de droit, avec la jouissance de certaines libertés, d’expression, d’organisation, commeen France, qui colle plus ou moins à ce modèle. Parce qu’en Tunisie, ce n’était pas du tout ça, évidemment. Dès qu’on avait une petite réunion politique sous Ben Ali, on était tout de suite accusé de faux crimes, de crimes de drogue ou de mœurs, etc., et on était emprisonné. Là-dessus, la situation en France a l’air de promettre une bonne amélioration. Mais nous aussi qui venons de France, nos connaissons la situation ici… Ca ne donne pas le droit de raconter n’importe quoi, d’ailleurs, c’est une attitude que je voudrais d’ailleurs critiquer : il y a beaucoup de personnes ici qui encensent les événements tunisiens, mais qui ne donnent aucune information sur ce qui se passe effectivement, sur les problèmes que peuvent rencontrer les gens, les questions qui peuvent se poser, et de fait peignent un tableau idyllique : c’est super, c’est quasiment la république des Conseils,… ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai, et on n’aide pas à quoi que ce soit là-bas, en disant ça. Ni ici d’ailleurs
N. : C’est de la révolution de substitution, celle qu’on n’arrive pas à…
Majid : Nous, ce qu’on s’est senti de faire, aussi, en y allant, c’est de tenir une exigence de vérité, de sincérité, par rapport aussi à ce qui se passe en France. Si de façon confuse, l’objectif, c’est de s’aligner sur le modèle, entre guillemets, de « démocratie représentative à l’occidentale », ça ne répondra pas aux questions sociales. Ca ne répondra pas aux problèmes de chômage, qui sont extrêmement forts là-bas, et qui ont été une des causes qui ont fait exploser la situation.
Quentin : Il y a une chose que j’évoquais tout à l’heure et qui est très importante dans cet ordre d’idées, c’est aussi l’immigration. Cette fascination pour la France se concrétise par l’immigration, notamment des jeunes. Ceux qui sont venus en France ne sont pas que les sbires de Ben Ali qui fuyaient la liberté des Tunisiens. C’est aussi des gens qui ne croient pas du tout en la révolution. Il y a une partie de la bourgeoisie là-bas, notamment les gauchistes dont je parlais, qui vit à mi-chemin entre la Tunisie et la France, et qui joue en partie un petit jeu politicard en sachant très bien que si la situation là-bas dégénère très sérieusement, ils pourront toujours venir en France. Et ça, c’est le rêve de toutes les couches de la société. Il y en a qui peuvent, il y en a qui ne peuvent pas ou qui prennent des risques très importants, mais c’est un élément dont il n’est jamais question à propos de la Tunisie mais qui est très important, parce que ça fausse vraiment la situation là-bas. Il y a une autre porte de sortie, et c’est la France.
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