Cette interview date du 25 juin 2011. S. a 31 ans. Il est comédien et metteur en scène. Il a été membre de la Jeunesse du PC grec de 1998 à 2001. Il a quitté le PC grec pour des raisons de désaccord politique. Depuis 2003 il participe à l’Organisation socialiste internationale « Xekinima » (trotskyste), membre du CWI (Comittee for a Workers’ International). Il a pris une part active dans tous les mouvements et les mobilisations des dernières années. Il a aussi participé quotidiennement à l’assemblée populaire de la place de la Constitution et à plusieurs actions dudit mouvement.
Le mouvement spontané de contestation en Grèce impressionne par son courage, ses mots d’ordre radicaux et sa détermination, parallèlement aux mobilisations en Espagne. Et, comme là-bas, il s’inscrit pleinement dans une réaction aux mesures d’austérité imposées par l’Union européenne. Comment les gens expliquent-ils leur situation et leur mobilisation et font-ils un rapprochement avec le soulèvement de 1973 qui a mis fin à la dictature des Colonels ?
Ce mouvement est explicitement spontané, c’est-à-dire qu’il comprend plusieurs tendances, points de vue, idées et pensées, sans être toujours capable d’articuler un discours politique cohérent et concret. Cela n’est pas forcément négatif : des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue afin de protester contre la détérioration de leur niveau de vie. En cherchant leur autodéfinition politique, ils ont abouti à mettre en avant la démocratie directe et au bout d’un mois ils revendiquent la démission du gouvernement actuel, le refus de payer la dette, et l’autogestion sociale. Tout cela ne découle pas directement des traditions des vieux courants marxistes ou anarchistes. Mais, si on reprend ab initio – ou ex nihilo – le fil de la pensée et de l’action politiques, on constate que le mouvement actuel aboutit aux idées de l’auto-organisation/autogestion de la société par une nouvelle voie. L’idée de l’organisation conseilliste de la production et de la société en général sort des livres et des bibliothèques et, peut-être pour la première fois depuis la fin de la dictature, hante les rues et les places de la ville. Une partie considérable de la population commence à bouger et se rend compte (pas assez clairement, bien sûr) qu’elle n’a rien à attendre d’un soi-disant messie, qu’il s’agisse de Caramanlis ou de Papandreou (descendants de vieilles familles politiciennes grecques), ou d’une quelconque avant-garde politique qui parle au nom du peuple.
Quant au rapport avec la lutte anti-dictatoriale, je ne dirais pas que tous ceux qui participent au mouvement actuel partagent ce point de vue. Pourtant, le gouvernement ne cesse de nous rappeler la dictature : alors qu’à l’époque le dilemme était « Caramanlis ou les chars » [1], aujourd’hui, le vice-président du gouvernement, M. Pangalos, le reformule : « Programme de moyen terme ou chars ».
Tu participes à toutes les mobilisations politiques depuis des années en Grèce : dans quelle mesure l’assemblée de Syntagma est-elle la continuité des mouvements de l’été 2007 et des émeutes de décembre 2008 qui ont embrasées le pays ?
En raison du caractère spontané du mouvement des « indignés », je le rapprocherai plutôt des événements de Décembre 2008. Mais à mon avis, il y a une sorte d’évolution qualitative par rapport à Décembre 2008. Ce dernier était une explosion de colère contre la répression policière. Non-émancipé, violent, homogène, sans aucune structure. Pourtant, il s’agissait d’un mouvement qui a soulevé des questions quant au développement et à l’organisation du mouvement et en plus, à l’accentuation de la lutte révolutionnaire. Deux ans et demi plus tard, on voit que le mouvement des « indignés » a développé de très importantes structures d’auto-organisation. Par exemple, lors de la grève générale du 15 juin, il y avait des services de soutien juridique, de diffusion et d’information, d’ordre et de secours médical [2]. Ces structures ont bien sûr été créées dès le début de ce mouvement, le 25 mai. Enfin, par rapport à la violence : Il y a un sentiment répandu que le vandalisme lors des manifs tel que nous l’avons connu en décembre 2008 fait reculer le mouvement. La demande persistante à mener une lutte pacifique prive le gouvernement d’un moyen de propagande assez efficace, encourage les gens à descendre dans la rue et accentue l’impression que ce sont des agents provocateurs de la police (ou des anars exaltés) qui se trouvent souvent derrière ces événements. Cela n’exclut pas l’adoption par le mouvement de moyens de lutte violente si cela s’avère nécessaire. L’exemple récent de Keratea démontre que si le peuple le veut, les formes les plus violentes de la guérilla urbaine peuvent très vite être adoptées… [3]
La Grèce, comme tous les autres pays, se trouve devant une impasse à la fois économique, écologique, politique et culturelle. Quelles sont les perspectives des gens mobilisés ? Quel regard ont-ils sur les soulèvements arabes, notamment tunisiens et égyptiens, et sur le mouvement espagnol ?
Bien sûr, les soulèvements arabes ont stimulé la mobilisation des gens. Ils ont rappelé que la résistance du peuple est encore possible et fructueuse sans que cela signifie qu’elle sera toujours victorieuse. En plus, ce qui se passe après une insurrection est une question qui reste toujours ouverte. Comme je l’ai dit plus haut, dans le cas grec, les gens commencent à chercher la réponse à la question de l’organisation et de l’institution de la société hors du cadre de la politique traditionnelle, des messies et des maîtres, et dans les structures de l’organisation populaire. Prenez par exemple le mouvement « Je ne paie pas » [4] qui, même s’il a été vaincu, a fait surgir des comités de lutte dans différentes villes et quartiers du pays. Les assemblées populaires actuelles dans ces quartiers et ces villes sont, en quelque sorte, la continuation directe de ce mouvement.
Il y a certainement eu une évolution importante des revendications et du fonctionnement collectif dans le temps. Y retrouve-t-on la contradiction des Espagnols entre une demande de moralisation de la vie politique et un changement radical du système ? Y-a-t-il un processus de « conscientisation » progressive des gens qui participent aux assemblées générales ?
Le mouvement des indignés, au début, avait un caractère assez ambigu. En Grèce, ils parlaient en tant que « citoyens grecs » et le discours du mouvement était dominé par un sentiment de colère assez général. Mais les choses ont vite changé. Les gens ont commencé à chercher le fil de la vraie pensée et action politiques. Il a été question de rapprochement avec le mouvement ouvrier, de création d’assemblées populaires sur toutes les villes du pays, de refus de paiement de la dette, de nationalisation des banques, de contrôle social sur l’économie et la production. La grève générale du 15 juin a constitué la première victoire de cette lutte : des milliers de gens ont refusé de quitter la place de la Constitution malgré l’attaque acharnée des forces de répression. Le discours du mouvement continue à se politiser. Les gens s’interrogent sur le sens et le contenu de la démocratie directe, cherchent des formes d’auto-organisation/autogestion de la société, examinent la possibilité d’un blocage du Parlement lors de la discussion sur le programme de moyen terme (les 28 et 29 juin) et ont même réussi à obliger les grands syndicats à appeler à une grève générale de 48 heures, sur les mêmes dates. Et en ce moment (le 25 juin), les gens se préparent pour la bataille des jours à venir et dont l’issu sera déterminante pour la suite des mobilisations…
Les Grecs sont les seuls à affirmer explicitement une « démocratie directe », même si les Espagnols de la Puerta del Sol la pratiquent aussi. Comment expliquer le surgissement d’un tel mot d’ordre, qui semble contraster fortement avec ce qui est vécu quotidiennement par la population depuis des décennies ?
Je considère tout point de vue selon lequel « les gens sont plongés dans l’apathie » ou « ils s’arrangent avec ce qui se passe » ou « ils ont fait des compromis » comme manifestement erronée. Bien sûr, les consciences politiques penchent parfois vers le conservatisme, parfois vers des orientations plus progressistes/révolutionnaires. Cela dépend de divers facteurs socio-historiques et psychologiques… Mais ce à quoi nous devons nous intéresser en tant que révolutionnaires, ce sont les processus souterrains qui ont lieu au sein de la société : sur les lieux de travail, dans les écoles, les universités, les quartiers, etc. Je considère que c’est précisément cela qui doit définir les modalités et les formes de notre intervention dans ces foyers de développement des consciences politiques. Dans ces processus s’opère l’accumulation de ce matériel qui, à un moment inattendu, conduit à des explosions révolutionnaires à l’issue imprévisible… A propos de la revendication de démocratie directe, ce qui est clair dans le cas grec, c’est la démystification de la politique bourgeoise mais aussi – et cela nous intéresse beaucoup plus – la démystification des modes d’action traditionnels de la gauche et des courants anarchistes. Les gens commencent à penser et agir politiquement à partir de rien et cela les conduit à mettre en avant de manière explicite le projet de la démocratie directe. Cette interrogation se fait pour une grande part de façon abstraite et ambiguë, mais cela constitue le terreau d’un éventuel renversement révolutionnaire dans la période à venir.
Cette auto-organisation est appliquée localement : quelles sont les difficultés internes auxquelles les gens sont confrontés ? Imaginent-ils vraiment s’approprier la gestion du pays tout entier ? Ces principes commencent-ils également à pénétrer les institutions du pays : entreprises, administrations, université, hôpitaux,... ?
Comme je l’ai dit auparavant, ces processus sont, à un certain degré, non émancipés et donc lents et incapables de jouer un rôle politique majeur. Mais ils sont entamés, cahin-caha. Des assemblés populaires sur toutes les places du pays et des mouvements comme le « Je ne paie pas » sont auto-organisés et basés sur des procédures de démocratie directe. Dans ce sens, il est clair que la possibilité d’étendre ces projets à tous les aspects de l’activité sociale est forte. Donc je crois que nous pouvons intervenir dans toutes ces nouvelles formes d’organisation politique, non pas en tant qu’avant-garde ni afin de les chapeauter, mais afin de contribuer, avec nos idées et notre expérience, à l’approfondissement et l’extension de ces mouvements.
Comme tous les pays, la Grèce est profondément clivée : qui sont ces Athéniens rassemblés et quelles sont leurs relations avec le reste de la population ? La contestation et les opinions qui s’expriment lors des assemblées générales correspondent-elles à ce qui est vécu par le reste de la population ? Quels sont les sujets qui divisent ?
Il faut d’abord signaler qu’on ne peut pas seulement parler d’Athéniens, vu que dans toutes les villes du pays il y a des gens qui descendent dans la rue et sur les places publiques. Ce sont des gens de tous âges, travailleurs, chômeurs, étudiants, retraités. Je ne dirais pas qu’il s’agit de ce que Negri et Hardt appellent « La Multitude » vu que, malgré leur origine de classes différentes, ils sont tous touchés par les nouvelles mesures d’austérité. Bien sûr, une partie de ces gens-là ne se mobilisait pas dans le passé. Il s’agit là d’un exemple classique de mobilisation quand la survie des gens est menacée. A mon avis, ce déplacement politique des consciences constitue le terreau le plus fertile pour la recherche de nouveaux modèles d’institution sociale. Les paroles d’un vieillard de Keratéa l’hiver dernier sont très parlantes : « Jusqu’à hier, je ne me mobilisais pas et je votais pour L.A.O.S. [5], maintenant, je suis devenu un guérillero urbain anarchiste… ». Une grande partie de la population s’aligne sur les revendications du mouvement des places publiques, ce qui se reflète aussi bien dans les sondages (plus de 50% de la population affirme qu’elle n’ira pas voter aux prochaines élections) que dans les réactions spasmodiques du gouvernement [6]. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des questions qui divisent le peuple. Les procédures de démocratie directe sont des champs de débat et de confrontation entre différentes idées et points de vue, ce qui est d’ailleurs souhaitable afin d’encourager la participation des gens. Bien sûr, l’assemblée n’est pas une utopie. Il y a des problèmes d’organisation. Il y a des groupes de gauche qui essaient de chapeauter le mouvement. Il y en a qui prennent la parole sans avoir rien de concret à dire. Il y en a aussi qui font des discours nationalistes. Il y a des résolutions qui sont émises trop tard et qui n’aident pas au développement du mouvement. En tout cas, la controverse et la confrontation des idées sont toujours très fructueuses et profitent à l’éducation politique des gens et à l’approfondissement du mouvement.
Quels sont les comportements des organisations « de gauche », partis, syndicats, groupuscules ? Et quelles sont les attitudes des gens rassemblés vis-à-vis des discours déjà existants ? Quelle est la tactique de l’extrême-droite et des religieux aujourd’hui ? Risquent-ils de tirer bénéfice d’un échec du mouvement ?
Ce sont des tendances de la gauche non-parlementaire et les groupes anarchistes les plus sérieux qui interviennent aux assemblées des places publiques. Je trouve ces interventions très importantes puisqu’elles contribuent à la propagation des idées révolutionnaires. Bien sûr, il faut y participer discrètement, vu que les assemblées des places publiques se déclarent non partisanes. Ca veut dire que nous distribuons des journaux et des tracts de notre groupe à la périphérie de l’assemblée et qu’après nous intervenons à l’assemblée en tant qu’individus et non pas en tant que membres d’un groupe politique. Mais cette attitude face à l’identité politique crée des problèmes, vu qu’il y a des organisations qui essaient de chapeauter les comités et les assemblées à travers leurs membres qui y participent. Si, au contraire, l’assemblée était accessible aux partis et groupes politiques, si, par exemple, chaque groupe pouvait participer aux comités avec un nombre limité de membres, alors on pourrait éviter cette situation. Pourtant, je dois souligner que ce refus de l’identité politique est très instructif quant à notre comportement politique et nous appelle à le redéfinir radicalement, sinon nous serons condamnés à rester toujours à la marge, dans nos systèmes théoriques stériles et à parler au nom d’un peuple dont nous ne serons pas capables de comprendre le discours et dont nous ne pourrons pas nous rapprocher. Quant aux grands partis de gauche, le PC rejette clairement le mouvement des « indignés » même si beaucoup de ses membres y participent de manière autonome, et Synaspismos [7] essaie d’en profiter afin d’augmenter son électorat. Effort qui bien sûr n’aboutit pas, vu que la perspective et les interrogations des gens sont différentes. Quant à l’extrême droite, elle essaie de profiter du caractère spontané du mouvement en parlant de la patrie vendue aux étrangers, etc. On ne peut bien sûr pas prévoir sur quoi les choses vont déboucher. Mais si nous ne nous situons pas dans une perspective plus radicale, une perspective de renversement du gouvernement et d’auto-organisation sociale, il est sûr que l’extrême droite profitera de la situation. D’ailleurs, ce ne sera pas la première fois. Je vous rappelle le cas de l’Allemagne des années trente, où un mélange de crise économique, de chômage et de luttes perdues, a amené Hitler au pouvoir. En tout cas, l’histoire se fait dans la rue et par les peuples eux-mêmes. C’est précisément cela que nous essayons de faire ici...
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