Technique (1/3)

Par Cornelius Castoriadis
vendredi 15 juillet 2011
par  LieuxCommuns

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Article « Technique ». Encyclopaedia Universalis. Volume 15 (mars 1973), republié dans « Les carrefours du Labyrinthe I », 1978, pp. 221 - 248.

À l’idée grecque de l’homme, zoon logon echon — vivant possédant le logos, le parler-penser — les modernes ont jux­taposé, et même opposé, l’idée de l’homo faber, l’homme défini par la fabrication d’instruments, donc la possession d’outils. Les documents anthropologiques ont paru, un temps, leur donner raison, mais ce n’était qu’apparence : les galets éclatés se conservent, tandis que seules des inférences indirectes sont possibles sur la parole avant l’écriture. Les progrès de l’anthropologie permettent aujourd’hui de relati­viser considérablement cette opposition — (ce qui ne veut pas pour autant dire que les énigmes de l’hominisation soient résolues). Certes, le cortex des singes supérieurs montre que chez eux « articulation et gesticulation sont équipées de manière infra-humaine », mais « les possibilités physiques d’organiser les sons et les gestes existent déjà dès les pre­miers anthropiens connus ». « L’homme fabrique des outils concrets et des symboles [...] les uns et les autres recourant dans le cerveau au même équipement fondamental [...] Le langage et l’outil [...] sont l’expression de la même propriété de l’homme. » Ce qu’André Leroi-Gourhan [1] considère ainsi comme pratiquement certain à partir des données matérielles se rencontre avec ce que la réflexion philosophique sur la technique et le langage pourrait constater. Dans les deux cas, le même dégagement par rapport à l’immédiat est en jeu ; dans les deux cas émergent une temporalité et un ordre sui generis qui se superposent à la temporalité et à l’ordre natu­rels et en inversent les signes ; dans les deux cas, on a, pour parler comme Marx, une extériorisation ou « objectivation » de l’homme, qui reste inintelligible si on la coupe d’une inté­riorité pourtant elle-même inaccessible ; outil et parole dou­blent immédiatement leur existence empirique, de fait, par un eidos universel (ils ne sont outil ou parole que comme instances concrètes de cet outil, de ces mots) ; enfin, pour les deux, il y a la réalité et l’apparence de leur maîtrise par l’individu utilisateur, l’apparence et la réalité de leur maî­trise sur l’individu auquel ils préexistent et qui, sans eux, ne serait pas.

Mais depuis bien des lustres, la question de la technique a cessé d’être simple objet de recherche scientifique ou de réflexion philosophique pour devenir source d’une préoccu­pation qui va grandissant. Résultat évident de l’énorme impact de la technologie contemporaine sur l’homme concret (à la fois comme producteur et comme consommateur), sur la nature (effets écologiques alarmants), sur la société et son organisation (idéologie technocratique, cauchemar ou rêve paradisiaque d’une société cybemétisée), cette préoccupa­tion reste massivement marquée, au niveau sociologique, d’une duplicité profonde. L’émerveillement devant les artefacts, la facilité avec laquelle le commun des mortels comme les prix Nobel se laissent emprisonner dans de nouvelles mythologies (les « machines qui pensent » — ou « la pensée comme machine ») accompagnent, souvent chez les mêmes, une clameur qui monte contre la technique rendue soudain responsable de tous les maux de l’humanité. La même dupli­cité se manifeste sur le plan sociopolitique, lorsque la « tech­nicité » sert de paravent au pouvoir réel, et que l’on maudit les « technocrates » auxquels on serait pourtant prêt à confier la solution de tous les problèmes. Ici s’exprime simplement l’incapacité de la société de faire face à son problème politique. Mais il n’en va pas autrement de l’attitude globale à l’égard de la technique : la plupart du temps, l’opinion contemporaine, courante ou savante. reste empêtrée dans l’an­tithèse de la technique comme pur instrument de l’homme (peut-être mal utilisé actuellement) et de la technique comme facteur autonome, fatalité ou « destin » (bénéfice ou malé­fique). Par là, la pensée continue son rôle idéologique : four­nir à la société le moyen de ne pas penser son problème véri­table, et d’esquiver la responsabilité devant ses créations.

Il a paru préférable, dans la prolifération actuelle d’une littérature aisément accessible sur le sujet, de se concentrer ici sur quelques thèmes nodaux, pouvant fournir des points de repère à la réflexion sur une réalité coextensive à l’his­toire humaine.

1. LE SENS DE LA TECHNIQUE

La « technè » grecque

Technique, du grec technè, remonte à un verbe très ancien teuchô (uniquement mais innombrablement attesté par les poètes, radical t(e)uch-, indo-européen *th(e)uch-), dont le sens central chez Homère est « fabriquer », « produire », « construire » ; teuchos, « outil », « instrument », est aussi l’instrument par excellence : les armes. Déjà chez Homère s’accomplit le passage de ce sens à celui de causer, faire être amener à l’existence, souvent détaché de l’idée de fabrication matérielle, mais jamais de celle de l’acte appro­prié et efficace ; le dérivé tuktos, « bien construit », « bien fabriqué », en vient à signifier achevé, fini, complété ; tektôn. Au départ le charpentier, est aussi chez Homère l’arti­san ou l’ouvrier en général, et ultérieurement le maître dans une occupation donnée, finalement le bon constructeur, pro­ducteur ou auteur. Technè « production » ou « fabrication matérielle », devient rapidement la production ou le faire efficace, adéquat en général (non nécessairement relié à un produit matériel), la manière de faire corrélative à une telle production, la faculté qui la permet, le savoir-faire productif relatif à une occupation et (à partir d’Hérodote, de Pindare et des tragiques) le savoir-faire en général, donc la méthode, manière, façon de faire efficace Le terme arrive ainsi à être utilisé (fréquemment chez Platon) comme quasi-synonyme du savoir rigoureux et fondé, de l’épistémè. Dans la période classique, il est connoté par les oppositions technè-paideia (occupation professionnelle lucrative opposée à l’apprendre désintéressé), technètuchè (causation par un faire efficace car conscient, s’opposant à un effet du hasard), enfin technè­physis (cf. infra). Les stoïciens définiront la technè comme hexis hodopoiétikè, « habitus créateur de chemin ».

Parallèlement à ce dégagement, que les documents font apparaître immédiat, du sens du savoir-faire approprié et efficace à partir d’un sens de fabrication, il importe de constater le dégagement, infiniment plus lent et incertain jusqu’à la fin, à partir du « fabriquer » matériel, du concept de création (poiésis) auquel finalement Aristote amarrera la technè Des deux sens initiaux du verbe poieô (to make et to do), seul le premier (donc : produire, construire, fabriquer) existe chez Homère et presque comme synonyme parfait de teuchô. Le troisième : créer, ne surgira qu’à l’époque clas­sique. À ses débuts, la pensée grecque ne peut prendre en considération le ex nihilo (incapacité en laquelle la rejoin­dra en fait toute la philosophie jusqu’à nos jours). Ce qui fait exister autre chose que ce qui déjà était, ou bien est physis (et donc l’autre chose n’est pas vraiment autre), ou bien est technè, mais la technè procède toujours à partir de ce qui est déjà là, elle est assemblage, ajustement réci­proque, transformation appropriée des matériaux. Homère ne dit pas de Zeus qu’il fait être un orage de pluie et de grêle, mais qu’il etuxen (Iliade, 10, 6), il le fabrique, le pro­duit, l’assemble. Les dieux sont dans la technè, ils en sont les possesseurs initiaux (Eschyle, Prométhée, v. 506 : toutes les technai viennent aux mortels de Prométhée). Optique qui restera dominante jusque dans le Timée, dont le dieu construit le monde à partir d’éléments préexistants de tous ordres qu’il assemble, mélange, transforme, ajuste les uns aux autres à la lumière de son savoir, en véritable technitès — démiurge au sens classique du terme, ce qu’on appelle aujourd’hui « artisan ».

C’est pourtant Platon qui donnera le premier la pleine déter­mination de la poiésis : « Cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être » (Banquet, 205 b), de sorte que « les travaux qui dépendent d’une technè, quelle qu’elle soit, sont des poiésis et leurs producteurs sont tous des poètes (créateurs) ». Ce que Platon aura ainsi, une fois de plus, semé en passant sera repris et explicité par Aris­tote : la technè est une hexis (habitus, disposition permanente acquise) poiérikè, à savoir : créatrice, accompagnée de raison vraie (méta logou alèthous [2]) ; comme la praxis, elle vise « ce qui pourrait aussi être autrement », donc son champ est le possible (endéchoménon kai allôs échein, ce qui accepte en lui-même d’être tout autant disposé autrement), mais elle diffère de la praxis en ce que sa fin est un ergon (oeuvre, résultat) existant indépendamment de l’activité qui l’a fait être et valant plus qu’elle [3]. Elle a toujours souci de la genèse, considère comment faire advenir ce qui, en lui-même, pourrait aussi bien être que ne pas être « et dont le principe se trouve dans le créateur et non dans le créé », elle laisse donc hors de son champ tout ce qui « est ou advient par nécessité ou selon la nature, et par conséquent possède en lui-même son principe » [4]. Il y a donc un domaine où le faire humain est créateur : « La technè en général ou bien imite la physis ou bien effectue ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir [5].

On constatera que les interprétations de Heidegger, selon lesquelles « le point décisif dans la technè ne réside aucune­ment dans l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation des moyens, mais dans le dévoilement... », n’ont, dans ce cas, ni plus ni moins de rapport que d’habitude avec le monde grec [6]. Le célèbre choeur d’Antigone (v. 332­ - 375, « nombreux sont les terribles, mais aucun plus que l’homme... ») chante la puissance humaine de faire, manier, fabriquer sur le plan matériel, et de créer, inventer, instituer sur le plan non matériel. Si « le principe de l’être ou de l’ad­venir se trouve dans le créateur et non dans le créé », comme le dit Aristote à propos de la technè, le seul « dévoilement » dont il puisse être question, c’est le dévoilement du produc­teur en tant que source du principe de l’être ou de l’advenir. C’est à peu près ce que dira Marx vingt-trois siècles plus tard. Mais Aristote n’est pas Marx (et Marx ne sera pas non plus tout à fait Marx, comme on tentera de le montrer plus loin). L’idée de création, poiésis et technè, reste nécessaire­ment chez le premier ambiguë et énigmatique ; la phrase de la Physique citée plus haut pourrait tout aussi bien être tra­duite : « La technè [...] parachève (épitèlei) ce que la nature est dans l’impossibilité d’élaborer jusqu’au bout (aperga­zesthai). » En tout cas, le faire créateur est fondé sur deux présupposés : il y a du possible, le monde n’est pas épuisé par l’anankè ; et il y a logos alèthès (disons : vraie raison ; et l’absence d’art, l’atechnia, est explicitement liée par Aristote au logos pseudès, à la raison fausse). Ces deux présupposés sont loin d’être sans rapport : c’est évidemment le logos alè­thès qui perçoit qu’une chose pourrait être ou ne pas être, advenir ou non et, à un autre niveau, connaissant non seule­ment le ce-que mais le pour-quoi, permet à l’agir qu’il éclaire de poser dans le rapport approprié les proféra et hystéra, les antécédents et les conséquents, dont il trouve dans la physis le modèle à la fois général et spécifique de la pro­duction considérée [7]. Mais si la technè effectue ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir, c’est que cette chose était déjà portée par l’endéchoménon, donc elle est actualisation non naturelle d’un possible qui ne peut pas ne pas être naturel, par l’intermédiaire de cet agent particulier, l’homme, dent la physis propre contient précisément la vir­tualité d’actualiser le virtuel de la physis en général. Il n’est pas difficile de tirer cette idée vers la tautologie canonique et vide de la philosophie traditionnelle : le nouveau n’est qu’ac­tualisation d’un possible donné d’emblée (à qui ?) avec l’être. Il est en tout cas significatif que, lorsque Aristote considérera la technè poiétikè par excellence, celle que nous appelons encore la poésie, il la définira (comme déjà Platon) par l’imitation, et, s’agissant de la tragédie, d’imitation d’un acte « important et parfait ». Un tel acte est-il dans la physis ? La praxis est physei chez l’homme (comme le désir de savoir) ; mais l’« acte important et parfait » qu’imite la tra­gédie est exclusivement l’abus de pouvoir, le parricide, l’in­ceste, l’infanticide. La physis de l’homme contient essen­tiellement le crime et la démesure l’anomie et l’hybris ; c’est ce que « représente » la tragédie, qui vise en même temps la modification de cette nature de l’homme « par la pitié et la terreur ». Mais par là encore on pourrait y voir « l’homme qui se guérit (se traite médicalement) lui-même ; et c’est à celui-là que ressemble la physis » [8]. Et pourtant, « le principe est dans le créateur et non dans le créé ».

On ne peut pas aller plus loin : à la frontière aristotéli­cienne, la technè est l’autre de la physis, mais la technè par excellence, la poésie, est imitation d’une physis qui n’est pas physis tout court.

La conception occidentale de la technique

Langue et culture contemporaines n’ont à peu près rien écarté de la constellation de significations du terme grec. La technique est ainsi mise en oeuvre d’un savoir, pour autant qu’elle se distingue de ce savoir comme tel ; pour autant aussi qu’elle ne prend pas en considération les fins ultimes de l’activité dont il s’agit : déjà Aristote disait que « dans la technè, celui qui volontairement agit mal est préférable » [sc. à celui qui agit mal sans le vouloir] [9] ; donc, les domaines de la technè et de la vertu éthique sont séparés. Mise en oeuvre de moyens, on ne doit la juger que sur l’ajustement efficace de ces moyens à la fin visée, qui est posée par une instance autre. On oppose ainsi les considérations « techniques » aux considérations « politiques », et les techniques artistiques (pianistiques, par exemple) à l’expression et à l’interpréta­tion proprement dites. Mais il y a aussi un dépassement du sens grec, pour autant que l’activité efficace est toujours considérée comme volontaire et à la disposition du sujet, mais non comme découlant nécessairement d’un savoir explicité ; elle peut être simplement une pratique efficace héritée, pourvu qu’elle soit standardisée, canonique et inves­tie, à savoir « matérialisée » en fonction d’une dépense, d’objets ou de temps, dans un dispositif interne ou externe qui peut être considéré pour lui-même. Ainsi, pour l’époque contemporaine, la ou les techniques sont-elles à la fois : le pouvoir de produire, par un mode d’action approprié et à partir d’éléments déjà existants, de façon conforme à... ; et la disposition d’un ensemble cohérent de moyens déjà produits (instruments) dans lequel ce pouvoir s’incarne. Ce qui revient à dire que la technique est séparée de la création (dont elle serait au mieux la servante plus ou moins habile), qu’elle est aussi séparée des questions concernant ce qui est ainsi produit, et pour quoi il l’est.

Marx.

Paradoxe apparent : cette notion « vulgaire » de la tech­nique, comme instrument ancillaire et neutre, est celle d’une époque où est née la première grande conception qui, dépas­sant l’idée grecque de la technè, a posé explicitement la tech­nique comme moment à la fois central et créateur du monde social-historique. II s’agit évidemment de Marx (le terme « technique » n’est pas fréquent chez lui, mais la chose n’en est pas moins visée lorsqu’il s’agit de « travail », d’« indus­trie », de « forces productives »). Ce n’est pas ici le lieu de retracer la filiation qui relie Marx à tout ce qui dans la phi­losophie classique allemande, depuis Kant et surtout depuis Fichte jusqu’à Hegel, est autoposition du sujet. Notons que les premières formulations de Marx sont à la fois très proches de Hegel, qu’il loue d’avoir vu « dans le travail [...] l’acte d’engendrement de l’homme par lui-même », et déjà très éloignées de celui-ci, car « le seul travail que Hegel connaisse et reconnaisse, c’est le travail spirituel abstrait » [10]. Dès 1844, l’homme qui s’engendre lui-même par le travail n’est pas pour Marx un « moment » dans la dialectique d’une conscience déjà posée au départ, mais l’homme entier, en chair et en os, l’« homme générique » et non l’individu, l’homme historique : « ... toute la prétendue histoire du monde n’est rien d’autre que la production de l’homme par le travail humain... » « Ce n’est que par l’industrie développée que l’être ontologique de la passion humaine devient dans sa totalité aussi bien que dans son humanité... » « L’histoire de l’industrie [...] est le livre ouvert des facultés humaines... » « L’industrie est [...] la révélation exotérique des forces de l’être humain. » [11] L’auto-engendrement par le travail est créa­tion par l’homme de l’homme et du monde humain, médiati­sée par les objets ; cette création n’est plus autoposition trans­cendantale, ni mystère d’une « création artistique », mais autoposition effective (wirklich) dans toutes les connotations de ce mot.

Le sens de cette création, de cet auto-engendrement de l’homme par le travail, se restreindra cependant de plus en plus, et sera pratiquement identifié à la création technique, en tant que celle-ci en constitue le noyau vraiment actif (de la Misère de la philosophie, 1847, à la préface de la Cri­tique de l’économie politique, 1859, les formulations caté­goriques en ce sens abondent. L’humus des textes, surtout des textes de jeunesse, est plus riche et plus contradictoire ; cependant il serait futile de nier que c’est dans la direction indiquée que la pensée de Marx se fixe).

Ce rétrécissement aura des conséquences lourdes, qui seront évoquées plus loin. Un point doit retenir l’attention : en quel sens travail, industrie, forces productives, technique sont-ils auto-engendrement et création de l’homme ? L’idée est dès le départ ambiguë : l’homme s’engendre lui-même par le travail parce que socialité et travail ne peuvent être posés et pensés qu’ensemble, parce qu’il se fait ainsi exister en tant qu’être déployant des facultés et en tant qu’« être objectif », et qu’il fait exister pour lui une nature « humaine » en transformant son milieu (l’idée est poussée à l’absurde dans un passage de L’Idéologie allemande où Marx trans­gresse mal la frontière de la physis : il est vrai, comme il le dit, que le cerisier serait absent du paysage allemand si les hommes ne l’y avaient importé ; mais ils n’y ont pas trans­planté l’air, les montagnes ou les étoiles [12]. Et dire que les étoiles aussi appartiennent à une nature « humaine » est vrai en un sens — à condition de ne pas oublier que ce n’est point par l’activité technique comme telle que les étoiles sont devenues « humaines ».) Mais, d’autre part, la technique est création en tant que déploiement de rationalité ; c’est ce sens qui deviendra rapidement dominant. Encore faut-il préciser le sens de ce terme. La rationalité dont il s’agit, Marx, fina­lement, la pense par référence à deux points fixes : la postu­lation d’une nature « scientifique », que l’homme apprend progressivement à connaître, notamment au moyen de sa « pratique », donc en premier lieu de son travail (cf. la deuxième des Thèses sur Feuerbach) ; et les besoins humains dont Marx souligne au départ le caractère « historique » (« la production de nouveaux besoins est le premier acte histo­rique » [13]), mais sans jamais par la suite le prendre vérita­blement en compte, ni encore moins indiquer en quoi il consiste. En définitive, l’homme n’apparaît plus comme l’être qui s’auto-engendre, mais comme celui qui vise à « dompter, dominer et façonner les forces de la nature » et qui, aussi longtemps qu’il n’y parvient pas « réellement », y supplée mythologiquement [14]. Ainsi l’histoire devient pro­gression réelle dans la rationalité, et la technique médiation instrumentale entre deux points fixes : la nature rationnelle, domptable, façonnable, et les besoins humains qui définis­sent le vers-quoi et le pour-quoi de cette domination.

Finalement, tout comme dans la notion « courante », on n’a à se préoccuper ni de ce qui est produit, ni du pour-quoi de cette production. Marx, qui, jeune, insistait sur « l’im­portance qu’il faut attribuer aussi bien à un nouveau mode de production qu’à un objet nouveau de production » [15], ne met plus tard vraiment en cause ni les objets ni les moyens de la production capitaliste, mais l’appropriation des uns et des autres, le détournement capitaliste de l’efficacité, en elle-même irréprochable, de la technique au profit d’une classe particulière. La technique n’est pas seulement deve­nue « neutre », mais positive dans tous ses aspects, raison opérante ; il faut et il suffit que les hommes reprennent le contrôle de ses opérations.

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Seconde partie disponible ici


[1André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, vol. I. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964, p. 127, 161, 162-163.

[2Éth. Nic., Sixième Livre, IV, 6.

[3lbid., A, I, 2.

[4Ibid., Sixième Livre, IV, 4.

[5Phys., B, 8, 199 a, 15-17.

[6« La question de la technique ». in Essais et Cohérences, Paris, Gallimard, 1958, p. 19-20. Cf. aussi. du même auteur, Nietzsche, I, Paris, Gallimard, 1971, p. 79-80.

[7Phys., B, 8, ibid.

[8Phys., B, 8, 199 b, 30-32.

[9Éth. Nic.. Sixième Livre, V. 7.

[10Manuscrits de 1844, vol. VI, éd. Costes, p. 69-70 et 87 ; éd. de la Pléiade, H. p. 126, 137-139. (Pour les autres citations de cet écrit, je ne donne que les références à l’édition Costes.)

[11L.c. (éd. Costes), p. 34-35, 40. 107-108.

[12L’Idéologie allemande, in CEuvres philosophiques, t. VI. trad. J. Molitor, Paris, éd. Costes. 1937, p. 161.

[13L’Idéologie allemande, l.c., p. 166.

[14Cf. l’« Introduction générale à la critique de l’économie poli­tique », manuscrit de 1857, éd. de la Pléiade, 1, p. 265-266.

[15Manuscrits de 1894, éd. Costes, p. 49.


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