L’exigence révolutionnaire

vendredi 15 avril 2011
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°3 « Racines subjectives et logique du projet révolutionnaire ».

Il est possible de la télécharger dans la rubrique brochures.

Elle comporte deux textes : « Racines subjective et logique du projet révolutionnaire » disponible ici, ainsi que « L’exigence révolutionnaire », ci-dessous


Ce texte est aujourd’hui réédité par les éditions du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome III & IV, Quelle démocratie ?, 2013, au prix sacrifié de 32€.

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L’exigence révolutionnaire (1977)

Entretien avec Olivier Mongin, Paul Thibaud et Pierre Rosanvallon enregistré le 6 juillet 1976, et publié dans Esprit février 1977. Repris dans « Le contenu du socialisme », UGE, 10 / 18, 1979.

Olivier MONGIN : Cornelius Castoriadis, il y a quelques années encore, seule une petite minorité soupçonnait l’importance et l’originalité de vos articles de ‘Socialisme ou Barbarie. Il aura fallu, d’une part, la republication de vos principaux textes politiques, programmes ou manifestes de Socialisme ou Barbarie, en collection de poche, d’autre part, la parution d’un ouvrage philosophique particulièrement dense : L’institution imaginaire de la société (Ed du Seuil), pour que vos travaux passent la rampe et tombent dans le domaine public. Cependant, semble-t-il, cette découverte impromptue n’a pas nécessairement facilité l’accès à votre pensée. En effet, beaucoup de fils restent noués pour celui qui n’a pas suivi votre itinéraire.
Ainsi peut-on vous poser la question de savoir ce qu’il en est du lien entre le militant de Socialisme ou Barbarie, l’économiste et le philosophe. Y a-t-il sens à les distinguer ? Pour poser la question autrement, votre critique du marxisme, par exemple, est-elle à l’origine de vos critiques philosophiques ? Votre critique de la représentation politique est-elle étrangère à votre critique de la représentation philosophique classique ? Bref, peut-on vous demander de situer organiquement ce qui risque souvent d’être perçu comme une série de réflexions juxtaposées ?

Le mythe de l’économie marxiste

Cornelius CASTORIADIS : Telles que je les ai depuis toujours vécues, les idées de philosophie et de politique (donc aussi du philosophe et du militant) ne se laissent pas séparer radicalement ; chacune conduit à l’autre. Pour l’économie, c’est différent. J’ai travaillé comme économiste pendant vingt-deux ans ; mais l’économie ne m’a pas occupé seulement du point de vue professionnel, elle m’a intéressé et continue de m’intéresser en elle-même. Cela pour deux raisons :

D’abord, parce qu’elle forme une barrière ou un blocage énorme sur le chemin de la démythification du marxisme. Pour tous ceux qui restent fidèles au marxisme, il y a une prétendue couverture-or déposée dans la banque du Savoir rigoureux et positif et qui s’appelle Das Kapital, lequel, croient-ils, démontrerait que les lois de l’économie capitaliste garantissent son effondrement, etc. Cette croyance est un énorme bloc de pierre qui barre la route de la prise de conscience des militants et des hommes – et qu’il faut faire sauter. Je m’y suis employé, et je continuerai de le faire. Je travaille actuellement sur des textes concernant l’économie qui essaient, d’une part, de montrer que l’idée d’un savoir « scientifique » dans ce domaine est un pur mythe et, d’autre part, de dévoiler les présupposés idéologiques et métaphysiques qui sont à la base de l’économie politique de Marx et qu’il partage en fait avec l’économie politique bourgeoise.

Ensuite, parce qu’il m’importe de montrer que, contrairement à ce que l’on dit, plus exactement à ce que l’on craint, faire exploser ce mythe ne signifie pas du tout que nous restons complètement désarmés, sans aucune intelligence et compréhension de ce qui se passe dans l’économie ou dans la société. De même, lorsque je tente de montrer que non seulement il n’y a pas de savoir rigoureux sur la société et l’histoire mais qu’il ne peut pas y en avoir, il n’en découle nullement que nous ne pouvons rien y comprendre, ou qu’il peut se passer n’importe quoi, que nous sommes dans une nuit de l’aléatoire où toutes les vaches seraient possibles.

De la supériorité de la théorie...

Pour ce qui est des liens entre politique et philosophie, on sait qu’ils sont, historiquement, très anciens : philosophie, pensée politique et même action politique au sens vrai du terme (comme action visant l’institution de la société, non pas comme intrigue de cour) naissent ensemble et traduisent le même mouvement, de mise en question interne par la société de son propre imaginaire social institué. Mais très rapidement, les liens entre philosophie et pensée politique acquièrent un caractère particulier, qu’ils gardent encore (bien entendu, aussi chez Marx) : celui de la subordination de la pensée politique à une théorie, donc, en dernière analyse, à une philosophie – la philosophie elle-même étant toujours conçue comme essentiellement théorique, ou théorie par excellence, même lorsqu’elle s’appelle philosophie pratique, philosophie de l’art, etc. Cette théorie prétend posséder – ou pouvoir accéder à – un savoir sur l’être de l’histoire, sur l’être de la société, sur l’être de l’homme. Ce savoir déterminerait et fonderait ce qui est à faire, politiquement. (Et c’est rigoureusement de cette même attitude spéculative que restent prisonniers ceux qui aujourd’hui disent : de l’impossibilité d’un tel savoir découle l’impossibilité d’une politique révolutionnaire, d’une révolution, d’une société qui s’auto-institue explicitement. Dans les deux cas, la maîtrise est accordée au savoir, positivement ou négativement.)
Or une nouvelle vue, conception et position de la politique à la fois va de pair avec une rupture dans la pensée philosophique et ontologique héritée, et implique une nouvelle conception du rapport entre pensée philosophique et politique. La pensée classique prétend accéder à une vue théorique de ce qui est dans ses déterminations « essentielles » ou « fondamentales », et ce qui est déterminerait aussi ce qui est à faire. Il en est ainsi chez Platon, chez Aristote, chez Spinoza, chez les grands idéalistes allemands – mais il en est ainsi aussi finalement chez Marx (qui est, bien évidemment, un classique). Chez lui, et pour lui, il y a théorie de la société et de l’histoire qui montre à la fois ce qu’il en est et ce qu’il en sera à l’étape suivante.

Remarquons en passant que, dans cette version de la vue classique, la politique est en vérité supprimée : but et agents de la transformation de la société sont pré-déterminés, il subsiste au mieux une technique « politique » qui agencerait optimalement les « moyens » de la transformation. Et, même ainsi, on se heurte aussitôt à l’argument bien connu qu’on n’a pas manqué de soulever depuis le XIXe siècle contre cette position : si les lois de l’histoire sont effectivement telles qu’à la société capitaliste ne peut succéder qu’une société communiste, il n’y a pas plus lieu de se battre pour l’avènement de celle-ci que pour le prochain lever du soleil. L’argument est banal et peut sonner vulgaire : il est irréfutable. Une activité technique peut se contenter du « pouvoir-être-autrement » (comme dirait Aristote) de ce qui est dans ses déterminations « secondes » ou « accidentelles » ; mais une action véritable, une praxis, implique le pouvoir-être-autrement de ce qui est dans sa profondeur, comme signification et comme valeur – et bien entendu aussi le vouloir-être-autrement.

A partir du moment où l’on s’aperçoit que l’histoire (pas plus d’ailleurs que quoi que ce soit d’autre) ne peut être pensée moyennant la vue traditionnelle suivant laquelle être signifie être déterminé ; à partir du moment, plus particulièrement, où l’on saisit l’histoire comme création et la société comme toujours à la fois instituante et instituée (la société ne peut exister et fonctionner que comme société instituée – mais cette institution est sa propre création) ; à partir donc du moment où l’on voit l’histoire comme cette autocréation, auto-institution incessante de la société, on est d’abord amené à répudier radicalement la conception héritée du sens de : être (et cela s’étend immédiatement d’ailleurs à tous les domaines, au-delà du social historique) ; et aussi, à dégager complètement le problème politique et la politique du cadre dans lequel ils étaient traditionnellement pensés. La politique devient une composante de l’auto-institution de la société, la composante correspondant à un faire lucide, élucidé autant qu’il est possible, qui vise l’institution de la société comme telle. Non pas la Présidence du Conseil municipal ou de la République, ou le changement de telle loi particulière – mais l’institution globale de la société.

...au savoir réaliste

Paul THIBAUD : Justement ce « faire élucidé autant qu’il est possible » pose la question de ce que vous dites concernant la révolution. Dans la mentalité commune, l’idée de révolution est liée à celle de totalité. Révolutionner, c’est tout changer, c’est le contraire de l’empirisme qui prend les choses bout par bout. Et vous venez nous dire : l’idée que l’on puisse posséder la totalité est contre-révolutionnaire. C’est un renversement, et ce renversement fait peut-être difficulté. Vous mettez à bas la prétendue science marxiste de la révolution, mais cette science est postérieure à la révolution comme fait, à la passion révolutionnaire que 1789 semble avoir introduite dans notre histoire. Vous semblez dire dans votre livre, à propos des stalinismes, que c’est à partir d’une représentation intellectuelle fausse, prétentieuse, que s’est développée une pratique révolutionnaire déviée. Mais le rapport n’est-il pas principalement dans l’autre sens ? N’est-ce pas la révolution comme acte qui engendre un type de représentation, un désir de se placer en position de surplomb, de pouvoir dire d’un coup ce qu’il en est du sort de l’humanité et du monde ?

Cornelius CASTORIADIS : C’est là une objection qui m’est souvent adressée : une fois tout l’itinéraire parcouru, continuer à se réclamer de la révolution, ce serait se réclamer de la totalité, d’un savoir de cette totalité, d’une possession de ce savoir ; ou bien, postuler une transparence de la société post-révolutionnaire pour elle-même, ou un « savoir » de la société sur sa propre institution. Ce qui m’amuse, c’est que d’abord j’ai été le premier, sauf erreur, à critiquer l’idée de la société post-révolutionnaire comme « transparente pour elle-même » et à dénoncer ce que j’ai appelé l’acception mythique du communisme chez Marx (en 1964-65 ; v. L’institution imaginaire..., pp. 151-157) ; et que, deuxièmement, j’ai longuement répondu d’avance à ce type d’objections (ib., pp. 97-108, 117-124, 130-138), mais que je n’ai jamais vu de réfutation, de discussion ou de simple prise en compte de cette réponse. Tout se passe comme si les critiques ne voulaient rien entendre d’autre que ce syllogisme qui bourdonne dans leurs oreilles : la révolution vise la transparence de la société ; une société transparente est impossible ; donc, la révolution est impossible (ou n’est possible que comme totalitarisme). Mais qu’est-ce que cela traduit d’autre que leur propre obsession de la transparence, de la totalité, du savoir absolu, etc.? Ou, en termes plus « objectifs », leur complet emprisonnement dans les antinomies illusoires que produit ici la philosophie spéculative de par sa méconnaissance radicale du faire, de son terrain et de ses exigences propres ?

L’exigence de se faire à chaque instant une représentation aussi élaborée et élucidée que possible de ce que l’on fait et du pourquoi on le fait est une composante inéliminable de toute action humaine. Je ne peux pas agir sans ce besoin permanent de me représenter ce que je vise, les motifs pour lesquels je le vise, les voies qui peuvent m’y mener. Mais je ne peux pas agir non plus si je m’asservis à une représentation forgée une fois pour toutes de ce que je vise, de mes motifs et des voies que je suivrai. Personne n’a jamais écrit un livre – sauf de mauvais professeurs écrivant de mauvais livres – en sachant d’avance exactement ce qu’il allait dire dans ce livre, et encore moins en sachant d’avance ce que voudrait finalement dire ce qu’il allait écrire. Il n’empêche que je ne peux écrire un livre qu’en me forgeant successivement, pendant tout le travail de réflexion et de composition, une représentation de ce que je veux dire, en composant des tables de matières provisoires, des plans que je déchire au fur et à mesure, etc. Or ces deux exigences (que l’attitude spéculative voit et ne peut voir que comme antinomiques, mais qui sont plus que solidaires et complémentaires) : se représenter ce que l’on vise et ne pas s’asservir à cette représentation, sont tout autant et encore plus présentes dans cette catégorie particulière de l’action qu’est la praxis – terme passablement galvaudé depuis Marx, auquel je veux donner un sens nouveau : la praxis est le faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie.

Je ne peux pas élever un enfant en me disant : il est interdit de prendre en compte la totalité de ce qu’est cet enfant – ou bien : il est impossible de la prendre en compte car l’enfant n’est pas une totalité fermée, mais une totalité ouverte. Bien sûr que l’enfant est une totalité ouverte, si l’on veut utiliser cette terminologie. Mais c’est parce qu’il est une totalité, et une totalité ouverte, qu’un vrai problème pédagogique existe. Si j’élève mon enfant, ou un enfant quelconque, c’est précisément en tant que totalité ouverte que je le vise ; c’est-à-dire en tant qu’être virtuellement (et d’ailleurs aussi effectivement) autonome. L’élever signifie l’aider le plus possible à accéder à cette autonomie et à la développer. Pour ce faire, je suis obligé de prendre en compte cet enfant tel qu’il est et qu’il se fait – ce qui interdit que je m’asservisse et que je l’asservisse à une représentation forgée une fois pour toutes de ce qu’est et de ce que doit être cet enfant, et tout enfant. Il en va de même dans la cure psychanalytique. C’est une aberration de croire qu’il y a une théorie rigoureuse de la psyché, il n’y en a pas ; c’est encore une aberration de croire qu’il y a une technique psychanalytique rigoureuse en général, il n’y en a pas. Sauf deux ou trois règles abstraites (essentiellement des consignes négatives ou d’abstention), on peut dire qu’analyste et analysant forgent ensemble, lors d’une cure donnée, la « technique » de cette cure. Et pendant la cure, l’analyste est constamment obligé de prendre en compte l’analysant comme une totalité – totalité en train de se transformer dans et par l’analyse.

L’autonomie comme but et comme moyen

Paul THIBAUD : Ceci étant, reste la question du rapport entre le type de connaissance que l’on peut avoir d’un objet (l’objet social dans ce cas) et le type d’intervention que l’on peut avoir sur cet objet. On voit par exemple Trotsky, dans son Histoire de la Révolution russe, dire : quand on a pour l’humanité d’aussi grands projets que les bolcheviques, on a droit aux moyens correspondants. Par opposition à cela, je vous vois défendant paradoxalement une sorte de sagesse révolutionnaire. Comme si, pour nous, la limite de notre savoir ne devait pas produire une limitation de notre action. Pour prendre l’exemple que vous venez d’évoquer, même si toute pédagogie doit viser la personnalité d’un enfant dans son ensemble, son action est bornée par la conscience qu’elle a de son ignorance de ce qu’est la totalité à quoi elle se réfère.

Cornelius CASTORIADIS : Je ne sais pas si je suis sage, je sais que je me veux cohérent autant que faire se peut. De quoi s’agit-il, en fin de compte, dans la conception de la révolution qui est la mienne ? De ce que les hommes prennent collectivement en main leurs propres affaires, et aussi de ce que moi, nous, nous avons à faire et nous voulons faire quelque chose pour que cela soit. Mais évidemment, ce que nous avons à faire, ce n’est pas les dresser de force pour qu’ils soient autonomes – idée qu’il suffit de formuler pour en faire éclater l’absurdité. Et quelle est la conception qui, souterrainement, sous-tend la citation de Trotsky que vous avez donnée, et tant d’autres de Lénine et de Trotsky que l’on pourrait facilement trouver ? Que le Parti dirige la marche de l’humanité vers le communisme, et donc décide des moyens ; et que ces moyens n’ont pas de rapport interne avec la « fin », laquelle est déterminée par ailleurs, par les « lois historiques », le développement des forces productives, etc. Mais pour nous, le contenu du projet révolutionnaire est que les hommes deviennent capables de prendre en main leurs propres affaires et que – ce qui est à la fois la même chose, la conséquence de la chose et une autre chose ; nous sommes, du point de vue de la logique identitaire, dans les « paradoxes » – le seul moyen pour qu’ils deviennent capables de prendre en main leurs propres affaires, c’est qu’ils les prennent en main, et cela de plus en plus.

Pierre ROSANVALLON : Je suis d’accord quand tu dis que toute pensée révolutionnaire est nécessairement iconoclaste et critique. En ce cas, il est juste de poser qu’il n’y a ni savoir absolu (fût-ce le marxisme), ni rédempteur messianique (fût-ce le prolétariat), ni salut garanti par la révolution. Ton projet, en pourfendant tous ces mythes, apparaît donc comme radicalement révolutionnaire. C’est vrai que nous ne pouvons concevoir l’histoire comme autocréation, comme auto-institution, qu’à condition de renoncer à renonciation d’un savoir absolu. Mais à partir de là, je te poserai deux questions.

Tout d’abord, je vois bien comment ta critique te fait refuser un certain nombre de politiques, comment elle opère une double dénonciation du réformisme et du totalitarisme. Mais il faut aller plus loin. Quelles sont les conditions concrètes, théoriques et pratiques, d’une véritable auto-institution de la société ? Il me semble que tu restes assez silencieux sur ce point.

Autre question : ton projet revient en fait à faire émigrer la politique du champ de l’histoire et du savoir au champ de la morale. Finalement, tu es d’abord un moraliste. Comment définirais-tu cette éthique politique, ou cette éthique tout court, sous-jacente à ta critique d’un certain idéalisme révolutionnaire ?

Cornelius CASTORIADIS : Il y a là beaucoup de questions, mais avant d’y venir je voudrais clarifier un point qui est resté en suspens dans la réponse que j’ai faite à Paul Thibaud. Qu’il soit bien compris que ce que je dis sur les voies par lesquelles peut passer aujourd’hui une politique révolutionnaire ne relève absolument pas d’une tolérance pédagogique. Ce n’est pas parce que les gens « apprendront mieux » s’ils trouvent eux-mêmes la solution du problème qu’on n’essaie pas de leur imposer quelque chose. C’est parce que seuls eux peuvent inventer, créer une solution du problème que personne aujourd’hui ne peut soupçonner. C’est cela que signifie aussi reconnaître la créativité de l’histoire.

L’interrogation illimitée

J’en viens maintenant à tes questions. Je ne tiens pas spécialement à l’iconoclasme en tant que tel, je suis loin d’être un inconditionnel de l’iconoclasme, c’est-à-dire de casser pour casser. Qu’est-ce qui se passe actuellement, quel est l’infâme salmigondis qui est à la mode à Paris depuis des années ? A tous les coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu’au Bois de Boulogne, on fait de l’iconoclasme. Et évidemment, on fait de l’iconoclasme de l’iconoclasme précédent, et la surenchère de l’iconoclasme, etc. Le résultat final est la nullité, le vide total du « discours subversif » contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique « de gauche ». Il ne s’agit pas de cela. Nous avons devant nous un certain nombre de créations historiques de l’humanité, nous vivons dans, parmi et par elles. La question est de savoir ce qu’elles signifient pour nous et ce que nous voulons en faire. Certaines de ces créations remontent à la constitution même d’une société humaine ou sont, comme on voudra dire, consubstantielles à l’institution de la société.

Pour prendre un exemple massif, ce que j’appelle la logique identitaire doit être là dès que la société s’institue et pour qu’elle puisse s’instituer. Quelle que soit l’emprise des significations mythiques et magiques sur une société archaïque, cette société ne peut pas être « mythique » et « magique » si deux et deux n’y font pas quatre ; et lorsqu’ils font cinq, ils ne le font que sous certaines conditions. Truisme, mais disons-le puisqu’on m’a dit que je conçois la révolution comme une table rase absolue, coupure totale avec le passé : la révolution ne supprimera pas l’arithmétique, elle la mettra à sa place.

Deuxième exemple, dans le prolongement du premier : comme j’ai essayé de le montrer, la logique identitaire devient universellement dominante avec la naissance de la philosophie et de la pensée théorique comme telle. Dans celle-ci, immense création historique qui marque une rupture radicale entre son avant et son après, l’émergence de l’interrogation illimitée signifie une rupture avec l’univers mythique, une recherche ouverte de la signification que le mythe avait pour fonction de clore en la satisfaisant une fois pour toutes. Mais cette recherche se fait dans l’horizon, par les moyens, sous les normes de la logique identitaire. Aussitôt née, la pensée devient Raison. Cette Raison, il ne s’agit pas de la casser pour la casser, ni de la casser simplement parce qu’elle est là. Il s’agit de comprendre, d’abord, d’où elle vient et où, potentiellement, elle va – c’est-à-dire où elle peut nous mener ; donc, d’élucider en premier lieu ses origines et sa fonction. Mais cela ne suffit pas, on n’en a pas fini avec une idée en disant simplement : elle vient de là, et aujourd’hui elle sert à cela. « Origine » et « fonction » n’épuisent pas la signification. Les « généalogies », les « archéologies » et les « déconstructions », si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. Ainsi, aujourd’hui, il s’agit de mettre à sa place l’univers « théorique » créé par les vingt-cinq siècles précédents (et qu’ils ont voulu mettre à la place de l’univers tout court), en montrant à la fois sa validité et les limites de cette validité.

Aussi, dans le domaine qui nous intéresse plus particulièrement, il ne s’agit pas pour moi d’iconoclasme en général. Il s’agit de montrer que, dans leur contenu, les idées et les idéologies qui actuellement prévalent et se prétendent révolutionnaires sont, d’abord, erronées, inconsistantes, incohérentes. Et, en deuxième lieu, qu’elles participent du monde qu’elles prétendent combattre. Ainsi, j’ai essayé depuis longtemps de montrer que le marxisme reste prisonnier de l’idéologie capitaliste et, au-delà, de toute l’ontologie gréco-occidentale. Mais cette démonstration n’a de sens, à mes yeux, que parce que j’essaie de montrer les limites de cette ontologie. (De même qu’il ne me suffit pas, et qu’il ne suffit pas, de montrer que Marx partage les postulats essentiels de l’économie politique bourgeoise : il faut encore montrer que ces postulats ne conduisent pas à la constitution d’un « savoir économique » – pas plus qu’aucun autre groupe de postulats d’ailleurs.)

Le projet révolutionnaire...

Nous restons alors avec une tâche encore plus grande, Et cela déjà apparaît, lorsque je parle de « mettre en place ». Mettre en place dans quoi, à quelle place, moyennant quoi ? Mettre en place dans un nouveau monde social-historique, qui est, en partie, en train de se créer, et, en partie, à créer. Pour cela, ce que tu appelles « éthique » ne suffit pas. Je ne récuse nullement le terme, au contraire ; tout ce qui se passe aujourd’hui m’inciterait plutôt à le revendiquer très haut. Le problème éthique n’est ni supprimé actuellement, ni subsumé sous le problème politique, comme le pensait le bolchevisme et même le marxisme. Il reste inéliminable : non seulement dans notre vie « privée », mais dans notre vie politique. Pour celui qui adhère, dans une certaine lucidité, à un projet politique révolutionnaire, il y a toujours une base, une source « subjective » de cette adhésion qui est éthique au sens suivant : qu’il se considère comme responsable de ce qu’il veut et de ce qu’il fait, et qu’il essaie de vouloir et de faire dans la plus grande lucidité dont il soit capable.

Mais dans la politique, il s’agit de beaucoup plus ; et, je pense, c’est ce que tu vises en parlant de travail collectif et de conditions pratiques et sociales d’une révolution. Ce que nous choisissons comme individus qui, saisis par l’exigence éthique (ne pas faire n’importe quoi), adhérons à un projet politique, ne vise pas notre vie « privée » et surtout n’est pas et ne peut pas être notre pure création personnelle. Nous n’inventons pas, ex nihilo, le projet révolutionnaire ; celui-ci naît (pour ne pas remonter plus loin) dans la société occidentale depuis environ deux siècles. Cette société, depuis la Révolution française et les premiers mouvements (à peu près contemporains de celle-ci) des ouvriers anglais est caractérisée par une crise ; non pas une crise conjoncturelle, ou une crise économique, mais par une scission interne, par un conflit moyennant lequel une des parties constitutives de la société, en l’occurrence les ouvriers, et notamment les ouvriers anglais, sont amenés non simplement à défendre leur position « économique », mais à poser, trente ou quarante ans avant les premiers écrits de Marx, le projet d’une autre société et à en donner des formulations qui restent encore aujourd’hui pour nous, en un sens, presque indépassables.

... dans la société capitaliste occidentale

Or cette société, la société capitaliste occidentale, qui depuis deux siècles se « développe » à un point extraordinaire et réalise une croissance économique sans précédent et un « progrès technique » plus grand que celui des millénaires antérieurs, reste toujours marquée par cette crise. Crise qui n’est qu’un autre nom de son conflit interne : il n’y a pas de « crise objective », une société ne pourrit pas comme une poutre, il n’y a crise que dans la mesure où il y a conflit, lutte, contestation interne. Le terme de contestation, au sens fort que je lui ai donné depuis 1960, signifie la non-acceptation par un nombre considérable de gens, d’hommes et de femmes, de jeunes et maintenant d’enfants, du mode d’organisation et de vie, des valeurs, des normes et des finalités de la société où ils vivent. Pendant longtemps, la forme prédominante de cette contestation a été les luttes ouvrières, son porteur a été la -plupart du temps le prolétariat industriel.

Il n’en est plus ainsi, depuis quelques dizaines d’années, dans les pays de capitalisme développé. Mais cela ne signifie pas, comme on a voulu le dire, que la classe ouvrière a été intégrée sans reste dans le système. La contestation du système par les ouvriers continue sous la forme de la lutte dans et autour de la production (forme qui a toujours été, à mes yeux, beaucoup plus importante que celle des revendications « économiques »), concernant les conditions, les méthodes, les modalités du travail, lutte qui se déroule constamment dans l’entreprise et pose constamment la question : qui est le maître ici, qui domine effectivement le processus de travail ? Le maître est, en un sens, la direction capitaliste bureaucratique de l’entreprise, mais cette maîtrise est constamment contestée par les travailleurs.

À cette contestation sont venues s’en ajouter d’autres, tout autant sinon encore plus importantes (tout le monde le sait maintenant, mais ne le savait pas en 1960 par exemple). Ainsi, le mouvement des femmes. Par ce terme je n’entends pas le Women’s Lib, le M.L.F., etc., mais quelque chose de beaucoup plus profond, et qui vient de beaucoup plus loin. Depuis, disons, 1880, des bonnes femmes inconnues, anonymes, dans les pays occidentaux, commencent un travail de taupe : le jour, la nuit, à table, dans le lit conjugal, par rapport aux enfants, en transgressant les tabous sexuels, en entrant dans les professions prétendument « masculines », etc. Or cela conduit à la situation actuelle, à une transformation incroyable de la « condition féminine » (donc aussi, automatiquement, de la « condition masculine »), dont la profondeur et les effets restent absolument incalculables. Nous sommes en train de voir et de vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la crise de la société capitaliste puisque ce qui est virtuellement détruit, c’est quelque chose – la définition de la « condition féminine », peut-être l’idée même d’une « condition féminine » – qui est antérieur à la constitution des sociétés dites « historiques ». Transformation qui, d’ailleurs, révèle, d’autres aspects de la crise de la société en même temps qu’elle contribue à l’approfondir. Il ne peut pas y avoir de société où il n’y ait pas un certain type de « famille » ; « famille » au sens où, à la limite, même les usines à embryons dans Le meilleur des mondes de Huxley sont des « familles », des formes réglées de fabrication de nouveaux individus sociaux. Or, moyennant aussi le mouvement des femmes, nous assistons actuellement à une décomposition croissante de cette forme réglée, qui va de pair d’ailleurs avec la disparition de toute une série d’autres repères et pôles de référence des individus des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut en dire autant des mouvements des jeunes, et même de l’évolution des enfants.

La visée centrale

Or, dans tous ces mouvements de contestation, je prétends trouver, ou reconnaître, une unité de signification, ou mieux une relation interne des significations qu’ils portent : la visée d’autonomie, donc, au plan social et politique, de l’institution d’une société autonome – ce qui finalement signifie pour moi : l’auto-institution explicite de la société. Le projet révolutionnaire, c’est cela même – et, au sens que nous venons de discuter, c’est une création historique que nous trouvons déjà là, devant nous.

La discussion reste ouverte. Mais une objection n’est pas recevable, celle qui dit : « Mais c’est vous qui trouvez à tout cela une signification, une unité ou une relation interne de signification. » Oui, c’est moi ; de même, c’est vous – et c’est là une affirmation également lourde – qui dites : « Non, tout cela est privé de signification. » Certes, je procède à une telle interprétation de l’histoire contemporaine – de même que procède à une interprétation le sociologue réactionnaire ou conservateur qui ne voit partout que l’échec des mouvements ouvriers et considère ceux-ci comme des « ratés » du système capitaliste avant qu’il n’arrive à sa pleine maturité. Et cette dernière interprétation procède bien entendu, elle aussi, d’une volonté politique, elle n’a rien de « purement sociologique » et « scientifique ». En aucun domaine, même pas de la « pure » philosophie, il n’y a d’interprétation qui ne soit liée à un projet et à une volonté. L’idée d’une « pure interprétation » est encore une des mystifications par lesquelles l’époque contemporaine essaie de se masquer sa fuite éperdue devant la question de la vérité et de la volonté. On « interprète » interminablement Marx, Freud, les philosophes classiques, etc. pour ne pas avoir à affronter la question : dans quelle mesure ce que Marx, Freud, etc. ont dit est-il vrai, et dans quelle mesure est-ce pertinent pour nous aujourd’hui ?

Je fais l’interprétation que je fais de l’histoire du monde occidental et du monde tout court depuis deux siècles au mieux de mon savoir, de mes capacités, de mes possibilités de déjouer les innombrables pièges que les choses et moi-même nous me dressons dans cette recherche. Mais je la fais aussi en fonction d’une volonté politique, qui a pour corrélat, hors de moi, un projet révolutionnaire que je n’invente pas, qui est incarné, créé dans et par l’histoire effective. Certes la conception que j’ai de ce projet est le co-résultat de mon interprétation, de mon élucidation ; mais personne ne peut effacer le fait que des hommes se sont levés pour hurler « vivre en travaillant ou mourir en combattant », pour chanter « ni Dieu, ni César, ni tribun ». Le projet révolutionnaire est là dans l’histoire effective, il parle, il se parle puisque ce n’est pas une « tendance objective » mais une manifestation de l’activité des hommes qui ne peut exister que si elle est, a un certain degré, consciente et qu’elle se donne sa formulation. Tout au plus quelqu’un peut-il dire que l’idée et la visée qui sous-tendent le « ni Dieu, ni César, ni tribun » sont absurdes ou utopiques ; mais c’est lui qui le dit, il choisit de le dire (car il ne pourrait jamais le démontrer), il est responsable de ce choix – et la question reste toujours : pourquoi le dit-il, que veut-il ?

Tout cela renvoie à ce que j’appelle le cercle de la praxis. Ce cercle peut être défini, comme tout cercle qui se respecte en géométrie plane, par trois points non co-linéaires. Il y a une lutte et une contestation dans la société ; il y a l’interprétation et l’élucidation de cette lutte ; il y a la visée et la volonté politiques de celui qui élucide et interprète. Chacun de ces points renvoie à l’autre, ils sont tous les trois absolument, solidaires. (Je dis bien élucidation, et non pas théorie : il n’y a pas de « théorie politique » au sens strict et, en tout état de cause, la théorie n’est qu’un cas particulier de l’élucidation.)

Je ne sais pas si j’ai vraiment répondu à tes questions.

Sauvages et civilisateurs

Pierre ROSANVALLON : Tu insistes avec raison sur le fait que tu n’es pas l’ « inventeur » de ce projet révolutionnaire. Il suffit en effet pour cela de se référer à ce qu’a été le mouvement ouvrier au XIXe siècle, mouvement d’ailleurs souvent différent de l’interprétation que l’on en donne aujourd’hui. C’est vrai que le mouvement ouvrier a d’abord été marqué par un refus des médiations politiques, se définissant comme volonté d’auto-émancipation à travers le développement de thèmes comme celui de l’association. On pourrait évidemment décrire beaucoup plus précisément ce projet. Mais l’important n’est pas là, à ce point de la discussion. Ce qui compte, c’est que ce projet, tout entier contenu dans une pratique que je qualifierai de sauvage, n’a cessé de rencontrer des civilisateurs, des gens qui ont voulu le doter de théories, d’idéologies, de tâches à accomplir, de moyens d’organisation à mettre en œuvre. Le civiliser, c’était lui donner l’horizon de son pouvoir, de son savoir, de son devenir ; en un mot, c’était en faire un agent historique.

Or toi, tu estimes justement que ce mouvement de civilisation a étouffé le projet révolutionnaire du mouvement ouvrier. Soit. Mais la question demeure : quelles sont les conditions qui permettent à ce mouvement sauvage d’être véritablement autocréateur et constructif, de se dépasser en tant que mouvement de protestation et de refus, en tant que simple manifestation d’une espérance ? Pour être plus précis, comment passer de la révolte à la révolution, de la contestation à la transformation de la société ?

Je te pose ces questions car, à t’entendre et à te lire, j’ai parfois le sentiment que tu rêves d’un mouvement social pur, qui resterait sauvage, préservé de toute médiation ; comme si toute institutionnalisation contenait déjà en germe une trahison du projet révolutionnaire. Est-il possible de penser une auto-institution qui réglerait le problème en développant les effets d’une pure liberté ?

Olivier MONGIN : N’est-il pas possible de prendre la question de Pierre à rebours ? En effet, si l’on se réfère à un mode traditionnel de réflexion politique qui consiste à s’interroger sur les rapports de l’État à la société, de la société politique à la société civile, sur le rôle de l’institution, on est surpris que vous en fassiez l’économie dans votre ouvrage. Pourriez-vous justement apporter des précisions quant à ce type de questions ? Cela serait susceptible de nous aider à mieux percevoir les conditions de possibilité d’une société auto-instituée. L’État n’est-il pas amené à disparaître d’une société auto-instituée, par exemple ? Toute représentation politique également ?

Cornelius CASTORIADIS : Oui, certainement. Là-dessus, pour l’instant, je ne veux pas ajouter grand-chose à ce qui a été mis en avant dès le départ par le mouvement de contestation révolutionnaire dans la société moderne. Des textes d’ouvriers anonymes anglais de 1818 ou 1820 affirment expressément que les associations de producteurs doivent remplacer l’État et que la société n’a besoin d’aucun autre gouvernement que ces associations elles-mêmes. Et cela reste pour moi un élément absolument essentiel de l’idée d’une société autonome et qui s’auto-institue explicitement, à savoir la nécessité de supprimer l’État, le monopole légal de la violence entre les mains d’un appareil séparé de la société. Certes, des conséquences importantes et des problèmes profonds en résultent, auxquels nous pourrons peut-être revenir.

Pour en venir aux questions de Rosanvallon, je pense que nous serions, toi et moi, d’accord pour dire que les choses les plus profondes, les plus importantes, les plus durables n’ont pas été dites par les « civilisateurs », mais par les « sauvages » qui sont soudain sortis du fond de la société.
L’exemple qui m’importe le plus est celui de la création de nouvelles formes institutionnelles. Il faut que les ouvriers parisiens fassent la Commune, Marx déconseillant au départ une insurrection de Paris, pour qu’après coup Marx puisse venir déclarer que la Commune était la « forme enfin trouvée » de la dictature du prolétariat. Il faut que le peuple russe crée les Soviets en 1905 pour que Lénine, au départ opposé aux Soviets, vienne après coup reconnaître leur importance, ou plutôt la méconnaître parce que, pour commencer, il n’y voit que des instruments de lutte, ce n’est que plus tard qu’il y verra aussi des formes de pouvoir. Après 1917, il faut que les ouvriers russes, déçus des Soviets, refluent vers les comités de fabrique et se mettent, contre les directives de Lénine, à exproprier les capitalistes, pour que Lénine produise enfin, l’été 1918, le décret d’expropriation. En Hongrie, en 1956, personne n’a « enseigné » quoi que ce soit aux gens ; les intellectuels, les étudiants, les écrivains, les gens du théâtre se sont mis en mouvement, les ouvriers ont formé des Conseils d’usine. Toutes ces formes n’ont été ni prédites, ni déduites d’une théorie quelconque ; elles ont été créées par les gens, dans et par leur lutte.
Certes, la création de ces formes institutionnelles ne résout pas tous les problèmes d’une société post-révolutionnaire. Des questions immenses s’ouvrent, concernant par exemple la coordination de l’activité des Conseils, les sphères de la vie sociale autres que la production, etc. Nous pouvons avoir des idées sur des sujets, nous devons même en avoir et nous devons les exprimer ; j’ai essayé de le faire (dans « Sur le contenu du socialisme », en 1957), pour les points qui me paraissaient les plus importants, les plus immédiatement critiques, dans l’organisation d’une société post-révolutionnaire pendant ses premiers pas. Mais ce serait méconnaître le sens le plus profond de ce que nous disons, si nous pensions que nous pouvons trouver maintenant la réponse. Notre rôle n’est pas de nous poser comme les « civilisateurs » qui détiendraient la réponse, mais d’abord de détruire l’idée du civilisateur, et l’emprise de cette idée auprès des prétendus non-civilisés ou sauvages. Il s’agit de montrer aux gens qu’eux seuls détiennent une réponse possible, qu’eux seuls peuvent l’inventer, que toutes les possibilités et les capacités d’organisation de la société se trouvent en eux-mêmes. Il s’agit de montrer la somme d’absurdités et de fallaces sur lesquelles s’appuient toutes les justifications du système actuel et de tout système hiérarchique-bureaucratique. Il s’agit de détruire l’idée que le système est tout-puissant et omniscient, et la tenace illusion que ceux qui gouvernent « savent » et « sont capables » – au moment où est quotidiennement démontrée leur imbécillité organique, ce que j’ai appelé depuis longtemps leur imbécillité de fonction (comme on dit : appartement de fonction). Il s’agit aussi de montrer qu’il n’y a aucune institution-miracle, que toute institution ne vaut que par ce que les gens en font – mais qu’il y a des institutions « anti-miracle » ; par exemple, que toute forme politique de représentation fixe, rigide, stable, séparée devient irrésistiblement une forme d’aliénation politique, le pouvoir passant des représentés aux représentants. La forme de la révolution et de la société post-révolutionnaire n’est pas une institution ou une organisation données une fois pour toutes, mais l’activité d’auto-organisation, d’auto-institution.

Révolte ou auto-institution

Olivier MONGIN : A vous entendre, j’ai l’impression que le terme de révolte serait plus éclairant que le terme de révolution. N’êtes-vous pas amené progressivement à substituer le terme de révolte à celui de révolution ? Une société qui s’auto-instituerait en permanence, ne serait-ce pas une société qui se révolterait en permanence, d’une façon indéfinie ?

Cornelius CASTORIADIS : Je récuse absolument l’idée qu’il ne peut jamais y avoir qu’une série de révoltes. Il y a eu et il y aura certes encore une foule de révoltes, mais il y a eu aussi dans la période moderne, une série de révolutions : 89, 48, la Commune, 1917, 1919, 1936-37, 1956, etc. Je ne vois pas au nom de quoi on les escamoterait. Il y a des moments où la masse des gens non seulement « se révolte » contre l’ancien ordre, mais veut modifier les institutions sociales de fond en comble (« from top to bottom », disent des textes d’ouvriers anglais des débuts du XIXe siècle). Ce sont des révolutions, parce que les gens sont animés par une volonté et une visée globales. Cette visée globale nous ne pouvons l’abandonner sans tomber dans l’incohérence.

Comme le réformisme, le « révoltisme » ou bien est totalement incohérent, ou bien est d’une secrète mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui pense et essaie de faire quelque chose relativement à la société, ne peut jamais proposer ou prendre une disposition sans s’interroger sur les répercussions que cette disposition pourra avoir sur les autres parties du système. Considérons un politicien conservateur. La mesure la plus partielle qu’il prend, il ne peut la prendre sans se demander : si je fais cela sur tel point particulier, que va-t-il se passer ailleurs ? S’il ne se pose pas cette question, ou s’il y répond mal, il contribue non pas à la conservation mais à la ruine du système (et c’est ce qui se passe, comme j’ai essayé de le montrer, presque nécessairement sous le capitalisme bureaucratique moderne). De même pour un politicien réformiste : s’il veut introduire des réformes « sérieuses », elles doivent être cohérentes entre elles et avec ce qui n’est pas « réformé » (voir, pour une illustration massive du contraire, Allende). La société est totalité, et cette totalité punit ceux qui ne veulent pas la voir comme elle.

Ainsi aussi pour le « révoltiste » : ou bien il est incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui refuse de s’avouer tel, c’est-à-dire nourrit le secret espoir qu’un jour toutes ces révoltes pourront quelque part se sommer, se cumuler, s’additionner en une transformation radicale. Allons plus loin, puisqu’aussi bien le « révoltisme » semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le « fondement » philosophique ? C’est une thèse sur l’essence du social. Le père le plus proche de nous de cette thèse, c’est Merleau-Ponty, qui écrivait, dans Les Aventures de la dialectique : le marxisme commet l’erreur d’imputer l’aliénation au contenu de l’histoire, tandis qu’elle appartient à sa structure (je cite de mémoire). Donc, thèse : toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) J’ai longuement, quoique indirectement, discuté cette thèse dans L’Institution imaginaire... (Chapitre II), je ne veux m’arrêter ici que sur deux points :

D’abord, qu’entend-on par « aliénation » ? Cela s’éclaire lorsqu’on se rappelle l’autre formule de Merleau-Ponty : « Il y a comme un maléfice de l’existence à plusieurs. » Comme, en dehors des phantasmes d’une philosophie égologique (dont Merleau-Ponty se révèle ici prisonnier), il n’y a pas d’existence autre qu’à plusieurs, la phrase équivaut à : il y a comme un maléfice de l’existence, point. Idée privée de sens. Notons en passant le clivage de la pensée de Merleau-Ponty à cet égard (en apparence étrange, mais en vérité nécessaire : l’occultation du social-historique est condition de possibilité de la pensée héritée). Pour Merleau-Ponty, l’idée que je serais « emprisonné dans mon corps », que la corporéité serait synonyme d’esclavage ou d’aliénation, est absurde, mon corps ne me « limite » pas, il est ouverture et accès au monde. Et cela est évident. Or, je suis un être social-historique, à cet égard, comme je suis « corporel » : la dimension sociale et historique de mon être n’en est pas une « limitation », elle en est le sol même – à partir duquel seulement des « limitations » peuvent apparaître ou ne pas apparaître. L’existence de « plusieurs » autres, et d’une indéfinité d’autres, et de l’institution dans et par laquelle seulement ils peuvent être, comme moi n’est pas « maléfice », elle est ce à partir de quoi je suis fait moi-même et j’existe. Or cela Merleau-Ponty à la fois le voit (c’est éclatant lorsqu’il s’agit du langage, mais pas seulement dans ce cas) et il ne peut/veut pas le voir dans ses conséquences ultimes, et surtout lorsqu’il s’agit de la politique (de même qu’il voit que faire, un enfant ou un métier, n’a rien à voir avec le savoir absolu sans être pour autant une activité aveugle – et qu’il continue implicitement à soumettre la politique révolutionnaire à l’exigence d’un savoir absolu).

Ensuite, si l’aliénation appartient à la structure de l’histoire, elle ne peut pas comporter de plus et de moins. À partir de quoi et moyennant quoi, alors, pourrait-on préférer telle forme de société à telle autre ?

Paul THIBAUD : On a l’impression, dans votre livre, que vous parlez à deux niveaux. A un niveau ontologique, votre propos est de montrer que l’homme fait sa propre histoire et en particulier qu’il est capable de Créer du nouveau, vous dites même que la pensée qu’il se crée du nouveau dans l’histoire est une idée elle-même nouvelle. Tout cela, au fond, pourrait très bien se lire dans un cadre non révolutionnaire ; c’est la simple affirmation qu’il se passe quelque chose. Mais d’autres parties de votre livre concernent non plus l’histoire humaine en général, mais la conjoncture extrêmement particulière que nous vivons : nous serions à l’orée de la seule et unique révolution de l’histoire de l’humanité, en définitive celle de l’auto-institution de la société, de la sortie des garants métaphysiques, traditionnels, institutionnels, sous lesquels les sociétés ont vécu. Nous serions à un point absolument névralgique de l’histoire, à une échéance.

Cornelius CASTORIADIS : Échéance n’est pas le mot. Il y a une exigence, non pas intemporelle, mais historique.

Paul THIBAUD : Mais cette articulation entre votre réflexion ontologique et votre pensée historique suscite des soupçons ; ça va trop bien ensemble : non seulement nous pouvons faire quelque chose, mais nous avons à faire des actions sans précédent. Notre désir et notre situation seraient encore une fois parfaitement d’accord ; cette confluence est quand même un peu miraculeuse. Elle vous convient trop bien, et peut-être convient-elle aussi trop bien à ceux qui vous lisent.

Cornelius CASTORIADIS : Si confluence il y a, ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas moi qui la fais être. Ou bien ce que je dis est totalement faux, et ce n’est pas la peine d’en parler, ou bien dans ce que je dis il y a quelque chose de vrai, et cela veut dire : quelque chose qui dépasse le simple agencement de mon discours et établit un certain rapport entre ce discours et ce qui est. Or ce qui est, je n’ai pas le pouvoir de le faire être à la convenance de mon discours. Ce n’est pas moi qui ai fait que l’histoire soit création, ou qu’il existe, depuis deux siècles, un projet révolutionnaire. Or ce que vous appelez miraculeux, ce n’est pas un hasard — bien que les termes de hasard et de non-hasard soient ici privés de sens. La discussion que nous tenons ce soir, en 1976, la tenons-nous « par hasard », ou « non par hasard » ? C’est « hasard » si les uns et les autres nous nous trouvons exister en 1976 ; mais aussi, cette discussion n’aurait pas pu se tenir en 1676 — et c’est cela aussi que signifie notre historicité.

Qu’est-ce qui m’a conduit aux idées formulées dans mon livre, et particulièrement à voir l’histoire comme création ? Centralement, quoique non exclusivement, l’incompatibilité radicale entre le projet révolutionnaire tel qu’il s’était manifesté et concrétisé historiquement depuis deux siècles, et l’idée de l’histoire comme un processus déterminé (que cette « détermination » conduise à l’inéluctabilité du communisme, ou à la pérennité de l’aliénation, est absolument indifférent à cet égard). C’était une question absolument vitale et actuelle – qui en même temps conduit au-delà de l’ « actuel » étroit et m’a obligé à remonter jusqu’au Timée de Platon et à dire : en un sens, tout commence avec une certaine conception du temps, du temps comme pure répétition.

Ce que vous appelez coïncidence miraculeuse était déjà en germe dans la problématique révolutionnaire de l’époque. Aussi longtemps que l’on reste sur le terrain spéculatif- comme y restent le marxisme et Marx lui-même dans ce que j’ai appelé le deuxième élément de sa pensée, l’élément conservateur-théoriciste – la pensée et la volonté politiques révolutionnaires se trouvent coincées entre ces deux idées absolument antinomiques et irréconciliables : l’idée d’une détermination de la société et de l’histoire, et l’idée d’une révolution créatrice de nouvelles formes de vie sociale. Cette antinomie, il fallait la casser. Or, la casser conduisait à voir l’histoire comme création – idée qui, une fois énoncée, apparaît dans son évidence aveuglante, presque dans sa banalité. On est alors amené à se demander pourquoi cette évidence aveuglante n’a pas été « vue » auparavant ? C’est le revers de la question que vous me posez, et c’est la même question. C’est aussi, en un sens, la même réponse : la vue de l’histoire comme répétition déterminée est profondément tissée avec les nécessités de l’institution de la société telle qu’elle a existé jusqu’ici : la « stabilité » de cette institution, au sens le plus profond, « exigeait » presque que l’on ne puisse pas voir l’histoire comme création essentielle. L’ « étonnant », si vous voulez, consiste dans l’émergence historique du projet révolutionnaire ; mais non pas dans le fait que le développement de ce projet conduise enfin à voir dans l’idée de la détermination de l’histoire (détermination « technique », transcendante, logique ou comme on voudra) un ingrédient essentiel de l’institution de la société hétéronome que ce projet vise à détruire.
Mais peut-être votre terme de « coïncidence miraculeuse » est-il induit par un malentendu sur le mot de création, que je voudrais en tout cas dissiper. Ce mot, sous ma plume, n’a aucune connotation de valeur. Une création n’est pas forcément « bonne ». Le Goulag est une création grandiose ; comme on dit couramment, il fallait le faire ; il fallait l’inventer.

De même, dans un autre domaine, le délire psychotique est une création – et il n’y a ni à le glorifier ni à mettre au pinacle les schizophrènes, comme le font certains discours à la mode. Les sociétés Mundugumor, Kwakiutl, Bororo, etc., représentent toutes des créations historiques ; comme telles, elles ne sont ni supérieures ni inférieures aux sociétés indienne, chinoise, assyrienne, athénienne ou française. Et c’est précisément parce que toutes ces formes sociales sont des créations au même titre – la société autonome autant qu’Auschwitz – que nous sommes saisis par l’incontournable question de notre propre faire en tant que sujets politiques responsables. C’est lorsque nous avons dit que l’histoire n’est pas prédéterminée, qu’elle est le domaine de la création, que surgit pour nous pleinement la question de savoir quelle création nous voulons, vers quoi nous voulons orienter cette création. Nous, parce que nous sommes parties prenantes de la société où nous vivons, nous avons ou nous demandons le droit et l’obligation de parler et de préférer. Pourquoi ce que nous disons n’est pas délire psychotique ou lubie personnelle ? Parce qu’il se rencontre avec une foule d’autres actions et d’autres discours dans la société. Il est historiquement enraciné – ce qui ne veut pas dire asservi : nous avons la possibilité d’être révolutionnaires ou de ne pas l’être, et, si nous le sommes, de dire par exemple, si nous le pensons, que nous approuvons ou désapprouvons telle chose faite dans une révolution.

L’autre de la raison

Paul THIBAUD : Pour reprendre sous une autre forme la question d’Olivier Mongin sur l’État : L’institution imaginaire... est pleine du sentiment de la limite, en particulier de la limite de ce qu’on peut connaître par rapport à ce qui existe. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que ce livre reste quand même un livre profondément rationaliste, en ce sens que l’obscur, social ou individuel, ne semble pas y avoir de statut. Pourtant, les hommes se sont toujours donné une sorte de représentation du « noyau de nuit » qui est en eux, du mystère qu’ils sont pour eux-mêmes, individuellement et collectivement. J’ai l’impression – je fais ici allusion à ce qu’a souvent dit Claude Lefort – que si vous affirmez la possibilité d’en finir avec l’État, si vous affirmez que nous pouvons nous saisir et nous autocréer, c’est qu’il n’y a pour nous en droit ni mythes ni institutions entre nous et nous-mêmes.

Cornelius CASTORIADIS : Je ne crois pas qu’il soit équitable de dire que ce que vous appelez l’« obscur » n’a pas de statut dans ce que je pense – ou, plus exactement, qu’il n’a pas de place ; au contraire, il a une place immense, il est en un sens le fond de tout. L’expression de « statut de l’obscur » me paraît plus que contestable ; l’obscur ne serait plus l’obscur si nous pouvions le circonscrire et le doter d’un statut. Maintenant, je présume que ce que vous opposeriez à l’obscur serait une lumière de la Raison...

Paul THIBAUD : Vous avez fait un livre sur les limites de la Raison.

Cornelius CASTORIADIS : Ce n’est pas seulement un livre sur les limites de la Raison, c’est un livre qui essaie d’indiquer, de montrer, l’autre de la Raison, et d’en parler autant que faire se peut sans tomber dans la simple incohérence. J’essaie de le faire dans le domaine du social-historique, comme aussi dans le domaine de la psyché – comme je rappelle qu’essayent de le faire dans le domaine de la nature les rares, il est vrai, scientifiques contemporains qui tentent de comprendre vraiment ce que la science fait, ce qu’elle sait et ce qu’elle ne sait pas. Place immense de l’obscur, disais-je, puisque finalement il n’y a pas de pure et simple « lumière de la Raison », puisque l’obscur pénètre la Raison elle-même, puisque la Raison elle-même est « obscure » (dans son « origine », dans son pourquoi et pour-quoi, dans son comment, dans son rapport à ce qui n’est pas Raison).

La Raison n’apparaît comme non-obscure qu’aussi longtemps que l’on se borne à l’ « utiliser », sans s’interroger sur elle. Et les rapports entre la Raison et l’autre de la Raison sont éminemment obscurs. Par exemple : nous ne pouvons jamais penser en nous passant de la logique ensembliste-identitaire. Cette logique est une création social-historique. Et, à la fois, elle a un rapport avec certains aspects de ce qui est – rapport que j’appelle étayage, reprenant un terme de Freud – et elle est radicalement hétérogène avec ce qui est au-delà de ces aspects, ce que j’appelle un magma. Ce terme veut désigner le « mode d’organisation », si je peux dire, de ce qui est, qui se présente comme indéfiniment rationalisable, mais n’est pas intrinsèquement rationnel. Et qu’il soit indéfiniment rationalisable laisse encore ouverte la question de savoir s’il l’est de manière féconde, ou simplement de façon formelle et vide – comme c’est le cas, par exemple, avec les prétendues « sciences » humaines.

Changer le rapport entre le conscient et l’inconscient

Paul THIBAUD : Je voudrais préciser le domaine de la question : comment l’auto-institution est-elle possible si l’humanité est obscure à elle-même, tout simplement ? Je vois là un hiatus, et je me demande si la permanence de l’État n’est pas liée à ce décalage entre nous et notre propre action.

Cornelius CASTORIADIS : Commençons par un « exemple ». La psyché est essentiellement a-rationnelle ; elle est imagination radicale. Le « rationnel », chez l’individu, est le résultat de sa fabrication sociale, à partir de l’institution sociale de la langue, de la logique, de la réalité, etc. et de leur imposition à l’individu. Certes, cela implique que cette fabrication sociale de l’individu trouve encore un étayage quelque part dans la psyché ; mais ce n’est pas cela qui nous importe pour l’instant. Or, qu’est-ce que je peux viser, dans ma vie, relativement à ce fond obscur qu’en un sens je suis éminemment ? Ou bien, que peut-on viser dans la psychanalyse d’un individu ? Non pas, certes, de supprimer ce fond obscur, mon inconscient ou son inconscient — entreprise qui, si elle n’était pas impossible, serait meurtrière ; mais d’instaurer un autre rapport entre inconscient et conscient (qui implique entre autres, comme je l’écrivais déjà en 1964, non seulement que « où était ça, je dois devenir », mais tout autant que « où je suis, ça doit surgir »). Toute la question est de savoir si l’individu a pu, par un heureux hasard ou par le type de société dans lequel il vivait, établir un tel rapport, ou s’il a pu modifier ce rapport de manière à ne pas prendre ses phantasmes pour la réalité, être tant que faire se peut lucide sur son propre désir, s’accepter comme mortel, chercher le vrai même s’il doit lui en coûter, etc. Contrairement à l’imposture prévalant actuellement, j’affirme depuis longtemps qu’il y a une différence qualitative, et non seulement de degré, entre un individu ainsi défini, et un individu psychotique ou si lourdement névrosé que l’on peut le qualifier d’aliéné, non pas au sens sociologique général, mais au sens précisément qu’il se trouve exproprié « par » lui-même « de » lui-même. Ou bien la psychanalyse est une escroquerie, ou bien elle vise précisément cette fin, une telle modification de ce rapport.

Ce n’est là qu’une analogie, mais à mes yeux elle est valide et profonde. Dans le cas de la société aussi, il serait meurtrier, si cela n’était pas impossible, de vouloir éliminer le fond obscur qui est la source de toute la vie et la création social-historique, ce que j’appelle l’imaginaire dans l’acception la plus radicale du terme, donc de viser une prétendue « transparence » de la société à elle-même, ce qui est une absurdité. Mais il n’en résulte nullement qu’il soit impossible d’établir un autre rapport entre la société et ses institutions, qui ne soit plus un rapport d’asservissement de la société à ses institutions, où la société sait que ses institutions n’ont rien de sacré, aucun fondement transcendant à la société elle-même, qu’elles sont sa propre création, qu’elle peut les reprendre et les transformer. Cela ne signifie pas, ni n’exige, qu’elle possède le savoir absolu sur l’institution, encore moins sur elle-même dans toute sa profondeur.

Paul THIBAUD : Entre une société et ses institutions, il n’y a pas un rapport d’outil ; la société investit ses institutions, elle les aime ou les déteste.

Cornelius CASTORIADIS : Mais mon rapport à mon moi conscient, ou à mon inconscient, n’est pas non plus un rapport d’outil.

Paul THIBAUD : Alors qu’est-ce que c’est qu’une société qui sait que ses institutions sont provisoires ? Est-ce que des institutions peuvent être pensées par ceux qui les mettent en place, par ceux qui les défendent, comme une chose provisoire ? Est-ce que cette adhérence de la société à ses institutions n’empêche pas un fonctionnement qui serait celui de la pure liberté ?

Cornelius CASTORIADIS : Mais il n’a jamais été question pour moi de « pure liberté », ni dans le domaine de la société, ni pour ce qui est de l’individu, l’individu.

Prenons un autre exemple. Qu’est-ce qu’une pensée relativement libre, ou ouverte, comme on voudra dire ? Est-ce la « pure liberté » de l’interrogation ? Mais la pure liberté de l’interrogation n’est plus de la pensée, ce n’est rien du tout. Chaque fois que j’ouvre une interrogation, que je mets quelque chose en question, je présuppose – ne serait-ce que provisoirement – qu’il y a des choses qui pour l’instant ne font pas question. Je ne peux pas mettre instantanément tout en question. A la limite, comme dirait mon arrière-arrière-grand-père – plus connu sous le nom de Platon – si je mets tout en question, y compris le sens des mots par lesquels je mets tout en question, je ne mets plus rien en question et il n’y a plus rien. La pensée avance dans l’interrogation en étant chaque fois obligée de maintenir provisoirement un certain nombre de choses, quitte à les remettre en question dans un deuxième mouvement. Une pensée libre ou ouverte est celle qui est dans ce mouvement ; ce n’est pas une liberté pure, un éclair qui traverse le vide, une lumière qui se propage à travers l’éther, c’est une marche qui chaque fois doit s’appuyer sur quelque chose, se repérer aussi bien sur ce qui n’est pas elle-même que sur ses « résultats » précédents – mais qui peut se retourner sur elle-même, se voir, remettre | en question ses présupposés, etc. Et tout cela, c’est ce qu’une pensée serve ne peut pas faire. C’est cet autre rapport, ce mouvement qu’il faut aussi voir dans ce que j’appelle l’auto-institution explicite de la société : ni un état défini une fois pour toutes, ni une « liberté pure », un flux absolu de tout à tout instant, mais un processus continu d’auto-organisation et d’auto-institution, la possibilité et la capacité de mettre en question les institutions et les significations instituées, de les reprendre, de les transformer, d’agir à partir de ce qui est déjà là et moyennant ce qui est déjà là, mais sans s’asservir à ce qui est déjà là.

L’oppression n’appartient pas à la structure de l’histoire

Pour ce qui est de Lefort et de sa conception du rôle de l’État, l’écart des présupposés est trop grand pour qu’on puisse en parler brièvement. Je ferai seulement deux remarques.

Pour Lefort, tel du moins que je le comprends, la société ne peut s’instituer qu’en se divisant et simultanément en « répondant » à cette division (ce qui veut dire aussi, en la recouvrant) par l’instauration de l’État ou du « pouvoir politique » séparé de la société, qui réaffirme et « re-réalise » la division au moment même où il se présente comme son effacement. Or cela est, d’abord, une vue extrêmement partielle de l’institution de la société – qui va de pair avec une dilatation trans-historique exorbitante du « politique ». La société s’institue en instituant un magma de significations imaginaires (qui dépassent de loin le « politique » : elles concernent le monde, les sexes, les fins de la vie humaine, etc.), et ce sont elles qui la tiennent ensemble, qui « animent » les institutions concrètes et s’ « incarnent » dans celles-ci, y compris dans les institutions politiques.

Deuxièmement, il y a une équivoque intolérable et fatale du terme de « division » dans ce contexte. Est-ce qu’une tribu archaïque sans État ni « pouvoir politique » proprement dit, mais comportant des clans ou des « moitiés », etc. est « divisée » au sens de Lefort, ou non ? L’articulation évidente de toute société est tirée vers le sens d’une division antagonique et asymétrique ; donc, d’une division entre un pouvoir séparé, au sens fort du terme, et un non-pouvoir – autant dire : entre oppresseurs et opprimés. Comment éviter alors la conclusion que la société ne peut jamais s’instituer que comme société d’oppression ; comme avec Merleau-Ponty l’aliénation, maintenant l’oppression appartiendrait à la « structure » de l’histoire. La question n’est pas que cette conclusion soit inacceptable pour notre cœur ; c’est qu’elle (et ses prémisses) est logiquement intenable et réellement fausse. Les sociétés sauvages dont parle Clastres par exemple (La société contre l’État) ne sont pas politiquement divisées de manière antagonique et asymétrique ; j’ajouterai que, contrairement à la vulgate marxiste, l’esclavage n’est nullement essentiel à l’existence de la cité antique, et que celle-ci a souvent su s’instituer comme démocratie directe, le pouvoir politique n’était pas séparé mais en mesô, « au milieu » comme l’ont dit Vernant et Vidal-Naquet, tout étant mis en œuvre pour qu’aucune personne ou couche particulière ne puisse se l’approprier.

Une dernière remarque, sur le point peut-être le plus important de ton intervention. Tu demandes : les hommes pourraient-ils tolérer des institutions qu’ils penseraient comme « provisoires » ? Nous avons là-dessus une certaine expérience historique, et je distinguerai à cet égard deux grandes classes de sociétés. Dans une première classe, rien, sauf des détails mineurs ou triviaux, de l’institution ne peut être remis en question explicitement ; tel est le cas de toutes les sociétés archaïques, mais aussi d’une foule de sociétés dites « historiques », comme les monarchies « asiatiques » pour lesquelles le pouvoir est proprement sacré, ou la société juive classique, où il lie saurait évidemment être question de modifier la Loi, ou les sociétés européennes médiévales. La deuxième classe représente, par rapport à la première, une rupture historique radicale ; pour moi, jusqu’à plus ample informé, cette rupture à l’origine a nom Grèce. Il s’agit de sociétés qui, « soudain », commencent à contester et à mettre en question leur propre institution, posent en actes la question : pourquoi cette loi et non pas une autre ? – ce qui a comme à la fois présupposition et conséquence, que la source de la loi, c’est nous, le peuple. Le démos athénien, ou le Senatus populusque romanus se posent explicitement comme originateurs et modificateurs possibles de la loi. Et, après une longue éclipse, cela réapparaît dans les sociétés modernes, avec les révolutions « démocratiques », qui posent explicitement que la souveraineté appartient au peuple, et qu’il ne peut y avoir de pouvoir, y compris évidemment législatif, qui n’émane de lui (que cela devienne rapidement une mystification cachant une nouvelle aliénation politique, c’est une deuxième question).

Mais, cette expérience est évidemment limitée et insuffisante. Il est évident, par exemple, que la catégorie de lois ou d’institutions que l’Ecclesia à Athènes pouvait modifier était fortement circonscrite. Il eût été inconcevable que quelqu’un introduise une proposition de loi portant : désormais, le père des dieux et des hommes n’est plus Zeus, mais X. (Encore faudrait-il ici un commentaire sur les implications de Lysistrata et de 1’Assemblée des femmes d’Aristophane.) De même, dans la vie courante des sociétés « démocratiques » modernes (mais non pas pendant les phases révolutionnaires !), la mutabilité théoriquement totale de la règle institutionnelle reste, bien entendu, fortement limitée dans la pratique. Il n’empêche que lorsque l’on considère un État laïc « démocratique » moderne – la France ou la Suède par exemple – la racine de l’acceptation par les gens des institutions existantes n’est pas la représentation de leur immutabilité nécessaire ; c’est l’idée que ce qui existe est le mieux ou le moins mal possible, que c’est le plus logique, et surtout qu’on ne pourrait pas faire autrement.

Pierre ROSANVALLON : Il y a quand même la permanence de l’identité nationale.

Cornelius CASTORIADIS : Tout à fait d’accord. Je me permets de rappeler qu’il y a, dans la première partie de l’Institution imaginaire... [p. 207-208], un passage sur la nation comme signification imaginaire et où je prie les camarades marxistes de bien vouloir dire ce qu’est la nation du point de vue marxiste, et comment ils expliquent sa permanence. Comment se fait-il que les gens continuent à se tuer en 14, en 39, en 76, en dépit de toute « réalité » et de toute « rationalité », au nom de la nation ? Problème absolument énorme.

Une partie de la réponse se trouve, à mon avis, en ceci, que l’emprise de la nation se maintient, parce que cette signification imaginaire instituée reste comme un ultime pôle identificatoire pour les individus qui forment une collectivité tant bien que mal structurée : Qui êtes-vous ? – Je suis Français. C’est, en un sens, comme le nom propre – et c’est aussi plus que le nom propre, puisque ça se présente avec un « contenu », avec une référence à une « réalité » qui est, bien entendu, mythique. C’est à la fois un vide et un trop-plein : quelle nation française ? Celle des seigneurs ou celle des serfs ? Celle qui a fait 89 ou celle qui a plébiscité les deux Napoléon ? Être Français, est-ce descendre d’un Communard tué ou déporté en Guyane, ou descendre du marquis de Gallife t ? Il y a un beau passage « politique » dans Proust, où Charlus dit à Morel : « Il y eut un temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet de chambre du Roi », et où le lâche Morel trouve le courage de lui répondre « fièrement » : « Il y en eut un autre, où mes ancêtres firent couper le cou aux vôtres. »

La signification imaginaire nation persiste comme à la fois ce vide et ce trop-plein. Mais nous ne pouvons pas escamoter le fait que cette signification a été aussi fortement mise en question dans l’histoire contemporaine. Il y a eu aussi, et ce pour la première fois dans l’histoire du monde, un internationalisme effectif, et des gens qui par centaines de milliers chantaient l’Internationale et criaient « fusillons nos généraux ».

Pierre ROSANVALLON : Mais l’histoire a prouvé qu’ils se faisaient des illusions sur leur propre compte.

Cornelius CASTORIADIS : Tout à fait d’accord, je l’ai fortement souligné et ne me lasserai pas de le souligner. Mais j’en tire aussi l’indication qu’à l’époque contemporaine nous ne pouvons considérer aucune des institutions comme établie, dans la représentation des gens, par la simple idée de la nécessité de la permanence de l’institution. Certes, tout le monde serait d’accord pour dire qu’une loi que chacun peut changer à chaque instant à sa guise n’est pas une loi, mais c’est là tout à fait autre chose.

L’État et la société politique

Pierre ROSANVALLON : Une des difficultés que nous rencontrons pour traiter cette question, c’est de n’avoir comme instruments d’analyse que les concepts d’État et de société civile. Nous sommes alors piégés pour traiter de l’identité sociale. Ces concepts ne laissent en effet qu’une alternative : soit on fait de l’État le pôle d’identité de là société (et l’on sait où cela mène à terme), soit on se cantonne dans la représentation d’une société civile hétérogène qui serait auto-suffisante, société civile véritablement introuvable dans la mesure où elle n’aurait pas les moyens de fixer les seuils d’hétérogénéité acceptables en son sein.
Comment vois-tu alors le rôle d’une société politique qui constituerait un pôle d’identité sans amener la réfraction de la société dans l’État ? Comment conçois-tu une société politique comme lieu de confrontation, de régulation, de fixation des seuils d’hétérogénéité que la société est contrainte de fixer pour ne pas périr ? Il me semble que cette question de la société politique est souvent occultée. Seul le développement d’une véritable société politique permet pourtant de penser comme non contradictoire à terme un certain dépérissement de l’État avec la recréation d’une véritable société civile.

Cornelius CASTORIADIS : D’abord, l’idée que c’est l’État qui fournit et qui seul peut fournir à la société un pôle d’identification et une représentation dans laquelle la société peut se reconnaître comme une, est une idée fausse. Il y a des collectivités qui s’instituent comme collectivités avec une référence commune autre que l’État ; référence imaginaire certes, au sens que je donne au terme imaginaire, et qui « fonde » l’identité de la collectivité, de ses membres, et en sous-tend les articulations. Digression : je soupçonne toujours derrière cette idée de l’État comme « unificateur » la conception que l’état naturel, initial de l’espèce humaine est un état de dispersion moléculaire. Et derrière cette conception, il y a encore la philosophie classique du sujet, de l’ego cogito, de la conscience autarcique. Chose étrange, même lorsque Descartes est dépassé au plan de la philosophie « pure », il est toujours là au plan de la philosophie politique dont il ne s’est guère occupé. Et les sujets cartésiens, nécessairement solipsistes, sont réunis soit par un « contrat social », soit par le coup de force de l’État qui les oblige à surmonter leur dispersion naturelle et même ontologique. Mais les individus sont toujours déjà sociaux, ils n’existent, ne peuvent exister que comme toujours déjà « unifiés » dans et par une socialité en général et une socialité concrète que l’ « État » lui-même, là où et lorsqu’il existe, présuppose. Ce qui est toujours déjà là n’est pas assemblage physique ou biologique, ni juxtaposition de monades pensantes – mais toujours collectivité instituée comme telle, instituée par référence à des significations imaginaires qu’elle pose elle-même, parmi lesquelles se trouve toujours aussi une signification imaginaire qu’elle s’impute à elle-même. Cette fonction apparaît comme remplie par le « nous » de la collectivité considérée, mais ce « nous », bien entendu, ne reste jamais simple « nous », il est « rempli » par des références spécifiées : nous qui avons tels ancêtres, nous qui croyons à tels dieux, nous qui parlons telle langue, nous qui choisissons nos épouses de telle façon, nous qui avons subi telle cérémonie initiatique, etc. Ce sont ces références, et non pas l’ « État », qui, dans une foule de sociétés, jouent le rôle de pôle unificateur. Cela ne veut évidemment pas dire qu’elles sont pour autant libres, heureuses ou des sociétés selon notre cœur ; ce n’est pas ce que nous discutons pour l’instant.

Je suis d’accord avec toi pour dire que le dilemme État-société civile est en vérité un piège, et que ce qui nous importe c’est l’instauration d’une véritable société politique ; et c’est exactement cela que j’entends par une société qui s’auto-institue explicitement. Le « nous » devient ici : nous sommes ceux qui avons comme loi de faire nos propres lois. La référence à soi de la collectivité devient alors référence à soi comme corps souverain et actif, qui n’admet pas en son sein une division ou une différenciation quant au pouvoir. Non pas qui n’admet en son sein aucune sorte de différenciation ; cela je ne l’ai jamais dit, je ne le dirai jamais, et je ne sais même pas ce que cela voudrait dire. L’idée d’une « homogénéisation » totale de la société est, en fait, l’horizon de la pensée de Marx (et cette idée s’est « concrétisée », en se renversant en son contraire, dans et par le totalitarisme stalinien). Pour nous, il ne s’agit pas de viser l’homogénéité, ni de supprimer les différences ou les altérités dans la société. Il s’agit de supprimer la hiérarchie politique, la division de la société comme division du pouvoir et du non-pouvoir. Et nous savons aussi que ce pouvoir n’est pas seulement et simplement « politique » au sens étroit ; il est aussi pouvoir sur le travail et la consommation des gens, pouvoir sur les femmes, pouvoir sur les enfants, etc. Ce que nous visons, c’est l’égalité effective sur le plan du pouvoir – et une société qui ait comme pôle de référence cette égalité. Et il est bien évident que cette idée est elle-même une création historique et une signification imaginaire ; car déjà le pouvoir et la politique ne sont pas « naturels », et que, ni « naturellement », ni autrement nous ne sommes égaux ou non égaux, nous sommes autres. Mais nous voulons être égaux pour ce qui est du pouvoir.


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