La clôture (religieuse)

vendredi 19 novembre 2010
par  LieuxCommuns

Texte radiophonique d’Abdelwahab Meddeb (auteur de « La maladie de l’Islam », Seuil, 2001), dans « Contre-prêches. Chroniques », Seuil, 2006

Soit trois remarques sous forme de rappel :

1. Une religion qui se dit ultime, porteuse du message divin définitif, scellant l’inspiration prophétique, récapitulant et rectifiant ce qui lui est antérieur, une telle religion, prise à la lettre, annule toute interrogation, tout doute, fonde une vérité absolue, sans contestation possible. Elle s’institue d’emblée comme « clôturante » et prive l’esprit humain du sens de la quête, de la recherche, de la perplexité, de l’aventure. Elle instaure la vérité de l’Unicité incontestable. Il suffit que la structure politique transporte le même principe dans son champ propre pour que l’espace du politique se trouve, à son tour, dominé par cette vérité de l’Unicité incontestable. Réduit à un tel squelette, l’Islam, religieusement et politiquement, se vit comme une perspective asséchante, stérile, ignorante du « vif » des questions, fondant un « monologisme » obsidional et agressif, sourd à tout dialogue, coupé des préalables qui ouvrent la relation entre personnes et entre peuples, entre sujets et nations.

2. Cette disposition - tout autant que les conflits enregistrés à travers l’histoire - engendre l’anti-occidentalisme. Or, fermons les yeux et imaginons l’Islam et le monde arabe dépouillés de toutes les inventions occidentales simplement dans la vie quotidienne : plus d’électricité, plus de gaz, plus de montres, de lunettes, de voitures, d’avions, de téléphones, d’ordinateurs ; il ne resterait rien pour assurer l’ordinaire de nos jours si nous persistions à refuser de reconnaître la dette occidentale qui conforte nos heures ; du seul fait de cette désertification du quotidien, que personne ne pourrait accepter, le sentiment anti-occidental est renvoyé à son incontestable illégitimité.

3. Imaginons maintenant une autre scène. Supposons une rencontre entre représentants de diverses civilisations : européenne, américaine, japonaise, chinoise, indienne, africaine, arabe musulmane. On demanderait à chacun ce que sa civilisation aurait à apporter pour le présent et l’avenir de l’humanité. Que pourrait proposer l’Arabe musulman ? Rien, sinon peut-être la mémoire soufie, comme prémisses de l’interrogation, de la perplexité présente en l’homme qui, accumulant sa science, continue pourtant d’entretenir l’énigme qui est comme rivée au bord de l’abîme du non-savoir.

Telles sont les trois vérités qui éclairent notre peu reluisant présent. S’ils ne réorientent la perspective, on peut raisonnablement penser que les Arabes, confinés dans le cadre de la croyance islamique, sont destinés à rejoindre les grandes civilisations mortes ; ils trouveront place auprès des Sumériens, des anciens Égyptiens, des anciens Grecs... De tels propos sont loin d’être originaux. Nombre d’Arabes, de par le monde, se les répètent dans leurs soliloques comme dans leurs discussions intimes. D’autres les proclament publiquement. Ainsi, les trois observations que je viens d’exposer ont été rappelées il y a trois jours par Adonis, devant un amphithéâtre de mille personnes, en langue arabe, dans la bibliothèque Assad, à Damas, à l’ombre du château présidentiel qui domine la ville, en symbole du pouvoir de l’Un représenté par les portraits du Père et du Fils qui lui a succédé - dans le cadre d’une République ! A l’écoute de ces propos, personne n’a bronché parmi les personnes qui composaient l’auditoire attentif. Mais, une fois que de telles vérités ont été dites crûment, une fois qu’elles ont été diffusées dans le tranchant de leur nudité, que faire ? Nombre de personnes parmi nous ont proposé des remèdes à cette situation. Je ne les rappellerai pas ici. Je me contenterai de préciser, maintenant, qu’en attendant que ces idées cheminent au-dedans des consciences, que leur intériorisation réoriente l’être, la femme et l’homme arabes, structurés par l’islam, connaîtront le sentiment tragique de la vie, le face-à-face avec l’abîme du néant qui est celui des humains en quête d’identité. La femme et l’homme arabes doivent se faire, en raison de la situation objective que leur a réservée l’histoire, les émules de Kierkegaard - ce chrétien danois du XIXe siècle -, vivant le christianisme sur le mode de la maladie, du Kafka de La Métamorphose, jouant la stratégie de la disparition pour maintenir le noyau où l’être s’avère imprenable, d’un Unamuno, philosophe espagnol du XXe siècle, occupé à désafricaniser l’hispanité.

À l’Arabe d’oser entretenir le registre de la question jusqu’à vivre l’islam comme maladie, jusqu’à réduire à la taille d’un insecte une corpulence aussi vaine qu’envahissante, jusqu’à désislamiser son arabité. Peut-être alors les verrous commenceront-ils à sauter et les portes à s’entrouvrir.


Commentaires

La clôture (religieuse)
vendredi 7 janvier 2011 à 01h38

salut Il faut faire la différence entre une majorité qui se dit musulmane et le mouvement islamiste. La majorité des peuples musulmans pratique ce que j’appelle « l’Islam Populaire » qui est un mélange de croyances et d’habitudes et de traditions dont une grande partie n’a rien à voir avec l’islam. Plusieurs aspects de l’Islam radical ont disparu de nos sociétés. En fait l’islam a enfanté 55 groupes religieux et ce phénomène est commun à toutes les religions. on est musulman mais on porte le minijupe, on chante, on danse, on se rencontre hommes et femmes, on pratique même des traditions pharaoniques (El fark ou « la séparation » le 40 ème jour après le décès ; etc. ) La montée des courants islamistes est due à plusieurs facteurs : la crise économique et sociale, la propagande des chaines de TV des pays comme l’Arabie Saoudite, l’absence de valeurs nouvelles qui peuvent unir un peuple et ouvrir de nouveaux horizons, le soutien du capitalisme mondial à certaines fractions de ces courants, la faillite des courants staliniens, le soutien de certains régimes à ces groupes pour contrecarrer les mouvements gauchistes....... Pour le cas de l’Algérie il faut signaler que la petite bourgeoise à la tête du FLN a su utiliser la religion et le nationalisme dans sa propagande. Puisque le colonialisme avait interdit la langue arabe dans les établissements scolaires le pouvoir en place a fait appel à des enseignants de l’Egypte, La Syrie .... faute de cadres et c’étaient en majorité des frères musulmans qui ont fuit leur régime en place. Il ne faut pas poser les problèmes en terme religieux mais s’intéresser aux vraies questions. Pour Pierre je remarque que les turcs ont eu une influence énorme sur nos sociétés et il ne faut pas avoir illusion sur la société turque : c’est une fausse laïcité. Quant à Bourguiba il était semi_laïque et à maintes reprises il a du faire appel à la religion notamment pour dénigrer les communistes. Il était l’exemple même d’un dictateur plus ou moins éclairé et il a avait le soutien de l’occident capitaliste. Pour Ibn Khaldoun, il était « achariste » (une fraction musulmane qui appelle à l’application à la lettre du Coran) et il était contre la philosophie. Tous les philosophes arabes et musulmans ont cherché à faire le lien entre la philosophie et la religion (y compris Averroès) et leur philosophie étaient purement religieuse (à l’exception de certains philosophes comme Ibn Errawandi et Arrazi qui ne croyaient pas à une puissance divine ) La religion juive est faite pour le peuple élu, le christianisme a trouvé un empire en place et s’est développé essentiellement de façon verticale, quant à l’Islam c’est une religion qui s’est étendue essentiellement de façon horizontale et dans toutes les directions car c’est « Al Fath » (le fait de conquérir de nouveaux peuples et nations) qui a crée cette civilisation qu’on nomme arabo_musulmane. Les islamistes croient que cette mission n’est pas terminée et qu’il est temps de reprendre les « Foutouhaats » pour islamiser le reste du monde. Je pense qu’aujourd’hui, on ne peut poser les questions d’un point de vue national ou religieux et que la quête de l’autonomie en occident et dans les autres pays jouent contre les visées de l’islamisme. Les défis politiques, sociales, économiques, écologiques sont communs à tous les peuples et les islamistes évitent de poser ces questions car elles nous éloignent de leur projet de créer un état théologique. Car tous ces défis se résument à la question démocratique ce qui est à l’encontre avec le modèle islamiste. Quand on dit la maladie de l’Islam on suppose qu’il y a un remède. Mais nous sommes plutôt malades de manque de vraie démocratie partout dans le monde et à différentes degrés et ce n’est pas l’islam qui est malade mais nos sociétés qui subissent l’abrutissement capitaliste. Quand il y a eu les grèves des ouvriers El Mahalla en Egypte, il y a deux ans, les frères musulmans ont boycotté le mouvement social car il va à l’encontre avec leurs visées. Je signale que les pays arabes et musulmans ont connu des expériences de création de groupes qui font penser aux soviets (en Egypte en 1911 et en Iran avant la « révolution »). Plus le mouvement social et démocratique avance plus l’influence des courants islamistes se rétrécit. J’ai écrit il y a 8 ans ce qui suit : « Il n’est pas juste de dire que le nationalisme (ou la décolonisation) “ a signifié pour (nos peuples) de n’être plus sous la botte des sergents français ou anglais et de rester sous la botte d’un sergent bien de chez nous ” (Castoriadis : Domaines de l’homme). Nos peuples n’ont pas choisi d’être “ sous la botte ” de ces sergents dont un bon nombre a bénéficié du soutien inconditionnel des pays libres et démocratiques ». je ne pense pas aussi que nos peuples accepteront d’être sous la botte d’un dictateur islamiste.

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La clôture (religieuse)
dimanche 12 décembre 2010 à 23h43 - par  nooman

L’anti-occidentalisme primaire islamiste radical ne me semble pas total. les islamistes les plus radicaux ne cachent pas leur fascination devant les progres technologiques de l’occident et mêmes devant les idéologies philosophiques et autres quand celles ci sont en accord avec certains préceptes de l’islam. donc dire que l’attitude anti-occident est absurde vu que le monde arabe ne peut pas s’en passer des outils technologiques fabriqués et vendus par l’occident est refutable. les islamistes le disent tres clairement en considérant que leurs ennemis « laiques » n’avaient s retenu de l’histoire du progres accidental que les « mauvais cotés » (laicité, liberté sexuelle, matérialisme,individualisme, aspiritualité, insignifiance etc). la cloture est donc seulement idéologique, c’est la fin de l’histoire des idées. le progrès technique sera épargné voire valorisé. le concept de l’insignifiance est facilement récupérable et entrain de devenir même le fer de lance de la propagande islamiste. Le cancer islamiste a muté plusieurs fois mais il a gardé et maintenant plus que jamais sa capacité de proposer une alternative pour des sociétés morcelés en quête de sens , d’identité et de dignité).

montrer que cette alternative, intrinsèquement très hautement démagogique, est incapable d’être le remède qu’elle se prétend être, nécessite une diversification et une recherche sérieuse des moyens d’analyse et de lutte autres que les moyens classiques ruminés depuis presque un siècle actuellement (concept de la laïcité, relecture du coran, désacralisation du message islamique etc) et qui ont eu in-audibilité manifeste (même en intégrant le fait que les différents gouvernements arabo-musulmans ont participé activement dans cette in-audibilité.

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La clôture (religieuse)
jeudi 9 décembre 2010 à 19h32 - par  Niya

Je ne connais pas suffisamment la philosophie du soufisme pour, discerner clairement ce qui en ferait un levier dont pourrait se saisir les peuples arabes pour, désirer autre choses qu’une société hétéronome et religieuse -les deux étant historiquement de même essence - et se tenir face au chaos inhérent à l’existence humaine... Pour l’instant, en occident, pas grand chose ne distingue un bobo musulman soufiste, d’un bobo adepte du bouddhisme, du Kung-Fu ou autres mystiques en vogue à l’heure où les injonctions de développement personnel accompagnent si bien la privatisation de l’individu et la désertion politique.

Dans la perspective d’une lutte pressante contre le fanatisme islamique, on pourra effectivement convoquer les créations d’un Omar Khayyam, les brèches vite refermées du mouvement rationaliste mutazilite, le travail philosophique d’un Avicenne, les élans laïques refrénés d’un Bourghiba etc, ce que fait très bien Medded par ailleurs. Son travail d’érudition a le mérite de pallier l’épatante ignorance de l’écrasante majorité des « sujets arabo-musulmans » par rapport à leur histoire et, permet de s’ armer intellectuellement contre la montée de l’islamisme, en cernant ses origines et ses fondements ; cependant, Meddeb ne dessine aucune perspective originale, se limite à un spinozisme inapproprié, et surtout reste particulièrement silencieux face à la montée d’une autre barbarie - certes plus « douce » (Legoff) - qu’est la « montée de l’insignifiance », et qui a sa part dans la dégénérescence des sociétés arabo-musulmanes. Si aujourd’hui, certains sont prêts à mourir et à tuer pour la gloire d’Allah et au nom d’une religion dont ils ignorent à peu près tout, d’autres en occident le sont également et uniquement pour la défense (ou l’acquisition) de biens matériels ou pour rien (le suicide étant en France la deuxième cause de mortalité après les accidents de la route) C’est cette « défaite spirituelle de l’occident » (Castoriadis), que Medded omet - pour des raisons sans doute stratégiques - de pointer et de relier à sa critique du monde arabe.

Si Dieu et l’« accumulation illimitée » cohabitent sans problème dans l’imaginaire arabe, c’est que les deux incarnent la toute puissance et la volonté hégémonique sous des visages différents. L’occident se décomposent, mais les arabes restent fasciner par sa puissance technologique. Il n’y a aucune juridiction ou obstacle matériel qui interdit aujourd’hui aux arabes, comme aux autres peuples, de se familiariser avec la pensée d’un Ibn Khaldoun ou d’un Socrate, ni d’avoir accès au corpus littéraire et historique de la révolution française ou aux dernières publications universitaires dans tous les domaines... L’accès au savoir et au patrimoine intellectuel mondial n’a jamais été aussi facilité dans l’histoire de l’humanité. Les efforts à fournir, pour qui veut réellement s’armer intellectuellement pour construire une société autonome aujourd’hui, semblent pourtant comparables aux sacrifices des prêtres réformateurs de la Renaissance qui acheminaient, traduisaient et lisaient les manuscrits des philosophes grecs anciens, ceci au péril de leur vie. Le drame étant que l’écran plasma séduit bien plus que ce projet, ici comme ailleurs se pose la question de l’état ravagé de la volonté des peuples.

Niya.

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La clôture (religieuse)
mardi 7 décembre 2010 à 14h00 - par  Pierre

bonjour. Je suis toujours surpris, dans ce que je lis des textes ou commentaires sur l’Islam, par leur a-historicité comme par leur ethno-centrisme comme dans ce texte et le commentaire de Mehdi.

  • Chacun y va avec son couplet anti-occidental, très bien. Mais personne , jamais, ne s’interroge sur le fait que l’ensemble du monde musulman (sauf le Maroc) fut colonisé par les Turcs. L’empire ottoman a régné pendant des siècles sur le bassin méditerranéen et cette colonisation n’aurait pas eu d’influence tant culturelle que religieuse ? Le passage des tribus asiatiques, connues après coup sous le nom de Turcs, à l’Islam mériterait d’être étudié.
  • La couplet sur le monde arabo-musulman est la preuve que certains musulmans ne peuvent pas penser l’Islam en dehors de sa dimension arabe alors que les musulmans-non arabe forment l’écrasante majorité de ceux qui se revendiquent de cette religion.
  • L’impérialisme d’une religion qui ne conçoit son livre saint que sous une version linguistique étrangère à la majorité de ses confessant se doit d’être souligné.

Tout cela ne veut pas dire que je sous-estime la responsabilité du colonialisme occidental dans la situation, mais que le problème a peut être des racines plus profonde que la deuxième moitié du XIXème siècle.

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La clôture (religieuse)
lundi 6 décembre 2010 à 16h25 - par  Mehdi.

Le texte soulève une vérité incontestable sur la situation arabo-musulmane, il n’en reste pas moins (et l’auteur le souligne lui même) que le constat date et que la société dans ces pays mute et passe par des transformations historiques imprimées par des idéologies exogènes dont la plupart sinon la totalité provient de l’occident.

Le constat est vieux d’au moins cinq siècles. Et depuis plusieurs expériences ont été vécues, toutes ont été malheureuses ou presque. La résultante a été une situation magmatique et hybride. Et la maladie de l’islam a muté. L’islam d’aujourd’hui a su se débarrasser de toute austérité ou spiritualité.Ce qui a rendu un mode de société basé sur l’accumulation infinie et la consommation sans limites compatible avec une religiosité de façade comportant les aspects les plus infâmes et immoraux de la religion tels que la situation de la femme, l’intolérance envers les autres religions et surtout l’utilisation de la religion pour légitimer l’autocratie et l’oppression.

La religion ne constitue pas seulement de nos jour une simple régression défensive devant une société chaotique mais devient de plus en plus un facteur stabilisateur de celle ci. Les émirs du moyen orient et les militaires du Maghreb ne le savent que très bien. Le monde arabe constitue dans ce sens un des fiefs de l’insignifiance les plus solides.

L’analyse de ce que porte le nouvel islam doit se pencher non seulement sur le caractère hautement hétéronome de la religion mais aussi sur son rôle stabilisateur au sein d’une société morcelée.

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