Le philosophe Miguel Abensour publie L’homme est un animal utopique aux Éditions de La Nuit. Si l’on est familiarisé, depuis Aristote, avec la figure de l’homme en tant qu’« animal politique », que peut bien être cet homme utopique ? L’utopie elle-même est-elle bien ce que l’on croit en savoir ?
Car, comme on peut le constater, à l’usage, la langue gauchit parfois de façon notable le sens des mots. C’est particulièrement spectaculaire dans l’emploi des adjectifs, ces termes de relation. Imaginez une seule seconde André Breton confronté à l’usage courant aujourd’hui de « surréaliste ». Or, sur le plan plus général des idées, l’adjectif « utopique » a subi à peu près le même sort.
Mais rien ne sert de s’offusquer de ce « gauchissement » qui indique, au contraire, que les mots sont au travail : ils servent, s’usent, se tordent d’avoir trop servi, comme dit le poète. Ou le penseur, qui songe également à les arracher de cette gangue et à les replanter ailleurs, où autre chose a cours dont on a fait mine de s’éloigner mais qui n’a jamais cessé de nous concerner (et si ce n’est pas l’Histoire, quelle est donc sa part ?).
De l’utopie, c’est avec Miguel Abensour en particulier qu’on se convainc très vite de l’importance qu’il y a à refonder son sens « commun ». Et précisément, parce qu’à ce mot, à travers une certaine tradition de la pensée politique, s’attache une dimension toute relationnelle de l’altérité. D’où sans doute, dans l’esprit de Miguel Abensour, cette fortune faite à la forme adjectivale « utopique ». Car le dernier ouvrage du philosophe,L’homme est un animal utopique, forme en effet le second volet de ses « Utopiques ».
Pour l’évoquer, il fallait donc ouvrir toutes grandes les portes pour qu’entre l’utopie, et on a choisi de mener en plein air cet entretien, square Léo-Ferré (dans le XIIe, sous les fenêtres de Mediapart), où Miguel Abensour nous a rejoints en voisin. Pour autant, les « itinéraires » n’ont pas manqué à la version « critique » de la philosophie politique dont se revendique cet ancien président du Collège international de philosophie et professeur émérite de l’Université Paris VII-Diderot.
On a en mémoire vive, toujours actuelle, la fameuse collection « Critique de la politique » que Miguel Abensour dirige chez Payot depuis 1974. Dans le sillage de l’École de Francfort de Max Horkheimer et Theodor Adorno, place y fut faite notamment à Ernst Bloch, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer, Maximilien Rubel. À ces seuls noms (la liste est longue), on voit bien pourquoi il convient de parler d’une véritable œuvre éditoriale « théorique ».
De ces itinéraires, Miguel Abensour (né en 1939) a récemment rassemblé dans un ouvrage somme (Pour une philosophie politique critique, Sens&Tonka, 2009) les grandes lignes et voisinages. Il faut bien percevoir que son propre travail d’auteur en tant que critique de la politique s’inscrit dans un rapport jamais interrompu à la Révolution française, notamment à travers l’œuvre de Saint-Just. Cette interrogation incessante sur la « vraie démocratie », telle qu’elle fut pensée par le jeune Marx, s’est transformée en une réflexion sur la « démocratie insurgeante » (contre l’Etat). Cela ne pouvait aller sans une mise en question radicale de la tradition propre à la philosophie politique, par référence tant aux travaux de Hannah Arendt qu’à ceux de Claude Lefort.
C’est ce travail critique de la domination articulée au politique que Miguel Abensour a trouvé à enrichir dans L’homme est un animal utopique. Un dialogue imaginatif, imprimé par les « maîtres rêveurs » qu’en sont Martin Buber et Emmanuel Levinas, s’y donne libre cours, s’emplissant des voix de Thomas More, La Boétie, les pensées libertaires ou socialistes de l’utopie, Marx, Walter Benjamin... Car alors même que la philosophie politique dans son ensemble lui paraît devenir une entreprise de « restauration », de préservation de l’ordre établi, rien de plus simple, pour Miguel Abensour, que d’invoquer ces sources intarissables de l’utopie.
Le procès des « maîtres rêveurs »
Pour mémoire, le texte principal qui compose Le Procès des maîtres rêveurs (Utopiques I) a paru dans les Etudes de marxologie de Maximilien Rubel... en 1972. Et quel est-il, ce texte ? Ou plutôt, ce manifeste : ni plus ni moins que « Pierre Leroux et l’utopie socialiste », suivi de la « Lettre au Docteur Deville ». C’était là déjà faire se rejoindre, comme a pu le souligner Louis Janover, dans la figure de l’utopie deux penseurs, Marx et Leroux, fondateur ou précurseur d’une pensée utopique et révolutionnaire, sciemment occultée, confisquée, trahie par des idéologies d’Etat.
Le rappel vaut avertissement : « L’utopie s’interroge sur les nouveaux moyens de réaliser l’idée d’émancipation et de dépasser ce qui se pose à chaque fois comme horizon indépassable. »
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Sans doute convient-il tout d’abord de dire un mot de cette définition de l’utopie en tant que vue ou projet qui ne tiendrait aucunement compte de la réalité.
Le sens vulgaire que vous rappelez, c’est le sens que l’ordre dominant donne à l’utopie. Un économiste de la fin du XIXe siècle n’hésitait pas par exemple à écrire : « Il y a d’un côté le réel, et de l’autre l’utopie. » Le travail de l’utopie ou de la conversion utopique, c’est justement de mettre en question grâce à un processus de désinvestissement l’ordre établi qui paraît aller de soi. Mais surtout, pour répliquer aux ennemis de l’utopie, il faut accorder une spécificité à l’utopie : il faut penser que c’est une méthode spécifique d’appréhender le social historique. Ainsi Martin Buber, dans son livre Chemins en utopie, essaie de montrer que la révolution jacobine a pensé qu’on pouvait transformer l’histoire par l’Etat ; à l’inverse, les grands utopistes ont pensé qu’on pouvait transformer l’histoire par la société civile, c’est-à-dire par une lutte contre ce qui avait prise sur la société, à savoir le capital, l’Etat.
L’idée est donc celle d’une régénérescence du tissu social qui permet d’entraîner un dépérissement de tout ce qui a porté atteinte à la liberté, à l’égalité et la fraternité, pour reprendre la devise républicaine. De même chez Ernst Bloch, il y a toute une problématique ontologique de l’utopie. L’utopie surgit de l’inachèvement de l’être qui tend à s’accomplir. La manière donc de lutter contre le sens vulgaire de l’utopie, c’est non seulement de rapporter celui-ci à l’ordre dominant, mais de montrer qu’il y a une pluralité d’élaboration conceptuelle qui constitue l’utopie.
Qu’est-ce qui motive selon vous cette extrême tension, ce climat de haine parfois, dans le débat d’idées autour de l’utopie ?
Inconsciemment ou non, nous sommes sous l’emprise de deux grands discours anti-utopiques : le discours qui est né en 1840, presque contemporain de la Révolution de 1848 et de l’écrasement sanglant de l’insurrection ouvrière, qui voit un Sudre, par exemple dans L’Histoire du communisme, dire sans vergogne : « Je pose la plume et je prends les armes pour aller écraser l’utopie. » Ce discours court jusqu’à la commune de Paris et après. Et puis au XXe siècle, il y a une reprise de ce courant par l’identification totalement abusive de l’utopie au totalitarisme.
Le fait que la critique du totalitarisme engendre la haine de l’utopie ne manque pas d’ailleurs de poser problème, historiquement. Dans le cas du stalinisme par exemple, le totalitarisme s’est édifié sur la destruction de tout ce qui avait un parfum, un relent ou une qualité d’utopie. Donc, ce ne fut pas le totalitarisme qui engendrait l’utopie, mais bien plutôt c’est le totalitarisme qui a liquidé l’utopie.
Il faut être bien conscient de ces deux foyers de haine de l’utopie qui sont à distinguer d’un tout autre mouvement historique apparu au sein de la constellation utopique. Les grandes utopies se sont révélées dans le sillage de la Révolution française (Quinet disait magnifiquement : « La Révolution française nous a rendu la foi en l’impossible »). Or on observe que ces utopies ont suscité des dissidences : par rapport à la triade Saint-Simon Fourier, Owen, on peut nommer les dissidents, Pierre Leroux, Déjacque, William Morris. C’est ainsi que s’est constitué un nouvel esprit utopique, qui a essayé d’intégrer certains des arguments contre l’utopie pour sauver l’utopie, en un mouvement critique de l’utopie sur elle-même.
Dans la forêt luxuriante de l’utopie
Ainsi, chez un utopiste à part comme William Morris, la question de la singularité va prendre une forme des plus originale : dans cette « ère de repos » post-révolutionnaire, la singularité de chaque membre de cette société se manifeste par un surnom qui est comme une condensation de ses qualités singulières.
Au XXe siècle, la pensée de l’utopie, chez Bloch, Buber, Levinas, se détache complètement d’un certain unanimisme, ou d’une attraction de l’Un, mais essaie au contraire de donner une impulsion nouvelle au pluralisme et au divers.
Dans ce retour aux sources de l’utopie politique du XIXe siècle que vous pratiquez, il est une référence constante, c’est celle que vous faites à Pierre Leroux, sans doute – précisez-vous –, l’inventeur du mot socialisme. En réinstaurant constamment notre relation dans le lieu de la socialité, dans l’humain, l’utopie resterait donc dépositaire d’une définition solidaire de l’humanité ?
En effet, pour Pierre Leroux, la grande triade des utopistes du XIXe siècle (Saint-Simon, Fourier, Owen) manifeste le passage de la domination à un autre type de relations entre les hommes qui est l’Association pensée comme non-domination. Je serais tenté d’ajouter à votre question, par référence à Édouard Glissant, solidaire et solitaire. Il me paraît très important de préserver ce sens de la singularité pour lequel, contrairement aux idées reçues, l’utopie a le plus grand souci (à travers la diversité des passions chez Fourier, par exemple).
Mon rapport à Leroux est complexe, car il date des années 1970, alors que nous étions en plein structuralisme, avec de l’autre côté l’althussérisme, et où l’utopie ne pouvait être considérée tout au plus que comme un symptôme. Il m’a fallu des éclaireurs pour me repérer dans la forêt luxuriante des utopies. Parmi les penseurs du XXe siècle, il y a eu Marcuse, Benjamin, Ernst Bloch, E. P. Thompson...
Mais au XIXe siècle, Leroux m’a été précieux d’une part par ce très beau livre La Grève de Samarez où il décrit un certain nombre d’utopies et le mouvement qui les constitue, et puis dans une lettre que j’ai publiée dans les Cahiers de marxologie de Maximilien Rubel, « La Lettre au Docteur Deville » qui est très éclairante sur le mouvement utopique au XIXe siècle. J’oserais dire que d’une certaine manière il serait souhaitable de substituer ce texte de Leroux à l’opuscule d’Engels qui a toujours eu des conséquences extrêmement néfastes quant à l’approche de l’utopie.
Ce qui est très intéressant chez Leroux, par rapport à l’utopie, c’est qu’il essaie de rendre compte de l’aurore utopique des années 1830 à partir de la formule républicaine (pour la liberté, ce serait Fourier ; pour l’égalité, Saint-Simon ; pour la fraternité, Owen). En cela, il diversifie le paysage utopique du XIXe siècle. Par ailleurs, il s’est rallié au saint-simonisme en sortant du libéralisme, en devenant un prophète saint-simonien durant une période courte d’un an, avant d’en être un dissident, ne tolérant pas un certain nombre de pratiques, et notamment le climat extrêmement anti-démocratique qui régnait chez les saint-simoniens.
Leroux est donc à la fois un penseur de l’utopie et un dissident de l’utopie à laquelle il reproche son unitéisme, c’est-à-dire de ne penser une altérité politique et sociale qu’à partir d’une seule dimension de l’humain et non pas à partir de la totalité des dimensions de l’humain. Et dernier point, si l’on fait travailler la pensée de Leroux (« le génial Leroux », disait Marx) par rapport à Maine de Biran pour lequel il avait beaucoup d’admiration, on s’aperçoit que chez Leroux il y a toute une pensée neuve de la passivité, c’est-à-dire une manière de déconstruire le sujet cartésien tel qu’il était pensé au XIXe siècle. Grâce à cette pensée, on aboutit à un socialisme non autoritaire, complémentaire de sa pensée de l’humanité.
L’humain utopique, le temps et la « cité divisée »
Vous faites vôtre, semble-t-il, une part existentielle, du vécu, étrangère au savoir, et donc à l’intentionnalité de la phénoménologie husserlienne. Cette part existentielle antérieure à toute réflexivité est-elle le lieu de l’humain utopique, en tant qu’il échappe à un unique rapport à soi (le fameux principe d’identité de la philosophie) ? Est-ce cela qui motive ce titre donné à ce second volume : « L’homme est un animal utopique » ?
Le titre est bien sûr de facture aristotélicienne, avec l’ambition d’ajouter une dimension aux deux définitions d’Aristote. Mais en réalité, j’aurais pu appeler le livre « L’humain utopique » en reprenant les termes de Levinas. Ce qui me paraît tout à fait essentiel chez Levinas, c’est cette idée que la pensée n’est pas nécessairement savoir, que la pensée peut être autrement que savoir, sans pour autant être croyance. Et c’est à cette pensée autrement que savoir qu’il rattache l’épreuve de la proximité à l’autre. Il ouvre ainsi toute une région d’intelligibilité et aussi de pratiques.
Si quelqu’un nous a enseigné à faire jouer les formules aristotéliciennes, c’est bien Levinas. Je prends la première : l’homme est un être de langage. Son idée est qu’il faut étendre cette définition jusqu’au livre, puisque la pensée de Levinas, c’est d’accorder au livre une place qui ne lui a pas été reconnue dans l’économie de l’être. Et c’est par l’interprétation du livre que se manifeste l’inspiration qui, dans la problématique de Levinas, donne naissance à l’homme comme animal prophétique. Dans une perspective de la sécularisation, il me semble que l’on peut reprendre le même mouvement et considérer que c’est dans l’inspiration qui se manifeste au moment de l’interprétation que l’homme peut apparaître comme un animal utopique. Voilà pour la première extension.
La deuxième extension que n’envisage pas Levinas, c’est que si l’homme est un animal politique, sa particularité est donc qu’il est capable d’édifier une polis, autrement dit une certaine forme de multiplicité qui résiste à l’Un. Or il n’y a pas d’édification possible d’une cité, s’il n’y a pas l’idée de la bonne cité. Dans ce rapport, se croisent nécessairement l’idée d’animal politique et celle d’animal utopique.
Dernier point, Levinas a perçu chez Ernst Bloch un véritable « tremblement de terre » philosophique. Il a perçu en effet une véritable révolution par rapport à Heidegger : à savoir qu’à partir de Bloch, il ne s’agit plus de penser le temps à partir de la mort, qui fonctionnerait comme un maître absolu, et qui serait le maître du sens, mais qu’il faut penser la mort à partir du temps. Le temps est donc orienté vers l’avenir, orienté vers l’autre, ce qui est susceptible de donner sens à la mort, ou tout au moins de la subordonner à une dimension autre, la dédicace à l’avenir. Quelque chose de très fort apparaît alors chez Levinas, surtout qu’il attache beaucoup d’importance, comme Bloch d’ailleurs, à la question de la faim : le Dasein n’est plus à ce moment-là un être-pour-la-mort mais peut être défini de par cette révolution comme un être-pour-l’utopie, dans ce croisement de l’avenir et de l’autre, comme un être susceptible de connaître une de ses plus hautes possibilités, la conversion utopique.
Du point de vue de la philosophie politique, le fait de lier la critique de la politique à la question de l’utopie, n’est-ce pas mettre en tension démocratie et utopie ?
Dans le volume que j’ai consacré au projet d’une philosophie politique critique, j’insiste pour signifier qu’il s’agit d’une philosophie politique critico-utopique. Contrairement à la doxa libérale qui a cours, je considère en effet que la démocratie et l’utopie ne sont pas deux univers séparés, ni antagonistes. Ces dernières décennies – c’est cela qu’on a essayé de nous enseigner –, il y aurait eu la phase de l’utopie, qui aurait correspondu à Mai 68, puis nous serions sortis de cet « infantilisme » pour accéder à la maturité avec la démocratie. Or je pense que cela est totalement inexact, indigent philosophiquement et politiquement. Il faut au contraire, pour nous, penser les rapports possibles entre démocratie et utopie. Autrement dit, il faut d’un côté démocratiser l’utopie (comme Leroux l’a fait au XIXe siècle), en réintroduisant dans le champ de l’utopie tout ce qui tient d’une pensée radicale de la liberté dans la démocratie, mais il faut aussi d’un autre côté « utopianiser » la démocratie. Grâce à ce mouvement d’utopianisation (le terme n’est pas très beau, il est de Cabet), on peut éviter tout d’abord cette voie sans issue qui correspond à l’idée que la démocratie ne peut exister que sous le signe de la modération. On peut aussi nourrir cette idée que la démocratie (qui est contre l’Etat), si l’on en croit les « Français modernes » (et le jeune Marx), ne peut vivre, ne peut avoir de vivacité que si justement elle regarde au-delà d’elle-même. C’est du côté de l’utopie qu’il y a cet au-delà qui peut donner sens et orientation à la démocratie vers la communauté politique à venir, communauté non étatique.
La conversion utopique
Dans le rapport utopie-démocratie, on discerne une aporie. Mais les apories ne sont pas nécessairement infructueuses : il s’agit de savoir comment on peut penser ensemble l’utopie comme association et la démocratie comme division. Il y a là une tension qui peut être extrêmement féconde. A ce propos, je pense toujours à ce très beau texte de Nicole Loraux sur la cité grecque (La Cité divisée), à ce qu’elle appelait le lien de la division.
Dans L’homme est un animal utopique, vous vous placez, dites-vous, sur le chemin de l’éveil, et un éveil psychique. A cet égard, vous n’hésitez pas à parler de « conversion utopique ». Pourquoi cette mise en relation de ces termes de conversion et d’utopie ?
Le terme de « conversion utopique » peut surprendre. Par là, je voulais tenter une approche de l’utopie. Je souhaitais trouver une autre voie que les définitions du dictionnaire de l’utopie, qui ne sont jamais que des définitions en extériorité : description d’un pays imaginaire, ou d’un gouvernement idéal qui procure le bonheur à ces habitants, ou d’un projet de société parfaite ou tendant à la perfection...
Je me suis enquis d’une voie autre pour créer un rapport d’inhérence au mouvement même de l’utopie, ou à l’utopie en tant que mouvement, susceptible d’entraîner une adhésion à ce passage à l’utopie. Au fond, il s’est agi pour moi de rejoindre les attitudes, les conduites, les affects de celles et ceux qui choisissent la voie de l’utopie. D’où ce terme de conversion qui dans mon esprit n’a pas de connotation religieuse, mais qui indique ce changement de l’esprit, cette « métamorphose de l’âme », si l’on veut, pour reprendre le terme grec de metanoia. Par cette insistance sur ce changement qu’est la conversion utopique, je voulais signaler d’abord qu’il s’agit d’un processus, d’un mouvement dynamique. L’utopie, c’est un déplacement du réel ou par rapport au réel. La conversion utopique doit attirer l’attention sur un virage. Car il y a un double mouvement qui se met en place : un désinvestissement de l’ordre existant, établi, et qui est suivi d’un nouvel investissement, non pas d’un nouvel ordre, mais d’un être-au-monde différent, et d’un être ensemble au monde différent.
Dans une perspective phénoménologique, on observe une particularité dans l’œuvre de Levinas. Ce dernier accorde, quoi qu’on en pense, beaucoup de place à l’utopie, comme l’indiquent ses rapports avec Ernst Bloch et Martin Buber. Particularité en effet, car il s’agit d’une reprise de l’utopie pensée sous le signe de ce que les phénoménologues appellent l’épochè, c’est-à-dire la mise entre parenthèses qui va bien au-delà de la suspension du jugement. Dans le cas de l’utopie, il s’agirait précisément d’une mise entre parenthèses de l’ordre social historique. On ne peut concevoir l’utopie sans cette mise entre parenthèses.
L’autre figure possible de la conversion utopique, c’est ce que j’appelle l’image dialectique de Walter Benjamin. Ces deux démarches, de Levinas et de Benjamin, ont une finalité commune : sortir du sommeil dogmatique et atteindre l’éveil. Eveil multiple, éveil psychique, mythique, mais aussi historique et politique.
Je voulais ainsi, par contraste, attirer l’attention sur la prégnance de l’ordre établi, ou d’un établissement. Visant par là cette institution d’un espace et d’un temps déterminés dans lesquels se déroulent nos vies quotidiennes, et qui en tant que telles constituent ou paraissent constituer un ordre. Ordre qui nous paraît de par sa présence permanente comme indépassable, insurmontable. Cet état de fait entraîne à mon sens un dogmatisme pratique et un dogmatisme qui est en même temps ontologique. Comme si nous identifions cet ordre quotidien, ordinaire, à l’être même. Et pourquoi dogmatisme ? Parce que je reviens au sens grec du terme dogme : ce qui convient, ce qui paraît bon, ce qui paraît aller de soi. L’ordre établi, identifié à l’être, paraît effectivement aller de soi.
Le problème de cet ordre établi, c’est que si problème il y a, il ne fait jamais problème, puisque tout va de soi. Or, très précisément, la mise entre parenthèses de l’ordre social historique, c’est une rupture avec ce que j’appellerais ce dogmatisme ontologique, ce dogmatisme froid.
Ce qui mérite comparaison chez Walter Benjamin avec cette première démarche de mise entre parenthèses de l’ordre établi, c’est ce qu’il appelle l’arrêt, qui est une dialectique à l’arrêt. Non pas la dialectique comme mouvement, résolution des contradictions et relève des contradictions pour passer à une solution de ces contradictions, mais une dialectique qui connaît l’arrêt. Et dans cet arrêt se construit, se cristallise une « constellation saturée de tensions », où apparaît l’image dialectique. Cette image est le produit de l’éveil par rapport à l’image de rêve, laquelle est ambiguë et reste toujours exposée à retomber dans le mythe.
Dans ces deux figures possibles de la conversion utopique, une différence : chez Levinas, c’est la dimension éthique qui l’emporte, alors que chez Benjamin, c’est la dimension politique. Mais ces deux mouvements vont également vers l’éveil. L’un par une mise entre parenthèses qui est sinon un arrêt tout au moins une suspension, et l’autre par l’image dialectique qui surgit, fulgurante, grâce à un arrêt de la pensée.
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