L’école est en crise. Il faudrait être aveugle et sourd pour l’ignorer tant on nous le serine à longueur de magazines, d’études sociologiques et de revues spécialisées : « baisse du niveau », « déclin de l’autorité », « démotivation », « violences », etc... Cette accumulation de symptômes spectaculaires, répandus dans toute la société, entretient le désarroi et empêche de comprendre les mécanismes d’effondrement qui opèrent. Face à cela, les pseudos-responsables multiplient en tous sens les mesures qui ne font qu’aggraver la situation : logiques sécuritaires, coupes budgétaires, gadgets technologiques, évaluations manageriales, scientisme pédagogique, multiplication des échelons et niches bureaucratiques,etc...
Historiquement, l’éducation est chargée de deux fonctions bien distinctes, correspondant aux deux tendances fondamentales de l’occident : l’accroissement permanent de la puissance économique et l’émancipation individuelle et collective. La première, utilitaire, consiste à éduquer les enfants au sens étroit du terme : leur fournir certains savoirs spécialisés qui rendront possible leur intégration dans la sphère de la production. La seconde fonction, humaniste, vise à cultiver les élèves en les initiant à ce qu’on appelle la « culture » (les grandes œuvres littéraires, philosophiques et artistiques d’une société etc.). Évidemment, l’aspect culturel passe pour secondaire alors qu’il est premier : C’est lui qui permet d’élaborer sa propre personnalité au sein de l’humanité et de développer une certaine passion pour la connaissance, qui seule rend possible la compréhension et la construction de savoirs spécialisés.
Mais ces deux fonctions que les institutions éducatives sont censées accomplir sont devenues contradictoires. La spécialisation du savoir, les fortes pressions qu’exercent l’économie et les exigences du marché du travail forcent l’école à s’orienter plutôt vers son aspect utilitaire, en méprisant son côté humaniste. Cette contradiction n’est qu’une partie de la crise anthropologique qui caractérise l’ensemble des sociétés contemporaines : les valeurs, la culture et les modes vie qui ont jusqu’à présent structuré la vie sociale sont en phase de décomposition, écrasés sous le poids de la culture de masse et du consumérisme. La disparition progressive des mouvements contestataires de fond depuis les années 50 (aussi bien politiques et sociaux que culturels ou intellectuels) a laissé le champ libre au capitalisme débridé et a son propre modèle culturel. Comment, alors, former les jeunes à se hisser le plus haut possible dans les hiérarchies hyper-compétitives du pouvoir et de l’argent en instrumentalisant tout à cette fin et, en même temps, éduquer à la connaissance pour elle-même, à la réflexion critique, à l’amour du bien commun ?
Les « valeurs » de la société de consommation dominent, désormais. Les matières étudiées dans les établissement scolaires semblent, de plus en plus, ne rien avoir à faire avec ce que pensent et sentent les jeunes aujourd’hui. L’école se transforme en obligation stérile d’apprentissage des savoirs « morts », qui vont être oubliés dès l’obtention du diplôme. Les conditions même dans lesquelles ont grandi et se sont formés ces enseignants ont profondément changé : leur autorité, qui ne peut être basée que sur leur passion pour le savoir, son enrichissement et sa transmission, est évidemment rongée de partout, y compris de l’intérieur, accompagnant la dégradation des conditions d’exercice du métier. Face à cette situation, l’école peine à transmettre un certain héritage culturel à ses élèves, car cette dernière est entièrement hors du champ de leurs préoccupations et modes de pensée quotidiens. On ne demande pas trop à l’école : on lui demande une chose devenue impossible, puisque d’une certaine manière, l’idéologie « officielle » de nos sociétés c’est la culture de masse que diffuse la télévision et les nouvelles technologies.
Les qualités relatives que l’école populaire et républicaine avait réussi à arracher sont totalement dénaturées : l’esprit critique s’est transformé en cynisme, la laïcité est devenue caution au déracinement, la visée encyclopédique s’est muée en polyvalence salariale, la gratuité et le caractère obligatoire en fait une contrainte arbitraire et carcérale, ... L’instruction n’est plus vue comme un facteur d’épanouissement. Les conséquences, incalculables, d’un tel renversement culturel se mesurent dans le domaine stricte de l’utilitarisme : il n’est plus question de former à un métier exigeant un savoir-faire et justifiant une fierté collective comme individuelle, mais de préparer des gens à chercher un emploi temporaire sur un marché concurrentiel sans autre sens que de fournir un revenu immédiatement consommable. C’est toute la société, professionnels de l’éducation y compris, qui montre l’exemple d’une population résignée au cauchemar climatisé de la consommation pour elle-même. Que plus rien, progressivement, n’ait de sens pour personne tend à rendre impossible toute éducation digne de ce nom.
Ce n’est pas tellement l’école qui va mal : c’est la société qui ne va plus. Ce qui éduque l’être humain n’est pas telles ou telles institutions qui en ont la fonction officielle, c’est toutes les institutions existantes, tout le tissu social, toutes les relations qui se nouent entre les hommes et entre eux et le monde. C’est toute la collectivité qui, qu’elle le veuille ou non, se charge de la socialisation des « nouveaux venus », en leur transmettant les valeurs, les normes, les coutumes et les pratiques culturelles. Dans toutes les sociétés humaines, avec ou sans école, l’éducation se fait dans la vie quotidienne de l’individu (familles pluri-générationnelles, vie de village, corporations, église, théâtre, spectacles, chansons et contes populaires, fêtes, syndicats, mobilisations politiques...). Cette éducation « informelle » était la base d’une sociabilité primaire, d’une décence commune et ordinaire, où étaient incorporés gestes, paroles et conventions sociales qui rendait viable la vie collective. Que transmettent aujourd’hui le matraquage médiatique, la rue mécanisée, le quartier déserté ? Et à quoi enseignent les magazines racoleurs, l’obscénité publicitaire, les fast-food anonymes, les chanteurs arrivistes, les appareils politiques nihilistes ? Formatée par les intérêts marketing surpuissants, cette éducation-paillettes, triste et superficielle, ne peut que former des personnalités inquiètes, opportunistes, dépressives - alors que plus que jamais l’humanité a besoin de tous ses esprits.
C’est bien la direction générale que prend notre civilisation qui est en cause, et que la « crise » de l’école révèle. Les épisodes totalitaires du XXème siècle ont remis en cause aussi bien la légitimité de toute autorité hiérarchique non contrôlée que les vertus supposées de la culture contre la barbarie ; les mouvements contestataires ont sapé les justifications rationnelles de l’aliénation, de l’injustice et de l’inégalité qui règnent partout au su et au vu de tous, petits ou grands, sans qu’aucune perspective collective n’ait pris le relais ; des cultures millénaires se trouvent massivement face à face, incertaines quant à leurs identités, leurs racines, leurs projets ; les catastrophes écologiques en cours et à venir renversent les catégories de pensées et les connaissances accumulées depuis des siècles ; les nouvelles technologies envahissent tous les aspects de la vie, s’érigeant en autant d’oracles qui transforment du tout au tout le rapport habituel à la connaissance, au pouvoir, à la vie…. Sans doute plus que jamais, nos cultures, nos savoirs, nos existences sont déconnectés des exigences des temps présents, qui demanderaient une remise à plat sans précédent. Et, sans doute plus que jamais, comme des enfants, à mesure que la situation empire, nous demandons à d’autres de s’en occuper : politiciens, experts, technocrates, spécialistes, afin de se barricader dans la tour en carton de la vie privée. Le monde des adultes responsables semble avoir disparu silencieusement – il n’y a pas à s’étonner que celui des enfants devienne bruyant et hystérique.
La formation des nouvelles générations depuis plusieurs décennies est la conséquence palpable de cette démission généralisée qui traverse toutes les classes, les professions, les secteurs de la société... Les tentations réactionnaires visant à rétablir l’ordre s’aveuglent sur les causes du déclin, l’accompagnant ainsi, et ne font qu’escamoter le seul recours viable : une ré-appropriation par toute la population du sens de la vie collective. Cette auto-transformation radicale de la société permettrait de s’affronter à des problèmes cruciaux à travers la refondation d’une démocratie qui ne soit pas le pouvoir des strates bureaucratiques, des clans d’experts, des mafias politiciennes, bref le règne de l’oligarchie qui domine actuellement pour ses seuls intérêts. La participation de tous aux affaires communes, à la marche de la société, est une condition indispensable à la formation d’êtres humains responsables de leur actes, de leur paroles, de leurs désirs et exige de nouveaux rapports au travail, au pouvoir, au savoir. Cette rupture implique de faire vivre ce que notre histoire collective a de meilleur, dans tous les domaines, et demande à renouer avec une pensée / pratique pédagogique digne de ce nom.
Pour nous, l’école ne peut avoir de sens que si elle vise l’autonomie individuelle et collective. Cela veut d’abord dire que la loi à laquelle tout le monde est soumis doit être pensée, élaborée, édictée, appliquée et changée par le plus grand nombre possible : si une véritable démocratie repose sur la délibération du peuple assemblé, une véritable éducation implique des assemblées d’établissement regroupant professeurs, élèves, personnels éducatifs, techniciens, etc... dont les modalités (droit de véto, compétences, etc...) sont à fixer. De la même manière, il y a à fonder des relations pédagogiques sur le désir d’apprendre et d’enseigner, qu’il faut susciter, formuler et réaliser. La concurrence, la « réussite », le conformisme ne peuvent êtres des motivations éducatives : accompagner, sans angélisme, la volonté profonde de participer à l’aventure humaine est le seul ressort de toute existence digne de ce nom. Enfin, la formation des nouvelles générations aux enjeux futurs, la transmission des acquis inestimables des millénaires passés, est une tâche qui exige de celui qui l’exerce une capacité d’autonomie réelle. Loin des démagogies gauchistes aujourd’hui couplées à l’autoritarisme bureaucratique, il est question ici d’un retour critique sur sa pratique, d’une interrogation illimitée quant à sa pensée et de la responsabilité immense d’avoir à assumer, aimer et transformer le monde qui nous entoure.
– Mai 2010 - Groupe politique Lieux Communs http://www.magmaweb.fr/spip/ - Lieuxcommuns gmx.fr
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