Texte publié dans la revue Socialisme ou Barbarie, N° 31 (décembre 1960), 32 (avril 1961) et 33 (décembre 1961). La première version de ce texte a été publiée dans le Bulletin Intérieur, N° 12 du groupe « Socialisme ou Barbarie » (octobre 1959) ; la deuxième, dans le N° 17 de ce Bulletin (mai 1960). Sur la controverse qu’il a, dès le départ, suscitée, les tentatives d’en empêcher ou d’en retarder la publication et finalement la scission de 1963, cf. la « Postface à Recommencer la révolution » dans l’Expérience du mouvement ouvrier, 2, pp. 3 et suivantes. La première livraison du texte, dans le N° 31 de S. ou B., était précé-dée de la mention suivante : « Le texte ci-dessous, dont les idées ne sont pas nécessaire-ment partagées par l’ensemble du groupe Socialisme ou Barbarie, ouvre une discussion sur les problèmes de la politique révolutionnaire dans la période actuelle qui sera poursuivie dans les numéros à venir de cette revue. »
[Il a été par la suite publié en intégralité dans « L’expérience du mouvement ouvrier, Vol. 2 » Ed. 10 / 18, 1979]
Ce texte est aujourd’hui réédité par les édition du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome II, La Question du mouvement ouvrier, 2012, au prix sacrifié de 32€.
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Plan du texte :
I. Quelques traits importants du capitalisme contemporain
II. La perspective révolutionnaire dans le marxisme traditionnel
III. La contradiction fondamentale du capitalisme
IV. La politique capitaliste, autrefois et aujourd’hui
V. La bureaucratisation du capitalisme et sa tendance idéale
VI. L’échec du capitalisme
VII. L’étape actuelle de la lutte de classe et la maturation des conditions du socialisme
VIII. Pour un mouvement révolutionnaire moderne
La longueur de ce texte, et la nécessité d’en étaler la publication sur plusieurs numéros de cette revue, nous incite à le faire précéder, en guise d’introduction, par un résumé de ses thèses principales.
Formant contraste avec l’activité des masses dans les pays arriérés, l’apathie politique prolongée des travailleurs semble caractériser les sociétés capitalistes modernes. En France même, le gaullisme, entreprise de modernisation du capita-lisme, n’a été possible que par cette apathie, qu’il a, à son tour, renforcée. Le marxisme étant avant tout une théorie de la révolution prolétarienne dans les pays avancés, on ne peut continuer de se dire marxiste et se taire sur ces problèmes : en quoi consiste la « modernisation » du capitalisme ? Quel est son lien avec l’apathie politique des masses ? Quelles sont les conséquences qui en découlent pour le mouvement révolutionnaire ?
Des traits nouveaux et durables du capitalisme doivent d’abord être constatés et décrits. Les classes dominantes sont parvenues à contrôler le niveau de l’activité économique et à empêcher des crises majeures. L’importance numéri-que du chômage a énormément diminué. Le salaire ouvrier réel augmente beau-coup plus rapidement et régulièrement que par le passé, entraînant une augmenta-tion de la consommation de masse par ailleurs indispensable au fonctionnement de l’économie et désormais irréversible. Les syndicats, devenus des rouages du système, négocient la docilité des ouvriers contre des augmentations de salaire. La vie politique se déroule exclusivement entre spécialistes, et la population s’en dé-sintéresse. Il n’y a plus d’organisations politiques auxquelles la classe ouvrière participe ou qu’elle soutienne par son action. Hors de la production, le prolétariat n’apparaît plus comme une classe ayant des objectifs propres. La population en-tière est prise dans un mouvement de privatisation ; elle vaque à ses affaires, ce-pendant que les affaires de la société lui semblent échapper à son action.
Pour les prisonniers des schémas traditionnels, il faudrait en conclure en toute rigueur qu’il n’y a plus de perspective révolutionnaire. Pour le marxisme tradi-tionnel, en effet, les contradictions « objectives » du capitalisme étaient essentiel-lement de type économique, et l’incapacité radicale du système à satisfaire les re-vendications économiques des ouvriers faisait de celles-ci le moteur de la lutte de classe. Correspondant à certaines manifestations du capitalisme d’autrefois, ces idées s’effondrent devant l’expérience actuelle. C’est qu’elles n’ont jamais concerné que des aspects extérieurs du capitalisme. Les contradictions économi-ques « objectives » disparaissent avec la concentration totale du capital (pays de l’Est) ; mais il suffit du degré d’intervention de l’Etat pratiqué aujourd’hui dans les pays occidentaux pour corriger les déséquilibres spontanés de l’économie. Le niveau des salaires n’est pas déterminé par des lois économiques « objectives », mais essentiellement par la lutte de classe ; l’augmentation des salaires, pourvu qu’elle n’excède pas l’augmentation du rendement, est praticable par le capita-lisme. La vue traditionnelle est aussi fausse sur le plan. philosophique ; mécaniste et objectiviste, elle élimine de l’histoire l’action des hommes et des classes pour la remplacer par une dynamique « objective » et des « lois naturelles », et fait de la révolution prolétarienne un réflexe de révolte contre la faim dont on ne voit pas comment jamais une société socialiste pourrait être le résultat. Plus même : la connaissance des ressorts. de la crise du capitalisme est, pour elle, l’apanage de théoriciens spécialisés ; la solution de cette crise, une simple question de trans-formations « objectives » éliminant la propriété privée et le marché et ne nécessi-tant nullement une intervention autonome du prolétariat. Cette vue ne peut être, et n’a été dans l’histoire, que le fondement d’une politique bureaucratique.
La contradiction fondamentale du capitalisme se trouve dans la production et le travail. C’est la contradiction contenue dans l’aliénation de l’ouvrier : la néces-sité pour le capitalisme de réduire les travailleurs en simples exécutants, et son impossibilité de fonctionner s’il y réussit ; son besoin de réaliser simultanément la participation et l’exclusion des travailleurs relativement à la production (comme des citoyens relativement à la politique, etc.). Seule contradiction véritable de la société contemporaine, et source ultime de sa crise, elle ne peut pas être atténuée par des réformes, par l’élévation du niveau de vie ou par l’élimination de la pro-priété privée et du « marché ». Elle ne sera supprimée que par l’instauration de la gestion collective des travailleurs sur la production et la société. Objet d’une ex-périence quotidienne du prolétariat, elle est le seul fondement possible de sa conscience du socialisme, et ce qui donne à la lutte des classes sous le capitalisme son caractère universel et permanent. Elle définit le cadre de l’histoire et de la dy-namique de la société capitaliste, qui n’est rien d’autre que l’histoire et la dyna-mique de la lutte de classe. Cette dynamique est historique et non « objective », car elle modifie constamment les conditions où elle se développe et les adversai-res eux-mêmes, et comporte une expérience et une création collectives. La lutte de classe a déterminé, à un degré croissant, l’évolution de la technologie, de la production, de l’économie et de la politique et a imposé au capitalisme, directe-ment ou indirectement, les modifications profondes que l’on constate au-jourd’hui.
Sur le plan « subjectif », ces modifications s’expriment par l’accumulation chez les classes dominantes d’une expérience de la lutte sociale et l’apparition d’une nouvelle politique capitaliste. Dominée par l’idéologie du « laissez-faire » et limitant l’Etat au rôle du gendarme, la politique capitaliste était autrefois pour les marxistes synonyme de l’impuissance pure et simple. Actuellement, elle re-connaît la responsabilité générale de l’Etat, en élargit constamment les fonction. et s’assigne des objectifs dont la réalisation n’est plus laissée au fonctionnement « spontané » de l’économie (plein emploi, développement économique, etc.). Elle tend à soumettre à son contrôle toutes les sphères de l’activité sociale et prend par là, quelle que soit sa forme, un caractère totalitaire. Sur le plan « objectif », les transformations du capitalisme se traduisent par la bureaucratisation croissante qui, trouvant son origine dans la production, s’étend à l’économie et à la politique et finalement envahit tous les secteurs de la vie so-ciale. Elle va de pair évidemment avec l’expansion et la prépondérance croissante de la bureaucratie comme couche gestionnaire. La concentration et l’étatisation, autres aspects du même phénomène, entraînent à leur tour des modifications im-portantes dans le fonctionnement de l’économie.
Mais l’effet le plus profond de la bureaucratisation c’est que, en tant qu’« orga¬nisation » et « rationalisation » des activités collectives faite de l’extérieur, elle achève la destruction des significations provoquée par le capita-lisme et produit l’irresponsabilité en masse. La privatisation des individus est le corollaire de ces phénomènes. La tendance idéale du capitalisme bureaucratique est la constitution d’une so-ciété intégralement hiérarchisée et en « expansion » continue, où l’aliénation croissante des hommes dans le travail serait compensée par l’élévation du niveau de vie et ou toute l’initiative serait abandonnée aux « organisateurs ». Inscrite ob-jectivement dans la réalité sociale contemporaine, cette tendance coïncide avec le but final des classes dominantes : faire échouer la révolte des exploités en les atte-lant à la course derrière le niveau de vie, en disloquant leur solidarité par la hié-rarchisation, en bureaucratisant toute entreprise collective. Conscient ou non, c’est là le projet capitaliste bureaucratique, le sens pratique qui unifie les actes des classes dominantes et les processus objectifs se déroulant dans leur société.
Ce projet échoue parce qu’il ne surmonte pas la contradiction fondamentale du capitalisme, qu’il multiplie au contraire à l’infini. La bureaucratisation crois-sante des activités sociales étend à tous les domaines le conflit inhérent à la divi-sion dirigeants-exécutants et l’irrationalité intrinsèque de la gestion bureaucrati-que. De ce fait, le capitalisme ne peut absolument pas éviter des crises (ruptures du fonctionnement normal de la société), bien que celles-ci ne soient pas d’un type unique et qu’elles ne procèdent pas d’une dynamique cohérente et homo-gène. Sur le fond de la même contradiction immanente au capitalisme, les an-ciennes expressions de son irrationalité sont remplacées par de nouvelles. Mais contradiction et crises n’atteignent une portée révolutionnaire que par la lutte de classe. La situation actuelle à cet égard est ambiguë. Dans la production, cette lutte manifeste, précisément dans les pays les plus modernes, une intensité inconnue autrefois, et tend à poser le problème de la gestion de la production. Mais hors des entreprises elle ne s’exprime plus, ou bien seulement tronquée et déformée par les organisations bureaucratiques. Cette absence du prolétariat à la société a également une double signification. Elle traduit une victoire du capita-lisme : la bureaucratisation des organisations chasse les ouvriers de l’action col-lective, l’effondrement de l’idéologie traditionnelle et l’absence d’un programme socialiste les empêchent de généraliser leur critique de la production et de la transformer en conception positive d’une nouvelle société, la philosophie de la consommation pénètre le prolétariat. Mais aussi, une expérience de la nouvelle phase du capitalisme se constitue, pouvant conduire à une critique des formes de vie sous le capitalisme beaucoup plus profonde et générale que par le passé, et par là à un renouveau du projet socialiste dans le prolétariat à un niveau supérieur. La maturation des conditions du socialisme se poursuit donc, étant entendu qu’elle ne peut jamais signifier une maturation purement objective (accroisse-ment des forces productives ou « des contradictions »), ni une maturation pure-ment subjective (sédimentation d’expérience effective chez les prolétaires), mais l’accumulation des conditions objectives d’une conscience adéquate (a). Le prolé-tariat ne pouvait pas éliminer le réformisme et le bureaucratisme avant de les avoir vécus, c’est-à-dire avant de les avoir produits comme réalités sociales. Maintenant, la gestion ouvrière, le dépassement des valeurs capitalistes de la pro-duction et de la consommation comme fins en elles-mêmes, se présentent au pro-létariat comme seule issue.
Ces conditions imposent au mouvement révolutionnaire des transformations profondes. Sa critique de la société, essentielle pour aider les ouvriers à valoriser et à généraliser leur expérience directe, doit être intégralement réorientée ; elle doit s’attacher surtout à décrire et analyser les contradictions et l’irrationalité de la gestion bureaucratique de la société, à tous les niveaux, à dénoncer le caractère inhumain et absurde du travail contemporain ; à dévoiler l’arbitraire et la mons-truosité de la hiérarchie dans la production et la société. De façon correspondante, la lutte autour de l’organisation et des conditions de travail et de vie à l’entreprise et la lutte contre la hiérarchie doivent être l’élément central de son programme revendicatif. D’autre part, dans les conditions du capitalisme moderne, le pro-blème essentiel est le passage de la lutte de classe du plan de l’entreprise à celui de la société globale. Le mouvement révolutionnaire ne pourra remplir son rôle à cet égard que s’il détruit les équivoques qui pèsent sur l’idée de socialisme, s’il dénonce impitoyablement les valeurs de la société contemporaine, et s’il présente le programme socialiste au prolétariat pour ce qu’il est : un programme d’humanisation du travail et de la société. Ces tâches, le mouvement révolutionnaire ne pourra les remplir que s’il cesse d’apparaître comme un mouvement politique traditionnel - la politique tradition-nelle est morte - et devient un mouvement total concerné par tout ce que les hommes font dans la société et avant tout par leur vie quotidienne réelle. Il doit donc également cesser d’être une organisation de spécialistes, et devenir un lieu de socialisation positive où les individus réapprennent la vraie vie collective en gérant leurs propres affaires et en se développant par le travail pour un projet commun. Il est enfin évident que les conceptions théoriques sous-jacentes à l’activité ré-volutionnaire - et la conception même de ce qu’est une théorie révolutionnaire - doivent être radicalement modifiées. Deux notes annexées à ce texte - Sur la théo-rie révolutionnaire, Sur la théorie de l’histoire - visent à préciser l’orientation de cette transformation (a). « Il y a des gens qui ne réussissent à rester révolutionnaires qu’en gardant leurs yeux bien fermés »
A Cuba, un partisanat paysan a mis par terre une dictature établie de longue date et appuyée par les Etats-Unis. En Afrique du Sud, des Noirs illettrés, soumis depuis des générations la domination totalitaire de trois millions de négriers blancs, constituent des organisations clandestines, se mobilisent collectivement, inventent des formes de lutte inédites et sont sur le point d’obliger le gouverne-ment Verwoerd à entreprendre ce que le Financial Times a appelé « une longue, et douloureuse retraite ». En Corée du Sud la dictature de Syngman Rhee, ouver-tement soutenue par les Etats-Unis depuis quinze ans, s’est effondrée sous les coups portés par les manifestations populaires où les étudiants ont joué un rôle prépondérant. Ce sont encore les étudiants qui, en Turquie, se dressèrent les pre-miers contre le gouvernement Mendérès et ses mesures dictatoriales et ouvrirent la crise qui aboutit à la chute du régime.
Mais en France, un régime s’effondre en 1958 et une guerre se poursuit depuis six ans au milieu d’une apathie générale. Aux Etats-Unis, politiciens et sociolo-gues se penchent angoissés sur l’indifférence politique de la population . En An-gleterre, le parti travailliste après une série de défaites électorales n’arrive pas à intéresser ses propres membres à la discussion sur la modification de son pro-gramme. La vie politique de l’Allemagne fédérale se réduit pour l’essentiel aux sautes d’humeur d’un vieillard de quatre-vingts ans et aux intrigues autour de sa succession. Faudra-t-il donc penser désormais que l’activité politique des masses est un phénomène spécifique aux pays arriérés, que les seules collectivités capables d’agir pour changer leur destin sont les paysans, les étudiants, les races opprimées dans les pays coloniaux ? L’intérêt de la population pour la politique serait-il fonction directe de son « arriération » économique et culturelle, la civilisation in-dustrielle moderne signifie-t-elle que le sort de la société ne concerne plus les membres de la société ? Ce qui se passe en France depuis deux ans oblige à poser ces mêmes questions de façon encore plus concrète. Deux constatations s’imposent lorsqu’on réfléchit sur l’instauration et l’évolution de la Ve République. D’abord, le régime gaulliste, quelles que soient les intentions et les idées de ses chefs, les contradictions qui le déchirent et les impasses qu’il rencontre, signifie objectivement une entreprise de modernisation du capitalisme français. Le bilan de cette entreprise peut être com-plexe , son sens est tout autant indiscutable que le caractère irréversible de ses ef-fets sur les réalités sociales françaises les plus profondes. Ensuite, cette entreprise n’a été possible au départ, et ne le demeure depuis, qu’en fonction d’une attitude de la population en général, des masses travailleuses plus particulièrement : de leur apathie ou indifférence à l’égard de la politique, de ce que l’on peut appeler en première approximation leur dépolitisation . Si ces deux constatations résument la signification de la situation actuelle en France, il est clair qu’elles soulèvent en même temps une série de problèmes. On ne peut en effet sérieusement définir l’évolution présente de la société française comme une « modernisation », sans réfléchir sur le contenu de cette modernisa-tion et approfondir son sens. On ne peut se borner à constater que c’est l’apathie des masses qui a permis le succès du gaullisme, entreprise de modernisation, et refuser de s’interroger sur le lien entre ces deux phénomènes. On ne peut enfin et surtout parler de dépolitisation en omettant d’enregistrer que cette dépolitisation apparaît comme caractéristique de tous les pays capitalistes modernes depuis bientôt quinze ans, et que la France n’a fait que rejoindre avec quelque retard des pays plus avancés qu’elle.
Il faut en effet insister sur le caractère général de ce phénomène. Les pays qu’il concerne - et auxquels nous nous référons dans ce texte lorsque nous parlons de pays de capitalisme moderne - sont tous ceux où les structures pré-capitalistes dans l’économie et l’organisation sociale en général ont été pour l’essentiel éli-minées. Ce sont les seuls pays qui comptent lorsqu’on veut parler des problèmes d’une société capitaliste et non pas des problèmes du passage d’une autre forme de vie sociale au capitalisme. Ce sont les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Suède, la Norvège, la Fin lande, le Danemark, l’Angleterre, l’Allemagne occidentale, les Pays-Bas, la Belgique, l’Autriche, la Suisse, mainte-nant la France et bientôt l’Italie - soit, au total, des pays dont la population dé-passe 450 millions d’habitants, qui concentrent les trois quarts de la production totale du monde occidental et les neuf dixièmes de sa production industrielle, en-fin et surtout, les pays où vit et travaille l’écrasante majorité du prolétariat mo-derne. Et, parmi les pays du bloc oriental, ceux qui ont achevé leur industrialisa-tion, comme la Russie, la Tchécoslovaquie et l’Allemagne orientale s’acheminent vers une situation fondamentalement analogue. Il est bien entendu que la grande majorité de l’humanité reste encore en dehors de ce type de régime : aussi bien l’écrasante majorité des pays du monde occiden-tal (1 400 millions d’habitants contre 450) que celle du bloc oriental (650 millions contre 250) (a). Mais il est - ou il devrait être - tout aussi bien entendu que le mar-xisme est en premier lieu une théorie de la révolution dans les pays capitalistes, non pas dans les pays arriérés. Si des marxistes cherchent désormais les racines de la révolution dans les pays coloniaux, et les contradictions du capitalisme dans l’opposition entre l’Occident et le Tiers Monde ou même dans la lutte entre les deux blocs, ils feraient tout aussi bien de cesser de s’appeler marxistes. Car le marxisme était ou voulait être une théorie de la révolution socialiste portée par le prolétariat, non pas une théorie de la révolution des paysans africains ou des ou-vriers agricoles dans les Pouilles ; non pas une théorie de la révolution comme produit des résidus non capitalistes dans la société nationale ou mondiale, mais l’expression idéologique de l’activité du prolétariat, lui-même produit du capita-lisme et de l’industrialisation. Quelle que soit l’énorme importance des pays arrié-rés, ce n’est pas à Léopoldville, ni même à Pékin, mais à Pittsburgh et à Détroit, dans les Midlands et dans la Rhur, dans le bassin parisien, à Moscou et à Stalin-grad que se décide finalement le sort du monde moderne. Et personne ne peut se dire marxiste ou socialiste révolutionnaire s’il refuse de répondre à cette ques-tion : que devient aujourd’hui le prolétariat comme classe révolutionnaire, là où ce prolétariat existe effectivement ?
Nous allons donc essayer de comprendre en quoi consiste la « modernisation » du capitalisme, autrement dit quelles sont les modifications survenues dans le fonctionnement du capitalisme et qui différencient le capitalisme contemporain soit du capitalisme d autrefois soit - et c’est presque tout aussi important - de l’image que s’en faisait le mouvement marxiste traditionnel ; quel est le lien entre la « modernisation » du capitalisme et la « dépolitisation » des masses ; enfin, quelle peut et doit être la politique révolutionnaire dans la période actuelle .
I - QUELQUES TRAITS IMPORTANTS DU CAPITALISME CONTEMPORAIN
Nous nous bornons pour commencer à décrire les phénomènes nouveaux (nouveaux effectivement ou nouveaux par rapport à la théorie marxiste tradition-nelle). Nous n’en fournirons pas pour l’instant une analyse, encore moins une ex-plication systématique .
1. Le capitalisme est parvenu à contrôler le niveau de l’activité économique à un degré tel que les fluctuations de la production et de la demande sont mainte-nues dans des limites étroites et que des dépressions de l’ordre de celles d’avant-guerre sont désormais exclues. C’est là le résultat aussi bien des modifications dans l’économie elle-même ; que des nouveaux rapports entre l’Etat et l’économie. Premièrement, l’amplitude des fluctuations spontanées de l’activité économique a été considérablement réduite, parce que les composantes de la de-mande sociale globale sont devenues beaucoup plus stables. Cette stabilité, à son tour, est le résultat de plusieurs facteurs. L’élévation des taux de salaire, l’augmentation du nombre de mensuels parmi les salariés, l’introduction des allo-cations de chômage, ont limité les variations de la demande de biens de consom-mation donc aussi les variations de la production de ces biens ; elles ont aussi beaucoup atténué l’effet cumulatif que ces variations avaient par le passé. L’augmentation continue et irréversible des dépenses de l’Etat crée une demande stable qui absorbe 20 à 25 % du produit social ; compte tenu de l’activité des or-ganismes para-étatiques et des fonds qui « transitent » par l’Etat, le secteur public contrôle ou manipule dans le cas de certains pays jusqu’à 40 ou 45 % du produit social global.
[Addition édition anglaise 1965 : Par exemple, en Grande-Bretagne, en 1961, la dépense nationale brute (ou « produit national brut aux prix du marché ») se montait à 26.986 millions de livres. Le revenu total de l’ensemble des Autorités publiques (c’est-à-dire impôts directs et indirects, contributions versées au Gou-vernement central ou aux Autorités locales, etc.) se montait à 8.954 millions de livres, soit 33,3 % du produit national brut (Tableaux 1 et 43 de National Income and Expenditure, 1963, H.M.S.O., Londres). D’autre part, sur un investissement intérieur total en capital fixe de 4.577 mil-lions de livres en 1961, 1.799 millions - environ 40 % - représentaient l’investissement de l’Etat ou des entreprises publiques (ib., Tableaux 1 et 48). En combinant les deux montants - et en éliminant certaines duplications - on voit que la partie du produit national brut gérée directement par l’Etat en 1961 était de presque 40 %. En 1963, en Grande-Bretagne, l’Etat et ses organismes (y compris les autorités locales et les personnels dirigeants des entreprises nationalisées, mais à l’exclusion des forces armées) employaient 5.250.000 personnes. Cela représente environ 25 % de l’emploi total et peut être comparé avec un chiffre inférieur à 2.000.000 de personnes (environ 10 % de l’emploi total) en 1939.]
Enfin l’accumulation capitaliste, dont les fluctuations étaient principalement responsables de l’instabilité économique dans le passé, varie désormais beaucoup moins ; d’abord parce que les investissements tendent à devenir plus massifs et s’étalent sur des périodes plus longues ; ensuite, parce que l’accélération du pro-grès technique incite ou oblige les entreprises à investir d’une façon beaucoup plus suivie ; en dernier lieu, parce que l’expansion continue justifie, aux yeux des capitalistes, une politique d’investissements constamment croissants qui à leur tour nourrissent l’expansion et ratifient a posteriori cette politique. Deuxièmement, il y a une intervention consciente continue de l’Etat en vue de maintenir l’expansion économique. Même si la politique de l’Etat capitaliste est incapable d’éviter à l’économie l’alternance de phases de récession et d’inflation, encore moins d’en assurer le développement rationnel optimum, elle a été obligée d’assumer la responsabilité du maintien d’un « plein emploi » relatif et de l’élimination de dépressions majeures : La situation de 1933, qui correspondrait aujourd’hui aux Etats-Unis à un chômage de 30 millions, est absolument in-concevable, ou bien conduirait à l’explosion du système dans les vingt-quatre heures ; ni les ouvriers, ni les capitalistes ne la toléreraient plus longuement. Ce qui fournit désormais à l’Etat capitaliste les instruments nécessaires pour mainte-nir les fluctuations économiques dans des limites étroites, c’est l’étendue de son intervention dans la vie économique et surtout l’énorme proportion du produit so-cial qu’il manipule directement ou indirectement.
2. En conséquence l’importance numérique relative du chômage - on ne parle pas ici de son importance humaine - a énormément diminué. [Addition édition anglaise 1963 : Dans presque tous les pays européens indus-trialisés, le pourcentage de chômeurs est resté très bas depuis la guerre, fluctuant entre 1 et 2 % de la force de travail. En Grande-Bretagne, où les fluctuations ont été les plus fortes, le pourcentage annuel moyen de chômeurs n’a pas dépassé 2,3 % (en 1959). Il a atteint entre 3 et 4 % pendant le premier trimestre de 1963, mais vers la fin de cette année il était de nouveau revenu à environ 2 %. L’Allemagne de l’Ouest a absorbé un nombre de chômeurs qui, en 1950, dépas-sait 1.500.000 et un afflux de réfugiés d’environ 200.000 chaque année, depuis 1960, le chômage dans ce pays est resté inférieur à 1 %. En France, le chômage n’a jamais dépassé 1 % de la force de travail. L’Italie et le Japon - pays dont l’industrialisation était loin d’être achevée pendant la première période d’après-guerre - non seulement ont absorbé dans l’industrie un nombre considérable de personnes employées auparavant dans l’agriculture, mais ont réduit leur chômage de 9,4 % en 1955 à 3 % en 1962 (dans le cas de l’Italie) et à 0,9 % en 1962 (dans le cas du Japon). En Suède, en Norvège et aux Pays-Bas, le pourcentage du chô-mage n’a jamais dépassé, depuis 1954, 2,6 % - et est à présent de loin inférieur à ce chiffre. Même aux Etats-Unis, où la politique économique de l’Administration Eisen-hower a créé une stagnation virtuelle de l’économie pendant huit ans, et où l’on ressent l’impact des progrès rapides de l’automation (cf. plus bas), le chômage a été en moyenne de 4,6 % entre 1946 et 1962, avec un maximum de 6,8 en 1958. On peut comparer ces chiffres avec les oscillations du taux de chômage avant la guerre aux Etats-Unis, allant de 3,3 % (pendant l’année de boom 1929) à 25 % de la force de travail (en 1933). Même en 1940, année de forte « reprise » et de pré-paration à la guerre, le chômage était encore de 10 % (v. Annuaire Statistique des Nations Unies 1963, Tableau 10).] En dehors de rares cas particuliers, et malgré l’énorme développement techni-que, il n’y a pas eu de chômage technologique tant soit peu important. Et il est apparent que l’introduction de l’« automation » ne créera à cet égard rien de plus que des situations locales .
3. La quasi-disparition du chômage a contribué à élever le revenu ouvrier moyen en longue période. Mais surtout, l’augmentation des salaires en termes ré-els a été non seulement plus rapide que dans les périodes précédentes du capita-lisme, mais infiniment plus régulière . C’est là, d’abord et avant tout, le résultat de plus d’un siècle de luttes ouvrières, aussi bien des luttes générales et organisées que des luttes « informelles » dans le cadre d’une entreprise ou d’un atelier ; plus généralement, de la pression constante exercée par les salariés en ce sens dans tous les pays à tout instant. [Addition édition anglaise 1965 : Pour n’en citer qu’un exemple : en Grande-Bretagne, les gains horaires moyens des ouvriers mâles adultes dans les industries manufacturières sont passés de 39,6 pennies en 1950 à 84,9 pennies en 1964 - un accroissement total de 114,3 %, équivalant à un taux de croissance annuel com-posé de 6,6 %. (V.O.C.D.E., General Statistics, juillet 1964, p. 121). Dans ces chiffres, les « gains » comprennent les primes, les allocations pour le coût de la vie et les impôts et contributions payés par l’employé. Ils représentent les gains horaires moyens, y compris le paiement des heures supplémentaires, calculés sur le total de la semaine de travail. Bien entendu, une grande partie de cet accroissement des salaires a été annu-lée par la hausse du coût de la vie. L’indice des prix à la consommation a aug-menté pendant la même période de 61,7 % - soit, 4,1 % par an à taux composé (ib.). Cela donne une croissance annuelle moyenne des gains en termes réels de 2,5 % (à taux composé). Ce chiffre est inférieur au taux correspondant pour les pays continentaux industrialisés. De plus, ce processus n’est évidemment pas équilibré. En Grande-Bretagne, par exemple, il y avait encore en 1964 environ 10 % des ouvriers mâles adultes qui gagnaient moins de 12 livres par semaine.]
D’autre part, une nouvelle politique patronale est apparue, appliquée par un nombre constamment croissant d’entreprises, que l’on peut résumer ainsi : céder, quand c’est nécessaire, sur les salaires, prendre même au besoin les devants pour éviter les conflits ; se rattraper par l’augmentation du rendement ; s’associer le plus possible les syndicats ; tâcher d’« intégrer » les ouvriers à l’entreprise par des avantages et des dispositions calculés à cet effet Les revendications économiques au sens étroit - celles visant des augmenta-tions de salaire et même celles visant une réduction de la durée du travail - ne pa-raissent plus, ni aux yeux des salariés ni à ceux des capitalistes comme impossi-bles à satisfaire à moins de bouleverser le système social. Un taux d’augmentation annuelle des salaires [réels] de l’ordre de 3 % est désormais con-sidéré comme allant de soi, normal et inévitable, aussi bien par les patrons que par les ouvriers (bien entendu, par ceux-ci en tant que minimum, par ceux-là en tant que maximum). Le capitalisme peut réaliser un compromis pour ce qui est de la répartition du produit social, parce que précisément un rythme d’augmentation des salaires qui est du même ordre que l’accroissement de la productivité du tra-vail laisse en gros intacte la répartition existante.
[Addition édition anglaise 1965 : L’évolution de la répartition du revenu mondial en Grande-Bretagne pendant le dernier quart de siècle permet de consta-ter certains faits importants. En excluant la paie des Forces armées, le revenu pro-venant de l’emploi (salaires horaires et mensuels, contributions des employés à la Sécurité Sociale, etc.) a augmenté de 2.956 millions de livres en 1938 à 7.375 millions en 1950 et à 16.673 millions en 1962 (National Income and Expenditure 1963 1.c., Tableau 2, pp. 3-4). Comme le revenu national pendant la même pé-riode est passé, respectivement, de 4.816 millions de livres à 10.701 millions et à 22.631 millions (ib., Tableau 1, pp. 2-3), on voit que la proportion du revenu na-tional représentée par le « revenu du travail » a augmenté, passant de 61,4 % en 1938 à 68,9 % en 1950 et à 73,7 % en 1962. Cela reflète, en partie, l’accrois¬sement, à l’intérieur de la main-d’œuvre totale, de la proportion des salariés (c’est-à-dire la réduction continue du nombre de producteurs indépendants » dans l’agriculture, le petit commerce, etc.). Mais il ne peut y avoir de doute sur le fait que la part du travail n’a pas diminué. Le revenu du travail a augmenté au moins pari passu avec la valeur de la production totale. Des tendances similaires sont observées dans tous les pays industrialisés. Bien que ces statistiques (comme toutes les statistiques) doivent être interprétées avec grande prudence pour de nombreuses raisons, certaines connues et d’autres moins connues, aucune restriction ou qualification ne peut annuler la conclusion fonda-mentale : que les salaires augmentent, à long terme, pari passu avec la produc-tion. Comme on l’expliquera plus loin, cela est pratiquement obligatoire.]
4. L’élévation des taux de salaire et la quasi-disparition du chômage ont con-duit à une progression régulière du niveau de vie ouvrier, mesuré en termes de marchandises consommées. A long terme, et abstraction faite des fluctuations conjoncturelles et des situations locales ou professionnelles, cette progression tend à être parallèle à celle de la production globale.
[Addition édition anglaise 1965 : Cela ne signifie pas, évidemment, que le ca-pitalisme moderne a éliminé la pauvreté. Par exemple, en 1964 en Grande-Bretagne, il y avait environ 3 millions de personnes recevant les subsides de l’Assistance Nationale ; 3 millions d’accusations vivantes du système, 3 millions de preuves de l’inégalité et du caractère partiel des changements que nous décri-vons. On ne doit pas cependant oublier qu’aussi bien le concept que la définition de la pauvreté doivent être considérés dans une perspective historique, qu’ils ont changé depuis un siècle, et qu’aujourd’hui le niveau au-dessous duquel on a « droit » à l’« assistance publique » est certainement plus élevé qu’avant-guerre. Il y a eu, de plus, un changement véritable du standard de vie. Lorsque Mi-chael Harrington (The Other America., Penguin, Londres, 1963) ou le Président Johnson parlent du « cinquième submergé » de la population américaine, il y a là certes une mise en accusation accablante du capitalisme le plus moderne du monde. Cette pauvreté doit certainement être mise en lumière et dénoncée. Mais, si l’on veut y regarder de plus près, on doit mettre en regard ce « cinquième sub-mergé » avec le « quart sous-privilégie de notre peuple » du Président Truman, et avec le « tiers pauvre » du Président Roosevelt.] Ce phénomène n’est pas seulement irréversible (hors cataclysme mondial) ; il résulte d’un processus que rien ne pourra plus arrêter, car il est inscrit désormais dans l’anatomie, dans l’ossature physique du capital. Les deux tiers de la produc-tion finale contemporaine sont formés par des objets de consommation, dont une proportion constamment croissante est fabriquée en série. L’accumulation dans ces secteurs de l’économie serait impossible sans une extension régulière de la demande de masse des biens de consommation, y compris ceux considérés autre-fois comme biens « de luxe ». Le processus est soutenu par une énorme activité de commercialisation dirigée vers la création de besoins et la manipulation psy-chologique des consommateurs, et renforcé. par des systèmes latéraux, comme le crédit à la consommation, dont les effets sont décisifs sur le marché des « biens durables . L’élévation du niveau de vie va de pair avec un accroissement, quoi-que beaucoup plus limité et irrégulier, des loisirs. Les deux s’accompagnent aussi bien d’un changement du type de consommation que, jusqu’à un certain point, d’un changement du mode de vie en général .
5. Le rôle des syndicats est profondément modifié, aussi bien objectivement qu’aux yeux des capitalistes et des ouvriers. Leur fonction essentielle est devenue le maintien de la paix dans l’entreprise, en échange de concessions périodiques sur les salaires et d’un très relatif statu-quo sur les conditions de production. Les capitalistes les voient ainsi comme un mal nécessaire, qu’ils ont renoncé à com-battre, même indirectement. Ils sont vus par les ouvriers comme des organismes « corporatifs », sortes d’amicales ou mutuelles assurant tant bien que mal la pro-tection d’une partie de leurs intérêts professionnels, et utiles à l’obtention des augmentations courantes de salaire. L’idée que les syndicats pourraient avoir un rapport quelconque avec une transformation du système social, violente ou paci-fique, soudaine ou graduelle est aux yeux des ouvriers et d’après leurs actes une idée de martien.
6. La vie politique, au sens courant du terme, est devenue en fait et aux yeux des gens une affaire de spécialistes, considérés en général comme malhonnêtes et comme « formant tous une même clique » . La population s’en désintéresse, non seulement en temps normal, mais même pendant les périodes que les spécia-listes considèrent comme des « périodes de crise politique ». Elle se borne à parti-ciper aux jeux électoraux une fois tous les cinq ans, de façon cynique et désabu-sée.
7. En particulier, il n’y a plus d’organisations politiques ouvrières (nous ne di-sons pas révolutionnaires). Ce qu’il y a sous ce nom, ce sont des organisations po-litiques formées aux neuf dixièmes par des bureaucrates, des intellectuels sincères ou arrivistes et des syndicalistes professionnels pour lesquelles vote (ou ne vote pas) la majorité de la classe ouvrière. Il n’existe actuellement dans aucun pays moderne important aucune organisation politique importante dont les militants soient fournis dans une proportion importante par la classe ouvrière ou même qui soit simplement capable de mobiliser effectivement sur des problèmes politiques une proportion importante de la classe ouvrière (même en entendant par impor-tante une proportion aussi basse que 10 ou 15 %). Cette évolution est liée, de toute évidence, à la dégénérescence et à la bureaucratisation des organisations ouvrières de jadis, qui les a rendues indiscernables dans leur essence des organisa-tions politiques bourgeoises. Mais elle correspond aussi à l’évolution d’ensemble du capitalisme, décrite plus haut. On y reviendra plus loin.
8. Le prolétariat, dans cette société, apparaît ainsi en première approximation comme ayant cessé d’être classe pour soi et redevenu simple classe en soi ; au-trement dit, comme une catégorie sociale définie par la place des individus qui la composent dans les rapports de production, constituée par l’identité objective de leur situation dans la société, mais qui ne posent pas eux-mêmes, consciemment, explicitement et collectivement le problème de leur sort dans la société. Plus exactement, le prolétariat continue à apparaître comme une classe consciente de son être collectif et agissant comme telle lorsqu’il s’agit de ses intérêts « écono-miques » et « professionnels ». Encore plus, et à un degré croissant, les ouvriers ou les salariés de chaque entreprise tendent à former une collectivité et à agir comme telle dans la lutte permanente au sein de l’entreprise concernant les rap-ports de production et les conditions de travail. Nous reviendrons longuement sur ce phénomène, qui est pour nous le phénomène fondamental. Mais cela ne change rien au fait que le prolétariat n’apparaît plus par son attitude effective et explicite dans les sociétés capitalistes modernes, comme une classe qui tend à agir pour renverser cette société ou même pour la réformer d’après une concep-tion qui lui serait propre.
9. Cette même attitude existe dans toutes les classes ou couches de la popula-tion et à propos de toutes les activités sociales et collectives. C’est ce qui montre, si besoin en était, qu’il ne s’agit pas là d’un phénomène conjoncturel ou tempo-raire, d’un recul passager de la conscience politique du prolétariat, mais bien d’un phénomène social profond, caractéristique du monde moderne. Une infime pro-portion de citoyens s’intéresse a la chose publique. Mais aussi, une infime propor-tion de syndiqués s’intéresse aux affaires du syndicat ; une infime partie des pa-rents d’élèves s’intéresse aux activités des parents d’élèves ; une infime minorité des participants à une association quelconque s’intéresse à la gestion et aux affai-res de cette association. La privatisation des individus est le trait le plus frappant des sociétés capitalistes modernes. Nous devons prendre conscience de ce que nous vivons dans une société dont le trait le plus important, pour ce qui nous inté-resse, est qu’elle réussit jusqu’ici à détruire la socialisation des individus en tant que socialisation politique ; une société où les individus en dehors du travail se perçoivent de plus en plus comme des individus privés et se comportent comme tels ; où l’idée qu’une action collective puisse déterminer le cours des choses à l’échelle de la société a perdu son sens sauf pour d’infimes minorités (de bureau-crates ou de révolutionnaires, peu importe à cet égard). Une société dans laquelle la chose publique ou plus exactement la chose sociale est vue non seulement comme étrangère ou hostile, mais comme échappant à l’action des hommes ; qui renvoie donc les hommes à la « vie privée », ou à une « vie sociale » dans laquelle la société comme telle n’est pas mise explicitement en question.
II
LA PERSPECTIVE RÉVOLUTIONNAIRE DANS LE MARXISME TRADITIONNEL
Ceux que nous appellerons les « marxistes traditionnels » refusent d’enregistrer ces faits. Certains admettent les transformations objectives du capi-talisme contemporain (décrites plus haut sous les paragraphes 1 à 4). Mais les modifications de l’attitude et de l’activité des classes dans la société, et notam-ment du prolétariat, et en particulier ce phénomène central que nous avons appelé privatisation, n’existent pas pour eux. Dénommé « dépolitisation » ou « apathie politique », il est qualifié de provisoire, transitoire, résultat d’une « terrible dé-faite », etc. La magie des mots est ainsi utilisée pour réduire à rien la réalité des choses. On a pu, par exemple, entendre dire : la dépolitisation actuelle du proléta-riat français n’a pas besoin d’explication particulière, elle traduit une phase de re-cul correspondant à une formidable défaite. Mais de quelle défaite s’agirait-il ? Pour qu’il y ait défaite, il faudrait qu’il y ait bataille ; et le fait éclatant est que le régime gaulliste s’est installé sans bataille. D’autres « approfondissent » alors l’argument : la défaite se trouverait précisément dans le fait de ne pas avoir livré bataille. Mais il est clair que le refus de livrer bataille, en mai 1958, exprimait précisément l’« apathie » ou « dépolitisation » des masses, que donc cette explica-tion présuppose ce qu’elle devait expliquer. Il est également clair qu’on cherchera en vain une défaite à l’origine de l’apathie politique du prolétariat anglais, améri-cain, allemand ou scandinave. Plus généralement, les questions ; est-ce que les modifications objectives du capitalisme sont sans rapport avec l’attitude des hommes dans la société ? A quel transitoire se réfère-t-on, puisque aussi bien cette minute-ci que l’existence de la Galaxie sont transitoires ? Comment les ré-volutionnaires peuvent et doivent-ils agir pour que cette situation, « transitoire » ou pas, soit dépassée ? - ces questions doivent, dans cette optique, demeurer sans réponse. D’autres refusent en gros et en détail de reconnaître les transformations du ca-pitalisme, attendent avec confiance la prochaine grande crise économique, conti-nuent à parler de la paupérisation du prolétariat, dénoncent l’augmentation de profits capitalistes en même temps qu’ils essayent de démontrer la baisse histori-que du taux de profit. Cette attitude est plus conséquente, non seulement parce qu’elle refuse tout ce qui la gêne dans la réalité - un délire est d’autant moins at-taquable qu’il est plus radical et plus complet -, mais aussi parce qu’elle essaie de sauver ce qui a passé pendant un siècle pour le fondement de la perspective et de la politique révolutionnaire. C’est qu’en effet, si l’on pense en termes de marxisme traditionnel , il fau-drait conclure en toute rigueur que les transformations du capitalisme décrites plus haut suppriment la perspective révolutionnaire. Car ce qui fondait cette pers-pective dans l’esprit des marxistes traditionnels c’était, d’un côté, les « contradic-tions objectives de l’économie capitaliste » ; d’un autre côté, l’incapacité radicale du système à satisfaire les revendications économiques des ouvriers.
A vrai dire, il n’y a pas, dans le marxisme traditionnel, une réponse théorique systématique à la question : qu’est-ce qui doit conduire le prolétariat à une activité politique visant à transformer la société . Mais la pratique du mouvement de-puis un siècle, et ce que l’on peut appeler son esprit indique clairement le sens de la réponse qu’il lui donnait implicitement. Certes on trouvera quelques citations immortelles où la condition du prolétaire est vue comme une condition totale, af-fectant tous les aspects de son existence. Mais il est vain de se cacher qu’aussi bien dans la théorie courante que dans la pratique quotidienne du mouvement l’essentiel était la condition économique du travailleur salarié et en particulier son exploitation en tant que vendeur de la force de travail, son expropriation d’une partie de son produit. Sur le plan théorique, toute l’attention était tournée vers les « contradictions objectives » et les « mécanismes économiques inéluctables » du, capitalisme. Ceux-ci entraînaient le système vers des crises économiques périodi-ques et peut-être vers un effondrement final ; ils rendaient en même temps impos-sible la satisfaction des revendications ouvrières concernant la consommation, provoquaient des baisses de salaire ou en annulaient les hausses, créaient périodi-quement un chômage de masse et menaçaient constamment le travailleur d’aller grossir les rangs de l’armée industrielle de réserve. Sur le plan pratique, c’étaient les questions économiques qui fournissaient à la fois le point de départ et les li-gnes centrales de la propagande et de l’agitation. De là, l’importance primordiale accordée au travail dans les syndicats, à leur constitution d’abord, à leur « noyau-tage » ensuite. En bref : l’exploitation capitaliste devait faire naître dans le prolé-tariat des revendications économiques, dont la satisfaction était impossible dans le cadre du système établi ; l’expérience ou la conscience de cette impossibilité devait entraîner les ouvriers à une activité politique visant à faire éclater le sys-tème ; le mouvement propre de l’économie capitaliste devait produire des crises, des ruptures de l’organisation capitaliste de la société permettant au prolétariat d’intervenir, en masse pour imposer ses solutions.
Il est incontestable que ces idées correspondent des aspects réels de l’évolution du capitalisme et de l’activité du prolétariat, depuis le XIXe siècle jusqu’aux alen-tours de la Deuxième Guerre mondiale. L’absence d’organisation du capitalisme laissait entièrement libre cours aux mécanismes du marché », qui effectivement produisaient - et tendaient nécessairement à produire - des crises dont rien, dans une économie libérale, ne limitait a priori la profondeur. Le capitalisme s’est pen-dant longtemps opposé avec acharnement à toute augmentation du niveau de vie ouvrier. Les luttes revendicatives ont été le point de départ de la mise de cons-cience d’une foule d’éléments ouvriers. Les organisations syndicales - qui d’ailleurs à leurs débuts ont été beaucoup plus que des simples syndicats profes-sionnels - ont joué aussi bien le rôle de ferments dans la masse ouvrière que de milieu de formation des militants. La constitution des grandes organisations ou-vrières, leur développement, l’influence qu’elles exercent sur l’évolution de l’économie et de la société capitaliste n’ont été évidemment possibles que parce qu’une fraction très importante du prolétariat y a participé activement et de façon permanente ; parce que, aussi, la masse ouvrière s’est toujours trouvée prête, en définitive, à travers les fluctuations conjoncturelles, à appuyer leur action sur des problèmes cruciaux et à se mobiliser politiquement de façon autre qu’électorale. Il paraissait tout aussi évident que les luttes revendicatives, dès qu’elles dépas-saient une certaine ampleur ou intensité, tendaient nécessairement à poser le pro-blème du pouvoir et de l’organisation générale de la société. Deux exemples pris dans l’expérience française de cet après-guerre éclaireront cette dernière idée et montreront aussi pourquoi l’optique traditionnelle peut paraître à des militants Français corroborée par la réalité encore aujourd’hui.
De 1945 à 1950 le capitalisme français effectue sa reconstruction dans le gas-pillage et l’anarchie, mais avec une parfaite suite dans les idées sur un seul point : la reconstruction se fait sur le dos des salariés, c’est la baisse de leur niveau de vie et leur travail accru qui doit la financer. Etant donné le mécanisme de l’inflation et la direction de l’économie par la bourgeoisie, toute hausse générale des salaires se traduit presque immédiatement par une hausse des prix qui l’annule en termes réels. La revendication économique, impossible à satisfaire dans le cadre existant, conduit nécessairement au-delà de l’économie. Si le prolétariat veut arrêter sa su-rexploitation, il doit, à partir des revendications de salaire, les dépasser, poser le problème du contrôle des prix, de l’économie et finalement de l’Etat. En 1957 et 1958, pour financer la guerre d’Algérie sans entamer ses profits, le capitalisme français réduit le niveau de vie des salariés. Des revendications de hausse des salaires dans ces conditions ne pouvaient avoir - et n’ont eu - aucun ré-sultat. Le problème posé est celui de l’équilibre économique global. Les revendi-cations de salaire ne pouvaient être effectivement satisfaites que si l’affectation du produit social par catégories d’utilisation était modifiée. Cela impliquait dans les circonstances données l’arrêt de la guerre d’Algérie, débouchait donc en plein sur les problèmes politiques du pays . Mais ces situations ne sont nullement typiques. Elles traduisent les particulari-tés du capitalisme français et ses traits « arriérés » ; concrètement, son incapacité de parvenir, pendant ces périodes, à un degré de gestion « rationnelle » de son économie, intimement liée à son incapacité de se donner une organisation et une direction politique. La reconstruction d’après-guerre s’est effectuée dans la plu-part des autres pays capitalistes dans des conditions infiniment moins chaotiques et sans créer des tensions comparables à celles qui ont existé en France. La guerre d’Algérie aurait pu être évitée - comme aurait pu être évitée la guerre d’Indochine, comme a été évitée la guerre de la Tunisie, du Maroc ou celle de l’Afrique noire, comme a été évitée par les Anglais la guerre de l’Inde, du Ghana ou du Nigeria. Elle aurait pu, en tout cas, être financée de façon qui ne crée pas de situation économique explosive en France - comme le montre ce qui s’est passé depuis mai 1958 . La situation typique est celle de tous les autres pays capitalistes modernes, où depuis la guerre les luttes revendicatives, parfois très importantes et même violen-tes n’ont pas mis en question la direction politique, encore moins la structure de la société, ni objectivement, ni dans la tête de ceux qui y participaient.
Mais, de même que la confirmation apparente des conceptions traditionnelles par le capitalisme du XIXe siècle ne suffisait pas pour les fonder, de même leur réfutation par l’expérience contemporaine ne règle pas leur sort. Il est, en tout état de cause, nécessaire de les discuter sur le plan théorique proprement dit. Cela conduit à un examen critique de l’économie politique marxiste, dont nous ne pouvons ici qu’esquisser les grandes lignes . Le fait fondamental de la société capitaliste est évidemment que le travail, en tant que travail salarié, est asservi au capital. Sur le plan économique, cet asser-vissement se traduit par l’exploitation du travail salarié, c’est-à-dire l’appro¬priation par la classe dominante d’une partie du produit social (plus-value), qu’elle utilise à sa guise ; sous le capitalisme, cette utilisation prend nécessaire-ment pour l’essentiel la forme de l’accumulation, c’est-à-dire de l’augmentation du capital par la transformation d’une partie de la plus-value en moyens de pro-duction supplémentaire. Combinée avec le progrès technique, l’accumulation conduit à une expansion permanente de la production globale et de la production par ouvrier (rendement ou productivité). Le développement du capitalisme signi-fie la destruction des formes pré-capitalistes de production (production féodale ou petite production indépendante) et la prolétarisation croissante de la société. En même temps, la lutte entre capitalistes entraîne la concentration du capital, que ce soit par absorption ou élimination des capitalistes les plus faibles ou par des fu-sions volontaires. Cette définition des grands traits de l’économie capitaliste constitue un des apports impérissables de Marx à la connaissance de la réalité sociale moderne ; clairement saisie par lui lorsque le capitalisme n’existait réellement que dans quelques villes d’Europe occidentale, elle a été confirmée de façon éclatante par l’évolution d’un siècle sur les cinq continents. Mais l’analyse économique du capitalisme doit poser et résoudre les problè-mes concernant le fonctionnement et l’évolution du système ainsi défini. Qu’est-ce qui détermine le niveau d’exploitation du travail salarié par le capital, ce que Marx appelle le taux d’exploitation (rapport de la plus-value totale ou de la masse des profits à la masse des salaires), et comment ce taux évolue-t-il ? Comment peut se réaliser l’équilibre économique (égalité de l’offre globale et de la de-mande globale) dans un système où production et demande dépendent de mil-lions d’actes indépendants, et où surtout tous les rapports sont constamment bou-leversés par l’accumulation et l’évolution technique ? Enfin, quelles sont les ten-dances à long terme de l’évolution du capitalisme, autrement dit, comment le fonctionnement du système en modifie-t-il progressivement la structure ? C’est également Marx, qui, le premier, a posé avec clarté ces questions et a es-sayé d’y répondre de façon systématique et cohérente. Cependant, quelle que soit la richesse et l’importance du travail monumental qu’il leur a consacré, il faut dire que les réponses qu’il a fournies sont erronées sur le plan théorique, et en contra-diction profonde avec ce qui est, à nos eux, l’esprit de sa propre conception révo-lutionnaire. La pierre angulaire de tous les problèmes est la détermination du taux d’exploitation. Pour Marx, ce taux dépend exclusivement de facteurs économi-ques objectifs, qui font qu’il ne peut qu’aller en augmentant ; c’est-à-dire que l’exploitation des ouvriers sous le capitalisme, vue comme exploitation économi-que, ne peut aller qu’en s’aggravant. Le taux d’exploitation dépend en effet, d’une part du produit réel de l’heure (ou journée, ou semaine) de travail, d’autre part du salaire réel. Le produit réel croît constamment (élévation de la productivité), sous l’effet des innovations techniques et de la « compression des pores » de la journée de travail. Quant au salaire réel, il est présenté dans Le Capital comme une don-née ; c’est le coût « objectif » du maintien en marchandises du « niveau de vie » de la classe ouvrière. Qu’est-ce qui détermine ce niveau de vie ? Des « facteurs historiques et moraux », dit Marx dans le Volume I du Capital. Mais l’ensemble de l’exposition rend clair que pour Marx ce niveau de vie doit être considéré au mieux comme une constante ; le fonctionnement du marché du travail, la pres-sion d’une surpopulation ouvrière que le capitalisme reproduit constamment em-pêchent qu’il s’élève jamais de façon significative et durable .
[Addition édition anglaise 1965 : « Le taux de la plus-value est donc l’ex¬pression exacte du degré d’exploitation de la force de travail par le capital ou du travailleur par le capitaliste » (Le Capital, Livre I ; édition de la Pléiade, I, p. 771. Soul. dans le texte). Marx exprime le taux de la plus-value par le rapport :
p surtravail
— - = ----------------------
v travail nécessaire
Exprimé en termes monétaires, ce rapport est équivalent au rapport :
profits totaux
salaires totaux (ibid., pp. 771-774)
Les salaires sont le prix de la marchandise force de travail. « Le salaire est, comme nous l’avons vu, le prix d’une marchandise déterminée ; le travail. Aussi le salaire obéit-il aux mêmes lois que celles qui déterminent le prix de toute mar-chandise. » (Travail salarié et capital, Pl. I, p. 206. Soul. dans le texte). Ce prix de la force de travail est présenté, dans les écrits de Marx, comme prédéterminé et oscillant autour de la valeur de la force de travail. « L’offre et la demande ne rè-glent rien, si ce n’est les fluctuations temporaires des prix du marché. Elles vous expliqueront pourquoi le prix courant d’une marchandise s’élève au-dessus ou descend au-dessous de sa valeur, mais elles ne peuvent jamais rendre compte de cette valeur elle-même... Au moment où l’offre et la demande s’équilibrent, et donc cessent d’agir, le prix courant d’une marchandise coïncide avec sa valeur réelle, avec le prix normal autour duquel son prix de marché oscille... Cela est vrai pour les salaires, comme pour les prix de toutes les autres marchandises... le salaire n’est qu’un autre nom du prix du travail… » (Salaire, prix et plus-value, PI. I, pp. 496, 498. Soul. dans le texte). Si les salaires réels sont déterminés par la valeur de la force de travail. qu’est-ce qui détermine cette valeur ? Marx est clair sur ce point. La valeur de la force de travail est déterminée par le coût objectif de l’entretien de l’ouvrier et de sa fa-mille. « Qu’est-ce donc que la valeur de la force de travail ? Comme celle de toute autre marchandise, sa valeur est déterminée par la quantité de travail néces-saire pour la produire. La force de travail d’un homme, c’est tout simplement ce qu’il y a de vivant dans son individu. Une certaine masse de denrées nécessaires permet à un homme de grandir et de se maintenir en vie... En plus de la quantité de moyens de subsistance nécessaire à son propre entretien, il lui en faut une au-tre quantité pour élever un certain nombre d’enfants destinés à le remplacer sur le marché de travail et à perpétuer la race des travailleurs. En outre, pour développer la force de travail et acquérir une certaine habileté, il dépensera une autre quantité de valeur. Pour notre propos, il nous suffit de considérer le seul travail moyen, dont les coûts en éducation et en développement tendent à zéro. » (ib., p. 511. Soul. Dans le texte) « ... La valeur de la force de travail est déterminée par la va-leur des moyens de subsistance nécessaires pour produire, développer, entretenir et perpétuer la force de travail. » (ib., p. 511. Soul. dans le texte). Cela est l’équivalent en marchandises du niveau de vie de la classe ouvrière. Mais qu’est-ce qui détermine ce niveau de vie ? Marx admettait : que des facteurs « historiques », « moraux » et « sociaux » en-traient dans la détermination de ce niveau de vie. « La valeur de la force de travail est formée de deux éléments, l’un est purement physique, l’autre, historique et social. Sa limite dernière est déterminée par l’élément physique : pour se conser-ver et se reproduire, pour perpétuer son existence physique, la classe travailleuse doit recevoir les moyens de subsistance absolument indispensables pour vivre et se multiplier. La valeur de ces moyens indispensables, voilà donc la limite der-nière de la valeur du travail... A côté de cet élément purement physiologique, la valeur du travail est déterminée dans chaque pays par un standard de vie tradi-tionnel. Ce n’est pas seulement la simple vie physique ; c’est aussi la satisfaction de certains besoins, nés des conditions sociales dans lesquelles les gens vivent et ont été élevés. Le standard de vie anglais peut se réduire à l’irlandais ; le standard d’un paysan allemand, à celui d’un paysan de Livonie... L’élément historique ou social, qui entre dans la valeur du travail, peut s’élargir ou se resserrer ; il peut s’évanouir entièrement, en sorte que rien ne subsiste, sinon la limite physiologi-que. » (ib., p. 528. Soul. dans le texte). « le nombre même des besoins dits natu-rels, aussi bien que le mode de les satisfaire, est un produit historique, et dépend ainsi, en grande partie, du degré de civilisation atteint. Les origines de la classe ouvrière dans chaque pays, le milieu historique où elle s’est formée continuent longtemps à exercer la plus grande influence sur les habitudes, les exigences, et par contrecoup les besoins qu’elle apporte dans la vie. La force de travail ren-ferme donc, au point de vue de la valeur, un élément moral et historique ; ce qui la distingue des autres marchandises. Mais pour un pays et une époque donnés, la mesure nécessaire des moyens de subsistance est aussi donnée. » (Le Capital, l.c., p. 720). Mais l’ensemble de l’exposition dans la plupart des écrits de Marx rend clair que pour Marx la valeur de la force de travail (et par conséquent le salaire) ne peut qu’osciller autour de limites étroites, sinon même à diminuer effectivement. « ... dans ce conflit incessant du capital et du travail, quelles chances le travail a-t-il de l’emporter ? Je pourrais répondre en généralisant, et dire que le travail, comme toute marchandise, verra à la longue son prix de marché s’ajuster à sa va-leur ; que le travailleur, en dépit des hauts et des bas, et quoi qu’il y fasse (soul. par moi, C.C.), ne recevra jamais, en moyenne, que la valeur de son travail, qui se résout dans la valeur de sa force de travail, qui est déterminée par la valeur des objets nécessaires à sa conservation et à sa reproduction. » (Salaire, prix, et plus-value, l.c., p. 527. Soul. dans le texte). Marx considérait une telle diminution comme très vraisemblable. « Ces quelques indications (il s’agit essentiellement de ce que, d’après Marx, « dans le progrès de l’industrie, la demande de travail ne va pas à la même allure que l’accumulation. du capital », ib. p. 532) suffiront à le montrer : le fait du développement de l’industrie moderne doit progressivement incliner la balance en faveur du capitaliste et contre le travailleur ; par voie de conséquence, la production capitaliste tend généralement à rabaisser, et non point à relever, l’étalon moyen des salaires, c’est-à-dire de repousser plus ou. moins la valeur du travail vers sa limite minimale... les luttes pour des salaires normaux sont des incidents inséparables du système des salaires dans son ensemble... dans 99 cas sur 100, les travailleurs, en s’efforçant de relever les salaires, s’évertuent tout simplement pour soutenir la valeur donnée du travail... Les travailleurs ne doivent pas s’exagérer le résultat final de ces luttes quotidiennes. Qu’ils ne l’oublient pas ; ils combattent les effets, non pas les causes ; ils retardent la des-cente, ils n’en changent point la direction... » (ib., p. 532). « C’est ainsi que s’épaissit sans cesse la forêt des bras tendus qui demandent du travail et qui ne cessent de maigrir. » (Travail salarié e capital, 1.c., p. 228). Pour ce qui est du : « facteur historique », il peut déterminer des différences d’un pays à un autre, mais rien, dans les écrits de Marx, ne laisse supposer qu’il pourrait rendre compte de changements - et, en particulier, d’augmentations - de la valeur de la force de travail, dans un pays donné, le long d’une période tempo-relle. Au contraire, comme on l’a déjà noté, « pour un pays et une époque donnés, la mesure nécessaire des moyens de subsistance est aussi donnée » (Le Capital, l.c., p. 720) et « la production capitaliste tend généralement à rabaisser, et non point à relever, l’étalon moyen des salaires, c’est-à-dire à repousser plus ou moins la valeur du travail, vers sa limite minimale. » (Salaire, prix et plus-value, l.c., p. 532. Soul. dans le texte). Le système d’ensemble de l’économie politique de Marx, toute sa théorie des crises et - par implication - ses postulats sur l’émergence d’une conscience socia-liste, étaient tous basés sur cette théorie des salaires. Plus spécifiquement, ils étaient fondés sur la prémisse que les mécanismes du marché du travail, les chan-gements de la composition organique du capital et la pression d’une population travailleuse toujours croissante (que le capitalisme tend à produire), empêche-raient les salaires réels (c’est-à-dire le standard de vie) d’augmenter de façon du-rable et significative. Au mieux, le standard de vie resterait statique. Les capitalis-tes tendent constamment à le réduire. Ils y sont obligés. Et puisque, dans les pages du Capital, rien ne s’oppose à cette tendance sauf au point où elle parvient à met-tre en danger la survie biologique de la classe ouvrière, les capitalistes atteignent leur but. C’est cela, le sens véritable de la « paupérisation absolue ».] [Addition 1979. : Commentant la phrase de Marx dans la Misère de la philo-sophie : « Le prix naturel du travail n’est autre chose que le minimum du salaire » (et, plus bas : « le minimum du salaire n’en reste pas moins le centre vers lequel gravitent les prix courants du salaire » ; Pl., I, p. 27), Engels écrivait en 1885 : « La thèse que le ‘prix naturel’, c’est-à-dire normal, de la force de travail coïncide avec le minimum de salaire, c’est-à-dire avec la valeur d’échange des subsistances ab-solument nécessaires pour la vie et la reproduction de l’ouvrier, - cette thèse, je l’ai établie pour la première fois dans l’ ‘Esquisse d’une critique de l’économie politique’ (Annales franco-allemandes, Paris, 1844) et dans la Situation de la classe laborieuse en Angleterre. On voit qu’elle fut alors adoptée par Marx. Las-salle nous l’a empruntée. Elle n’en est pas moins erronée, même si dans la réalité le salaire tend constamment à se rapprocher de son minimum. Certes, la force de travail est, en règle générale et en moyenne, payée au-dessous de sa valeur, mais ce fait ne saurait changer sa valeur. Dans le Capital, Marx a rectifié la thèse ci-dessus (voir la section ‘Achat et vente de la force de travail’), tout en analysant les conditions qui permettent à la production capitaliste d’abaisser de plus en plus le prix de la force de travail au-dessous de sa valeur (chap. XXIII, ‘Loi générale de l’accumulation capitaliste’) » (Pl. I., p. 1547). Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur le caractère embarrassé de l’argu¬mentation d’Engels qui, comme du reste implicitement Marx lui-même à cet égard, veut à la fois manger son pudding et l’avoir. Si, non pas accidentellement et pour quelques mois, mais « en règle générale et en moyenne » la « force de tra-vail est payée au-dessous de sa valeur », alors les coûts de production et de repro-duction de la force de travail sont ceux qui sont déterminés (pour un niveau de prix ou de valeurs unitaires donné) par ce paiement effectif, c’est la composante physique (la « quantité de subsistances ») correspondant à celui-ci qui fixe la « va-leur de la force de travail » et toute autre « valeur » de cette force de travail est pure chimère métaphysique. Si le standard de vie de la classe ouvrière contient un « élément historique », alors « les conditions qui permettent à la production capi-taliste d’abaisser de plus en plus le prix de la force de travail au-dessous de sa va-leur » font bien évidemment partie de cet élément « historique » - donc, les fac-teurs « historiques » sous le capitalisme tendraient à abaisser de plus en plus ce standard de vie, et par là même, la « valeur de la force de travail ». Mais la question essentielle n’est pas là. Ce qui est requis par la logique de l’argumentation de Marx sur l’augmentation du taux d’exploitation, n’est ni un standard de vie « minimum » de la classe ouvrière, ni une réduction de ce stan-dard de vie vers un « minimum » ; c’est la constance de ce standard de vie. Marx pourrait parfaitement admettre que ce standard de vie est, au départ, égal à plu-sieurs fois le « minimum biologique » (à supposer que cette dernière expression ait un sens - en vérité, elle n’en a aucun), et qu’il ne diminue pas sous le capita-lisme. Etant donné le fait incontestable de l’élévation de la productivité du travail sous le capitalisme, donc de la réduction des valeurs unitaires des marchandises qui entrent dans la consommation de la classe ouvrière, il pourrait toujours « dé-duire » que la valeur de la force de travail (produit de cette quantité de marchan-dises, constante, par leurs valeurs unitaires, décroissantes) diminue sous le capita-lisme par le simple fonctionnement de l’économie, que donc aussi, à durée cons-tante de la journée de travail, le taux d’exploitation (ou taux de la plus-value) ne peut qu’aller en augmentant. Dans la présentation et l’argumentation de Marx, pour qu’il y ait augmentation du taux d’exploitation, il faut et il suffit que le stan-dard de vie de la classe ouvrière reste constant. Certes, cette argumentation pourrait être assouplie ; il pourrait y avoir augmen-tation du taux d’exploitation même avec une élévation du standard de vie de la classe ouvrière, pourvu que celle-ci soit « moins rapide » que la baisse des valeurs unitaires des marchandises de consommation ouvrière (autrement dit, moins ra-pide que l’élévation de la productivité du travail dans les industries produisant ces marchandises). Mais, d’abord, cela ne pourrait jamais être démontré logiquement et en général ; ce serait une question de fait. Deuxièmement et surtout, la théorie serait alors sous l’obligation de dire quelque chose sur les facteurs qui font que ce standard de vie s’élève, et s’élève plus ou moins rapidement. Or parmi ces fac-teurs, le principal est la lutte des travailleurs contre l’exploitation ; facteur à la fois « extra-économique » et, par essence, indéterminé. Elle serait donc obligée d’admettre que, en tant que théorie économique, elle n’a à peu près rien à dire sur ce qui détermine l’évolution de la variable centrale du système, à savoir du taux d’exploitation (qui co-détermine de manière décisive le taux d’accumulation, etc.). On voit par là que la nécessité de postuler un standard de vie de la classe ouvrière non pas « minimum » mais constant (ou « donné », comme dit Marx) dépasse même les exigences d’une démonstration de l’« élévation du taux de l’exploitation » ; elle est impliquée dans toute tentative de construire une théorie économique comme théorie des « déterminations objectives » du processus éco-nomique. D’une autre. manière, Piero Sraffa a abouti implicitement à un résultat analogue dans Production of Commodities by Means of Commodities (Cam-bridge U.P., 1960).] Il faut dire tout de suite que cette conception équivaut à traiter dans la théorie les ouvriers comme le capitalisme voudrait mais ne peut pas les traiter dans la pratique de la production - à savoir comme des objets purs et simples. Elle équi-vaut à dire que la force de travail est intégralement marchandise, au même titre qu’un animal, un combustible ou un minerai. Elle possède une valeur d’échange qui correspond à un coût objectif déterminé par les forces du marché ; elle pos-sède une valeur d’usage, dont l’extraction ne dépend que du bon vouloir du capi-taliste et de ses méthodes de production. Le charbon ne peut pas influer sur le prix auquel il est vendu ; ni empêcher le capitaliste d’augmenter son rendement éner-gétique par des méthodes d’utilisation perfectionnées. L’ouvrier non plus. Encore une fois, que ce soit là la tendance du capitalisme c’est certain. Mais, comme on le sait d’avance, et pour les raisons que l’on exposera plus loin, cette tendance ne peut jamais prévaloir intégralement - et si jamais elle le faisait, le ca-pitalisme s’écroulerait aussitôt. Le capitalisme ne peut pas exister sans le proléta-riat, et le prolétariat ne serait pas prolétariat s’il ne luttait constamment pour mo-difier ses conditions d’existence, aussi bien son sort dans la production que son « niveau de vie ». La production, loin d’être intégralement dominée par la volonté du capitaliste d’augmenter indéfiniment le rendement du travail, est tout autant déterminée par la résistance individuelle et collective des ouvriers à cette aug-mentation. L’extraction de la « valeur d’usage de la force de travail » n’est pas une opération technique, mais un processus de lutte acharnée, dans lequel les ca-pitalistes se retrouvent perdants pour ainsi dire une fois sur deux. La même chose vaut pour le niveau de vie, c’est-à-dire le niveau du salaire réel. Dès ses origines, la classe ouvrière s’est battue pour réduire la durée du travail et pour élever le ni-veau des salaires, et c’est cette lutte qui a déterminé l’évolution de ce niveau. S’il est plus ou moins vrai que, pour l’ouvrier individuel à un instant donné, le niveau de son salaire se présente comme une donnée objective indépendante de son ac-tion , il est entièrement faux de dire que le niveau des salaires sur une période donnée est indépendant de l’action de la classe ouvrière. Ni le travail effectif à fournir pendant une heure de travail, ni le salaire reçu en échange ne peuvent être déterminés par aucune espèce de loi, règle, norme ou calcul « objectifs ». S’ils pouvaient l’être, le capitalisme serait un système rationnel ou tout au moins ratio-nalisable, et toute discussion sur le socialisme serait vaine. Ce que nous disons ne signifie pas que des facteurs proprement économiques ou même « objectifs » ne jouent aucun rôle dans la détermination du niveau de salaire. Tout au contraire. La lutte de classe ne joue à chaque instant que dans un cadre économique - et plus généralement, objectif - donné et agit non seulement directement mais aussi par l’intermédiaire d’une série de « mécanismes écono-miques » partiels. Pour n’en donner qu’un exemple entre mille : une victoire re-vendicative des ouvriers dans un secteur a un effet d’entraînement sur le niveau général des salaires non seulement parce qu’elle peut stimuler la combativité des autres ouvriers, mais aussi du fait que les secteurs à bas salaire éprouveront des difficultés grandissantes pour recruter de la main-d’œuvre. Mais aucun de ces mécanismes n’a une action et une signification propres si on fait abstraction de la lutte de classe ; et le cadre économique est graduellement modifié par celle-ci. Réciproquement, il faut dire que toute l’analyse du texte se réfère au Capital. Dans Salaires, prix et profits (conférence faite devant des ouvriers anglais long-temps avant Le Capital), Marx défend clairement l’idée juste que la lutte ouvrière peut améliorer le niveau des salaires. Cette idée est abandonnée dans Le Capital, au profit de la conception objectiviste discutée dans le texte. Il est vrai qu’il serait impossible de fonder sur elle la mécanique du capitalisme qu’essaie de constituer Le Capital. [Addition 1979 : La phrase sur Salaires, prix et profits (ou Salaire, prix et plus-value) du paragraphe ci-dessus contient deux erreurs. Cette conférence a été faite en 1865, soit deux ans seulement avant la parution du Livre I du Capital - auquel du reste Marx travaillait déjà depuis pas mal de temps. Et, d’autre part, comme le montrent les citations fournies plus haut, si Marx reconnaît dans ce texte que la lutte ouvrière peut exercer passagèrement une influence sur le niveau des salaires (et bien entendu aussi, que les ouvriers ne sauraient se « résigner » sans se « dégrader ») il n’en conclut pas moins, de la manière la plus massive et la plus catégorique, que cette lutte ne peut que « retarder la descente », non pas « changer la direction » de l’évolution. Je ne peux m’expliquer cette double erreur qu’en me référant à ma tendance de l’époque à voir chez Marx une évolution l’éloignant des inspirations révolutionnaires de sa jeunesse pour en faire un théo-ricien « systématique ». Or cette évolution est toute relative. En vérité, ce que j’ai appelé les deux éléments antinomiques de la pensée de Marx - le germe révolu-tionnaire, anti-spéculatif, et l’élément théoriciste, systématique, objectiviste, dé-terministe - coexistent chez lui dès les premières oeuvres. V maintenant, dans l’Institution imaginaire de la société, le Ch. I, en particulier pp. 76 à 96, et 1’« Introduction » à la Société bureaucratique, Vol. 1, pp. 46 à 50 ; réed. 1990 Christian Bourgeois, pp. 20 - 56] Il est tout autant erroné de prétendre que, lutte ou pas, le capitalisme ne peut pas laisser les salaires augmenter. Que chaque capitaliste et la classe capitaliste prise dans son ensemble s’y opposent tant qu’ils peuvent, c’est certain ; qu’il y ait une impossibilité pour le système, c’est radicalement faux. L’idée classique était que le capitalisme était incapable de supporter des augmentations de salaire, parce que celles-ci signifiaient automatiquement la diminution des profits, donc la réduction du fonds d’accumulation indispensable à l’entreprise pour survivre à la concurrence. Mais cette image statique est sans réalité. Si le rendement des ou-vriers augmente dans une année de 4 %, et les salaires également, les profits augmentent nécessairement aussi de 4 % toutes choses égales par ailleurs. Et si la pression des salariés conduit à des augmentations à peu près analogues entre en-treprises et secteurs, aucun capitaliste ne sera défavorisé par rapport à la concur-rence. Du moment qu’elles n’excèdent pas substantiellement et durablement les augmentations de la productivité, et qu’elles sont généralisées, les augmentations de salaires sont parfaitement compatibles avec l’expansion du capital. Elles lui sont même, en dernière analyse, indispensables sur le plan strictement économique (et abstraction faite de leur utilisation pour river les ouvriers à la pro-duction). Dans une économie qui croît en moyenne au taux de 3 % par an, et où les salaires correspondent à 50 % de la demande finale, tout écart tant soit peu substantiel entre le taux d’accroissement des salaires et le taux d’expansion : de la production conduirait au bout d’un temps relativement court à des déséquilibres formidables, et à une incapacité d’écouler la production qui ne pourrait être corri-gée par aucune « dépression », aussi profonde qu’elle soit. Une production qui augmente de 3 % par an double à peu près tous les vingt-trois ans : au bout d’un siècle, elle est multipliée par vingt. Si la production nette du secteur capitaliste en France était en 1860 de 100 par ouvrier employé, elle est aujourd’hui. de 2 000 ; la théorie de la paupérisation absolue signifie que si le salaire était de 50 en 1860, il est inférieur à 50 aujourd’hui, autrement dit que les salaires représentent moins de 50/2.000e (soit moins de 2,5 %) du produit net du secteur capitaliste ! Quel que soit le volume de l’accumulation, de l’exportation de capital, des dépenses de l’Etat, etc., l’écoulement de la production serait dans ces conditions rigoureuse-ment impossible. En fait, le résultat de la lutte de classe jusqu’ici a été une augmentation du sa-laire réel qui a été, en gros et à long terme, parallèle à l’augmentation de la pro-ductivité du travail. Le prolétariat, en d’autres termes, n’a pas réussi - ou pas subs-tantiellement - à modifier la répartition du produit social à son avantage ; mais il a réussi à éviter que cette répartition ne s’aggrave à son détriment. Le taux d’exploitation à long terme est resté à peu près constant. Pourquoi la lutte de classe a abouti jusqu’ici à ce résultat-ci et pas à un autre, c’est une question trop vaste pour qu’on puisse l’aborder ici. La théorie de Marx sur l’élévation du taux d’exploitation a joué - et continue de jouer - un rôle dans la conception traditionnelle, pour autant que cette éléva-tion y paraît comme le moteur de la lutte de classe. Mais elle a aussi une impor-tance centrale dans son analyse des conditions d’équilibre dynamique de l’économie capitaliste et de ses « contradictions ». [Addition édition anglaise 1965 : On voit cela très clairement dans la préface écrite en 1891 par Engels pour Travail salarié et capital de Marx : « De toute la masse de produits créés par la classe ouvrière, il ne lui revient donc qu’une partie. Et, ainsi que nous venons de le voir, l’autre partie que la classe capitaliste con-serve pour elle... devient, à chaque découverte et invention nouvelles, de plus en plus grande, alors que la partie revenant à la classe ouvrière (calculée par tête) ou bien ne s’accroît que très lentement et de façon insignifiante, ou bien reste sta-tionnaire, ou bien encore, dans certaines circonstances, diminue. « Mais ces découvertes et inventions qui s’évincent réciproquement avec une rapidité de plus en plus grande, ce rendement du travail humain qui s’accroît cha-que jour dans des proportions inouïes, finissent par créer un conflit dans lequel l’économie capitaliste actuelle ne peut que sombrer. D’un côté, des richesses in-commensurables et un excédent de produits que les preneurs ne peuvent absorber. De l’autre, la .grande masse de la société prolétarisée, transformée en salariés et mise de ce fait même dans l’incapacité de s’approprier cet excédent de produits. La scission de la société en une petite classe immensément riche et une grande classe de salariés non possédants fait que cette société étouffe sous son propre su-perflu, alors que la grande majorité de ses membres n’est presque pas, ou pas du tout, protégée contre l’extrême misère. » (Travail salarié et capital, Salaires, prix et profits, Paris, Editions Sociales, 1962, p. 17.)] La « dynamique objective des contradictions économiques du capitalisme » résulterait du conflit entre le développement illimité des forces productives, vers lequel tend le capitalisme, et le développement limité du pouvoir de consomma-tion de la société (pouvoir économique, bien entendu et non biologique), reflet de la stagnation du niveau de vie de la classe ouvrière ou de son élévation trop lente par rapport à la production. Ce conflit ferait que l’accumulation du capital ne pourrait se réaliser qu’à travers des crises périodiques entraînant une destruction des richesses, ou même rendrait cette accumulation à la, limite impossible . Il découle directement de ce que nous venons de dire que ce conflit ne crée pas de contradiction absolue et insurmontable. Le conflit est réel jusqu’à un cer-tain point : le capitalisme augmente effectivement la production, mais cette aug-mentation ne s’accompagne pas automatiquement et nécessairement d’un ac-croissement correspondant de la demande sociale solvable. Mais il n’y a pas de contradiction insurmontable : la demande sociale solvable peut être augmentée, sans nullement que le ciel s’effondre. Elle peut l’être comme résultat de la lutte ouvrière, qui augmente les salaires ; en conséquence d’une augmentation de l’accumulation capitaliste ; par l’effet d’une politique consciente augmentant les dépenses de l’État . Cette considération règle à nos yeux la question sur le plan profond ; car elle montre que la réalisation d’un équilibre dynamique de l’économie capitaliste ou la possibilité de l’accumulation sans crises) est un problème relatif. C’est Marx lui-même qui a le premier montré, dans le Volume II du Capital, que l’accumulation sans crises était possible, pourvu que certaines proportions entre les grandeurs économiques soient respectées. Ses formules peuvent être aisément généralisées : l’accumulation sans crises sera possible si, à partir d’un état d’équilibre, toutes les grandeurs économiques croissent proportionnellement - ou si leurs rythmes différents de croissance se compensent réciproquement. Si, par exemple, dans une économie à population constante, l’accumulation annuelle (accroissement annuel net du capital) équivaut à 3 % du capital installé et si, de ce fait , la productivité par heure-ouvrier augmente également de 3 %, il faut et il suffit pour que l’équilibre se préserve indéfiniment que les salaires et la consom-mation improductive des capitalistes (y compris celle de l’Etat) augmentent éga-lement de 3 % par an. Si, dans cette même économie, les rapports entre grandeurs économiques sont modifiés, des ajustements rétablissant l’équilibre sont toujours possibles. Si par exemple, les capitalistes réussissent à imposer une diminution du salaire réel ouvrier mais augmentent de façon correspondante leur consommation improductive ou les dépenses de l’Etat, l’équilibre sera maintenu ; de même, s’ils entreprennent une accumulation à un taux plus élevé, aussi longtemps qu’ils maintiendront ce taux ; de même enfin, s’ils diminuent leur accumulation pour augmenter les dépenses de l’Etat (dans ces deux derniers cas, le taux de crois-sance de l’économie sera différent de ce qu’il aurait été autrement, et aussi la ré-partition des forces productives entre production de moyens de production et pro-duction d’objets de consommation devra être modifiée, graduellement ou bruta-lement). Maintenant, il est certain que l’économie capitaliste classique, à savoir entiè-rement livrée aux forces du marché, ne contient aucun mécanisme qui garantisse la croissance proportionnelle de ses grandeurs, ou qui ajuste ces croissances les unes aux autres ; ou plutôt, que ce « mécanisme d’ajustement » n’est rien d’autre que la crise économique elle-même (crise de surproduction). Son évolution spon-tanée tend effectivement à produire régulièrement un déséquilibre ; les phases d’expansion sont nécessairement des phases d’accumulation accélérée, pendant lesquelles la capacité de production tend à augmenter plus rapidement que la de-mande finale d’objets de consommation, ce qui conduit à la surproduction, au freinage du processus d’accumulation - et à la crise. Sous une forme affaiblie - l’alternance de phases d’euphorie et de récession - le même phénomène, résultat des mêmes facteurs, persiste dans l’économie capitaliste contemporaine. Mais la concentration du capital et l’intervention croissante de l’Etat dans l’économie signifient précisément que l’économie capitaliste n’est plus intégra-lement livrée aux forces du marché - en tout cas, pas à l’égard du problème des crises, qui est le plus important aux yeux des capitalistes, parce que remettant en question de façon périodique la stabilité de leur pouvoir sur la société. L’intervention de l’Etat est précisément désormais ce facteur de compensation des déséquilibres, qui était absent dans le capitalisme classique. En augmentant ou diminuant sa demande nette de biens et services l’Etat devient un régulateur du niveau de la demande globale et peut en particulier compenser, la déficience de cette demande qui est à l’origine des crises de surproduction . Que cette in-tervention de l’Etat capitaliste soit caractérisée elle-même par les irrationalités et l’anarchie profonde que présente la gestion capitaliste-bureaucratique de la socié-té, c’est incontestable ; qu’elle crée à d’autres niveaux, des conflits et des déséqui-libres dont on parlera plus loin, c’est certain. Mais il n’empêche qu’une dépres-sion du genre de celle de 1929 est désormais inconcevable, en dehors d’une crise de folie collective des capitalistes. La question devrait du reste être claire depuis longtemps pour ceux qui admet-tent que la suppression de la propriété privée et du marché classique ne suffisent pas pour abolir le capitalisme. Si l’on admet en effet que la concentration totale des moyens de production entre les mains d’une seule compagnie capitaliste ou de l’Etat ne leur enlève pas le caractère de capital - comme Marx, Engels et Lé-nine l’ont admis - aussi longtemps qu’une couche particulière domine la produc-tion et la société, on est obligé d’admettre immédiatement que les crises écono-miques de surproduction sont un phénomène relativement superficiel qui ne cor-respond qu’à une phase du capitalisme. Car où cherchera-t-on les crises de sur-production dans l’économie de capitalisme bureaucratique intégral - comme en Russie par exemple ? Il est en effet clair que, dans ce cas, l’incapacité profonde et nécessaire de la bureaucratie à planifier rationnellement de son propre point de vue ne se traduit pas et ne peut pas se traduire par des crises de surproduction gé-nérale, et que des « surproductions », si elles s’y manifestaient, n’auraient ni plus ni moins de signification que les autres expressions de l’incohérence de la planifi-cation bureaucratique . Pour Marx, ce qui était encore plus important que les crises de surproduction, c’était les grandes tendances ou lois qu’il avait cru discerner dans l’évolution du capitalisme : l’augmentation du taux d’exploitation ; l’élévation de la composi-tion organique du capital (élimination des ouvriers par les machines) ; la baisse du taux de profit. Plus importantes parce qu’elles se trouvent à l’origine des crises de surproduction et qu’elles doivent conduire à une aggravation de celles-ci à travers l’histoire du capitalisme. En effet, l’augmentation de l’exploitation et l’élévation de la composition organique du capital conduisent toutes les deux à une diminu-tion relative ou absolue de la masse des salaires, donc de la demande de biens de consommation parallèle à l’augmentation de la production de ces biens, donc à la surproduction ; et, à la crise suivante, le taux d’exploitation s’est entre-temps ac-cru et la composition organique s’est élevée - ce qui rend le dépassement de la crise plus difficile. Mais ces tendances sont aussi plus importantes que les crises de surproduction, parce qu’elles expriment les « impossibilités » du capitalisme. La production ne peut pas croître indéfiniment, cependant que la demande finale d’objets de consommation stagne par suite de l’augmentation du taux d’exploitation. L’accumulation ne peut pas continuer sans se ralentir si sa source, la masse des profits, baisse relativement à la masse du capital. Le capitalisme en-fin ne peut pas continuer à la fois à prolétariser la société et à condamner une masse croissante de prolétaires au chômage, comme le veut la loi de l’élévation de la composition organique et la croissance de l’armée industrielle de réserve qui en résulte. Mais ces impossibilités sont imaginaires. Nous avons montré plus haut qu’il n’y a pas de « loi » d’augmentation du taux de l’exploitation, et qu’au contraire, ce qui correspond aux nécessités de l’économie capitaliste c’est la constance à long terme de ce taux d’exploitation. On a également montré ailleurs que la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit » était inconsistante et par ailleurs dépourvue de toute signification. Enfin, l’élévation incontestable de la composi-tion organique du capital - le fait que le même nombre d’ouvriers manipule une quantité toujours croissante de machines, matières premières, etc. - d’une impor-tance fondamentale pour l’évolution de la production et de l’économie à d’autres égards, n’a pas eu du tout le résultat que Marx lui attribuait, c’est-à-dire la crois-sance à long terme du chômage ou de l’armée industrielle de réserve. Ici encore, comme dans la question des crises, un problème relatif a été érigé en contradic-tion absolue. L’expulsion des ouvriers par les machines dans un secteur conduira ou non à un accroissement durable du chômage suivant que certaines conditions existent ou non : parmi celles-ci les plus importantes sont l’emploi primaire et se-condaire créé par la construction des nouvelles machines, et surtout le rythme de l’accumulation dans les autres secteurs de l’économie. Or ces conditions dépen-dent de multiples facteurs, parmi lesquels un rôle décisif est joué par le taux d’exploitation qui, comme on l’a déjà dit, dépend essentiellement de la lutte de classe. Il se trouve ainsi que la lutte ouvrière pour l’augmentation des salaires a contribué indirectement (et de façon non intentionnelle) à limiter l’importance du chômage technologique. Pour les économistes académiques, un taux élevé de salaire renforce la ten-dance des capitalistes à introduire des inventions et des investissements qui éco-nomisent le travail vivant. Par conséquent, l’augmentation des salaires devait fa-voriser le chômage. Mais ce raisonnement oublie, comme l’a fait remarquer Joan Robinson (The rate of interest and other essays, p. 52) que ce qui entre en ligne de compte pour un capitaliste à cet égard n’est pas le niveau absolu des salaires, mais la différence entre les salaires qu’il paye aux ouvriers et le coût de la ma-chine qui les remplacerait ; or, ce coût est également fonction du niveau des salai-res. Une hausse générale des salaires n’altère donc pas les conditions du choix du capitaliste. Nous ajouterons, quant à nous, que la vraie relation entre niveau de sa-laires et emploi est le contraire de celle admise par l’économie académique. Car plus le taux de salaire est élevé, plus l’emploi total (primaire et secondaire) créé par un investissement donné est grand ; plus, par conséquent, la diminution finale nette de l’emploi provoquée par un investissement économisant du travail sera petite. Cela parce que ce que l’on appelle depuis Keynes le « multiplicateur d’emploi » n’est rien d’autre, en termes marxistes, que l’inverse du taux d’exploitation ; plus ce taux est petit, plus l’emploi total créé par un investisse-ment sera grand. Il en résulte que, en luttant pour des salaires plus élevés, la classe ouvrière combat en même temps les effets sur l’emploi des inventions économi-sant du travail. [Addition édition anglaise 1965 : Ainsi, soit X le produit annuel net de l’économie, p le produit net par heure de travail, N l’emploi total (mesuré en heu-res de travail), w le salaire horaire, I l’investissement net et G la consommation improductive des capitalistes (privée et gouvernementale). Alors, par définition :
X = p N et X = 1 + G + wN
Donc : p N = I + G + w N p N - w N = I + G N (p - w) = I + G Soit N = (I + G) (P - w)
On voit que, plus (p - w) est petit, c’est-à-dire plus w est grand relativement à p (en d’autres termes encore, plus le taux d’exploitation est bas), plus sera grande la quantité d’emploi correspondant à un niveau donné d’investissement (et/ou de consommation des capitalistes).] [Addition édition anglaise 1965 : Le problème du chômage technologique est apparu de nouveau ces dernières années, sous la forme des « effets de l’automation », en particulier aux Etats-Unis. Ce n’est pas ici l’endroit pour discu-ter de manière détaillée l’impact et la signification de l’automation, qui soulève des problèmes beaucoup plus profonds que les problèmes simplement économi-ques. Pour l’instant, nous allons considérer strictement les effets de l’automation sur la quantité de l’emploi total. Il faut souligner tout d’abord que, à cet égard, l’automation ne constitue pas quelque chose de qualitativement nouveau. Entre l’automation et les autres for-mes de « rationalisation » capitaliste il n’y a qu’une différence de degré, relative au rythme selon lequel le travail vivant est remplacé par des machines. Sous cer-taines conditions, que nous essaierons d’analyser ici, cette différence - qui n’est pas gouvernée par des lois économiques aveugles - peut cependant devenir déci-sive. Depuis plus d’un siècle maintenant, dans un pays comme les Etats-Unis (et, en fait, dans n’importe quel pays capitaliste avancé), la production par heure/ouvrier a augmenté au taux moyen composé d’environ 2,5 % par an. Cela revient à dire que la quantité de travail nécessaire pour la production d’un volume donné de produit a diminué, bon an mal an, d’à peu près 2,5 % par an. Cela signifie encore que la production totale d’il y a un siècle pourrait être produite aujourd’hui en uti-lisant seulement 8 % de la force de travail d’alors. Si rien d’autre n’était arrivé, l’élévation de la productivité du travail aurait donc créé une masse de chômeurs égale à 92 % de la main-d’œuvre d’il y a un siècle. A ces millions de chômeurs, on devrait évidemment ajouter la totalité de l’accroissement de la population tra-vailleuse qui a eu lieu pendant ces cent années. Cette situation absurde n’aurait évidemment jamais pu se réaliser : le système aurait explosé plusieurs fois en cours de route. En fait, le système non seulement a été capable de ré-employer la force de travail que « libérait » la mécanisation, mais aussi d’employer pratique-ment la totalité de la force de travail additionnelle engendrée par la croissance de la population (et, dans le cas des Etats-Unis, l’énorme quantité de force de travail provenant de l’immigration en plus). Ainsi, l’emploi total aux Etats-Unis au-jourd’hui est presque sept fois plus grand qu’il y a un siècle (68 millions, contre 10,5 millions en 1860). Comment cela a-t-il pu se faire ? D’abord, évidemment, moyennant l’énorme et plus ou moins continue expansion de la demande (et de la production). La de-mande de marchandises (et de services) est, en dernière analyse, une demande de travail (excepté dans un monde de science-fiction où tout serait totalement auto-matisé, y compris les opérations chirurgicales). A chaque niveau de la technique, à chaque niveau de mécanisation et d’automation, la demande d’une quantité donnée de marchandises se traduit par une demande d’une quantité différente de travail. Le progrès technique signifie exactement cela : qu’une demande donnée de marchandises peut être satisfaite avec une quantité moindre de travail. Mais il existe toujours un taux d’expansion de la demande qui peut absorber la force de travail « libérée » par le progrès technique. Ainsi, supposons que chaque année 2,5 % de la force de travail existante est « libérée » du fait de la mécanisation. Supposons en outre que l’accroissement « naturel » de la force de travail est de 1 % par an. Alors, il suffit que la demande augmente d’environ 3,5 % par an, pour que le travail disponible soit absorbé. Ce raisonnement suppose aussi que les heures de travail hebdomadaires (ou annuelles) restent constantes. Cela n’est pas nécessaire - et cela n’a pas été le cas. La deuxième voie par laquelle les effets de l’élévation de la productivité sont ré-sorbés est, comme on le sait, la réduction de la durée de la semaine de travail ou du « contenu en heures de travail » de l’année de travail. Cela aussi s’est réalisé. La semaine moyenne de travail a diminué de 70 heures peut-être il y a un siècle à 40 - 50 heures actuellement. Si, par suite de l’« automation », la croissance du produit par heure/ouvrier de-vient substantiellement plus rapide qu’auparavant - et que, par conséquent, la vi-tesse à laquelle les ouvriers des secteurs automatisés deviennent « superflus » s’élève -, pour que l’équilibre soit préservé, la demande devra croître plus rapi-dement de manière correspondante et/ou la durée du travail diminuer plus forte-ment de manière correspondante. C’est jusque-là, et pas plus loin, que peut nous mener le raisonnement écono-mique. Il n’existe aucun mécanisme automatique incorporé au système capitaliste garantissant que la demande croîtra effectivement à un rythme plus rapide. Mais pas davantage, il n’existe de mécanisme qui empêche la demande de croître à un rythme suffisant. Ici encore, le facteur décisif est l’action des hommes, des grou-pes sociaux et des classes. Si les ouvriers réussissent à imposer un taux de crois-sance des salaires réels (et/ou de diminution de la durée de travail) qui corres-ponde au taux nouveau et plus élevé de croissance de la productivité, cela suffira pour maintenir le système en équilibre, à un taux d’expansion plus élevé. Egale-ment, si les capitalistes et leur Etat comprennent l’importance du problème et augmentent à un degré suffisant d’autres types de demande (qu’il s’agisse d’armements, d’éducation, de voyages interplanétaires ou de transferts de capital aux pays sous-développés), l’équilibre pourra tout aussi bien être maintenu. Et di-verses combinaisons de ces deux facteurs pourraient aboutir au même résultat. Le problème de l’automation n’est donc pas un problème économique, mais un problème social et politique. Et ce sont des facteurs sociaux et politiques qui pourraient conférer à l’automation une signification explosive dans les Etats-Unis d’aujourd’hui. Le fait que le capitalisme américain est loin d’être pleinement cen-tralisé, comme aussi le fait que sa direction reste toujours dominée par des idées et des attitudes anachroniques (comme on l’a vu dans le conflit entre le Congrès et Kennedy concernant les réductions d’impôts), pourraient, s’ils étaient combi-nés avec une introduction accélérée de l’automation, conduire à une crise. Cette crise, à son tour, ne conduirait qu’à une centralisation et une bureaucratisation ac-crues, si les masses ne s’en emparaient pas pour renverser le système. Encore une fois, dans tout ce qui précède nous n’avons considéré que les grands effets quantitatifs de l’automation sur l’emploi. Il existe évidemment d’autres aspects de la question, qui sont, en dernière analyse, plus importants : les types de travail requis par une économie plus ou. moins automatisée diffèrent de ceux qui étaient demandés précédemment, la localisation du travail peut être dif-férente, la structure de la main-d’œuvre et le type de travaux exécutés subiraient des transformations profondes, etc.]
* * *
Les tendances vraiment importantes de l’évolution à long terme du capita-lisme ne sont pas à chercher dans le domaine économique proprement dit, et cela pour une raison simple. Cette évolution entraîne une modification des structures économiques du capitalisme, et par là une transformation plus ou moins profonde des lois économiques. Les relations et les lois à l’intérieur d’une économie capita-liste concurrentielle ne sont pas les mêmes que celles dans une économie ou do-minent les monopoles, et ces dernières sont très différentes de celles qui régissent une économie de capitalisme bureaucratique intégral (où les moyens de produc-tion sont étatisés et un plan de production général est appliqué). Ce qui est com-mun à ces différentes étapes, ce sont les tendances d’évolution de la production : l’aliénation croissante du travailleur, la mécanisation et la « rationalisation » capi-talistes, et leur corollaire : la concentration. C’est aussi et surtout le facteur déter-minant de cette évolution : la lutte de classe. Nous y reviendrons plus loin. Nous avons essayé de montrer succinctement que le système économique dé-veloppé par Marx dans Le Capital (sans parler de ses vulgarisations) ne rend pas compte du fonctionnement et de l’évolution du capitalisme. Si l’on réfléchit sur le sens de cette critique, on s’apercevra que ce qui nous est apparu constamment comme la source de ce qui est contestable dans Le Capital est sa méthodologie. La théorie du salaire de Marx et son corollaire, la théorie de l’augmentation du taux de l’exploitation, partent d’un postulat : que l’ouvrier est réduit effective-ment et intégralement par le capital en objet (en marchandise). La théorie des cri-ses part également d’un postulat, au fond analogue au premier : que les hommes et les classes (en l’occurrence, la classe capitaliste) ne peuvent rien face au fonc-tionnement de l’économie. Ces postulats sont faux, mais ils ont aussi une signification plus profonde. Ils sont nécessaires pour que l’économie devienne une science au sens des sciences de la nature. Pour cela il faut que son objet soit formé par des objets ;et c’est en effet comme des purs et simples objets qu’ouvriers et capitalistes apparaissent dans Le Capital. Ils n’y sont que les instruments aveugles et inconscients réalisant par leurs actes ce que les « lois économiques » imposent. Si l’économie doit de-venir une mécanique de la société, il faut qu’elle ait affaire à des phénomènes ré-gis par des lois « objectives », indépendantes de l’action des hommes et des clas-ses. On aboutit ainsi à cet énorme paradoxe : Marx, qui a découvert la lutte des classes, écrit un ouvrage monumental analysant le développement du capitalisme, ouvrage d’où la lutte des classes est totalement absente. Cette vue de l’histoire traduit l’influence qu’a exercée sur Marx l’idéologie capitaliste ; car ces postulats et cette méthode, dans ce qu’ils ont de plus profond, expriment l’essence de la vision capitaliste de l’homme. Nous y reviendrons plus loin. Mais on ne peut clore cet examen critique de l’économie marxiste sans es-sayer d’en dégager clairement les implications politiques. Quelle est, dans cette conception, la conscience de l’ouvrier ? C’est une cons-cience de la misère, et rien de plus. L’ouvrier a des revendications économiques, suscitées par le système, et il apprend d’expérience que le système interdit leur sa-tisfaction. Cela peut le mener à la révolte ; mais quel en sera l’objet ? Une meil-leure satisfaction de ses besoins matériels. Si cette conception était vraie, tout ce que l’ouvrier apprendrait sous le capitalisme c’est qu’il désire une consommation plus élevée et que le capitalisme est incapable de la lui offrir. Le prolétariat pour-rait à la rigueur détruire cette société. Par quoi la remplacerait-il ? Aucun contente positif nouveau pouvant fonder une reconstruction de la société ne pourrait surgir d’une simple conscience de la misère ; ni pour ce qui est de l’organisation de la nouvelle société, ni pour ce qui est de son orientation le prolétariat ne pourrait ti-rer de son expérience de la vie sous le capitalisme de nouveaux principes. Briè-vement parlant, la révolution prolétarienne devient dans ces conditions un simple réflexe de révolte contre la faim, dont il est impossible de voir comment jamais le socialisme pourrait être le résultat. Et quelle est l’origine des contradictions du capitalisme, de ses crises et de sa crise historique ? C’est l’« appropriation privée », autrement dit la propriété pri-vée et le marché. C’est cela qui fait obstacle au « développement des forces pro-ductives », qui serait par ailleurs le seul, vrai et éternel objectif des sociétés hu-maines. La critique du capitalisme consiste finalement à dire qu’il ne développe pas assez vite les forces productives (ce qui revient à dire qu’il n’est pas assez ca-pitalisme). Pour réaliser ce développement plus rapide, il faudrait et il suffirait que la propriété privée et le marché soient éliminés : nationalisation des moyens de production et planification offriraient alors la solution à la crise de la société contemporaine. Cela d’ailleurs les ouvriers ne le savent pas et ne peuvent pas le savoir. Leur si-tuation leur fait subir les conséquences des contradictions du capitalisme, elle ne les conduit nullement à en pénétrer les causes. La connaissance de celles-ci ne ré-sulte pas de l’expérience de la production, mais du savoir théorique portant sur le fonctionnement de l’économie capitaliste, savoir accessible certes à des ouvriers individuels, mais non pas au prolétariat en tant que prolétariat. Poussé par sa ré-volte contre la misère, mais incapable de se diriger lui-même puisque son expé-rience ne lui donne aucun point de vue privilégié sur la réalité ; le prolétariat ne peut être, dans cette optique, que l’infanterie au service d’un état-major de spécia-listes, qui eux, savent, à partir d’autres considérations auxquelles le prolétariat comme tel n’a pas accès, ce qui ne va pas avec la société actuelle et comment il faut la modifier. La conception traditionnelle sur l’économie et la perspective ré-volutionnaire ne peut fonder, et n’a fondé effectivement dans l’histoire, qu’une politique bureaucratique. Certes Marx lui-même n’a pas tiré ces conséquences de sa théorie économi-que ; ses positions politiques sont allées, la plupart du temps, dans un sens diamé-tralement opposé. Mais ce sont ces conséquences qui en découlent objectivement, et ce sont elles qui ont été affirmées de façon de plus en plus nette dans le mou-vement historique effectif, aboutissant finalement au stalinisme. La vue objectiviste de l’économie et de l’histoire ne peut être que la source d’une politique bureaucratique, c’est-à-dire d’une politique qui, sauvegardant l’essence du capitalisme, essaye d’en améliorer le fonctionnement.
III
LA CONTRADICTION FONDAMENTALE DU CAPITALISME
Le capitalisme est la première société historique que nous connaissions dont l’organisation contienne une contradiction interne insurmontable. Le terme de contradiction a été galvaudé par des générations de marxistes et de pseudo-marxistes, jusqu’à perdre toute signification. Il a été utilisé de façon abusive par Marx lui-même, qui parle de contradiction entre « les forces de production » et les « rapports de production », ce qui, on le verra plus loin, n’a pas de sens. Comme d’autres sociétés historiques, le capitalisme est une société divisée en classes. Dans toute société divisée en classes, ces classes s’opposent car leurs in-térêts sont en conflit. Mais l’existence de classes comme telle et l’exploitation comme telle ne créent pas de contradiction. Elles déterminent simplement une opposition ou un conflit entre deux groupes sociaux. Il n’y a pas de contradiction dans une société esclavagiste ou féodale, quelle que puisse être par moments la violence du conflit qui fait s’affronter exploiteurs et exploités. Ces sociétés sont « réglées » : la norme sociale, la domination d’une classe exige des individus des conduites qui peuvent être inhumaines et opprimantes, mais qui restent possibles et cohérentes. Ce que le maître impose à l’esclave, et le seigneur au serf, ne com-porte pas de contradiction interne et est réalisable, sauf si le maître « dépasse les limites » ; mais dans ce dernier cas il est pour ainsi dire lui-même en dehors des normes du système qui impliquent qu’il prenne soin du rendement et de la condi-tion des esclaves, dans son propre intérêt de maître, comme il le fait pour le bétail. Même lorsque des circonstances permettent aux maîtres ou les obligent de traiter les esclaves de façon qui implique leur extermination, il n’y a pas là de « contra-diction ». Il est logique de tuer les agneaux si la viande est chère et la laine trop bon marché. Que les agneaux peuvent en l’occurrence ne pas se laisser faire, c’est une autre histoire. De même, ces sociétés, une fois établies et en temps normal, ne sont pas déterminées dans leur évolution quotidienne par la lutte entre les deux classes. A la limite, les esclaves peuvent se révolter contre les maîtres, les serfs peuvent brûler le château du seigneur : les deux termes du conflit restent exté-rieurs l’un à l’autre. Il n’y a pas de dialectique commune du maître et de l’esclave sauf pour le philosophe et au niveau astral où celui-ci se situe ; il n’y a pas de dia-lectique concrète commune, ce n’est pas l’activité quotidienne des exploités qui oblige quotidiennement les exploiteurs à transformer leur société. Le capitalisme, au contraire, est bâti sur une contradiction intrinsèque - une contradiction vraie, au sens littéral du terme. L’organisation capitaliste de la so-ciété est contradictoire au sens rigoureux où un individu névrosé l’est : elle ne peut tenter de réaliser ses intentions que par des actes qui les contrarient cons-tamment. Pour se situer au niveau fondamental, celui de la production : le sys-tème capitaliste ne peut vivre qu’en essayant continuellement de réduire les sala-riés en purs exécutants - et il ne peut fonctionner que dans la mesure où cette ré-duction ne se réalise pas ; le capitalisme est obligé de solliciter constamment la participation des salariés au processus de production, participation qu’il tend par ailleurs lui-même à rendre impossible . Cette même contradiction se retrouve, en termes presque identiques, dans les domaines de la politique ou de la culture. Cette contradiction constitue le tait capitaliste fondamental, le noyau du rap-port social capitaliste. Ce rapport n’apparaît dans l’histoire de la société que lorsque certaines condi-tions sont réunies :
1) Il faut tout d’abord que le travail salarié soit devenu le rapport de produc-tion fondamental. La signification du travail salarié à cet égard est double :
- D’un côté, dans le travail salarié direction et exécution sont virtuellement sé-parées dès le départ, et tendent à se séparer de plus en plus. Non seulement l’objet de la production, mais aussi les méthodes et les moyens de production - le dérou-lement du processus du travail - tendent , à un degré croissant, à être déterminés par un autre que le travailleur direct. Le commandement de l’activité tend à être transposé hors du sujet de l’activité. Le commandement de l’activité est, dans un sens, extérieur au sujet de l’activité partout où il y a mise en valeur directe par les exploiteurs du travail des exploités ; ainsi par exemple lorsqu’il s’agit du travail des esclaves. Mais com-mandement extérieur reste extérieur à l’activité ; le maître se borne à fixer l’objectif de l’activité ou la tâche de l’esclave et à s’assurer qu’il les réalise ou qu’il n’arrête pas de travailler. Le processus du travail lui-même n’est pas « commandé » ; les méthodes (comme les instruments) de travail sont tradition-nelles et permanentes, elles ont été incorporées une fois pour toutes dans l’esclave, il y a tout au plus besoin de surveillance pour s’assurer que l’esclave s’y conforme. Le maître n’a pas besoin de pénétrer constamment le processus du tra-vail pour le bouleverser, La contradiction du capitalisme c’est qu’il est comman-dement complètement extérieur de l’activité productive, et en même temps commandement obligé de pénétrer constamment à l’intérieur de cette activité, de lui dicter ses méthodes et jusqu’à ses gestes élémentaires.
- d’un autre côté, dans le rapport salarié, aussi bien la rémunération du travail-leur que l’effort qu’il doit fournir sont essentiellement indéfinis. Aucune règle ob-jective, aucun calcul, aucune convention sociale acceptée ne permettent de dire, dans une société capitaliste, quel est le salaire juste ou l’effort à fournir pendant une heure de travail. Cette indétermination essentielle est masquée aux débuts de l’histoire du capitalisme par les habitudes et la tradition , mais elle apparaît clai-rement lorsque le prolétariat commence à contester l’état des choses existant. Dès ce moment, le « contrat de travail », toujours provisoire et renouvelable, ne repose que sur le rapport de forces entre les parties ; son exécution ne peut être assurée qu’en fonction d’une guerre incessante entre capitalistes et ouvriers .
2) Le rapport salarié ne devient un rapport intrinsèquement contradictoire qu’en fonction de l’apparition d’une technologie évolutive, et non statique comme celle des sociétés antérieures. Le développement rapide de cette techno-logie interdit toute sédimentation permanente des modes de production qui pour-rait servir de base à une stabilisation des rapports de classe dans l’entreprise. Elle empêche en même temps que le savoir-faire technique se cristallise immuable-ment dans des catégories spécifiques de la population travailleuse. Ces facteurs n’agissent qu’en conjonction avec une condition socio-politique et culturelle générale : le capitalisme ne peut se développer et s’affirmer complè-tement qu’au travers d’une révolution ou pseudo-révolution « bourgeoise » dé-mocratique. Celle-ci, même lorsqu’elle n’entraîne pas une participation active des masses, liquide les statuts sociaux antérieurs, prétend que le seul fondement de l’organisation sociale est la raison, proclame l’égalité des droits et la souveraineté du peuple, etc. Ces caractéristiques se présentent même là où la révolution capita-liste et la transformation bureaucratique se trouvent télescopées (par exemple en Chine depuis 1949). C’est l’ensemble de ces conditions qui donne à la lutte de classes sous le capi-talisme son aspect particulier et unique. En effet, la lutte du prolétariat
- englobe rapidement tous les aspects de l’organisation du travail ; car, loin d’apparaître comme « naturelles » ou « héritées », les méthodes et l’organisation de la production, constamment bouleversées par les capitalistes, apparaissent pour ce qu’elles sont en réalité : des méthodes visant l’exploitation maximum du travail, la subordination toujours croissante du travailleur au capital ;
- prend son point d’appui sur la contradiction interne de l’adversaire, qui est obligé à la fois de l’attiser constamment et de lui fournir ses armes ;
- par là même, elle est virtuellement permanente, aussi bien en ce qui concerne les salaires qu’en ce qui concerne le rythme et les conditions de travail ;
- n’en est pas réduite, comme celle des esclaves ou des serfs, d’avoir pour ob-jet le « tout ou rien » de l’organisation de la société. La guérilla incessante dans les lieux de travail éduque les prolétaires et leur fait prendre conscience de leur solidarité ; les succès des luttes partielles leur offrent, à moindres frais, la démons-tration qu’ils peuvent par leur action modifier leur sort. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est parce qu’il a la possibilité d’une action « réformiste » que le prolétariat devient classe révolutionnaire ;
- par conséquent elle peut affecter, et affecte réellement au fur et à mesure qu’elle gagne en importance, l’évolution de la production, de l’économie et fina-lement de l’ensemble de la société. En agissant sur les taux de salaire, la lutte ou-vrière agit aussi bien sur le niveau de la demande que sur la structure de la pro-duction et sur le rythme de l’accumulation capitaliste ; en agissant sur les rythmes et les conditions de travail, elle oblige le capitalisme à poursuivre le développe-ment technologique dans un sens bien déterminé - celui qui lui offre les meilleu-res possibilités de mater la résistance des ouvriers ; en luttant contre le chômage, le prolétariat oblige l’état capitaliste à intervenir pour stabiliser l’activité écono-mique, et par là à exercer un contrôle croissant sur cette activité. Les répercus-sions directes et indirectes de cette lutte ne laissent intacte aucune sphère de la vie sociale. Même les lieux de vacances des capitalistes ont été modifiés lorsque les ouvriers ont arraché les congés payés. Quelle est donc l’histoire et la dynamique de la société moderne ? C’est l’histoire et la dynamique du développement du capitalisme. Mais le développe-ment du capitalisme signifie littéralement le développement du prolétariat. Le ca-pital produit l’ouvrier, et l’ouvrier produit le capital - non seulement quantitati-vement, mais qualitativement. L’histoire de la société dans laquelle prend nais-sance le capitalisme, c’est tout d’abord l’histoire de la prolétarisation croissante de cette société, de son envahissement par le prolétariat ; elle est, en même temps, l’histoire de la lutte des capitalistes et des prolétaires. La dialectique de cette so-ciété, c’est la dialectique de cette lutte. Tous les autres facteurs et mécanismes. qui peuvent jouer un rôle important dans les sociétés antérieures, prennent avec le développement du capitalisme un caractère périphérique et résiduel relativement à cet élément central. Pour le marxisme traditionnel, la dynamique du capitalisme est celle d’une crise quantitativement croissante, d’une misère toujours plus lourde, d’un chô-mage toujours plus massif, de surproductions toujours plus amples. Contraire-ment aux apparences cette vue implique en fait qu’il n’y a pas d’histoire du capi-talisme, au sens vrai du terme - pas plus qu’il n’y a d’« histoire » d’un mélange chimique où des réactions se produisant à un rythme de plus en plus accéléré conduisent finalement à l’explosion du laboratoire. Car dans cette conception, le déroulement des événements est en vérité indépendant de l’action des hommes et des classes. Les capitalistes n’agissent pas - ils « sont agis » par les mobiles éco-nomiques qui les déterminent au même titre que la gravitation régit le mouve-ment des corps ; ils n’ont en fait aucune prise sur la réalité, qui évolue indépen-damment d’eux, d’après les « lois de mouvement du capitalisme » dont ils sont les marionnettes inconscientes. Il est hors de question qu’ils puissent aménager leur régime pour consolider leur pouvoir, inimaginable qu’ils puissent apprendre, eux aussi, de l’expérience historique, comment mieux servir leurs intérêts. Même les ouvriers « sont agis » plutôt qu’ils n’agissent ; leurs réactions sont déterminées par ce même mouvement automatique de l’économie, et conditionnées par une misère biologique ; la révolution est presque directement reliée à la faim ; bien entendu, l’action de la classe ne peut presque rien sur l’évolution de la société, aussi longtemps que celle-ci n’est pas renversée ; bien entendu aussi, la révolution doit conduire à des résultats prédéterminés. L’on ne voit guère non plus ce que le prolétariat peut apprendre au cours de cette histoire, hormis qu’il faut combattre le capitalisme à la mort. Connaître cette société ne peut signifier pour lui que l’éprouver comme la cause de sa misère, sans que sa vie et sa condition lui per-mettent de comprendre son fonctionnement et les causes de ce qui lui arrive ; les théoriciens le savent, qui ont étudié les lois de la reproduction élargie du capital et de la baisse du taux de profit ; s’il peut exister une conscience de la révolution, ce n’est alors certainement pas chez le prolétariat qu’il faut la chercher. Le problème des rapports entre l’action du prolétariat et sa conscience n’a ja-mais été élucidé dans le marxisme classique. La tentative de Lukàcs de le résou-dre (dans Histoire et conscience de classe) ne fait que l’obscurcir et montre bien les contradictions de la conception classique. Dans le premier des essais qui for-ment ce livre, la conscience du prolétariat n’est rien en dehors de son action, elle est action tout court. Le prolétariat incarne la vérité objective de l’histoire car son action doit la transformer en sa prochaine étape nécessaire ; et il effectue cette transformation sans vraiment savoir ce qu’il fait. Ce savoir de soi ne pourra venir que par la révolution et après celle-ci. Ce tour de passe-passe par lequel un objet muet se transforme en sujet absolu relève de l’hégélianisme ; c’est un idéalisme et même un spiritualisme absolu, qui pose la raison achevée et totale - qui s’ignore elle-même, n’est pas conscience de soi, donc n’est pas sujet historique concret - dans les « choses elles-mêmes » (et le prolétariat est chose sous le capitalisme, car pour Lukàcs le prolétaire est effectivement réifié, le capital réussit à transformer l’ouvrier en chose). Dans cette conception, la « praxis de prolétariat » a simple-ment pris la place de l’Esprit absolu de Hegel. Ce premier essai est écrit en pleine montée révolutionnaire en Russie et en Allemagne, en 1919. Mais une conscience qui n’est pas conscience de soi ne peut pas transformer l’histoire, le prolétariat n’arrive pas à se saisir lui-même du pouvoir en Europe, ni à le garder en Russie, et c’est une autre conscience de soi qui émerge, souveraine : le parti bolchevique. Lukàcs écrit alors (en septembre 1922) les « Remarques méthodologiques sur la question de l’organisation », dans lesquelles le Parti apparaît comme la cons-cience en acte de la classe. Comme toujours, le spiritualisme doit bien finir par trouver le sujet historique concret en lequel s’incarnera une transcendance qui sans cela resterait ce qu’elle est : un fantôme. Dieu devient alors l’Eglise catholi-que, l’Esprit absolu anime la bureaucratie prussienne, et la « praxis du proléta-riat » devient la pratique de la IIIe Internationale déjà zinoviéviste. Nous disons, quant à nous, que l’évolution du capitalisme est une histoire au sens fort du terme, à savoir un processus d’actions d’hommes et de classes qui modifient constamment et consciemment les conditions mêmes dans lesquelles il se déroule et au cours duquel surgit du nouveau. C’est l’histoire de la constitu-tion et du développement de deux classes d’hommes en lutte, dont chacune ne peut agir en rien sans agir sur l’autre ; c’est l’histoire de cette lutte, au cours de la-quelle chacun des adversaires est amené à créer des armes, des moyens, des for-mes d’organisation, des idées, à inventer des réponses à la situation et des fins provisoires, qui ne sont nullement prédéterminés et dont les conséquences vou-lues ou non, modifient à chaque étape le cadre de la lutte. Pour la classe capitaliste, se constituer et se développer signifie accumuler, « rationaliser » et concentrer la production (c’est-à-dire « rationaliser » à une échelle toujours plus vaste). Accumuler signifie à la fois transformer le travail en capital, donner à la vie et à la mort de millions d’hommes la forme d’usines et de machines, et pour ce faire créer un nombre constamment croissant de prolétaires. « Rationaliser », dans le cadre capitaliste, signifie asservir toujours plus le travail vivant à la machine et aux dirigeants de la production, réduire toujours plus les exécutants à l’état d’exécutants. Par là même, le prolétariat se trouve à la fois constitué comme classe objective, et attaqué par le capitalisme dès sa constitu-tion. C’est par sa riposte au capitalisme que le prolétariat se fait lui-même, au cours de son histoire, classe au sens plein du terme, classe pour soi. La lutte du prolétariat contre le capitalisme se situe dès lors sur tous les plans qui affectent son existence ; mais elle apparaît de façon aveuglante sur les plans de la production, de l’économie et de la politique. Le prolétariat lutte contre la « rationalisation » capitaliste de la production, contre les machines elles-mêmes d’abord, contre l’augmentation des rythmes de travail ensuite. Il attaque le fonc-tionnement « spontané » de l’économie capitaliste, en revendiquant des augmen-tations de salaire, des réductions des heures de travail, le plein emploi. Il s’élève très tôt à une conception globale du problème de la société, il constitue des orga-nisations politiques, essaie de modifier le cours des événements, se révolte, essaie de s’emparer du pouvoir. Chacun de ces aspects de la lutte du prolétariat, et leur liaison profonde, de-manderait, pour être étudié dans son développement historique et dans sa logique, des volumes. Telle n’est évidemment pas notre intention ici. Nous voulons sim-plement mettre en lumière ce qui est la véritable logique de l’histoire de la société capitaliste : la logique de la lutte des hommes et des classes. Par lutte, nous sommes loin d’entendre seulement les batailles rangées massi-ves et grandioses. On n’insistera jamais assez sur ce fait : cette lutte est perma-nente, d’abord et avant tout dans la production, car pour ainsi dire la moitié de chaque geste de l’ouvrier a comme objectif de le défendre contre l’exploitation et l’aliénation capitaliste. On n’insistera jamais non plus assez sur le fait que cette lutte implicite ou informelle, quotidienne et cachée, joue un rôle formateur de l’histoire aussi important que les grandes grèves et les révolutions . La lutte des classes signifie, aussi longtemps qu’elle dure - et elle durera autant que cette société -, que chaque action d’un des adversaires, entraîne immédiate-ment ou à terme, une parade de l’autre qui à son tour suscite une riposte et ainsi de suite. Mais chacune de ces actions modifie aussi bien celui qui l’entreprend que celui contre lequel elle se dirige ; chacune des classes ennemies est modifiée par l’action de l’autre. Ces actions entraînent des modifications profondes du mi-lieu social, du terrain objectif sur lequel la lutte se déroule. Dans leurs moments culminants, elles contiennent une création historique, l’invention des formes d’organisation, de lutte ou de vie qui n’étaient nullement contenues. dans l’état précédent, ni prédéterminées par celui-ci. Enfin, au cours de cette action il se constitue pour les deux classes en présence une expérience historique qui, chez le prolétariat, devient le développement vers une conscience socialiste. Ainsi, sur le plan de la production, l’introduction à une grande échelle des ma-chines par le capitalisme, à la première moitié du XXe siècle , est perçue juste-ment par les ouvriers comme une attaque directe, à laquelle ils réagissent en bri-sant les machines. Sur ce plan, ils subissent une défaite. Mais dès le départ, la lutte prend dans les usines une forme invincible : la résistance à la production. Le capitalisme riposte par la généralisation des salaires aux pièces et au rendement. Ceux-ci deviennent à leur tour l’objet d’une âpre lutte : les normes sont contes-tées. Le taylorisme est la réponse du capitalisme à cette lutte : les normes seront déterminées « scientifiquement » et « objectivement ». La résistance des ouvriers rend manifeste que cette « objectivité scientifique » est une rigolade. La psycho-logie, puis la sociologie industrielle apparaissent alors qui doivent permettre d’« intégrer » les ouvriers à l’entreprise. Elles s’effondrent dans la pratique, sous le poids de leurs propres contradictions mais surtout parce que les ouvriers ne se laissent pas faire. C’est dans les pays les plus avancés - Etats-Unis, Angleterre, pays scandinaves - où le patronat applique de plus en plus les méthodes « moder-nes », où les salaires ouvriers sont les plus élevés, que le conflit quotidien dans la production atteint, des proportions fantastiques. Nous en sommes là au-jourd’hui . Ce schéma, qui ne prétend à rien de plus qu’à définir le type de l’évolution historique de la lutte entre les classes dans la production, se retrouve en condensé chaque fois qu’on étudie concrètement cette lutte dans une entre-prise . En même temps que cette série de ripostes-attaques, on peut dégager dans l’évolution de la production capitaliste de grandes constantes bien connues, ex-primant la tendance permanente du capital à s’asservir le travail. La division des tâches est poursuivie et poussée à l’absurde, non pas parce qu’elle est le moyen inéluctable d’augmenter la productivité (au-delà d’un certain point, elle la dimi-nue sans le moindre doute aussi bien directement qu’indirectement, par les énor-mes faux frais qu’elle engendre), mais parce qu’elle est le seul moyen de se sou-mettre un travailleur qui résiste, en rendant son travail absolument quantifiable et contrôlable, et lui-même intégralement remplaçable. La mécanisation prend cette tournure particulière : il faut que l’ouvrier soit dominé par la machine (que son rendement lui soit imposé par celle-ci), il faut que le cours de la production de-vienne le plus possible automatisé, c’est-à-dire indépendant du producteur. Divi-sion croissante des tâches et mécanisation de type capitaliste avancent évidem-ment en interaction étroite. Mais à chaque étape qu’elles marquent, la résistance ouvrière en fait une moitié d’échec pour les capitalistes . Cette lutte a façonné le visage de l’industrie moderne et son contenu essentiel : la façon dont les hommes vivent dans les usines. Mais c’est aussi cette lutte qui a modelé l’économie et la société moderne dans son ensemble. La lutte ouvrière sur le plan économique s’est exprimée surtout par les revendications de salaire, aux-quelles le capitalisme a opposé une résistance acharnée pendant très longtemps. Ayant presque perdu la bataille sur ce plan, il a fini par s’adapter à une économie dont le fait dominant est, du point de vue de la demande, l’accroissement régulier de la masse des salaires, devenue la base d’un marché constamment élargi de biens de consommation. Ce type d’économie en expansion dans lequel nous vi-vons est, pour l’essentiel, le produit de la pression incessante exercée par la classe ouvrière sur les salaires - et ses problèmes principaux résultent de ce fait. Sur le plan politique, aux premières tentatives du prolétariat de s’organiser, le capitalisme répond en règle générale par la répression, ouverte ou camouflée. Vaincu sur ce plan assez rapidement, il finit, au bout d’une longue courbe d’évolution historique, par faire de ces mêmes organisations politiques ouvrières des rouages essentiels de son fonctionnement. Mais cela même entraîne des mo-difications importantes de l’ensemble du système : la « démocratie » capitaliste ne peut plus fonctionner sans un grand parti « réformiste » qui ne peut pas à son tour être une pure et simple marionnette des capitalistes (car il perdrait alors ses bases électorales et ne pourrait plus remplir sa fonction) mais doit être aussi un parti « de gouvernement » (et très souvent, au gouvernement). Ce parti déteint obliga-toirement sur le parti « conservateur » (dans aucun pays du monde il ne saurait être question de revenir sur des réformes qui ont provoqué des batailles acharnées il y a encore vingt ans, comme la sécurité sociale, l’assurance-chômage, l’impôt progressif sur le revenu, ou la politique de « plein emploi » relatif). Ainsi (et en fonction aussi d’autres facteurs), après avoir résisté longtemps à l’idée d’une im-mixtion de l’Etat dans les affaires économiques (considérée comme « révolution-naire » et « socialiste ») le capitalisme en arrive finalement à l’adopter, et à dé-tourner à son profit la pression ouvrière contre les conséquences du fonctionne-ment spontané de l’économie, pour instaurer, à travers l’Etat, un contrôle de l’économie et de la société servant en fin de compte ses intérêts. Il est à peine nécessaire de dire que ces aspects, séparés ici pour les besoins de l’analyse, ne le sont pas dans la réalité, que les effets de ces actions s’enchevêtrent inextricablement. Pour n’en donner qu’un exemple : le poids politique de la classe ouvrière dans les sociétés modernes exclut que l’Etat puisse permettre au chômage de se développer au-delà d’un degré relativement modéré. Ceci crée ce-pendant une situation fort difficile pour les capitalistes sur le plan des salaires (où la position de force du prolétariat est soutenue par le plein emploi) - où ils arrivent cependant à maintenir un statu quo relatif (a). Mais cela crée également, si un de-gré de combativité « industrielle » du prolétariat est donné, une situation intoléra-ble pour les capitalistes dans les usines . Les « solutions » que la classe domi-nante parvient à trouver, débouchent toujours sur des nouveaux problèmes, et ce processus traduit l’incapacité du capitalisme à surmonter sa contradiction fonda-mentale. Nous y reviendrons plus loin. L’ensemble des moyens utilisés par le capitalisme obéit toujours au même impératif : maintenir sa domination, étendre son contrôle sur la société en général, sur le prolétariat en particulier. Quelle qu’ait pu être au départ l’influence d’autres facteurs - comme la lutte entre les capitalistes eux-mêmes, ou une évolution tech-nique non encore subordonnée au capital - elle a progressivement vu son impor-tance décroître, en proportion directe de la prolétarisation de la société et de l’extension de la lutte des classes. Des sphères de la vie sociale autres que la pro-duction, l’économie et la politique n’étaient, dans les sociétés précédentes, qu’indirectement et implicitement en rapport avec la structure de classe de la so-ciété. Elles sont maintenant à la fois entraînées dans le conflit et explicitement in-tégrées dans le réseau d’organisation dans lequel la classe dominante tente d’enserrer la société entière. Tous les secteurs de la vie humaine doivent être soumis au contrôle des dirigeants. Toutes les ressources et les moyens sont utili-sés par le capitalisme, et le savoir scientifique est mobilisé à son service : la psy-chologie et la psychanalyse, la sociologie industrielle et l’économie politique. l’électronique et les mathématiques sont mises à contribution pour assurer la sur-vie du système, colmater les brèches de sa défense, lui permettre de pénétrer à l’intérieur de la classe exploitée, d’en comprendre les motivations et les conduites et de les utiliser au profit de la « production », de la « stabilité sociale », et de la vente d’objets inutiles. C’est ainsi que la société moderne, qu’elle vive sous un régime « démocrati-que » ou « dictatorial », est en fait toujours totalitaire. Car la domination des ex-ploiteurs doit, pour se maintenir, envahir tous les domaines d’activité et tenter de se les soumettre. Que le totalitarisme ne prenne plus les formes extrêmes qu’il re-vêtait sous Hitler ou Staline, qu’il n’utilise plus comme moyen privilégié la ter-reur, ne change rien au fond de l’affaire. La terreur n’est qu’un des moyens dont peut user un pouvoir pour briser les ressorts de toute opposition ; mais elle n’est pas toujours applicable, ni toujours la plus rentable. La manipulation « pacifique » des masses, l’assimilation graduelle des oppositions organisées peuvent être plus efficaces.
IV
LA POLITIQUE CAPITALISTE, AUTREFOIS ET AUJOURD’HUI
Au cours de cette lutte séculaire, le capitalisme transforme constamment la société, mais aussi il se modifie profondément lui-même. Nous commencerons l’examen de ces modifications sur le plan le plus « idéologique » celui de la poli-tique capitaliste . Il y a actuellement une politique de la classe capitaliste, de plus en plus cons-ciente et explicitée . On la saisira mieux, par le contraste qu’elle forme avec la « politique capitaliste du XIXe siècle ». On verra qu’en réalité, au XIXe siècle, il n’y avait pas de politique capitaliste au sens propre du terme ; nous utilisons cette expression pour la commodité, en entendant par là le système de référence, les idées-forces, la gamme des moyens utilisés et presque les réflexes du capitaliste individuel ou des capitalistes agissant comme classe à travers ses institutions (par-tis, Parlement, administration de l’Etat, etc.) devant les problèmes qui se posaient à eux. Cette « politique » capitaliste d’autrefois est bien connue, il suffit d’en résumer les grandes lignes. Chaque capitaliste doit être laissé libre de poursuivre son « en-treprise », dans les limites (fort élastiques) tracées par le droit et par la « morale ». En particulier le contrat de travail doit être libre et déterminé par « accord des par-ties ». L’Etat doit garantir l’ordre social, passer, le cas échéant, des commandes profitables aux entreprises, favoriser l’activité des capitalistes par des tarifs doua-niers et des traités de commerce, mener des guerres pour « protéger les intérêts de la nation » c’est-à-dire de tel ou tel groupe capitaliste. Mais il ne doit pas interve-nir directement dans l’orientation et la gestion de l’économie, qu’il ne pourrait que « perturber », ni prélever par ses impôts une part importante du produit natio-nal, parce que ses dépenses sont « improductives ». Les revendications ouvrières sont a priori injustifiées parce qu’elles visent, concrètement, à diminuer les pro-fits, et abstraitement, à violer les lois du marché. Elles doivent donc être combat-tues à la mort - y compris par l’intervention de la troupe - de même que leurs ins-truments : grève, syndicats, partis ouvriers, etc. Ce qui importe ici n’est pas, bien entendu, de discuter l’absurdité de cette idéologie, son mélange d’enfantillage et de mauvaise foi - ni même de souligner le degré auquel aujourd’hui encore une fraction importante de la classe capitaliste et de ses politiciens (l’aile « libérale-réactionnaire » pour ainsi dire) restent sous son emprise. Ce qui nous intéresse c’est que, correspondant à une phase de déve-loppement du capitalisme et du mouvement ouvrier, elle a joué un rôle détermi-nant dans le déroulement de la lutte des classes. Elle a à la fois nourri la résistance acharnée opposée par les capitalistes aux revendications ouvrières et conditionné les crises économiques classiques et le fonctionnement, de 1’économie en géné-ral. « Laissés à eux-mêmes », en effet, les automatismes de l’économie capitaliste ne pouvaient que susciter régulièrement des crises de surproduction, et la résorp-tion de ces crises, également « laissée à elle-même », pouvait durer longtemps. Il est remarquable que l’idéologie marxiste, tout en dénonçant violemment et a juste titre jette idéologie et la « politique » qui en découlait, en partageait les pos-tulats fondamentaux dans certains domaines. Les marxistes pensaient, eux aussi, que l’on ne pouvait rien changer au fonctionnement de l’économie capitaliste, que les crises, inévitables, étaient au-delà de toute intervention de l’Etat. Seuls les « signes de valeur » étaient différents : pour les marxistes, les crises manifestaient les contradictions insurmontables du système et ne pouvaient qu’aller en s’aggravant ; les capitalistes n’y voyaient que des « maux naturels » et « inévita-bles » qui avaient leur contrepartie positive (élimination des entreprises moins ef-ficientes, etc.) ou même des signes passagers d’une « phase de croissance » du système. Les marxistes eux aussi pensaient, au fond, qu’on ne pouvait pas dura-blement améliorer le salaire réel des ouvriers, condamné par les « lois du mou-vement du capitalisme » à fluctuer autour d’une moyenne inaltérable . Sur ces points essentiels d’appréciation de la réalité, la politique marxiste et la politique capitaliste jusqu’aux environs de 1930 participaient d’une optique similaire. D’autre part, le marxisme identifiait à l’essence du capitalisme ses manifesta-tions du XIXe siècle et sa politique de l’époque. En tant que système, le capita-lisme apparaissait au marxisme comme caractérisé fondamentalement par l’anarchie et l’impuissance. Cette politique, qui équivaut effectivement à l’absence ou à la négation de la politique : « laissez faire », etc., on la voyait comme exprimant les tréfonds du système. Une société capitaliste était nécessai-rement cela : incapable d’avoir une vue et une volonté sur sa propre organisation et gestion. C’est l’anarchie au niveau subjectif de ses dirigeants qui ne veulent (ne peuvent vouloir) ni ne peuvent intervenir dans la marche de l’économie (et, s’ils intervenaient, ils seraient évidemment impuissants devant la marche inexorable des lois économiques) ; qui aussi, lorsqu’ils prennent des décisions, sont par na-ture incapables d’adopter un point de vue plus général ou à plus long terme, rivés qu’ils sont au profit au sens le plus étroit. L’être du capitaliste est cet être immé-diat, incapable de prendre une distance quelconque par rapport à la réalité, même si cela doit servir ses intérêts « bien compris ». C’est à grande peine s’il arrive à comprendre que l’ouvrier, de même qu’une machine, a besoin de lubrification adéquate. Il préférera voir son entreprise démolie que concéder une augmentation de salaire, il fera toujours une guerre pour conquérir une colonie ou ne pas la per-dre. Bref, le capitaliste est incapable de tactique et de stratégie, en particulier dans la lutte des classes. Si, malgré cette impuissance et cette anarchie, le système fonctionne quand même, c’est que, derrière les marionnettes capitalistes, officient gravement les lois objectives et impersonnelles de l’économie qui en garantissent la cohérence et l’expansion, mais jusqu’à un certain point seulement ; car, derrière cette cohé-rence on rencontre à nouveau, à un niveau plus profond, l’anarchie ultime du sys-tème, sa contradiction « objective » finale. Disons tout de suite que, pour être historiquement dépassée, cette image n’en est pas moins été vraie en partie. Le « tort » méthodologique - excusable - des marxistes d’autrefois, a été d’élever au rang de traits éternels du capitalisme les caractéristiques d’une phase de son développement. Le tort réel - inexcusable - des « marxistes » d’aujourd’hui est de chercher la vérité sur le monde qui les en-toure dans les livres d’il y a cent ans. Il a été effectivement vrai que la politique capitaliste a été pendant longtemps cette absence de politique, ce mélange d’anarchie et d’impuissance. Il a été vrai que le comportement aussi bien du capitaliste individuel que de ses politiciens, de son Etat et de sa classe a été ce comportement à courte vue, sans distance, sans perspective, sans tactique ni stratégie. Il est vrai qu’aussi longtemps qu’il a pu, le capitaliste a traité l’ouvrier infiniment moins bien qu’une bête de somme et que son attitude ne s’est modifiée qu’en fonction de la lutte ouvrière et pour autant que celle-ci dure. Il est enfin vrai que dans cette société qui « se laissait faire » la seule cohérence était celle introduite par les lois économiques, laquelle évidem-ment, dans un monde complexe et évoluant rapidement, ne pouvait qu’aller de pair avec une incohérence fondamentale. Les choses ont changé, et garder aujourd’hui cette image dépassée du capita-lisme c’est commettre la plus grave - et la plus fréquente - des erreurs que l’on puisse commettre dans une guerre : ignorer l’adversaire, et sous-estimer sa force. Mais ce changement n’est pas dû à des mutations génétiques qui auraient rendu les capitalistes plus intelligents. La lutte du prolétariat a obligé la classe domi-nante à modifier sa politique, son idéologie, son organisation réelle. Le capita-lisme a été modifié objectivement par cette lutte séculaire ; mais il a été aussi modifié subjectivement, en ce sens que dirigeants et idéologues ont accumulé, à leur corps défendant , une expérience historique de la gestion de la société mo-derne. Le contenu de la nouvelle politique capitaliste a été imposé aux classes domi-nantes par la lutte du prolétariat : il y a eu des victoires ouvrières qui ont montré dans les faits que le système pouvait très bien s’accommoder de certaines réfor-mes et même les détourner à son profit ; il y a eu aussi l’utilisation, par le capita-lisme, d’idées, de méthodes, d’institutions qui ont surgi du mouvement ouvrier lui-même. Ainsi les augmentations de salaire à partir d’un certain moment ne peuvent plus être combattues avec autant d’acharnement qu’autrefois, car la pression ou-vrière devient trop forte ; mais les capitalistes découvrent, petit à petit, que ce n’est pas nécessaire d’y opposer une résistance absolue. Du moment, en effet, que le mouvement se généralise - et les contrats collectifs par industrie jouent un grand rôle dans ce sens - aucun capitaliste n’est mis en position défavorable vis-à-vis de ses concurrents du fait qu’il concède une augmentation de salaire ; et, en fin de compte, il y trouve son profit par l’élargissement de la demande qu’elles entraînent. Enfin et surtout, le capitaliste se rattrape par l’augmentation du ren-dement, qui maintient le rapport salaires-profit approximativement constant ; et il essaie d’« acheter » la docilité des ouvriers dans le domaine le plus important, ce-lui de la production, par des concessions sur les salaires . Bien entendu, c’est ici par excellence un des cas où ce qui est utile pour la classe dans son ensemble et si toute la classe le fait, ne l’est pas nécessairement pour le capitaliste individuel ; c’est une des raisons pour lesquelles cette nouvelle attitude n’apparaît que lorsque la concentration du capital d’un côté, celle des organisations ouvrières, de l’autre, atteignent un degré suffisant. Mais à partir de ce moment, une politique cons-ciente d’augmentation « modérée » des salaires devient partie intégrante de la po-litique d’ensemble du capitalisme, car le lien entre cette augmentation et l’expansion du marché est de plus en plus clairement perçu. D’une autre façon, la nécessité de maintenir un « plein emploi » relatif, après l’expérience de la grande dépression de 1929-1933 et face à une classe ouvrière qui, de toute évidence, n’en accepterait pas une minute la répétition, s’est nette-ment imposée à la classe dirigeante - en même temps qu’était enfin aperçu le lien évident entre le maintien du plein emploi et l’expansion accélérée du capital, et que les capitalistes découvraient, comme les ouvriers et même avant eux, que l’étatisme ne signifie nullement le socialisme. De même les syndicats, longtemps combattus, sont reconnus et finalement transformés en rouages du système . On en arrive ainsi à la conception contemporaine de la politique qui est effec-tivement appliquée même lorsqu’elle est combattue en paroles. Son pivot, c’est l’abandon du « laissez-faire », plus profondément : la répudiation de l’idéologie de la « libre entreprise » et de la croyance au fonctionnement spontané de l’économie et de la société comme devant produire le résultat optimum pour la classe dominante ; c’est l’acceptation de l’idée (produit du mouvement ouvrier) d’une responsabilité générale de la société - c’est-à-dire de la classe dominante - devant les événements et du rôle central de l’Etat dans l’exercice de cette respon-sabilité ; c’est, concurremment, l’idée de la nécessité d’un contrôle, le plus étendu possible, par la classe dominante et ses organes, de toutes les sphères d’activité sociale. L’intervention de l’Etat dans les affaires sociales devient la règle et non plus l’exception comme autrefois. Le contenu de cette intervention est désormais défini de façon radicalement opposée à l’idéologie capitaliste classique. L’Etat n’est plus supposé garantir simplement un ordre social à l’intérieur duquel le jeu capitaliste s’effectuerait librement. Il est explicitement chargé d’assurer le plein emploi, et la « croissance économique dans la stabilité » - ce qui signifie assurer à la fois un niveau adéquat de demande globale et intervenir pour empêcher la pression des salaires de devenir trop forte -, la formation de la force de travail, les investissements dans les secteurs où le capital privé n’intervient pas suffisamment ou rationnellement, le développement scientifique et culturel. Les idées-forces sont désormais : l’expansion, le développement de la consommation et des loisirs, l’élargissement de l’éducation et la diffusion de la culture. Les moyens : l’organisation, la sélection des individus, la hiérarchisation. Il est superflu, à cet endroit, d’insister sur le contenu de classe de ces objectifs et de ces moyens, et sur les contradictions de cette nouvelle politique capitaliste. Des doutes à cet égard - et le refus obstiné de reconnaître ce qui est la réalité du capitalisme contemporain - ne peuvent subsister que chez ceux qui, parce qu’ils continuent de confondre le socialisme avec l’expansion de cette production et de cette consommation, avec l’élargissement de cette éducation et la diffusion de cette culture, sentent le sol se dérober sous leurs pieds s’ils reconnaissent que le « niveau de vie », par exemple, s’élève sous le capitalisme. Cette politique, qui représente subjectivement le produit de l’expérience capi-taliste de la lutte de classe et de la gestion de la société, est en même temps objec-tivement le corollaire des transformations réelles du capitalisme ; elle est la logi-que explicitée de ses nouvelles structures et des instruments mis en oeuvre pour assurer sa domination sur la société. Mais en même temps, parce qu’elle doit se donner les moyens de ses fins, elle accélère l’évolution de ces structures et ampli-fie ces instruments. C’est vers cet aspect objectif de l’évolution du capitalisme que nous voulons maintenant nous tourner.
V
LA BUREAUCRATISATION DU CAPITALISME ET SA TENDANCE IDÉALE
Le résultat d’une lutte de classes deux fois séculaire a été la profonde trans-formation objective du capitalisme, que l’on peut résumer en ce terme : la bu-reaucratisation. Nous entendons par là une structure sociale dans laquelle la direc-tion des activités collectives est entre les mains d’un appareil impersonnel organi-sé hiérarchiquement, supposé agir d’après des critères et des méthodes « ration-nelles », privilégié économiquement et recruté selon les règles qu’en fait il édicte et applique lui-même. La bureaucratisation du capitalisme trouve sa source dans trois aspects de la lutte de classe et de la tentative du capitalisme de se soumettre et de contrôler l’activité sociale des hommes Tout d’abord, dans la production. La concentration et la « rationalisation » de la production entraîne l’apparition d’un appareil bureaucratique au sein de l’entreprise capitaliste, dont la fonction est la gestion de la production et des rap-ports de l’entreprise avec le reste de l’économie. En particulier, la direction du processus du travail - définition des tâches, des rythmes et des méthodes, contrôle de la quantité et de la qualité de la production, surveillance, planification du pro-cessus de production, gestion des hommes et de leur « intégration » à l’entreprise, autrement dit maniement du bâton et de la carotte - implique l’existence d’un ap-pareil spécifique et important. La résistance des ouvriers à la production capita-liste suscite la nécessité pour le capitalisme d’un contrôle toujours plus poussé du processus du travail et de l’activité du travailleur, et ce contrôle exige à la fois une transformation complète des méthodes de gestion de l’entreprise par rapport à ce qu’elles étaient au XIXe siècle et la création d’un appareil gestionnaire qui tend à devenir le véritable lieu du pouvoir dans l’entreprise . Ensuite, dans l’Etat. La modification profonde du rôle de l’Etat devenu main-tenant instrument de contrôle et même de gestion d’un nombre croissant de sec-teurs de la vie économique et sociale, va de pair avec un gonflement extraordi-naire du personnel et des fonctions de ce qui a toujours été l’appareil bureaucrati-que par excellence. Enfin, dans les organisations politiques et syndicales. Ici l’évolution du capita-lisme recoupe l’évolution propre du mouvement ouvrier que des facteurs com-plexes conduisent, à partir d’une certaine étape, à la bureaucratisation . Parallè-lement, la fonction objective des grandes organisations « ouvrières » devient de maintenir le prolétariat à l’intérieur du système d’exploitation, d’en canaliser la lutte vers l’aménagement et non plus vers la destruction de ce système . L’encadrement du prolétariat - et, plus généralement, de la population entière -, sa manipulation et la gestion de ses activités revendicatives et politiques impliquent un appareil spécifique, personnifié par la bureaucratie « ouvrière », politique et syndicale. Les mêmes facteurs - et aussi, les nécessités de la lutte contre les orga-nisations « ouvrières » bureaucratisées - induisent la bureaucratisation des forma-tions politiques conservatrices.
A partir d’un certain moment, la bureaucratisation, la gestion des activités par des appareils hiérarchiques, devient la logique même de cette société, sa réponse à tout. Dans l’étape actuelle, la bureaucratisation a depuis longtemps dépassé les sphères de la production, de l’économie, de l’Etat et de la politique. La consom-mation est indubitablement bureaucratisée, en ce sens que ni son volume ni sa composition ne sont plus laissées aux mécanismes spontanés de l’économie et de la psychologie (le « libre choix » du consommateur n’a bien entendu jamais exis-té dans une société aliénée), mais forment l’objet d’une activité de manipulation toujours plus poussée d’appareils spécialisés correspondants (services de vente, publicité et recherches de marché, etc.). Les loisirs mêmes se bureaucratisent . Un degré croissant de bureaucratisation de la culture se réalise, inévitable dans le contexte actuel, puisque sinon encore la « production » tout au moins la diffusion de cette culture est devenue une immense activité collective et organisée (presse, édition, radio, cinéma, télévision, etc.). La recherche scientifique elle-même se bureaucratise à un rythme terrifiant, qu’elle soit sous le contrôle des grandes en-treprises ou de l’Etat . L’analyse de cette société pose des problèmes neufs à tous les niveaux, qu’il ne peut être question d’aborder ici . Mais il faut avant toute autre chose dégager le sens de cette évolution du capitalisme, voir en quoi elle affecte le sort des hommes dans la société dans ses racines les plus profondes. Pendant un siècle, l’immense majorité des marxistes a vu dans le capitalisme le « système du profit » ; elle l’a critiqué essentiellement parce qu’il condamnait les travailleurs à la misère (en tant que consommateurs) et parce qu’il corrompait les relations sociales par l’argent (cette corruption était d’ailleurs vue sous son as-pect le plus vulgaire et le plus superficiel). L’idée que le capitalisme est avant tout une entreprise de déshumanisation de l’ouvrier et de destruction du travail en tant qu’activité signifiante (créatrice de significations) - idée pourtant formulée pour la première fois par Marx lui-même, leur aurait paru, s’ils la connaissaient, de la philosophie brumeuse, qu’ils qualifieraient volontiers de spiritualiste. Une vue tout aussi superficielle du processus de bureaucratisation semble en train de se répandre aujourd’hui. Certains ne voient dans la bureaucratisation que l’apparition d’une couche gestionnaire qui s’ajoute aux patrons privés ou à la li-mite les remplace, instaure un type de commandement inacceptable dans la pro-duction et la vie politique, et par là même intensifie la révolte des exécutants et crée un nouvel et immense gaspillage. Tout cela est évidemment vrai et impor-tant. Mais on se condamnerait à ne rien comprendre à la société contemporaine si on s’en tenait là. La bureaucratisation ne signifie pas seulement l’émergence d’une couche so-ciale dont le poids et l’importance s’accroissent constamment ; ni simplement que le fonctionnement de l’économie subit, en fonction de la concentration et de l’étatisation, des modifications essentielles. La bureaucratisation entraîne une transformation des valeurs et des significations qui fondent la vie des hommes en société, un remodelage de leurs attitudes et de leurs conduites. Si l’on ne com-prend pas cet aspect, le plus profond de tous, on ne peut rien comprendre ni à la cohésion de la société actuelle, ni à sa crise.
Le capitalisme impose à toute la société sa « raison » : la fin ultime de l’activité et de l’existence humaine est la production maximum et tout doit être subordonné à cette fin arbitraire. La « rationalisation » capitaliste consiste en ce que cette fin doit être réalisée par des méthodes qui à la fois découlent de l’aliénation des hommes, en tant que producteurs - puisque les hommes ne sont vus désormais que comme les moyens de la fin productive et la recréent en l’approfondissant constamment : concrètement, par la séparation de plus en plus poussée de la direction et de l’exécution, par la réduction des travailleurs en sim-ples exécutants, et par la transposition de la fonction de direction à l’extérieur du processus de travail. La « rationalisation » capitaliste est donc inséparable de la bureaucratisation , puisqu’elle ne peut avancer que pour autant que se constitue un corps de « rationalisateurs », c’est-à-dire de dirigeants, organisateurs, cadres in-termédiaires, contrôleurs, « préparateurs » du travail des autres, etc. Mais cette « rationalisation » imposée de l’extérieur et dans une optique bien définie (qui est celle de l’exploitation) entraîne la destruction des significations des activités so-ciales, de même que l’« organisation » de l’extérieur entraîne la destruction de la responsabilité et de l’initiative des hommes. Il est facile de le voir d’abord sur le plan du travail, qui est le plus familier et où ces conséquences du processus de la bureaucratisation (ou de la « ratio¬nalisation ») ont été aperçues depuis longtemps. Le capitalisme a détruit la signi-fication du travail - ou plus exactement il a détruit le travail en tant qu’activité si-gnifiante, en tant qu’activité au cours de laquelle les significations se constituent pour le sujet et à laquelle le sujet est attaché précisément de ce fait. Toute signifi-cation a été détruite à l’intérieur du travail, puisque dans les tâches devenues par-cellaires il n’y a plus d’objet du travail à proprement parler (mais simplement des fragments de matière dont le sens est toujours ailleurs) et il n’y a même plus de sujet du travail, la personne du travailleur étant décomposée en facultés séparées dont certaines sont extraites arbitrairement de l’ensemble et seules mises en oeu-vre intensivement. En même temps, a été détruite toute possibilité pour le travail-leur d’attacher une signification quelconque au travail comme tel, - puisque le travailleur n’est pas présent dans le processus de production comme personne, mais simplement comme faculté anonyme et remplaçable de répétition indéfinie d’un geste élémentaire. La fragmentation du processus du travail, et en particulier de son objet, crée du point de vue de la production elle-même, des problèmes pratiquement insurmon-tables, qui ont été analysés ailleurs (Sur le contenu du socialisme, l.c.). Briève-ment parlant, la division croissante du travail et des tâches exige que le sens unifié du processus de production, qui n’existe pas chez les sujets qui l’accomplissent, doit exister ailleurs - sans quoi la production s’effondrerait sous le poids de sa propre différenciation interne. Cet « ailleurs » c’est la direction extérieure de la production, autrement dit la bureaucratie de l’entreprise, dont la fonction est pré-cisément aussi de reconstituer idéalement l’unité de la production. Le sens du tra-vail doit être trouvé chez ceux qui ne « travaillent » pas, dans les bureaux. Mais la bureaucratie elle-même, s’appliquant ses propres méthodes, en proliférant se sub-divise, divise en son sein à la fois le travail et les tâches, de façon qu’il n’est pas plus facile de retrouver le sens unifié des opérations productives dans les bureaux que dans les ateliers. A la limite, la signification des opérations n’est possédée par personne.
Si la signification du travail comme tel est ainsi détruite, il reste pour les tra-vailleurs la signification du travail et de la lutte quotidienne contre l’exploitation qui l’accompagne comme terrain de socialisation positive, comme cadre dans le-quel se constitue la collectivité et la solidarité des travailleurs. Aussi déchirée et déchirante qu’elle soit, l’entreprise reste pour le travailleur le lieu de la commu-nauté avec les autres, communauté de lutte en premier lieu. Cette considération fondamentale nous retiendra longuement par la suite. Mais elle n’entre pas en li-gne de compte ici, où ce qui nous importe c’est la logique à la fois consciente et objective de la bureaucratisation, qui non seulement ignore cet aspect de la vie dans l’entreprise, mais le combat par tous les moyens puisqu’il est dirigé contre elle. La bureaucratie essaie constamment de détruire la solidarité et la socialisa-tion positive des ouvriers par mille moyens, dont le principal est la tentative d’introduire une différenciation multipliée à l’infini au sein des travailleurs, en at-tribuant des « statuts » différents aux divers emplois et en les disposant selon une structure hiérarchique. Que cette tentative soit artificielle, et qu’elle échoue cons-tamment dans les fins qu’elle vise, importe peu dans le présent contexte. Elle dé-finit le sens de l’entreprise bureaucratique, qui est la destruction de tout sens du travail. Le travail, dans l’optique capitaliste-bureaucratique, ne doit avoir pour son sujet qu’une seule et unique signification : être la condition du salaire, la source du revenu. L’organisation bureaucratique entraîne une autre conséquence, tout aussi im-portante : la destruction de la responsabilité. Du point de vue formel, l’orga¬nisation bureaucratique signifie la division des responsabilités : les domaines d’autorité ou de contrôle doivent être nettement définis et délimités, et les respon-sabilités fragmentées en conséquence. Mais la fragmentation de plus en plus poussée de ces domaines - expression du processus de division croissante du tra-vail au sein de la bureaucratie elle-même - conduit à la limite à une destruction to-tale de la responsabilité. Tout d’abord, l’organisation de l’extérieur du travail et la réduction de l’énorme masse des travailleurs à des tâches d’exécution de plus en plus limitées signifie que toute responsabilité leur est en fait enlevée : l’organisation des activités par un nombre limité et défini de « responsables » (et cela vaut pour toutes les activités, non seulement pour la production) signifie que tout le monde est réduit à une attitude d’irresponsabilité. Tout le monde en dehors des « organisateurs » en première approximation ; mais les « organisateurs » eux-mêmes aussi en fin de compte, puisque la collectivisation des appareils bureau-cratiques et la division du travail qui progresse en leur sein crée toujours des bu-reaucrates de la bureaucratie. Ensuite, de même que la division des tâches, la fragmentation croissante des domaines d’autorité et de responsabilité crée un énorme problème de synthèse, que la bureaucratie est incapable de résoudre ra-tionnellement : très exactement, elle ne peut y répondre que d’après ses propres méthodes, en créant une nouvelle catégorie de bureaucrates, spécialistes de la synthèse, dont la fonction est d’opérer la réunification de ce qui a été brisé - mais leur simple existence signifie déjà une nouvelle brisure. Comme la définition des domaines et des responsabilités partielles ne peut jamais être ni exhaustive, ni étanche, les questions : où s’arrête la responsabilité de A et où commence la res-ponsabilité de B, où s’arrêtent les responsabilités des subordonnés et où com-mence la responsabilité du supérieur, ne sont jamais réglées, à l’intérieur de la bu-reaucratie, qu’au hasard des intrigues et des luttes entre cliques et clans. Finale-ment, le ressort le plus profond de l’attitude de responsabilité disparaît, puisque le travail n’est que source de revenu, que la seule chose qui compte donc est sim-plement de « se couvrir » à l’égard des règles formelles. Pour les mêmes raisons, tend à disparaître l’initiative. Le système, par sa logi-que et par son fonctionnement réel, la dénie aux exécutants et veut la transférer aux dirigeants. Mais comme tout le monde est graduellement transformé en exé-cutant d’un niveau ou d’un autre, ce transfert signifie que l’initiative disparaît en-tre les mains de la bureaucratie au fur et à mesure qu’elle s’y concentre. Cette situation, que nous avons décrite à partir de la production, se généralise au fur et à mesure que la bureaucratisation gagne les autres sphères de la vie so-ciale. Disparition de la signification des activités, de la responsabilité et de l’initiative deviennent à un degré croissant les caractéristiques de la société bu-reaucratisée. Comment donc cette société peut-elle assurer sa cohésion, qu’est-ce qui en maintient ensemble les différentes parties, et surtout, qu’est-ce qui garantit, en temps normal, la subordination des exploités, leur conduite conforme aux besoins de fonctionnement du système ? En partie, certes, la violence et la contrainte, prê-tes toujours à intervenir pour garantir l’ordre social. Mais, pour des raisons évi-dentes, violence et contrainte ne suffisent pas et n’ont jamais suffi pour assurer le fonctionnement d’une société, sauf peut-être dans les galères. C’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre qu’il faut que tous les gestes des hommes concourent, d’une façon ou d’une autre, à maintenir cette société en mouvement, dans son mouvement, qu’il faut qu’ils consomment les produits qu’elle offre, se rendent aux lieux de plaisir qu’elle propose, procréent les enfants dont elle aura besoin demain, les élèvent de façon conforme aux normes sociales, etc. Une société, quelles que soient ses contradictions et ses conflits, ne peut continuer que si elle arrive à inculquer à ses membres des motivations adéquates, les induisant à re-produire continuellement des comportements cohérents entre eux et avec la struc-ture et le fonctionnement du système social. Peu importe que ces motivations soient ou nous apparaissent fausses ou mystifiées, pourvu qu’elles existent et que la société parvienne à les reproduire au sein de chaque génération nouvelle. La non-existence de Dieu, les contradictions internes du dogme catholique ou celles existant entre celui-ci et la pratique sociale de l’Eglise n’ont pas empêché les serfs chrétiens d’Europe occidentale de se comporter pendant des siècles en reconnais-sant et en valorisant l’ordre féodal (même si, à des moments extrêmes, ils brû-laient le château du seigneur). Mais des motivations adéquates - autres, encore une fois, que celles résultant de la simple contrainte directe ou indirecte - ne peuvent pas exister s’il ne s’impose à la société un système de valeurs, auquel tous ses membres participent à un degré plus ou moins grand. Le résultat de deux siècles de capitalisme, et sin-gulièrement du dernier demi-siècle, a été l’effondrement des systèmes de valeurs traditionnels (religion, famille, etc.) et le lamentable échec des tentatives de leur substituer des valeurs « rationnelles » modernes (il suffit de penser à l’infinie pla-titude de la morale « laïque et républicaine » en France, dont les combinards radi-cal-socialistes ont été la plus digne incarnation). Cet effondrement a d’ailleurs marché de pair avec cet autre résultat de l’évolution capitaliste, la dislocation des communautés humaines intégrées et organiques, qui seules peuvent être le sol nourricier de valeurs auxquelles les membres de la société participent effective-ment (ici encore, l’usine et la communauté ouvrière qui s’y constitue s’opposent radicalement à cette tendance du capitalisme - mais cette constatation, pour capi-tale qu’elle soit, est en dehors du contexte présent de l’analyse).
Quelle peut donc être la réponse de cette société au problème de la motivation des hommes pour qu’ils fassent ce qu’elle leur demande de faire ? On l’a déjà vu, à propos du problème de la signification du travail : la seule motivation qui peut subsister, c’est le revenu. On pourrait dire qu’à celle-ci s’ajoute, dans une struc-ture de plus en plus hiérarchisée et bureaucratisée, la promotion. Mais une foule de facteurs font que, malgré la tentative permanente d’attacher à la hiérarchie bu-reaucratique des différenciations de rang, de statut, etc., ces éléments ne peuvent pas dans le contexte du XXe siècle acquérir de l’importance, et que finalement la promotion ne vaut que parce qu’elle représente une progression de revenu. Mais quelle est la signification du revenu ? Dans une société où le capital est de plus en plus impersonnel, le revenu privé ne peut plus, sauf rarissimes excep-tions, conduire à une accumulation. Le revenu n’a donc de signification que par la consommation qu’il permet. Mais quelle est cette consommation ? Les besoins traditionnels ou (ce qui, pour l’instant, revient au même) les modes traditionnels de les satisfaire sont, par l’élévation continue des revenus, à la limite de la satura-tion. La consommation ne peut donc garder une apparence de sens que si des nouveaux besoins ou des nouveaux modes de satisfaction des besoins sont cons-tamment créés - ce qui est en même temps indispensable pour maintenir l’économie dans son mouvement d’expansion. Ici la bureaucratisation intervient de nouveau. Le travail a perdu tout sens, sauf en tant que source de revenu. Ce re-venu a un sens en tant qu’il permet aux individus de consommer, autrement dit de satisfaire des besoins. Mais cette consommation elle-même perd son sens origi-naire. Les besoins ne sont plus - ou de moins en moins - l’expression d’une rela-tion organique de l’individu avec son milieu naturel et social : ils sont l’objet d’une manipulation sournoise ou violente et à la limite créés de toutes pièces par les soins d’une fraction spéciale de la bureaucratie, la bureaucratie de la con-sommation, de la publicité et de la vente. Que vous ayez ou non « vraiment be-soin » de tel objet, peu importe, d’ailleurs comme vous le dira n’importe quel so-ciologue averti ces mots n’ont pas de sens ; il suffit que vous imaginiez qu’il vous est indispensable ou utile, qu’il existe d’abord et que d’autres le possèdent, que c’est « ce qui se fait » ou « qui se porte », etc. Que le « bien-être », le « niveau de vie » et l’ » enrichissement » à l’échelle de la société entière deviennent alors des concepts entièrement suspendus en l’air, c’est évident : en quel sens peut-on dire qu’une société qui consacre une part croissante de ses activités pour créer de tou-tes pièces chez ses membres la conscience d’un manque, pour les épuiser ensuite dans un travail acharné visant à combler ce « manque », est « plus riche » ou « vit mieux » qu’une autre qui ne s’est pas créé cette conscience de manque ? Mais ce qui importe ici encore plus, c’est que même la vie privée ou la consommation, qui semblaient pouvoir demeurer le domaine où les individus façonnent la signi-fication de leur existence, n’échappent pas au processus de « ratio¬nalisation » et de bureaucratisation : les attitudes spontanées ou culturelles du consommateur sont absolument insuffisantes pour former le support de l’énorme production mo-derne, le consommateur doit être amené à se comporter de façon conforme aux exigences de la société, à consommer en quantité croissante ce que la production fournit. Ses conduites et ses motivations doivent donc être soumises au calcul et manipulées, et cette manipulation devient désormais partie intégrante du proces-sus d’ » organisation de la société ». Cette manipulation est évidemment le résultat de la destruction des significations - mais elle devient immédiatement cause, et achève cette destruction. On peut voir le même processus sur le plan de la politique. Les organisations politiques actuelles (quelle que soit leur orientation), bureaucratisées et séparées de la population, n’expriment plus une attitude ou une volonté politique d’une couche importante quelconque. Aucune catégorie de la population ne les nourrit de sa substance, aucune n’y participe effectivement, pour aucune elles ne sont le véhicule d’une création politique collective (que cette création soit révolution-naire, réformiste ou conservatrice peu importe). Comment peut donc être garantie l’ » obédiance » de la population à ces organisations ? En partie, certes, elle résulte d’une série d’automatismes incorporés dans la société ; mais pour une part crois-sante, elle doit être produite par un effort conscient et continu des états-majors bu-reaucratiques des partis par l’intermédiaire de leurs services spécialisés. Il suffit d’ailleurs de réfléchir à ce fait : il y a vingt-cinq siècles d’histoire politique enre-gistrée du monde occidental - mais pour l’essentiel la propagande est une créa-tion du dernier demi-siècle. Par le passé, les gens allaient d’eux-mêmes vers le parti ou l’homme politique dont ils pensaient qu’il les exprimait et personne ne se préoccupait de créer chez eux un intérêt politique. Maintenant, cet intérêt politi-que est nul, malgré (et à cause de) l’effort désespéré et permanent des organisa-tions visant à le créer. Mais il y a longtemps que la propagande n’est plus que manipulation mystificatrice, le contenu a disparu, ce qui compte c’est l’ » image » du parti ou de tel candidat chez les électeurs, on « vend » un Président à la popu-lation des Etats-Unis comme on vend une pâte dentifrice. Le processus n’est d’ailleurs évidemment pas à sens unique, et les manipulateurs sont aussi, d’une certaine façon, manipulés par ceux qu’ils manipulent ; mais la roue reste toujours dans la même ornière. Ici encore, le processus est le même : la signification de la politique pour les gens est morte. Mais la société a besoin d’un comportement po-litique minimum de ses sujets. C’est la manipulation des citoyens par la bureau-cratie politique qui doit l’assurer. Quel est donc le contenu le plus profond de la bureaucratisation, pour ce qui est du destin des hommes dans la société ? C’est l’insertion de chaque individu dans une petite alvéole d’un grand ensemble productif où il est astreint à un tra-vail aliéné et aliénant, c’est la destruction du sens du travail et de toute vie collec-tive, c’est la réduction de la vie à la vie privée hors du travail et hors de toute acti-vité collective, c’est la réduction de cette vie privée à la consommation matérielle, c’est l’aliénation dans le domaine de la consommation elle-même par la manipu-lation permanente de l’individu en tant que consommateur. Ce contenu, combiné avec les traits plus familiers du processus de bureaucra-tisation dans les domaines de la production, de l’économie et de la politique, nous permet de saisir la tendance idéale du capitalisme bureaucratique. Nous allons essayer de préciser cette tendance en définissant ce qu’on peut appeler le modèle d’une société bureaucratique, car ce n’est que projetée sur ce modèle que l’évolution des sociétés contemporaines devient pleinement compréhensible. Une société bureaucratique est une société qui a réussi à transformer l’énorme majorité de la population en population salariée, ne laissant en dehors du rapport de salariat (et de la hiérarchie concomitante) que des couches marginales (5 % d’agriculteurs, 1 % d’artistes, d’intellectuels et de prostituées), et où :
- La population est intégrée à des grandes unités de production impersonnelles (dont la propriété peut appartenir à un individu, une société anonyme ou l’Etat) et y est disposée selon une structure hiérarchique pyramidale : cette structure corres-pond pour la plus petite partie à une différenciation des connaissances (elle-même produit de l’éducation et donc de la différence des revenus - et tendant par consé-quent à se reproduire d’elle-même de génération en génération) et pour la plus grande partie à l’instauration de différenciations techniquement et économique-ment arbitraires, mais nécessaires du point de vue des exploiteurs.
- Le travail a perdu toute signification en lui-même, y compris pour la majo-rité des. couches « qualifiées », et n’en garde que comme source et condition du revenu. La division du travail est poussée à l’absurde ; la division des tâches, même si elle a atteint une certaine limite. ne laisse subsister que des tâches parcel-laires dénuées de tout sens.
- Le « plein emploi » est réalisé, à peu de choses près, en permanence. Les travailleurs salariés, manuels ou intellectuels, vivent dans une sécurité d’emploi presque complète s’ils « se conforment ». La production, mis à part des fluctua-tions mineurs, avance bon an mal an d’un pourcentage non négligeable. Les salaires augmentent, bon an mal an, d’un pourcentage qui ne diffère pas appréciablement de celui de la production. Par conséquent la production en aug-mentant crée ses propres débouchés pour ce qui est du pouvoir d’achat.
- Les « besoins » au sens économique ou plutôt commercial et publicitaire du terme augmentent régulièrement avec le pouvoir d’achat. La société en crée suffi-samment pour soutenir la demande des biens produits, que ce soit par la publicité et la manipulation des consommateurs, ou par l’action de la différenciation so-ciale, proposant constamment aux catégories de revenu inférieur des modèles de consommation plus dépensière.
- La hiérarchisation des emplois dans les entreprises a atteint un degré suffisant pour entamer à un degré substantiel les solidarités des grands groupes exploités. Le système, autrement dit, est suffisamment « ouvert » ou « flexible » pour créer des chances non nulles de « promotion » (par exemple une probabilité d’un dixième) pour la moitié supérieure de la classe salariée. Par conséquent les rela-tions entre travailleurs dans l’entreprise ne se modèlent plus, dans la majorité des cas, sur l’atelier d’aujourd’hui, mais sur le bureau d’hier (compétition sournoise, intrigues et échine courbée).
- Par conséquent, l’entreprise non seulement est le lieu de travail abhorré mais cesse, dans la majorité des cas, d’être un lieu de socialisation positive.
- L’évolution de l’urbanisme et de l’habitat - différenciation poussée des lieux des activités, dislocation de toute vie communautaire intégrée dans les agglomé-rations urbaines - tend à annihiler la localité comme cadre de socialisation et sup-port matériel d’une collectivité organique. Ces collectivités pouvaient être autre-fois conflictuelles et contradictoires ; maintenant, elles cessent d’exister en tant que collectivités, elles ne sont que la juxtaposition d’individus et de familles vi-vant chacune sur soi et coexistant sous le mode de l’anonymat.
- Par conséquent, que ce soit à son travail ou à l’endroit qu’il habite, l’individu se trouve affronter un milieu soit hostile, soit inconnu, anonyme et massifié.
- La seule motivation qui subsiste est la course après la carotte d’un « niveau de vie toujours plus élevé » (à ne pas confondre avec la vraie vie qui, elle, n’a pas de niveau). Cette « élévation du niveau de vie », comportant en elle-même sa propre négation (puisqu’il y a toujours un autre niveau de vie, encore plus élevé) fonctionne comme la roue de l’écureuil.
- La vie sociale dans son ensemble garde des apparences « démocratiques », avec des partis politiques, des syndicats, etc ; mais aussi bien ces organisations que l’Etat, la politique et la vie publique en général sont profondément bureaucra-tisées (sans que cette bureaucratisation soit, bien entendu, le décalque rigoureux de celle de la production).
- Par conséquent, la participation active des individus à la « politique » ou à la vie de ces organisations politiques et syndicales n’a, objectivement parlant, aucun sens, personne n’y pouvant rien et ne pouvant lutter contre l’état existant des cho-ses - et est perçue par les individus comme privée de sens. Tout au plus, une petite minorité reste mystifiée à cet égard et opère la liaison entre les organisations et la population, qui, quand à elle, ne s’intéresse à la politique que de façon opportu-niste et cynique, à l’occasion des « élections ».
- Non seulement la politique et les organisations correspondantes, mais toute organisation et toute activité collective a été à la fois bureaucratisée et abandon-née par les hommes, et, comme l’a dit quelqu’un de façon excellente « même chez les boulistes il y a dumonde pour jouer aux boules, mais personne pour élire le bureau, discuter des questions d’entretien, etc. ». La privatisation caractérise donc l’attitude des individus de façon générale - étant entendu que privatisation ne signifie pas l’absence de société et que chez l’homme la privatisation ne peut être qu’un mode de la socialité.
- Par conséquent, l’irresponsabilité sociale devient un trait essentiel du com-portement humain ; irresponsabilité pour la première fois possible à cette échelle, parce que la société ne se trouve plus devant aucun défi, ni interne ni externe, parce que ses capacités de production et ses richesses énormes lui confèrent des marges inimaginables dans toute autre période historique, lui permettant presque toutes les erreurs, presque toutes les irrationalités, presque tout le gaspillage, et parce que sa propre aliénation et inertie l’empêchent de faire surgir d’elle-même de nouvelles tâches et de nouvelles questions - de sorte qu’aucun problème cru-cial ne se pose à elle qui pourrait mettre à l’épreuve son incapacité fondamentale de parvenir à un choix explicite, serait-il irrationnel, ou même d’imaginer qu’elle aurait à opérer un tel choix.
- L’art et la culture sont effectivement et définitivement devenus des simples objets de consommation et de plaisir, sans lien avec les problèmes humains et so-ciaux, le formalisme prédominant et le Musée de toute espèce étant la manifesta-tion culturelle suprême.
- La philosophie de la société est la consommation pour la consommation dans la vie privée et l’organisation pour l’organisation dans la vie collective.
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Ce cauchemar climatisé est déjà autour de nous, et cette description peut à peine être considérée comme une extrapolation de la réalité actuelle. Elle ex-prime le cours objectif que suit à une vitesse croissante la société bureaucratisée ; elle définit le but final des classes dominantes qui est de faire échec à la révolte des exploités en les attelant à la course derrière le « niveau de vie », en disloquant leur solidarité par la hiérarchisation, en bureaucratisant toute entreprise collective. Conscient ou non, c’est là le projet capitaliste-bureaucratique, le sens pratique qui unifie la politique des classes dominantes et les processus objectifs qui se dé-roulent dans leur société. Mais ce projet échoue, car il n’arrive pas à surmonter la contradiction fonda-mentale du capitalisme, qu’il multiplie au contraire à l’infini, ni, jusqu’à présent, à supprimer la lutte des hommes et à les transformer en marionnettes manipulées par la bureaucratie de la production, de la consommation et de la politique. C’est vers l’analyse des conditions et de la signification de cet échec que nous voulons nous tourner maintenant.
VI
L’ÉCHEC DU CAPITALISME
Le capitalisme tend à bureaucratiser intégralement la société. Qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent explicitement ou non, les capitalistes ne peuvent ni ri-poster à la lutte des travailleurs contre le système, ni résoudre les innombrables problèmes que leur pose constamment l’évolution du monde moderne, qu’en es-sayant de soumettre à leur pouvoir et à leur « organisation » des secteurs de plus en plus nombreux de la vie sociale, de pénétrer de plus en plus le travail et la vie des hommes pour la diriger d’après leurs intérêts et leur optique. La mentalité courante ne voit dans le développement du capitalisme que le développement de la production. Mais ce n’est là que le résultat de l’extension et de l’appro¬fondissement des rapports de production et de vie capitalistes. Le développement du capitalisme, c’est la prolétarisation croissante de la population ; la réduction de tout travail en travail d’exécution au sein de grands ensembles organisés bureau-cratiquement, et la séparation de plus en plus poussée des fonctions d’exécution et de direction ; la manipulation et l’organisation de l’extérieur de tous les aspects de la vie ; la constitution d’appareils de direction séparés, au sein desquels la même division entre direction et exécution est rapidement appliquée. Ainsi, le capitalisme s’organise et organise la société. Il vise à produire une si-tuation où l’appareil de direction déciderait de tout, où rien ne viendrait interrom-pre le fonctionnement « normal » prévu par les bureaux et les gouvernements, où tout se déroulerait suivant les plans des organisateurs, où la manipulation indéfi-nie des hommes les amènerait à se comporter docilement en machines à produire et à consommer. Ainsi, les contradictions et les crises du système seraient finale-ment surmontées. Apparemment, le capitalisme a déjà parcouru une bonne partie du chemin menant à la réalisation de cet état de choses. Comme on l’a vu dans la première partie de ce texte, il est parvenu à contrôler suffisamment l’économie pour élimi-ner les dépressions ou le chômage massif, à manipuler les consommateurs de fa-çon qu’ils absorbent une production constamment croissante, à intégrer les orga-nisations ouvrières dans son système et à en faire des rouages, à transformer la po-litique en jeu inoffensif. Ces manifestations de la bureaucratisation de la société, et en particulier le contrôle de l’économie, les apologistes du système et quelques marxistes tradi-tionnels les considèrent comme prouvant que le capitalisme a « dépassé ses con-tradictions ». Ce qui amène souvent les marxistes traditionnels soit à nier les faits soit à abandonner la perspective révolutionnaire, c’est qu’ils ne voient pas que le capitalisme n’a fait qu’éliminer du milieu social ce qui n’était pas capitaliste, que les « contradictions » auxquelles ils sont habitués à penser ne sont précisément pas les contradictions du capitalisme, mais les incohérences d’une société que le capitalisme n’avait pas encore suffisamment transformée et assimilée. Ils ne comprennent pas par exemple que les dépressions économiques étaient condi-tionnées par le morcellement de la production en une multitude d’unités gérées indépendamment - morcellement qui n’a rien d’essentiellement capitaliste mais est, au contraire, tout aussi absurde du point de vue du système que le serait la gestion indépendante des divers ateliers d’une usine. La logique du capitalisme est de traiter l’ensemble de la société comme une immense entreprise intégrée ; les problèmes qu’il rencontre aussi longtemps que cette intégration n’est pas ré-alisée, loin de révéler son essence, ne font que la masquer. Mais si on se débarrasse de cette optique superficielle, on voit immédiatement que la contradiction du capitalisme ne peut pas être supprimée à moins que le sys-tème ne soit aboli. Car cette contradiction, comme on l’a vu dans le chapitre III de ce texte [La contradiction fondamentale du capitalisme, Brochure n°10, p. 41], est posée par sa structure même ; elle est inhérente au rapport fondamental qui constitue l’organisation capitaliste de la production et du travail. Celle-ci tend constamment à réduire la quasi-totalité des travailleurs en exécutants purs et sim-ples, mais s’effondrerait aussitôt si cette réduction se réalisait intégralement : elle est donc obligée simultanément de solliciter la participation des exécutants au processus de production et de leur interdire toute initiative. Dans une société en bouleversement continu, cette contradiction devient le problème quotidien de la production ; et la lutte de classe des travailleurs devient immédiatement une con-testation permanente des fondements du système. Or, le développement du capitalisme n’est que l’extension des rapports capita-listes à toute la société ; en bureaucratisant toutes les activités pour « résoudre » les contradictions héritées des phases historiques antérieures, le capitalisme ne fait que propager partout sa contradiction fondamentale. Et ses tentatives de la ré-soudre n’aboutissent qu’à des échecs. Pour s’en convaincre, il faut d’abord considérer la situation dans la production. Depuis un siècle, le taylorisme, la psychologie puis la sociologie industrielles ont essayé de réaliser cette quadrature du cercle : faire que les ouvriers exploités et aliénés travaillent comme s’ils ne l’étaient pas, que ceux à qui l’initiative est in-terdite en prennent d’extraordinaires lorsque c’est « nécessaire », c’est-à-dire tout le temps, que ceux qu’on exclut constamment de tout participent à quelque chose. La solution de ce problème n’a pas avancé d’un millimètre depuis un siècle . Les vaines tentatives des sociologues industriels visant à « réformer les relations humaines dans l’industrie » ne servent finalement qu’à la décoration, au même ti-tre que les jardinets bien entretenus dont s’entourent les usines modernes. Certes, lorsque la logique du système poussée à ses conséquences ultimes aboutit à des impasses absolues, des corrections sont apportées. Mais ce ne sont que des oscillations autour d’un point de déséquilibre central. Ainsi, un mouve-ment se dessine actuellement contre la division toujours plus poussée des tâches, parce qu’on s’est aperçu qu’au-delà d’un certain point cette division diminue le rendement global de l’entreprise plutôt qu’elle ne l’augmente . Ou bien, des en-treprises modernes en Angleterre et aux Etats-Unis abandonnent le « salaire au rendement », pour éliminer les conflits que fait perpétuellement surgir la défini-tion des normes, le contrôle, etc., et reviennent à la rémunération au temps. Ces corrections ne corrigent finalement rien d’essentiel. Il est impossible dans le contexte actuel d’élargir les tâches au point que le travail de l’ouvrier récupère au semblant de signification ; et la restitution de tâches plus intégrées aux ouvriers, en augmentant leur degré relatif d’autonomie dans le travail accroît leurs moyens de lutte contre la direction, donc nourrit à nouveau le conflit fondamental. Le re-tour aux rémunérations au temps, d’autre part, fait que le problème du rendement se trouve à nouveau posé dans son intégralité, à moins que la firme ne se contente du rendement déterminé par les ouvriers eux-mêmes. Aussi bien la solution choisie par le capitalisme n’est pas l’aménagement de ses rapports avec les ouvriers, mais leur suppression radicale par la suppression de l’ouvrier, autrement dit par l’automatisation de la production. Comme l’a dit pro-fondément un patron américain, « la source du mal dans l’industrie, c’est qu’elle est pleine d’hommes » . Mais cette suppression ne peut jamais être totale : les ensembles automatisés ne peuvent pas fonctionner sans être entourés d’un réseau d’activités humaines (approvisionnement, surveillance, entretien et réparation) ; ils impliquent donc le maintien d’une force de travail, et des contradictions qui en découlent même si celles-ci prennent une nouvelle forme. Et de toute façon pen-dant très longtemps encore, l’automatisation de par sa nature même ne concerne-ra qu’une petite minorité de la force de travail : les ouvriers effectivement ou vir-tuellement éliminés des secteurs automatisés doivent trouver quelque part un em-ploi - et ce ne peut être que dans les secteurs non-automatisés. Les secteurs auto-matisés n’employant guère de main-d’œuvre, la grande majorité de celle-ci conti-nuera longtemps encore à être occupée dans les autres secteurs. L’automatisation ne résoud donc pas le problème du capitalisme dans la production. Ainsi les victoires du capitalisme sur les ouvriers dans la production se trans-forment, après un temps, en échecs . La même dialectique apparaît à l’œuvre lorsqu’on considère la gestion de la société. Chaque « solution » que le capita-lisme invente à ses problèmes en crée aussitôt de nouveaux ; chacune de ses « victoires » comporte son revers. Soit par exemple le problème des dépressions et du chômage. Le capitalisme d’après guerre est parvenu à contrôler le niveau de l’activité économique de façon à éliminer les dépressions économiques et de maintenir un plein emploi relatif de la force de travail. Mais cette situation fait naître une foule de nouveaux problèmes, qu’on voit très clairement dans le cas de l’Angleterre. Dans ce pays, le taux de chômage depuis la guerre n’a jamais dépas-sé 2,5 % tandis que les « offres d’emploi non satisfaites » sont fréquemment supé-rieurs au nombre de chômeurs. Il en résulte, d’un côté, une poussée des salaires jugée évidemment « excessive » par les capitalistes ; elle se matérialise dans les augmentations générales accordées par les négociations entre patrons et syndicats, mais surtout dans la « dérive des salaires », c’est-à-dire l’augmentation continue des rémunérations effectives au-delà des rémunérations contractuelles. D’un autre côté, et le plus intolérable pour les capitalistes, la lutte des ouvriers contre les conditions de production et de vie dans l’entreprise a pris une intensité et une am-pleur extraordinaires ; nous y reviendrons longuement. Pris à la gorge par la contestation de son pouvoir dans l’usine et par la hausse des salaires et des coûts qui entrave ses exportations sans lesquelles il ne pourrait vivre, le capitalisme an-glais discute ouvertement depuis dix ans, dans les colonnes de ses journaux, le besoin d’injecter dans l’économie une bonne dose de chômage pour « discipli-ner » les ouvriers. C’est ainsi que le gouvernement conservateur a organisé inten-tionnellement des récessions économiques à plusieurs reprises : en 1955 (la sta-gnation de la production qui en a résulté a duré jusqu’en 1958), au début de 1960 (la production a stagné pendant un an) et encore en juillet 1961. Le problème n’a pas été résolu pour autant. D’abord, la dose de chômage n’était pas suffisante, et une dose plus grande risquait de provoquer une vraie dépression, ou bien une ex-plosion de la lutte des classes. Ensuite ces récessions et plus généralement l’attitude « anti-inflationniste » du gouvernement ont induit une stagnation chro-nique de la production et de la productivité qui a contribué plus que tout le reste à miner la position concurrentielle des produits anglais sur les marchés internatio-naux. Enfin et surtout, étant donné la combativité du prolétariat anglais, ni la pression sur les salaires, ni les conflits à propos des conditions de production n’ont diminué ; les récessions ont seulement ajouté à celles qui existaient déjà une nouvelle cause de conflits, les licenciements : on voit fréquemment l’ensemble d’une usine se mettre en grève parce que 50 ou 100 ouvriers ont reçu des lettres de licenciement, signe que les ouvriers se posent dans les faits le problème du contrôle du niveau de l’emploi par l’entreprise. Bref, la politique Macmillan de-puis six ans est une politique de Gribouille, aggravant les problèmes au lieu de les résoudre, et s’en créant de nouveaux. On peut dire autant de la politique Eisen-hower aux Etats-Unis, qui, pour lutter contre la pression ouvrière a restreint à plusieurs reprises l’expansion de la demande globale et provoqué ainsi une sta-gnation de la production américaine pendant sept ans, équivalent à la perte poten-tielle de quelque 200 à 300 milliards de dollars, et pour finir a créé de toutes piè-ces une crise internationale du dollar . Il n’est guère possible de donner ici plus que quelques exemples de cette dia-lectique qui transforme la « solution » d’un problème par le capitalisme bureau-cratique en source de nouvelles difficultés. En acceptant les augmentations de sa-laire, le capitalisme résout le problème des débouchés nécessaires à une expan-sion continue de la production ; il essaie simultanément d’acheter la docilité des ouvriers dans la production, et de les rejeter vers la vie privée. Mais l’élévation du niveau de vie n’a en rien diminué la tension revendicative sur le plan économi-que, plutôt plus forte aujourd’hui qu’autrefois : puis, lorsque la misère s’éloigne et l’emploi parait assuré, le problème du sort de l’homme dans le travail prend aux yeux des ouvriers l’importance centrale qui est la sienne, ce qui intensifie la ré-volte contre le régime de l’usine capitaliste ; enfin à plus long terme l’« élévation du niveau de vie » se réfute elle-même, l’absurdité de cette vie, de cette course sans fin après diverses espèces de carottes mécaniques, tend à apparaître. - La domestication des syndicats permet au capitalisme de les utiliser dans ses intérêts. Mais elle provoque un détachement croissant des ouvriers à l’égard du syndicat, que les capitalistes sont finalement obligés de déplorer ; en intégrant la bureau-cratie ouvrière à leur système ils lui ont fait perdre de plus en plus son emprise sur les ouvrier, l’arme s’émousse au fur et à mesure qu’ils s’en servent. - En bureau-cratisant les partis et la politique, on parvient à éloigner la population de toute ac-tivité publique, et à soustraire les chefs à son contrôle. Mais une société, qu’elle soit « démocratique » ou ouvertement totalitaire, ne peut pas fonctionner long-temps au milieu de l’indifférence générale des citoyens, et l’irresponsabilité totale des grands chefs peut coûter très cher (comme l’a montré, pour n’en citer qu’un exemple, Suez, et comme le montrent encore trois ans de gaullisme en France). Pourquoi donc en est-il nécessairement ainsi ? Pourquoi toute solution donnée par la classe dominante aux problèmes de la société reste partielle et débouche toujours sur de nouveaux conflits ? C’est que la gestion d’ensemble de la société moderne échappe au pouvoir, aux possibilités et aux capacités de toute couche particulière. C’est qu’elle ne peut pas se faire de façon cohérente si l’énorme ma-jorité des hommes est réduite au rôle d’exécutants, si leurs capacités d’organisation, d’initiative, de création sont systématiquement réprimées par cette même société qu’ils sont par ailleurs appelés à faire fonctionner.
Le capitalisme bureaucratique essaie de réaliser à l’échelle de la société ce qui est déjà irréalisable à l’échelle de l’atelier traiter l’ensemble des activités de mil-lions d’individus comme une masse d’objets à manipuler. Mais pour autant que les ouvriers d’un atelier exécuteraient strictement et rigoureusement les ordres qui leur sont donnés, la production menacerait de s’arrêter ; pour autant que les ci-toyens se laissent intégralement manipuler par la propagande ou se comportent avec la docilité totale que leur demande le pouvoir, tout contrôle et tout contre-poids disparaît, le champ est libre à la folie de la bureaucratie et le produit néces-saire c’est Hitler, Staline ou la Pologne bureaucratique s’effondrant d’elle-même en 1956 parce que lorsque tout le monde marche aux ordres plus rien ne marche, pas même les tramways. Ce qui était à la rigueur possible théoriquement dans une société stagnante, esclavagiste ou féodale : la conformité complète du comporte-ment des exploités à des normes établies « de tout temps », uniques, incontesta-bles et immuables, est impossible dans une société en perpétuel bouleversement, qui impose aux maîtres aussi bien qu’aux assujettis de se modifier continuelle-ment, de s’adapter à des situations chaque fois nouvelles et imprévisibles, qui rend caduques chaque jour les normes, les règles, les conduites, les manières de faire, les techniques et les valeurs de la veille. C’est cette société, prise dans un mouvement d’accélération croissante, qui ne pourrait vivre un instant si même les plus humbles de ses membres n’apportaient leur contribution à cette rénovation perpétuelle - en assimilant et en rendant humainement praticables de nouvelles techniques, en se prêtant à d’autres modes d’organisation et en inventant, en mo-difiant leur consommation et leur manière de vivre, en transformant leurs idées et leur vue du monde ; c’est cette société qui, par sa structure de classe, interdit aux hommes de réaliser cette adaptation et cette création et veut monopoliser ces fonctions au profit d’une minorité qui devrait prévoir pour le compte de tout le monde, définir, décider, dicter et finalement vivre pour le compte de tout le monde. Il ne s’agit pas ici de philosophie, et nous ne disons pas que le capitalisme bu-reaucratique est contraire à la nature humaine. Il n’y a pas de nature humaine ; et quelqu’un pourrait déjà dire que, précisément pour cette raison, l’homme ne peut pas devenir un objet et que, par conséquent, le projet capitaliste bureaucratique est utopique. Mais même ce raisonnement reste philosophique, donc abstrait. C’est précisément parce que l’homme n’est pas objet, et qu’il présente une plasti-cité presque infinie dans la pratique, qu’il pourrait être transformé en quasi-objet pour de longues périodes, et l’a été effectivement dans l’histoire. Dans l’ergastulum romain, dans la mine exploitée par des esclaves enchaînés, dans la galère ou le camp de concentration, les hommes ont été des quasi-objets non cer-tes pour le philosophe ou le moraliste, mais pour leurs maîtres. Pour le philosophe le regard de l’esclave et sa parole témoigneront toujours de son humanité indes-tructible. Mais pour la pratique du maître ces considérations n’ont aucun intérêt : l’esclave est soumis à sa volonté jusqu’à la limite tracée par les lois de sa nature qui font qu’il peut s’évader, casser comme un outil ou s’effondrer comme une bête de somme. Notre point de vue est sociologique et historique : c’est cette so-ciété du capitalisme moderne, prise dans un mouvement d’auto-transformation accéléré et irréversible qui ne peut pas, même pour quelques années, transformer ses sujets en quasi-objets, sous peine de s’effondrer aussitôt. Le cancer qui la ronge, c’est qu’elle doit en même temps constamment essayer de réaliser cette transformation.
Il est essentiel d’ajouter que le capitalisme n’échoue pas seulement dans sa tentative de « rationaliser » d’après son optique et ses intérêts, l’ensemble de la société ; il est tout autant incapable de « rationaliser » les rapports à l’intérieur de la classe dominante. La bureaucratie veut se présenter comme la rationalité incar-née, mais cette rationalité n’est qu’un phantasme. Nous ne reviendrons pas ici sur cette question, qui a déjà été discutée . Rappelons simplement que la bureaucra-tie s’adjuge une tâche impossible en soi, c’est-à-dire d’organiser la vie et l’activité des hommes du dehors et à l’encontre de leurs intérêts ; que par là, non seulement elle se prive de leurs concours - qu’elle est en même temps obligée de solliciter - mais qu’elle suscite leur opposition active ; que cette opposition se manifeste aus-si bien comme refus de coopérer dans la pratique, que comme refus d’informer la bureaucratie sur ce qui se passe ; que par conséquent la bureaucratie en est réduite à « planifier » une réalité qu’elle ignore matériellement et que, même si elle la connaissait, elle ne peut juger adéquatement parce que son optique, ses méthodes, ses catégories mêmes de pensée sont étroitement limitées et finalement faussées par sa situation de couche exploiteuse et séparée de la société ; qu’elle ne peut « planifier » qu’au passé, ne voyant l’avenir que comme la répétition de ce qui a été à une échelle agrandie et ne pouvant le « dominer » qu’en essayant de le sou-mettre à ce qu’elle sait déjà. L’ensemble de ces contradictions est reporté et re-produit à l’intérieur de l’appareil bureaucratique lui-même ; l’extension de la bu-reaucratie fait qu’elle doit organiser son « travail » en s’appliquant ses propres méthodes, et donc en créant à l’intérieur de l’appareil bureaucratique une division entre dirigeants et exécutants qui fait ressurgir au sein de cet appareil la contradic-tion qui caractérise les rapports de l’appareil avec la société ; loin donc de pouvoir s’unifier, la bureaucratie est profondément divisée en son intérieur ; cette division s’aggrave du fait que l’appareil bureaucratique est nécessairement hiérarchisé, que le sort des individus dépend de leur promotion et que, dans une société dy-namique il n’y a et il ne peut y avoir aucune base « rationnelle » pouvant régler le problème de la promotion des individus et de leur place dans l’appareil hié-rarchique ; que la lutte de tous contre tous à l’intérieur de l’appareil aboutit à la formation de cliques et de clans dont l’activité altère essentiellement le fonction-nement de l’appareil et détruit ses dernières prétentions à la rationalité ; que l’information à l’intérieur de l’appareil est nécessairement cachée ou falsifiée ; que l’appareil ne peut fonctionner qu’en se donnant des règles fixes et rigides, pé-riodiquement distancées par la réalité et dont la révision signifie une fois sur deux une crise.
Les facteurs qui déterminent l’échec du capitalisme bureaucratique dans sa tentative d’organiser totalement la société dans ses intérêts ne sont donc ni acci-dentels, ni transitoires. Donnés avec l’existante même du système capitaliste, ils en expriment les structures les plus profondes : le caractère contradictoire du rap-port capitaliste fondamental ; sa contestation permanente par la lutte de classe ; la reproduction de ces conflits à l’intérieur même de l’appareil bureaucratique et l’extériorité de celui-ci par rapport à la réalité qu’il doit gérer. C’est pourquoi ils ne peuvent être éliminés par aucune « réforme » du système ; les réformes ne lais-sent pas seulement intacte la structure contradictoire de la société, elles en aggra-vent l’expression car toute réforme implique une bureaucratie qui la gère. Le ré-formisme n’est pas utopique, comme l’ont cru autrefois les marxistes, parce que des lois économiques empêcheraient qu’on altère la distribution du produit social (ce qui est faux) ; il est utopique parce qu’il est toujours et par définition bureau-cratique. Les modifications limitées qu’il veut introduire non seulement ne tou-chent jamais au rapport capitaliste fondamental, mais doivent être administrées par des groupes à part et des institutions ad hoc, qui automatiquement se séparent des masses et s’opposent à elles. C’est le capitalisme moderne lui-même qui est réformiste ; tout réformisme « ouvrier » ne peut être que le collaborateur du capi-talisme dans la réalisation de ses tendances les plus profondes.
Mais est-ce que, bien qu’incapable de surmonter sa contradiction fondamen-tale, le capitalisme parvient à « organiser » extérieurement la société pour qu’elle évolue sans à-coups, sans heurts et sans crises ? Est-ce que le contrôle bureaucra-tique et le totalitarisme parviennent à assurer un fonctionnement cohérent de la société du point de vue des exploiteurs ? Il suffit de regarder la réalité autour de soi pour voir qu’il n’en est rien. Infiniment plus consciente et plus riche en moyens qu’il y a un siècle, la politique capitaliste échoue toujours autant face à la réalité sociale moderne. Cet échec se traduit, d’une façon permanente, par l’énorme gaspillage qui caractérise les sociétés contemporaines du point de vue même des classes dominantes par le fait que leurs plans ne se réalisent jamais, pour ainsi dire, qu’à moitié, par leur incapacité de dominer effectivement le cours de la vie sociale. Mais il se traduit aussi, périodiquement, par les crises de la so-ciété établie, que le capitalisme n’est pas parvenu et ne veut pas parvenir à élimi-ner. Par crises nous n’entendons pas, ou pas seulement, les crises économiques, mais ces phases de la vie sociale où un événement quelconque (économique, po-litique, social, international) provoque un déséquilibre aigu dans le fonctionne-ment courant de la société et met les institutions et les mécanismes existants dans l’incapacité temporaire de rétablir l’équilibre. Des crises en ce sens, quelle qu’en soit l’origine, sont inhérentes à la nature même du système capitaliste, elles ex-priment son irrationalité et son incohérence fondamentales. C’est une chose de constater, par exemple, que le capitalisme peut désormais contenir les fluctua-tions de l’économie dans des limites étroites, que donc ces fluctuations perdent beaucoup de l’importance qu’elles avaient autrefois. C’en est une autre, à une dis-tance infinie de la première, que de croire que le capitalisme est devenu capable d’assurer un développement social cohérent à son propre point de vue, sans heurts et sans éclatements. Les dimensions et la complexité de la vie sociale actuelle, mais surtout ses transformations permanentes font qu’un fonctionnement cohé-rent de la société ne peut être assuré ni par des « lois naturelles », ni par des réac-tions spontanées des hommes. Ce fonctionnement cohérent - qui ne faisait pas problème au cours des étapes précédentes de l’histoire - devient une tâche qui doit être assurée par des institutions et des activités ad hoc. Le bouleversement continu de la technique et des rapports économiques et sociaux, la mise en rap-port de secteurs d’activité jusqu’alors éloignés, l’interdépendance croissante des peuples, des industries, des événements font que des problèmes nouveaux se pré-sentent constamment, ou que les solutions appliquées auparavant ne valent plus. La classe dirigeante est alors objectivement mise en demeure d’organiser une ré-ponse sociale cohérente à ces problèmes. Or, pour des raisons qui ont déjà été données, et qui tiennent à la fois à la structure de classe de la société et à sa propre aliénation comme classe exploiteuse, il n’y a aucune garantie qu’elle sera en me-sure de le faire : elle en est incapable, pour ainsi dire, une fois sur deux. Chaque fois qu’il en est ainsi, une crise au sens précis du terme éclate - économique, poli-tique internationale ou autre. Chaque crise particulière peut donc apparaître comme un « accident » ; mais, dans un tel système, l’existence d’accidents et leur répétition périodique (quoique non « régulière ») sont absolument nécessaires. Qu’il s’agisse d’une récession plus prolongée que d’habitude, ou de la guerre d’Algérie ; que les Noirs ne supportent plus la discrimination raciale à laquelle le capitalisme américain est incapable de mettre fin ; que les charbonnages belges cessent d’être rentables du jour au lendemain et qu’en conséquence on décide de « supprimer » purement et simplement de la carte économique le Borinage et ses centaines de milliers d’habitants - ou que le gouvernement belge, pour rationaliser ses finances, crée de ses propres mains une grève générale d’un million de travail-leurs pendant un mois ; qu’en Allemagne de l’Est, en Pologne ou en Hongrie, au moment où la tension entre les classes se trouve déjà à son maximum et où les lé-zardes de l’édifice du pouvoir sont visibles pour tous, la bureaucratie ne sache faire rien de mieux que de mettre le feu aux poudres par des actes de provocation - contre ces « accidents » non seulement le système capitaliste n’est pas préservé, il tend à les produire inéluctablement, sous une forme ou sous une autre. A ces moments, l’irrationalité profonde du système explose, la cohésion du tissu social se rompt, et le problème de l’organisation globale de la société est objectivement posé. S’il est en même temps posé explicitement dans la conscience des masses travailleuses, leur intervention consciente peut transformer cet « accident » en ré-volution sociale. Au demeurant, ce n’est jamais que de cette façon que les révolu-tions se sont produites dans l’histoire, du capitalisme aussi bien que des régimes précédents, et non point au moment où une imaginaire « dynamique des contra-dictions objectives » atteignait son paroxysme
VII
L’ÉTAPE ACTUELLE DE LA LUTTE DE CLASSE ET LA MATURATION DES CONDITIONS DU SOCIALISME
Le capitalisme, privé ou bureaucratique, continuera donc inéluctablement à produire des crises, même s’il ne s’agit plus de dépressions économiques et si personne ne peut en fixer la périodicité. Il n’est que de considérer la jungle maré-cageuse où se débattent les dirigeants de cette société, qu’ils s’appellent de Gaulle, Kennedy, Khrouchtchev ou Macmillan, leur impuissance et l’imbécillité à laquelle ils sont condamnés dès qu’un problème massif se présente ; il n’est que de se rappeler les crises, les bouleversements, les tensions, les effondrements dont sont remplies les quinze dernières années autant et plus que toute autre période historique, pour se convaincre que l’édifice de la société d’exploitation reste aussi fragile, aussi branlant que jamais. Mais cette constatation à elle seule ne suffit pas à fonder une perspective révo-lutionnaire. Depuis quatre ans en France, on a pu dire à plusieurs occasions que le pouvoir était dans la rue. Mais dans la rue, il n’y avait personne pour le prendre si ce n’était des automobilistes préoccupés de sortir des embouteillages. En 1945, le capitalisme allemand subissait un effondrement absolu. Quelques années plus tard, il était devenu le plus « florissant » des capitalismes occidentaux. Une crise de la société est, par son essence même, une brève période de transition. Si, pen-dant la phase de dislocation de l’organisation établie les masses n’interviennent pas, si elles ne trouvent pas en elles-mêmes la force et la conscience nécessaires pour instituer une nouvelle organisation sociale, les anciennes couches dominan-tes (ou d’autres formations) se ressaisiront et imposeront leur orientation. La so-ciété ne peut pas supporter le vide, pour que la vie puisse continuer un « ordre » quelconque doit s’instaurer. En l’absence d’une action des masses ouvrant une is-sue révolutionnaire, la vie reprendra sur le vieux modèle plus ou moins amendé selon les circonstances et les besoins de la domination des exploiteurs. L’évolution de la Pologne après 1956 en offre une autre illustration . C’est ce que Lénine exprimait en disant : une révolution a lieu lorsqu’en haut on ne peut plus, et en bas on ne veut plus. Mais l’expérience des révolutions et des mouvements vaincus depuis quarante ans montre que, s’agissant d’une révolution socialiste, ces conditionne ne sont pas suffisantes. Il faut ajouter : lorsqu’en bas on ne veut plus et que l’on sait aussi, plus ou moins, ce que l’on veut. Comme l’ont montré de nombreux exemples et, tout récemment encore, les grèves belges, il ne suffit pas que le système d’exploitation se trouve en crise, ni que la population s’en mêle ; il faut une intervention consciente des masses, leur capacité de définir des objectifs socialistes et de s’orienter pour les réaliser dans une situation infini-ment complexe. En parlant de conscience dans ce contexte nous n’entendons pas une conscience théorique, un système d’idées claires et précises existant préala-blement à la pratique. La conscience des masses travailleuses se développe dans et par l’action ; et une révolution est précisément une phase de mutation nucléaire de l’histoire. Mais cette conscience éminemment pratique des masses révolution-naires ne surgit pas à partir du néant ; d’une certaine façon, ses prémisses doivent avoir été posées pendant la période précédente. Le problème auquel nous avons à répondre est : les conditions d’une conscience socialiste chez le prolétariat conti-nuent-elles à être données sous le capitalisme moderne (a) ? Pour répondre à cette question, il n’y a qu’un moyen : examiner le comporte-ment et les actions des travailleurs dans les pays de capitalisme modernes, analy-ser l’étape actuelle de la lutte de classe. Ce qu’une telle analyse fait apparaître immédiatement, c’est le contraste extrême qui oppose le comportement du prolé-tariat dans la production et son attitude hors de la production, face à la politique et à la société en général. Soit un pays comme l’Angleterre. Comme on l’a déjà dit plus haut, le « plein emploi » y est réalisé depuis la guerre ; les salaires réels ouvriers augmentent en moyenne de 2 - 2,5 % par an ; la sécurité sociale est beaucoup plus complète qu’en France ; plus de quatre millions de logements ont été construits depuis 15 ans. Cependant, pour le désespoir des capitalistes anglais et pour le plus grand étonnement des sociologues et psychologues industriels, les luttes ouvrières n’ont rien perdu de leur intensité et de leur profondeur, au contraire. Nous publierons prochainement une étude particulière sur ce sujet ; pour l’instant, nous résumons les caractéristiques les plus importantes de ces luttes et du comportement du pro-létariat anglais : Organisation des luttes et des ouvriers : Il y a les grèves « officielles » c’est-à-dire déclenchées par décision ou après accord de la direction syndicale ; même pour ces grèves, l’initiative appartient dans la grande majorité des cas aux ou-vriers et à leurs délégués d’atelier, qui décident de la grève et obtiennent la ratifi-cation du syndicat ; les grèves vraiment décidées par la direction syndicale ne concernent que les grandes batailles rangées de toute une corporation, au demeu-rant assez rares. Mais de plus en plus souvent on observe des grèves « inofficiel-les », qui n’ont pas reçu l’approbation de la direction syndicale ou sont faites contre son opposition formelle. Elles ne sont pas pour cela inorganisées, tout au contraire. Un grand rôle dans leur organisation, comme d’ailleurs dans toute la vie ouvrière dans l’entreprise, est joué par les délégués d’atelier, les shop ste-wards, qui ne sont nullement comme en France ou ailleurs, des instruments de la bureaucratie syndicale ou ses otages, mais des représentants authentiques des ou-vriers, élus et révocables. Membres du syndicat, comme tout le monde en Angle-terre, les shop stewards n’en acceptent pas pour autant les directives, et très sou-vent ils s’y opposent, sans que jamais le syndicat ose les sanctionner ; il n’y a pas d’exemple qu’un syndicat ait refusé d’accorder à un shop steward élu par les ou-vriers les « lettres de créance » (credentials) qui garantissent son statut à l’égard du patron. Les shop-stewards sont organisés de façon autonome à l’égard du syn-dicat (et pour cause, car en Angleterre il n’y a que des syndicats de corps de mé-tier, et pas de syndicats d’industrie et les travailleurs d’une usine peuvent facile-ment appartenir à trente syndicats différents ; cette particularité a sans doute favo-risé l’indépendance des shop-stewards à l’égard des syndicats) ; il y a une réunion régulière des shop-stewards de chaque usine (généralement hebdomadaire), dont le comité a des activités et des ressources propres (provenant de contributions des ouvriers, de loteries, etc.) ; il y a également des comités de shop-stewards de tou-tes les entreprises d’un district, et des comités nationaux par industrie. D’autre part, les grèves « inofficielles » comme aussi presque toutes les grèves « officiel-les » limitées à une entreprise, sont toujours décidées par des assemblées généra-les des ouvriers concernés, et ne sont jamais terminées à moins qu’une réunion générale des grévistes n’ait décidé ainsi par un vote. Revendications : On peut montrer statistiquement que les revendications éco-nomiques au sens strict sont à l’origine d’une proportion décroissante des grèves ; les revendications qui, de plus en plus fréquemment, provoquent des grèves con-cernent les conditions de production au sens le plus général (périodes de repos, chronométrage et cadences, conséquences de changements de machines ou de méthodes de production, etc.) et les conditions d’embauche et de licenciement ; très souvent également des grèves sont déclenchées par solidarité avec d’autres ouvriers en grève . Combativité et solidarité des ouvriers : Il n’y a pratiquement jamais de grève sans piquet de grève. Fréquemment, lorsqu’une catégorie d’ouvriers de l’usine est en grève d’autres catégories ou même l’ensemble se mettent en grève pour les soutenir ; les produits qui sortent d’une usine en grève, ou les matières ou pièces qui lui sont destinées, sont déclarés « noirs » ce qui équivaut à une interdiction pour les ouvriers des autres usines ou des transports de les manipuler. Il y a tou-jours des collectes importantes de solidarité parmi les autres usines de la région. Atmosphère générale : Il est impossible de rendre, dans un résumé schémati-que, le climat qui se dégage des descriptions détaillées ou de récits de camarades anglais sur la lutte ou simplement la vie dans les usines. Une solidarité complète entre les ouvriers se manifeste constamment ; une contestation presque perma-nente du pouvoir de la direction et de la maîtrise se fait jour à propos des mille événements de la vie quotidienne de l’entreprise. Ces traits qui valent en gros pour toute l’industrie anglaise, apparaissent avec une netteté extrême dans certains secteurs industriels très importants et par ail-leurs très divers (mines, automobile et industrie mécanique, chantiers navals, dockers, ouvriers des transports entre autres). Nous ne disons pas que la situation à cet égard est identique dans toutes les usines anglaises, à tout moment, mais que les traits résumés plus haut définissent la tendance typique des formes les plus évoluées de la lutte de classe dans un pays de capitalisme moderne. Et cette con-clusion est corroborée par ce qui se passe aux Etats-Unis . Cette situation n’empêche pas pourtant le prolétariat anglais, comme le prolé-tariat scandinave ou, encore plus, américain, d’être complètement inactif sur le plan politique. On pourrait soutenir que les ouvriers anglais, comme les ouvriers suédois, danois ou norvégiens, en appuyant le parti travailliste ou social-démocrate, expriment des aspirations politiques qui coïncident avec la politique de ces partis, c’est-à-dire sont essentiellement réformistes. Mais c’est là une idée superficielle. On ne peut pas considérer comme deux faits isolés et sans rapport que ces mêmes ouvriers anglais, si intraitables devant le patron et si actifs comme groupe social dans l’entreprise, ont comme seule activité politique de voter La-bour lors des élections générales, une fois tous les cinq ans. Lorsqu’on sait ce qu’est actuellement le Labour Party, qu’il est impossible de trouver dans son programme (théorique ou réel) des différences radicales avec le parti conserva-teur, et que sur toutes les questions essentielles qui se sont posées depuis dix ans il aurait agi exactement comme celui-ci ; lorsqu’on sait qu’en Suède ou en Norvège les partis réformistes sont au gouvernement depuis seize ans ou plus mais que si les partis conservateurs ou libéraux y retournaient, ils ne pourraient ni ne vou-draient rien changer aux « réformes » réalisées, on est obligé d’attribuer une autre signification à ce soutien électoral. Ce sont des votes de moindre mal, dont le sens s’éclaire par l’indifférence totale manifestée par la population en général et par la classe ouvrière en particulier, à l’égard des partis politiques et de leur « activité », même et y compris en période, électorale. Les gens se dérangent encore pour met-tre leur bulletin dans l’urne, mais guère pour assister aux réunions, encore moins pour prendre part aux campagnes électorales. Si maintenant on considère qu’il n’y a rien de fondamentalement inacceptable pour le capitalisme dans le pro-gramme travailliste ou dans le pouvoir des partis socialistes scandinaves, que le réformisme contemporain n’est qu’une autre manière de gérer le système capita-liste et finalement de le préserver, la signification de l’attitude politique des ou-vriers dans les pays modernes apparaît clairement : le prolétariat ne s’exprime plus comme classe sur le plan politique, il n’affirme plus une volonté de trans-former ou même d’orienter la société dans un sens qui lui soit propre, il agit tout au plus sur ce terrain comme un « groupe de pression » de plus. Cette disparition de l’activité politique, et plus généralement ce que nous avons appelé la privatisation n’est pas propre à la classe ouvrière ; elle est un phé-nomène général, que l’on constate chez toutes les catégories de la population et qui exprime la crise profonde de la société contemporaine. Envers rigoureux de la bureaucratisation, elle manifeste l’agonie des institutions sociales et politiques qui, après avoir rejeté la population, sont maintenant rejetées par elle. Elle est le signe de l’impuissance des hommes devant l’énorme machinerie sociale qu’ils ont créée et qu’ils n’arrivent plus ni à comprendre, ni à dominer, la condamnation radicale de cette machinerie. Elle exprime la décomposition des valeurs, des si-gnifications sociales et des communautés. De même que dans la production on constate la contradiction entre, d’un côté, l’extrême collectivisation du travail, l’interdépendance croissante des activités productives des travailleurs et, d’un au-tre côté, l’organisation du travail par la bureaucratie qui traite chaque ouvrier comme une unité séparée des autres ; de même à l’échelle de la société, on voit actuellement poussée jusqu’à la limite la contradiction entre la socialisation totale des individus, leur dépendance extrême à l’égard de la société nationale et mon-diale ; et l’atomisation de la vie, l’impossibilité d’intégrer les individus au-delà du cercle étroit de la famille - qui se désintègre elle-même d’ailleurs de plus en plus. La différence - et elle est immense - c’est que dans la production, les travailleurs essaient constamment de trouver une issue positive à cette contradiction ; en combattant à la fois l’organisation bureaucratique du travail et l’atomisation qu’elle leur fait subir, ils constituent des groupes informels de travail et de lutte ; aussi déchirée, conflictuelle, constamment en danger, détruite et renaissante qu’elle soit, la communauté des travailleurs d’un atelier ou d’une entreprise existe toujours comme tendance et manifeste que le capitalisme ne parvient à détruire ni l’activité de classe, ni la socialisation positive des travailleurs sur le plan de la production. C’est qu’elles sont constamment suscitées par la structure même du capitalisme qui oblige l’ouvrier à s’opposer à l’organisation imposée du travail, à la fois pour se sauver lui-même et pour arriver à produire. Cette lutte nourrit cons-tamment la socialisation des travailleurs qui la renforce en retour, et tous les ef-forts du capitalisme (hiérarchisation, sélection du personnel, discriminations in-justifiées, bouleversements périodiques des équipes de travail, etc.). n’arrivent et n’arriveront jamais à entamer ni l’une ni l’autre. Au contraire, la modernisation du capitalisme donne à la lutte dans la production une intensité croissante et un contenu plus profond. D’abord, l’évolution de la technique et de l’organisation de la production pose d’une façon toujours plus aiguë le problème de la participation effective de l’homme à son travail. Ensuite, au fur et à mesure que les autres pro-blèmes qui préoccupaient précédemment la classe ouvrière perdent leur acuité vi-tale, que le chantage à la famine et au chômage devient impossible, la question de son sort dans la production devient pour le travailleur la question vitale. On peut accepter n’importe quel travail et n’importe quel régime, lorsqu’on a faim et que des milliers de chômeurs attendent à la porte ; n’en est plus de même actuelle-ment. La lutte des ouvriers cesse alors, comme on l’a vu sur l’exemple de l’Angleterre, d’être une lutte étroitement économique, elle vise l’asservissement et l’aliénation de l’ouvrier en tant que producteur, son asservissement à la direc-tion de l’entreprise et sa dépendance des fluctuations du marché de la main-d’œuvre. Quelle que soit la « conscience explicite » des ouvriers anglais, leur comportement effectif - aussi bien dans la vie quotidienne de l’usine que lors des grèves « inofficielles » - pose implicitement la question : qui est le maître dans l’entreprise, donc, même si c’est sous une forme embryonnaire et fragmentaire, le problème de la gestion de la production. La collectivité ouvrière y apparaît agis-sant dans l’unité et la cohésion, et fait surgir d’elle-même, avec les shop-stewards, une forme d’organisation incarnant la démocratie et l’efficacité prolétariennes. Mais rien d’équivalent n’existe sur le plan de la société. La crise du capita-lisme a atteint le stade où elle devient une crise de la socialisation comme telle, et elle affecte le prolétariat tout autant que les autres couches. Les modes d’activité collectifs, quels qu’ils soient, s’effondrent, sont vidés de leur contenu, il n’en sub-siste que les carcasses bureaucratisées. Ce n’est pas seulement vrai pour les activi-tés politiques ou autres qui visent une fin précise ; ça l’est également pour les ac-tivités désintéressées. La fête, par exemple, création immémoriale de l’humanité, tend à disparaître des sociétés modernes comme phénomène social ; elle n’y ap-paraît plus que comme spectacle, agglomération matérielle d’individus qui ne communiquent plus positivement entre eux, et ne coexistent que par leurs rela-tions juxtaposées, anonymes et passives, à un pôle qui est seul actif et dont la fonction est de faire exister la fête pour tous les assistants. Le spectacle, perfor-mance d’un individu ou d’un groupe spécialisé devant le public impersonnel et transitoire, devient ainsi le modèle de la socialisation contemporaine, dans la-quelle chacun est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui comme sujet possible d’échange, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements. Et ce n’est nullement acci-dentel que les observateurs des grèves en Wallonie, en janvier 1961, aient été tel-lement frappés par l’aspect proprement de fête que présentait le pays et le com-portement de gens pourtant plongés dans une lutte dure et dans le besoin : les immenses difficultés matérielles étaient dépassées par la résurrection d’une vraie société, d’une vraie communauté, par le fait que chacun existait positivement avec et pour les autres. Ce n’est que dans les éruptions de la lutte de classes que peut désormais revivre ce qui est définitivement mort dans la société instituée : une passion commune des hommes qui devient source d’action et non de passivi-té, une émotion qui renvoie non à la stupeur et à l’isolement mais à une commu-nauté qui agit pour transformer ce qui est . La disparition de l’activité politique parmi les ouvriers est le résultat à la fois et la condition de l’évolution du capitalisme que nous avons décrite. Le mouvement ouvrier, en transformant le capitalisme, était en retour transformé par lui, les or-ganisations ouvrières ont été intégrées dans le système d’institutions de la société établie, en même temps qu’assimilées dans leur substance par elle ; leurs objec-tifs, leurs modes d’action, leurs formes d’organisation, leurs rapports avec les tra-vailleurs se sont modelés à un degré croissant sur les prototypes capitalistes. Sans pouvoir ici reprendre l’analyse de ce processus historique , nous voulons mon-trer comment ses résultats conditionnent aujourd’hui d’une façon perpétuelle-ment renouvelée le retrait des travailleurs de l’activité politique. La bureaucratisation des organisations chasse les ouvriers de l’action collec-tive. Elle commence comme acceptation par les ouvriers d’un corps stable de di-rigeants et délégation permanente de pouvoirs à ce corps ; elle aboutit à la consti-tution de couches bureaucratiques dans les organisations politiques et syndicales, qui, les gérant comme une direction capitaliste gère une usine ou l’Etat, se retrou-vent rapidement devant la même contradiction qu’elle : comment obtenir à la fois la participation et l’exclusion des gens. Contradiction insoluble, qui aboutit ici à des effets beaucoup plus dévastateurs que dans la production, car pour vivre il faut manger, mais il n’est pas indispensable de faire de la politique. C’est du reste ce qui explique que le retrait des ouvriers soit moindre par rapport aux syndicats que par rapport aux partis ; les syndicats peuvent encore apparaître comme ayant un rapport avec le pain quotidien. C’est là le résultat de la bureaucratisation des formes d’organisation, des mo-des d’action et des rapports avec les travailleurs. Mais l’effet de la dégénéres-cence idéologique proprement dite est tout aussi important. Il n’y a plus d’idéologie révolutionnaire ou même simplement ouvrière, comme idéologie pré-sente à l’échelle de la société (et non pas seulement cultivée dans les sectes). Ce que les organisations « ouvrières » proposent (lorsqu’elles proposent autre chose que des combines électorales et parlementaires) ne diffère pas essentiellement de ce que le capitalisme lui-même propose, en partie réalise, en tout cas tolère : augmentation de la consommation matérielle et de « loisirs » vides de tout conte-nu ; hiérarchie et promotion selon le mérite ; élimination des « irra¬tionalités » ex-térieures dans l’organisation de la société - toutes valeurs essentiellement capita-listes. Le mouvement ouvrier avait commencé de manière radicalement diffé-rente, même s’il ne se désintéressait pas des objectifs partiels. Il avait commencé comme projet et promesse de transformation radicale des rapports entre les hommes, d’instauration d’égalité et de reconnaissance réciproques, de suppres-sion des chefs, de liberté réelle. Tout cela maintenant a disparu, même comme démagogie ; les organisations « ouvrières » prétendent que leur pouvoir pourrait augmenter plus rapidement la production et la consommation, réduire davantage la durée du travail ou répandre plus largement l’éducation actuelle - en somme réaliser mieux et plus vite que le capitalisme les objectifs capitalistes. La produc-tion russe croît plus vite que la production américaine, les spoutniks russes sont plus gros et vont plus loin que les spoutniks américains, et voilà. Nous ne disons pas que les ouvriers conservent par devers eux l’image pure et inaltérée de la so-ciété socialiste, la comparent avec le programme de la S.F.I.O. ou du P.C. et en concluent qu’ils ne veulent pas soutenir ces partis. Dans une très forte mesure, les objectifs capitalistes ont pénétré à nouveau le prolétariat. Mais précisément, leur réalisation n’exige pas une action ou une participation différente de celle que de-mande un parti bourgeois, un appui électoral suffit ; et inversement, ils ne peuvent susciter chez les gens qu’une participation de type électoral .
Il y a donc, dans l’apathie politique des travailleurs, la convergence de deux processus. Aliénée et opprimée comme toujours, ou plutôt comme jamais, dans la production, la classe ouvrière lutte contre sa condition et conteste la domination de la direction capitaliste dans l’entreprise. Mais elle ne parvient plus à donner à cette lutte un prolongement à l’échelle de la société, parce qu’elle n’y rencontre plus aucune organisation, aucune idée, aucune perspective qui se distinguent de l’infamie capitaliste, aucun mouvement qui symbolise l’espoir de nouveaux rap-ports entre les hommes. Il est alors naturel qu’elle se tourne vers des compensa-tions ou des solutions privées, et qu’elle rencontre là un capitalisme qui se prête de plus en plus à cette compensation. Comme on l’a vu, ce n’est pas en effet ac-cidentel que dans l’effondrement des valeurs, la seule valeur qui subsiste soit la valeur « privée » par excellence, celle de la consommation , et que le capita-lisme l’exploite frénétiquement. C’est ainsi que, avec une sécurité relative de l’emploi, un « niveau de vie » croissant, l’illusion ou la chance faible de la promo-tion, les travailleurs comme les autres individus, essayent de fabriquer un sens à leur vie avec la consommation et les loisirs. C’est cela, l’étape actuellement atteinte par la lutte de classe dans les sociétés modernes. Et la question à laquelle nous devons répondre, est : cette situation in-firme-t-elle ou, au contraire, corrobore-t-elle la perspective révolutionnaire ? Dans la terminologie traditionnelle, le capitalisme moderne continue-t-il ou non à pro-duire les conditions d’une révolution socialiste ? Le mouvement révolutionnaire moderne n’est pas un mouvement de réforme morale qui, s’adressant à l’intériorité d’un homme éternel, l’appelle à réaliser un monde meilleur. Il s’est, depuis Marx - et en ceci tout révolutionnaire digne de ce nom restera toujours marxiste - appuyé sur une analyse de l’histoire et de la socié-té montrant que la lutte d’une classe d’hommes dans la société capitaliste, la classe ouvrière, ne peut atteindre son objet qu’en abolissant cette société et, avec elle, les classes, qu’en instaurant une nouvelle société supprimant l’exploitation et l’aliénation sociale de l’homme . La question du socialisme ne pouvait être vraiment posée que dans une société capitaliste, et ne pourra être résolue qu’en fonction d’un développement qui a lieu dans cette société. Mais cette idée capi-tale a été, très tôt dans le marxisme, obscurcie puis enfouie sous une mythologie des « conditions objectives de la révolution socialiste » qu’il importe de détruire. La « maturation des conditions objectives du socialisme » a été vue tradition-nellement comme un degré de développement suffisant des forces de production matérielles. Ceci parce que « une société ne disparaît jamais avant que soient dé-veloppées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir » (K. Marx, Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique) ; parce qu’on ne saurait bâtir le socialisme sur une base de misère matérielle ; parce qu’enfin, par le développement des forces productives, les contradictions « objec-tives » de l’économie capitaliste devaient être amenées à un paroxysme entraînant soit un effondrement soit une crise permanente du système. Il faut radicalement éliminer ce genre de considérations et la méthodologie qui les produit. Il n’y a pas de niveau de développement de la production en deçà du-quel la révolution socialiste serait condamnée à échouer, au-delà duquel elle se-rait assurée de réussir. Aussi élevé soit-il, le niveau des forces productives ne ga-rantira jamais qu’une révolution ne dégénérera pas en l’absence du facteur cen-tral, l’activité permanente et totale du prolétariat pour transformer la vie sociale. Quel est le fou qui dirait que le révolution socialiste est trois fois plus mûre aux Etats-Unis qu’en Europe occidentale, parce que la production par habitant y est trois fois plus élevée ? S’il est incontestable qu’on ne saurait bâtir le socialisme sur la misère, il faut également comprendre que jamais une société d’exploitation ne créera une abondance suffisante pour abolir ou même atténuer les antagonis-mes entre individus et groupes. La même mentalité mécaniste pour laquelle il y avait un niveau de consommation rigide du travailleur sous le capitalisme ; faisait croire à l’existence d’un niveau définissable de saturation des besoins, et que la « guerre de tous contre tous » s’atténuerait au fur et à mesure que l’on s’en appro-cherait . Mais le capitalisme se développant développe aussi nécessairement les besoins et l’antagonisme autour des biens matériels est incomparablement plus grand dans une société moderne que dans un village africain primitif. Ce n’est pas l’existence d’une plus ou moins grande abondance de biens matériels, mais une attitude différente du prolétariat face au problème de la consommation qui per-met de dépasser cet antagonisme - et cette attitude différente se réalise toujours lorsque le prolétariat entre en action pour transformer la société, car elle n’est qu’un des aspects de la rupture avec l’ordre des choses précédent. Tout autant faut-il éliminer l’idée que la maturation des conditions du socia-lisme consiste en un « accroissement » ou une « intensification » des contradic-tions objectives (c’est-à-dire indépendantes de l’action des classes ou déterminant inéluctablement cette action) du capitalisme. Nous avons montré dans la pre-mière partie de ce texte que toute dynamique économique des « contradictions objectives » était imaginaire. Ajoutons qu’elle est, du point de vue de la perspec-tive révolutionnaire, superflue. Les ridicules expressions de « contradictions cons-tamment croissantes », de « crises toujours plus profondes » doivent être relé-guées à la phonothèque des incantations staliniennes, Les contradictions ne peu-vent pas être croissantes, car ce ne sont pas des topinambours. Et il est difficile d’imaginer des crises objectives « plus profondes » que celles des Etats-Unis et de l’Europe en 1933, ou de l’Allemagne et de toute l’Europe continentale en 1945 ; la dislocation de la société établie était alors totale. En quoi consistera donc une crise « plus profonde » dans l’avenir, en la réapparition de l’anthropophagie ? La question n’est pas de savoir si des « crises toujours plus profondes » auront lieu à l’avenir - des crises aussi profondes que possible ont eu lieu et continueront d’avoir lieu aussi longtemps que dure le capitalisme - mais si ce facteur dont l’absence n’a pas permis la transformation révolutionnaire de ces crises par le passé, l’intervention consciente du prolétariat, aura lieu et pourquoi. Il n’y a qu’une condition du socialisme, qui n’est ni « objective », ni « sub¬jective », mais historique, c’est l’existence du prolétariat comme classe qui dans sa lutte se déve-loppe comme porteur d’un projet socialiste. Par là nous ne voulons pas dire que le capitalisme reste le même par rapport aux possibilités révolutionnaires, que son évolution « objective » est indifférente puisque de toute façon elle produira des crises, et qu’en 1961 comme en 1871 la question reste la même : le prolétariat sera-t-il capable d’intervenir et d’aller jus-qu’au bout ? Cette vue intemporelle, cette analyse des essences révolutionnaires n’a rien à voir avec ce que nous disons, déjà pour cette première raison massive : il n’y a pas de révolution sans prolétariat, et le prolétariat est un produit du déve-loppement capitaliste. C’est le mouvement même du capitalisme qui prolétarisant la société étend - et ici il s’agit bel et bien du sens quantitatif du mot - la base d’une révolution socialiste, parce qu’il multiplie et rend finalement majoritaire dans la société une masse de travailleurs salariés, parcellaires, exploités et aliénés. - Deuxièmement parce que la façon dont le système d’exploitation est vécu et cri-tiqué par un prolétaire (serait-il employé de bureau et son niveau de vie serait-il croissant) est radicalement différente de celle d’un paysan pauvre. Que les con-tradictions économiques d’un capitalisme archaïque fassent mourir de faim le paysan pauvre, celui-ci ne se rapproche pas pour autant du socialisme ; mais le sa-larié moderne d’une grande entreprise, pour autant qu’il fasse l’expérience de l’exploitation et de l’oppression dans le travail, ne peut en tirer que des conclu-sions sur le besoin d’une réorganisation socialiste de la production et de la socié-té. Entre le paysan pauvre et le socialisme il y a pour ainsi dire une infinité de so-lutions fausses ; entre le salarié moderne et le socialisme, aucune (en dehors des solutions individuelles, qui ne le sont pas pour la classe). Pour le prolétariat russe en 1917, la paysannerie a été un immense bélier dont le poids a permis d’abattre le tsarisme mais a par la suite terriblement alourdi et encombré le cours de la ré-volution. Il n’y a pas de commune mesure à cet égard entre la situation russe en 1917 et la situation américaine, européenne ou russe aujourd’hui, précisément parce que l’évolution du capitalisme a créé dans ces sociétés une immense majo-rité de salariés pour laquelle, lorsqu’elle sortira de son inaction, seules les solu-tions socialistes paraîtront possibles. Le prolétariat seul est une classe révolution-naire, car pour lui seul est posé en termes d’existence quotidienne le problème central du socialisme, le sort de l’homme dans la production. - Enfin, parce que la concentration capitaliste fournit les linéaments d’une organisation collective de la société et que son évolution renvoie constamment les hommes au problème de son organisation globale. De par sa structure objective le capitalisme actuel fait voir à chacun, dans son travail et dans sa vie, son problème comme celui de la suppression de l’aliénation, de la division entre dirigeants et exécutants - et lui fait voir aussi immédiatement le problème de la société comme étant de même na-ture, précisément parce qu’il tend à transformer la société en une immense entre-prise bureaucratique. Plus l’organisation bureaucratique du capitalisme s’étend et recouvre la société, plus tous les conflits tendent à se modeler sur la contradiction fondamentale du système. L’expérience de la société tend ainsi à s’unifier, c’est le même conflit qui est vécu par tous et partout comme leur destin quotidien. Le dé-veloppement même du capitalisme démolit les fondements « objectifs » de l’existence d’une classe dirigeante, à la fois techniquement (toute bureaucratie planificatrice peut d’ores et déjà être remplacée par des calculatrices électroni-ques) et socialement (en dévoilant le rôle proprement négatif des dirigeants aux yeux des exécutants) ; il fait naître une exigence de gestion rationnelle de la socié-té qu’il contrecarre constamment par ses actes, enfin il fournit de plus en plus les éléments des solutions socialistes futures. Mais nous disons bien qu’aucun de ces facteurs n’a de signification positive par lui-même, indépendamment de l’action des hommes, car ils sont tous contra-dictoires ou ambigus, comme on voudra dire. La prolétarisation de la société s’accompagne de sa hiérarchisation et ne signifie pas, comme l’avait cru Marx, qu’une poignée de super-capitalistes se trouvera un jour isolée au milieu d’un océan de prolétaires. L’évolution technique qui donnerait d’immenses possibilités à un pouvoir révolutionnaire fournit entre-temps aux capitalistes des moyens de violence ou d’emprise subtile sur la société dépassant tout ce qu’on avait pu ima-giner. La diffusion du savoir technologique va de pair avec ce que Ph. Guillaume a appelé un néo-alphabétisme effrayant. Le développement du capitalisme est aussi, on l’a longuement dit, un développement de la consommation qui apparaît pendant toute une période aux exploités comme une solution de rechange. La crise des valeurs rend la société capitaliste presque ingouvernable, mais dans cette crise sont aussi entraînées les valeurs, les idées et les organisations qu’avait fait naître le prolétariat. Bref une révolution victorieuse a eu lieu en Russie en 1917, elle n’a pas eu lieu depuis dans des pays beaucoup plus avancés. Les révolution-naires ne possèdent pas de capital placé à la Banque de l’Histoire qui s’ac-cumulerait à intérêts composés. S’il y a donc une maturation des conditions du socialisme, elle ne peut jamais être une maturation de conditions « objectives », car les conditions purement ob-jectives par elles-mêmes n’ont pas de signification définie. Elle ne peut être qu’une progression d’une autre nature. Et cette progression on la constate bien lorsqu’on considère la succession des révolutions ouvrières. C’est la courbe as-cendante qui relie les sommets des actions prolétariennes, de 1848 à 1871, à 1917 et à 1956. Ce qui était à Paris en 1848 la revendication vague d’une égalité éco-nomique et sociale devient en Russie en 1917 l’expropriation des capitalistes ; et cet objectif négatif et encore indéterminé est décanté en fonction de l’expérience ultérieure et remplacé, lors de la révolution hongroise en 1956, par l’exigence po-sitive de la domination des producteurs sur la production, de la gestion ouvrière. La forme du pouvoir politique de la classe se précise, de la Commune de 1871 aux Soviets de 1917 et de ceux-ci au réseau de Conseils d’entreprise de 1956. Il y a donc un processus, interrompu et contradictoire certes, mais positif, qui n’est pas « objectif » en ce sens qu’il n’est rien d’autre que le développement du sens incarné de l’action ouvrière. Mais ce n’est pas non plus un processus sim-plement « subjectif » de formation et d’éducation des ouvriers à travers les péripé-ties de leur action. Il n’y a pas d’expérience qui sédimente dans la classe ouvrière en un sens effectif, il n’y a pas de mémoire du prolétariat car il n’y a pas de « conscience du prolétariat » autrement que comme expression métaphorique . Et même chez les ouvriers individuels, dans les périodes qui séparent deux phases révolutionnaires, on chercherait la plupart du temps en vain la mémoire claire des événements, leur élaboration consciente, la préparation apparente d’une nouvelle définition des objectifs et des moyens ; on ne trouvera généralement que confu-sion, apathie et souvent résurgence d’idées réactionnaires. Comment se fait donc cette progression ? En partie certes par un apprentissage ou une expérience consciente chez certains éléments - dont nous sommes loin de vouloir minimiser le rôle, qui est après tout celui des révolutionnaires. Mais cette expérience d’une « avant-garde », qui jouera le rôle de catalyseur au départ de la nouvelle phase d’activité ouvrière n’aurait aucun effet si en même temps la masse ouvrière ne devenait pas plus apte ne serait-ce qu’à accepter les nouvelles conclusions, si elle ne se préparait pas à une phase nouvelle et supérieure d’activité. Que signifie cette préparation ? Qu’entre-temps, par son action révolu-tionnaire précédente ou par son activité quotidienne, le prolétariat a transformé la société et donc aussi les termes du problème. A chaque instant, l’expérience du prolétariat se forme à partir de la réalité présente et non pas à partir des « leçons du passé » ; mais cette réalité présente contient en elle les résultats de l’action passée, car elle n’est rien d’autre que le produit de l’étape précédente de la lutte des classes. Dans le présent, se trouvent déposés comme partie de la réalité à transformer les objectifs en partie réalisés et ceux qui en se réalisant ont changé de sens, les victoires et les échecs, les vérités et les erreurs d’autrefois. En trans-formant la réalité sociale par son action incessante, obscure ou éclatante, le prolé-tariat transforme en même temps les conditions de sa prise de conscience ulté-rieure et s’oblige pour ainsi dire lui-même à porter sa lutte à un niveau plus élevé lors de sa prochaine étape. Cette dialectique immanente à la lutte de classe ne re-lève d’aucune magie, ne traduit pas une harmonie préétablie ni ne prouve que le communisme a été assigné par une Providence révolutionnaire comme but à l’histoire humaine. Elle signifie simplement que, aussi longtemps que les solu-tions que le prolétariat essaie de trouver à son problème restent « fausses », par-tielles ou insuffisantes, le problème demeure entier et toute nouvelle tentative de le résoudre doit commencer par combattre ce que les anciennes solutions sont de-venues dans la réalité. Le prolétariat peut essayer de modifier sa condition par la réformisme ; du moment où le réformisme est réalisé - comme dans la société contemporaine - il ne peut, s’il reprend la lutte, que le dépasser et le combattre puisque le réformisme est devenu partie intégrante de la réalité à détruire. Le pro-létariat peut essayer de se libérer en remettant le pouvoir au parti, c’est-à-dire fi-nalement à une bureaucratie ; la réalisation même de cette « solution » conduira les ouvriers à la dépasser et à la combattre, comme ils l’ont fait en 1956, car elle montrera dans le pouvoir de la bureaucratie une autre forme du pouvoir capita-liste. Aussi longtemps que la société restera une société d’exploitation, la tension perpétuellement maintenue entre l’objectif de la libération de l’homme et les fi-gures transitoires dans lesquelles l’action ouvrière a cru pouvoir investir cet objec-tif poussera l’histoire en avant. La maturation des conditions du socialisme, c’est l’accumulation des conditions objectives d’une conscience adéquate, accumula-tion qui est elle-même le produit de l’action du prolétariat. Et ce processus n’est ni « objectif », ni « subjectif », il est historique ; le subjectif n’y existe que pour autant qu’il modifie l’objectif et l’objectif n’y a d’autre signification que celle que lui confère, dans un contexte et un enchaînement donnés, l’action du subjectif. On peut voir dans ce processus une élimination des fausses solutions, à condition de comprendre qu’il ne s’agit pas d’élimination mentale, mais réelle, et que le processus n’est pas un processus aléatoire, où une première, puis une autre, puis une autre fausse solution prises au hasard seraient éliminées parmi une infinité. Les tentatives de solution sont reliées les unes aux autres, objectivement (c’est du même problème qu’il s’agit, dans le même contexte historique) et subjectivement (c’est la même classe qui le pose). Ensuite, il n’y a pas d’infinité de fausses solu-tions, tout n’est pas possible, la société moderne trace un cadre. Enfin, il y a une solution vraie. Cette dernière affirmation différencie le révolutionnaire du philo-sophe de l’histoire. Le problème que nous devons nous poser est cette maturation, cette progres-sion dialectique, continue-t-elle dans la période actuelle ? Pour l’éclairer, nous aborderons trois questions : celle du travail et de la gestion ouvrière ; celle de la bureaucratie et de la politique ; enfin, celle du niveau de vie et des valeurs. Nous avons déjà montré plus haut que les conditions actuelles font voir aux travailleurs comme leur problème immédiat et quotidien ce qui est le problème central du socialisme : le travail et son organisation, le rôle de l’homme dans la production, les rapports entre hommes dans le travail - en somme la question de la gestion et des fins du travail. L’importance croissante des luttes relatives aux conditions de vie et de production dans l’usine que nous avons décrites sur l’exemple de l’Angleterre, de même que les revendications de gestion ouvrière et de suppression des normes mises en avant par les Conseils ouvriers hongrois en 1956, attestent qu’il ne s’agit pas là d’une extrapolation théorique, mais d’un pro-grès réel qui a été conditionné, en Hongrie par la réalisation du pouvoir de la bu-reaucratie, et en Angleterre et aux Etats-Unis par la « satisfaction » partielle des demandes étroitement économiques et la réalisation du plein emploi. Que l’arrivée au pouvoir de la bureaucratie dans les pays de l’Est devait con-duire à une expérience de la bureaucratie, et que cette expérience aboutirait tôt ou tard à des conclusions révolutionnaires, a été pour nous dès le départ une idée centrale . Dans les pays de l’Est, la bureaucratie « ouvrière » est devenue classe dominante, par conséquent l’expérience que fait le prolétariat de « sa » bureaucra-tie est immédiatement et directement expérience de son caractère de classe ex-ploiteuse. Dans les pays occidentaux, la bureaucratisation des organisations « ou-vrières », dans la mesure où celles-ci ne sont pas encore intégralement identifiées au système d’exploitation, entraîne une expérience de la bureaucratie comme « direction politique » (ou syndicale) et par suite un retrait des ouvriers de la poli-tique. Mais cette expérience prend actuellement un nouveau caractère. Ce que nous avons appelé la privatisation exprime une expérience de la politique bureau-cratique, mais cette expérience ne concerne plus simplement le contenu de la po-litique, c’est la forme même de la politique traditionnelle, le fait politique comme tel, qui est mis en question. Les ouvriers qui, après l’expérience du réformisme, étaient allés à la IIIe Internationale ou ceux qui après l’expérience du stalinisme étaient passés au trotskisme, critiquaient et dépassaient une certaine politique en voulant la remplacer par une autre. Mais la classe ouvrière actuelle rejette l’activité politique comme telle, indépendamment de son contenu. La significa-tion de ce phénomène n’est pas simple : il y a là incontestablement un retrait, une incapacité provisoire d’assumer le problème de la société qui n’est rien moins que positive. Mais il y a aussi autre chose et plus. Le rejet de la politique telle qu’elle existe est d’une certaine façon le rejet en bloc de la société actuelle ; c’est le contenu de tous les « programmes » qui est rejeté, parce que tous, conservateurs, réformistes ou « communistes » ne représentent que des variantes du même type de société. Mais il est aussi je rejet du type d’activité que représente la politique telle qu’elle est pratiquée par les organisations traditionnelles : activité séparée de spécialistes coupés des préoccupations de la population, tissu de mensonges et de manipulations, farce grotesque aux conséquences souvent tragiques. La dépoliti-sation actuelle est tout autant indifférence que critique de la séparation de la poli-tique et de la vie, du mode d’existence artificiel des partis, des motivations inté-ressées des politiciens. Elle vise aussi bien l’inefficacité et la gratuité de la politi-que actuelle que sa transformation en profession spécialisée. Elle contient donc implicitement une nouvelle exigence : celle d’une activité concernant ce qui im-porte réellement dans la vie, celle de nouvelles méthodes d’action, de nouveaux rapports entre les hommes dans une organisation. Nous nous sommes déjà expliqués sur les facteurs qui conduisent à l’« élévation du niveau de vie » et sur la consommation comme solution de com-pensation pour une classe ouvrière qui provisoirement ne voit pas ou n’est pas ca-pable de créer une solution sociale à ses véritables problèmes. Mais cette « éléva-tion du niveau de vie » porte en elle-même les germes de sa destruction, et cette destruction posera - pose déjà - tout le problème des valeurs et du sens de la vie humaine. D’abord, l’« élévation du niveau de vie » n’a pas de limite, elle devient une course interminable après le « plus » et le « nouveau » qui à la fin se dénonce elle-même. Il y a toujours un autre « plus » qui est davantage « plus » que celui-ci, la religion du nouveau doit devenir tôt ou tard une vieillerie d’après ses propres critères. Ensuite, l’expansion de la consommation sous sa forme capitaliste crée des contradictions criantes à l’échelle individuelle aussi bien que sociale. L’ouvrier qui s’endort devant sa télévision épuisé par les heures supplémentaires qu’il a fournies pour l’acheter, la population qui passe son temps dans les embou-teillages parce que chacun possède son moyen de transport individuel, en sont des illustrations qui pourraient aisément être multipliées. On ne peut évidemment pas prédire quand et sous quelle forme cette phase parviendra à son épuisement . Mais il est certain que l’expansion continue de cette consommation rend désor-mais possible une critique et une démystification qui, lorsqu’elles s’amorceront, mettront en cause tout ce qui fait la vie sous le capitalisme, montreront que la consommation en elle-même n’a pas de sens pour l’homme, que les loisirs en eux-mêmes sont vides. Vit-on pour acquérir, au prix d’un travail de plus en plus absurde, un nombre croissant de gadgets de plus en plus perfectionnés et de plus en plus inutiles ? Passe-t-on les semaines pour attendre les dimanches hantés par l’idée de la semaine qui va commencer ? L’usure et les contradictions internes de la consommation et des loisirs capitalistes renverront tôt ou tard les travailleurs aux vrais problèmes : pourquoi la production et pourquoi le travail ? Quelle pro-duction et quel travail ? Quels doivent être les rapports entre les hommes, et quelle doit être l’orientation de la société ? Les conditions actuelles posent aux travailleurs le problème de la gestion ou-vrière de la production et du sort de l’homme dans le travail. Par son accession au pouvoir, la bureaucratie se désigne elle-même comme l’ennemi à combattre. La manipulation des consommateurs atteindra ses limites. Lorsque le prolétariat en-trera à nouveau en lutte, il se trouvera infiniment plus proche des objectifs et des moyens du socialisme qu’en aucune autre période de son histoire.
VIII
POUR UN MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE MODERNE
Il reste à tirer les conclusions pratiques de ce qui a été dit. Pour ceux qui l’ont compris, elles n’ont pas besoin de justification particulière.
1. En tant que mouvement organisé, le mouvement révolutionnaire est à re-construire à partir de zéro. Cette reconstruction trouvera une base solide dans le développement de l’expérience ouvrière, mais elle présuppose une rupture radi-cale avec les organisations actuelles, leur idéologie, leur mentalité, leurs métho-des, leurs actions. Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée du mou-vement ouvrier - partis, syndicats, etc. - est irrémédiablement et irrévocablement fini pourri, intégré dans la société d’exploitation. Il ne peut pas y avoir de solu-tions miraculeuses, tout est à refaire au prix d’un long et patient travail. Tout est à recommencer, mais à recommencer à partir de l’immense expérience d’un siècle de luttes ouvrières, et avec un prolétariat qui se trouve plus près que jamais des véritables solutions.
2. Les équivoques créées sur le programme socialiste par les organisations « ouvrières » dégénérées, réformistes ou staliniennes, doivent être radicalement détruites. L’idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation des moyens de production et la planification ; qu’il vise essentiellement - ou que les hommes de-vraient viser - l’augmentation de la production et de la consommation, ces idées doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l’orientation profonde du capitalisme montrée constamment. La forme nécessaire du socialisme comme gestion ouvrière de la production et de la société et pouvoir des Conseils de tra-vailleurs doit être démontrée et illustrée à partir de l’expérience historique ré-cente. Le contenu essentiel du socialisme : restitution aux hommes de la domina-tion sur leur propre vie ; transformation du travail de gagne-pain absurde en dé-ploiement libre des forces créatrices des individus et des groupes ; constitution de communautés humaines intégrées ; union de la culture et de la vie des hommes, ce contenu ne doit pas être caché honteusement comme spéculation concernant un avenir indéterminé, mais mis en avant comme la seule réponse aux problèmes qui torturent et étouffent les hommes et la société aujourd’hui. Le programme so-cialiste doit être présenté pour ce qu’il est : un programme d’humanisation du tra-vail et de la société. Il doit être clamé que le socialisme n’est pas une terrasse de loisirs sur la prison industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la des-truction de la prison industrielle elle-même.
3. La critique révolutionnaire de la société capitaliste doit changer d’axe. Elle doit en premier lieu dénoncer le caractère inhumain et absurde du travail contem-porain, sous tous ses aspects. Elle doit dévoiler l’arbitraire et la monstruosité de la hiérarchie dans la production et dans la société, son absence totale de justifica-tion, l’énorme gaspillage et les antagonismes qu’elle suscite, l’incapacité totale des dirigeants, les contradictions et l’irrationalité de la gestion bureaucratique de l’entreprise, de l’économie, de l’état, de la société. Elle doit montrer que, quelle que soit l’élévation du « niveau de vie », le problème des besoins des hommes n’est pas résolu même dans les sociétés les plus riches, que la consommation ca-pitaliste est pleine de contradictions et finalement absurde. Elle doit enfin s’élargir à tous les aspects de la vie, dénoncer le délabrement des communautés, la déshumanisation des rapports entre individus, le contenu et les méthodes de l’éducation capitaliste, la monstruosité des villes modernes, la double oppression imposée aux femmes et aux jeunes.
4. Les organisations traditionnelles s’appuyaient sur l’idée que les revendica-tions économiques forment le problème central pour les travailleurs, et que le ca-pitalisme est incapable de les satisfaire. Cette idée doit être catégoriquement ré-pudiée car elle ne correspond en rien aux réalités actuelles. L’organisation révolu-tionnaire et l’activité des militants révolutionnaires dans les syndicats ne peuvent pas se fonder sur une surenchère autour des revendications économiques, tant bien que mal défendues par les Syndicats et réalisables par le système capitaliste sans difficulté majeure. C’est dans la possibilité des augmentations de salaire que se trouve la base du réformisme permanent des syndicats et une des conditions de leur dégénérescence bureaucratique irréversible. Le capitalisme ne peut vivre qu’en accordant des augmentations de salaire, et pour cela des syndicats bureau-cratisés et réformistes lui sont indispensables. Cela ne signifie pas que les mili-tants révolutionnaires doivent nécessairement quitter les syndicats ou se désinté-resser des revendications économiques, mais que ni l’un ni l’autre de ces points n’ont l’importance centrale qu’on leur accordait autrefois.
5. L’humanité du travailleur salarié est de moins en moins attaquée par une mi-sère économique qui mettrait en danger son existence physique. Elle l’est de plus en plus par la nature et les conditions de son travail, par l’oppression et l’aliénation qu’il subit au cours de la production. Or c’est dans ce domaine qu’il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de réforme durable, mais une lutte aux résultats changeants et jamais acquis, parce qu’on ne peut pas réduire l’aliénation de 3 % par an et parce que l’organisation de la production est constamment bouleversée par l’évolution technique. C’est également le domaine dans lequel les syndicats coopèrent systématiquement avec la direction. C’est une tâche centrale du mou-vement révolutionnaire d’aider les travailleurs à organiser leur lutte contre les conditions de travail et de vie dans l’entreprise capitaliste.
6. Le rapport d’exploitation dans la société contemporaine prend de plus en plus la forme du rapport hiérarchique ; et le respect de la valeur de la hiérarchie, sou-tenue par les organisations « ouvrières », devient le dernier appui idéologique du système. Le mouvement révolutionnaire doit organiser une lutte systématique contre l’idéologie de la hiérarchie sous toutes ses formes, et contre la hiérarchie des salaires et des emplois dans les entreprises.
7. Dans toutes les luttes, la façon dont un résultat est obtenu est autant et plus importante que ce qui est obtenu. Même à l’égard de l’efficacité immédiate, des actions organisées et dirigées par les travailleurs eux-mêmes sont supérieures aux actions décidées et dirigées bureaucratiquement ; mais surtout, elles seules créent les conditions d’une progression, car elles seules apprennent aux travailleurs à gé-rer leurs propres affaires. L’idée que ses interventions visent non pas à remplacer, mais à développer l’initiative et l’autonomie des travailleurs doit être le critère suprême guidant l’activité du mouvement révolutionnaire.
8. Même lorsque les luttes dans la production atteignent une grande intensité et un niveau élevé, le passage au problème global de la société reste pour les travail-leurs le plus difficile à effectuer. C’est donc dans ce domaine que le mouvement révolutionnaire a une tâche capitale à remplir, qu’il ne faut pas confondre avec une agitation stérile autour des incidents de la « vie politique » capitaliste. Elle consiste à montrer que le système fonctionne toujours contre les travailleurs ; qu’ils ne pourront résoudre leurs problèmes sans abolir le capitalisme et la bu-reaucratie et reconstruire totalement la société ; qu’il y a une analogie profonde et intime entre leur sort de producteurs et leur sort d’hommes dans la société, en ce sens que ni l’un ni l’autre ne peuvent être modifiés sans que soit supprimée la di-vision en une classe de dirigeants et une classe d’exécutants. Ce n’est qu’en fonc-tion d’un long et patient travail dans cette direction que le problème d’une mobi-lisation des travailleurs sur des questions générales pourra à nouveau être posé en termes corrects.
9. L’expérience a prouvé que l’internationalisme n’est pas un produit automati-que de la condition ouvrière. Développé en facteur politique réel par l’activité des organisations ouvrières d’autrefois, il a disparu lorsque celles-ci en dégénérant ont sombré dans le chauvinisme. Le mouvement révolutionnaire devra lutter pour faire remonter au prolétariat la longue pente qu’il a descendu depuis un quart de siècle, pour faire revivre la solidarité internationale des luttes ouvrières et surtout la solidarité des travailleurs des pays impérialistes à l’égard des luttes des peuples colonisés.
10. Le mouvement révolutionnaire doit cesser d’apparaître comme un mouve-ment politique au sens traditionnel du terme. La politique au sens traditionnel est morte, et pour de bonnes raisons. La population l’abandonne parce qu’elle la voit comme ce qu’elle est dans sa réalité sociale : l’activité d’une couche de mystifica-teurs professionnels qui tournent autour de la machinerie de l’Etat et de ses ap-pendices pour y pénétrer ou pour s’en emparer. Le mouvement révolutionnaire doit apparaître pour ce qu’il est : un mouvement total concerné par tout ce que les hommes font et subissent dans la société, et avant tout par leur vie quotidienne ré-elle.
11. Le mouvement révolutionnaire doit donc cesser d’être une organisation de spécialistes. Il doit devenir le lieu - le seul dans la société actuelle, en dehors de l’entreprise - où un nombre croissant d’individus réapprennent la vraie vie collec-tive, gèrent leurs propres affaires, se réalisent et se développent en travaillant pour un projet commun dans la reconnaissance réciproque.
12. La propagande et l’effort de recrutement du mouvement révolutionnaire doivent désormais tenir compte des transformations de structure de la société ca-pitaliste et de la généralisation de sa crise. La division en classes de la société est de plus en plus une division entre dirigeants et exécutants ; l’immense majorité des individus, quelles que soient leur qualification ou leur rémunération, sont transformés en exécutants salariés effectuant un travail parcellaire, qui éprouvent l’aliénation dans le travail et l’absurdité du système et tendent à se révolter contre celui-ci. Les employés et les travailleurs de bureau, ceux qu’on appelle les « ter-tiaires », se distinguent de moins en moins des travailleurs manuels et commen-cent à lutter contre le système suivant les mêmes lignes. De même, la crise de la culture et la décomposition des valeurs de la société capitaliste poussent des frac-tions importantes d’intellectuels et d’étudiants (dont le poids numérique est d’ailleurs croissant) vers une critique radicale du système. Le mouvement révolu-tionnaire peut seul donner un sens positif et une issue à la révolte de ces couches, et il en recevra en retour un enrichissement précieux. Et seul le mouvement révo-lutionnaire peut être le trait d’union, dans les conditions de la société d’exploitation, entre travailleurs manuels, « tertiaires » et intellectuels, union sans laquelle il ne peut y avoir de révolution victorieuse.
13. La rupture entre les générations et la révolte des jeunes dans la société mo-derne, sont sans commune mesure avec le « conflit des générations » d’autrefois. Les jeunes ne s’opposent plus aux adultes pour prendre leur place dans un sys-tème établi et reconnu, ils refusent ce système, n’en reconnaissent plus les va-leurs. La société contemporaine perd son emprise sur les générations qu’elle pro-duit. La rupture est particulièrement brutale s’agissant de la politique ; d’un côté, l’écrasante majorité des cadres et des militants ouvriers adultes ne peuvent pas, quelle que soit leur bonne foi et volonté, opérer leur reconversion, ils répètent machinalement les leçons et les phrases apprises autrefois et désormais vides, ils restent attachés à des formes d’action et d’organisation qui s’effondrent ; inver-sement, les organisations traditionnelles arrivent de moins en moins à recruter des jeunes, aux yeux desquels rien ne les sépare de tout l’attirail vermoulu et dérisoire qu’ils rencontrent en venant au monde social. Le mouvement révolutionnaire pourra donner un sens positif à l’immense révolte de la jeunesse contemporaine et en faire le ferment de la transformation sociale s’il sait trouver le langage vrai et neuf qu’elle cherche, et lui montrer une activité de lutte efficace contre ce monde qu’elle refuse.
La crise et l’usure du système capitaliste s’étendent aujourd’hui à tous les sec-teurs de la vie. Ses dirigeants s’épuisent à colmater les brèches du système sans jamais y parvenir. Dans cette société, la plus riche et la plus puissante que la terre ait porté, l’insatisfaction des hommes, leur impuissance devant leurs propres créa-tions sont plus grandes que jamais. Si aujourd’hui le capitalisme réussit à privati-ser les travailleurs, à les éloigner du problème social et de l’activité collective, cette phase ne saurait durer éternellement, ne serait-ce que parce que c’est la so-ciété établie qui en étouffe la première. Tôt ou tard, à la faveur d’un de ces « ac-cidents » inéluctables sous le système actuel, les masses entreront de nouveau en action pour modifier leurs conditions d’existence. Le sort de cette action dépendra du degré de conscience, de l’initiative, de la volonté, de la capacité d’autonomie que montreront alors les travailleurs. Mais la formation de cette conscience, l’affermissement de cette autonomie dépendent à un degré décisif du travail continu d’une organisation révolutionnaire qui ait clairement compris l’expérience d’un siècle de luttes ouvrières et d’abord que l’objectif à la fois et le moyen de toute activité révolutionnaire c’est le développement de l’action cons-ciente et autonome des travailleurs ; qui soit capable de tracer la perspective d’une nouvelle société humaine pour laquelle il vaille la peine de vivre et de mourir ; qui incarne enfin elle-même l’exemple d’une activité collective que les hommes comprennent et dominent.
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