Quand un stalinoïde prétend traiter de la démocratie, Rancière
Un entretien étrangement confus ( « le nouveau discours antidémocratique »)
L’entretien que cet universitaire a accordé au site espagnol www.archipielago.com étonne par son obscurité : pourquoi s’y montre-t-il à ce point préoccupé par les improbables émules contemporains de Joseph de Maistre, Donoso Cortès, etc., c’est à- dire de ce qui fut l’idéologie contre-révolutionnaire par excellence ? Qui peut croire que « l’idéologie dominante » soit aujourd’hui digne de ces doctrinaires largement oubliés ? Les théoriciens de l’inégalité ne font pas particulièrement recette, ni dans la population, ni auprès des forces politiques qui prévalent, et l’atmosphère générale est plutôt à des formulations plus sophistiquées (défendre « l’équité » contre « l’égalitarisme », etc.), qui justifient nombre de développements effectifs, comme l’individualisation des salaires à tous les niveaux de l’entreprise, etc.
L’habitude consistant à dénoncer prioritairement les théorisations ouvertement inégalitaires, et même organiquement inégalitaires, évoque une « culture politique » assez particulière, celle des gauches autoritaires, pour la désigner par un euphémisme.
Il y a en effet deux postures possibles, que l’on peut illustrer par l’attitude de deux personnages que tout opposait : on peut faire comme Althusser (s’intéresser à une interminable relecture du Capital) ou comme Castoriadis (analyser à ce qu’était devenu le projet dans la réalité soviétique). Il se trouve que Rancière a eu pour mentor Althusser, dont il se serait dissocié, mais rien n’éclaircit cette distance dans la discussion du sujet qui est en jeu ici (si ce n’est que Rancière se démarque quelque peu de Marx, quand celui-ci réduisait la démocratie au règne de l’individu propriétaire, et qu’il perçoit également les hypothétiques théoriciens modernes de l’inégalité comme des récupérateurs de la rhétorique marxiste). Cette opposition peut se résumer par deux manières de formuler ce que devrait être la question prioritaire pour tous ceux que l’inégalité révulse effectivement :
- Soit identifier ce qu’est la théorie indéfendable vers laquelle tous les « ennemis » tournent leurs regards, où ils s’abreuvent en secret, etc. (il s’agit au fond de définir « deux camps », dont l’un, le sien, aura le droit d’exterminer l’autre à la fin des temps)
- Soit mettre au jour les lacunes pratiques désastreuses qui ont conduit le mouvement d’émancipation au naufrage immense qui s’est déployé à un point inégalé dans les trente dernières années.
Dans le premier cas, on ne s’intéresse qu’à « l’ennemi » d’où viendrait tout le mal (on est bel et bien dans une théologie politique), tandis que, dans le second, on considère que c’est dans l’interaction avec la réalité que la recherche de l’émancipation a présenté des faiblesses terriblement critiquables, faiblesses qui sont de toute évidence la grande raison de la permanence des conditions inégalitaires. Le dynamisme d’éventuels théoriciens de l’inégalité proviendrait dès lors davantage de ces lacunes que de leur capacité à théoriser et à instituer des « appareils idéologiques » pervers.
Dans le premier cas, on cherche à travers la définition de l’adversaire immonde la construction d’un unanimisme rassurant. Dans le second, on apparaît comme un questionneur embarrassant, susceptible de diviser le prétendu « camp » opposé au désordre existant, puisque celui-ci devrait commencer par faire un long travail de bilan sur lui-même avant de pouvoir prétendre reprendre une lutte qu’« il » a si manifestement gâchée.
L’étrangeté du contenu de l’entretien espagnol de Rancière et le caractère suspect de ses liens avec les pires idéologies autoritaires issues du marxisme rendent indispensable la lecture de l’ouvrage qui est le prétexte de cet échange.
Un curieux ouvrage
(« La Haine de la Démocratie », 2003) La lecture de « La Haine de la Démocratie » permet en effet de comprendre la manière dont Rancière articule sa charge. Il entend réagir contre ce qu’il considère comme un état d’esprit dominant dans le « parti intellectuel » français au cours des années 1980 et 1990, état d’esprit qui se serait développé à partir d’une discussion sur l’état et les buts de l’éducation. Cette formulation de « parti intellectuel » est très commode, en ce sens qu’elle est censée désigner non pas l’ensemble des « penseurs » estampillés, mais ceux qui feraient l’opinion, ou du moins l’orienteraient de façon plus ou moins sournoise. Rancière est tout de même conscient que ce « parti intellectuel » n’a pas le vrai pouvoir et qu’il piaille plus qu’autre chose. Il n’est pas loin d’admettre qu’il s’agit d’une question de standing, plus que de doctrine pour ces « penseurs », qui n’ont pas à se plaindre de leur sort… (il admet, p. 100-101, que ceux qui rêvent d’un gouvernement restauré des élites à l’ombre d’une transcendance retrouvée s’accommodent au total de l’état des choses existant dans les « démocraties », et que leur discours apocalyptique obéit à la logique de l’ordre consensuel, etc.). Pourquoi Rancière est il parti en expédition intellectuelle contre un discours finalement si peu autonome ?
Rancière dénonce la vision qui veut faire de la « démocratie » le règne des désirs illimités de l’individu consommateur dévorant l’État, que portent ces doctrinaires (JC Milner, mais aussi Benny Lévy, etc.). Et c’est là qu’apparaît la nature véritable de cette dispute : il s’agit moins d’une polémique entre membres du « parti intellectuel » que d’un règlement de comptes entre anciens ténors idéologiques des années 1970. Les remarques rageuses de Rancière sur Agamben (et les tenants d’une analyse de « l’Empire », qui ne sont pas nommés, mais où l’on reconnaît sans peine Negri) ressortent de la même logique. Il leur reproche, symétriquement, avec leurs analyses « bio-politiques », de faire comme le monde n’était plus qu’un vaste camp privé de libertés, soumis à un « état d’exception » permanent. Rancière présente, par ailleurs, la fâcheuse tendance de procéder par amalgames, et semble répondre à une confusion par une autre confusion. Il met ainsi une énergie particulière à attaquer ceux qui ont analysé le « totalitarisme », qu’il s’efforce d’associer à la « nouvelle haine de la démocratie » (Furet, mais aussi H. Arendt, et C. Lefort). Ils auraient permis et préparé le glissement des années 1980-1990. De façon lourdement significative pour qui ne partage pas ses a priori idéologiques, il évite toute critique de l’Union soviétique (voir p. 85), dont l’effondrement « après une longue dégénérescence » lui paraît avoir ouvert la voie à ce révisionnisme réactionnaire, multiforme, sur la démocratie. Cette défense en demi-teinte procède surtout par sous-entendus, mais elle paraît plus symptomatique par ce qu’elle ménage que par ce qu’elle attaque.
Rancière remonte jusqu’à Platon dans sa discussion sur les formes de gouvernement pour montrer que les tendances néo-réactionnaires qu’il désigne et auxquelles il attribue une hégémonie idéologique relèvent d’une généalogie particulièrement ancienne. Ce serait la figure de l’ennemi antique, presque sans âge, qui se présente à nous sous les traits de ces doctrinaires (et dont les contre-révolutionnaires tels que Joseph de Maistre ou Donoso Cortès n’auraient été que les maillons les plus révélateurs). Néanmoins, cette discussion sur Platon fait apparaître une série de remarques en rapport avec la réalité des régimes politiques existants. Il faut sans doute y voir l’effet régulièrement éclairant de cette « source grecque », au-delà des références partisanes.
Rancière quitte donc momentanément la discussion sur les « théories », pour se référer à la dimension oligarchique pratique sur laquelle la totalité des régimes contemporains dits « démocratiques » se sont effectivement repliés, ce qui lui permet d’en rappeler les caractéristiques. C’est là seulement que certains de ses développements, largement absents de l’entretien avec « archipeliago », prennent un tour un peu intéressant.
Son rappel de l’importance du « tirage au sort », qui embarrasse tant Platon, pour définir la nature démocratique des procédures, l’amène à souligner à quel point pour la plupart des théoriciens de la chose politique jusqu’à l’époque moderne, « le bon gouvernement, c’est le gouvernement de ceux qui ne désirent pas gouverner » (ceux qui briguent devant être écartés de la liste des gens aptes à gouverner). En insistant sur le fait que le scandale de la démocratie (et du tirage au sort qui en est l’essence), c’est le pouvoir propre de ceux qui n’ont aucun titre particulier à gouverner, il remet en évidence tout ce que les régimes contemporains s’efforcent d’évacuer. Il se sert même d’une formule de R. Aron, qui avait bien vu que l’oligarchisation était une tendance permanente des sociétés modernes, dont elles se défendaient plus ou moins.
Le plus curieux, c’est que Rancière s’abstient de toute référence à Castoriadis, alors qu’il semble retrouver certaines formulations typiques des tendances à l’auto-institution dont celui-ci a défini les caractéristiques (p. 56, « la politique, c’est le fondement du pouvoir de gouverner dans son absence de fondement »). Ce silence a là aussi sa fonction, même si l’identification entre « démocratie » et « politique » est à première vue énigmatique. Les échos intellectuels de ce type d’analyse évoquent un courant idéologique voisin, autour de Mario Tronti, dont l’ouvrage « La Politique au Crépuscule » développe des thématiques tout aussi intrigantes. L’insistance de ce dernier sur la « grande politique » dont était capable l’ancien « mouvement ouvrier » (toutes tendances confondues, et surtout les pires), et ses références explicites à Carl Schmitt dégagent une ambiance intellectuelle décidément similaire (à partir de considérations abstraites et complexes, Tronti retrouve lui aussi certains éléments de la réalité, tout en ménageant ce qui fut moteur dans le naufrage du mouvement d’émancipation, le crime stalinien planétaire). L’intérêt explicite de C. Schmitt pour les penseurs de la contre-révolution (De Maistre, Donoso Cortès, etc.) laisse à penser que la mention presque obsessionnelle de ces figures chez les héritiers du stalinisme trahissent une convergence paradoxale avec l’univers mental de ce théoricien.
Les marxistes (notamment les opéraïstes, dans la variante de Tronti, proche du PC officiel italien des années 1960 et 1970, comme dans celle de Negri, tournée vers les groupes extra-parlementaires et la social-démocratie) tendent toujours à ramener les processus sociaux à de simples rapports de force, d’où leur volontarisme étatique, leur « décisionnisme », en langage schmittien. Ce qu’ils appellent « politique » renvoie à un champ beaucoup plus réduit que celui attribué à ce terme par Aristote (sans même parler de H. Arendt ou de C. Lefort). Comme ne pas résumer l’attitude marxiste typique par la rechercher des moyens d’instrumentaliser les réactions sociales en vue d’un « projet » dont la nature est toujours en rapport avec une prise du pouvoir ? Rancière, comme Tronti (dont l’ouvrage mentionné montre à quel point il a pris la mesure de l’ampleur de la catastrophe historique subie par la classe ouvrière, bien qu’il réussisse à éviter tout bilan sur la nature et les effets du stalinisme), balancent en somme entre certains éléments pratiques de lucidité et les pires topiques du stalino-gauchisme. Le pathos de Rancière sur l’égalité qui, à ses yeux, sourd même des processus inégalitaires prend une résonance curieuse quand on voit à quel point il tait ce que fut la bureaucratisation destructrice du mouvement ouvrier. Il y aurait des inégalités que l’on peut tolérer…
Il n’est sans doute pas indifférent que Rancière mentionne que l’attrition de la démocratie par l’oligarchie puisse ouvrir la voie à de nouveaux projets de pouvoirs hétérénomes (même si ce n’est pas son vocabulaire), comme il le perçoit avec l’islamisme radical, qui vise explicitement la destruction de la démocratie « au nom du Coran ».
La conclusion de l’ouvrage montre qu’il s’efforce de s’émanciper à sa manière de la théologie politique qui fut la sienne : l’exigence de démocratie ne doit plus être subordonnée à l’exigence de société nouvelle (« comprendre ce que démocratie veut dire, c’est renoncer à cette foi », p. 106). Aucune nature des choses ne garantit la démocratie. Elle n’est portée par aucune nécessité historique et n’en porte aucune.
Là aussi, il tend à rejoindre, plus ou moins à reculons, certaines thématiques castoriadiennes, mais il ne veut pas le savoir, comme s’il lui fallait, envers et contre tout sauvegarder le cadre althussérien de ses présupposés.
Paris, avril 2007
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