1 ? Sur la forme (ou les mots) du projet ... pour aller vers le fond.
Je remarque que vous n’hésitez pas à vous appeler castoriadiens et groupe Casto., à saluer chacun par un « amitiés cornéliusiennes » ; votre première ( ?) référence dans la presse (Politis) vous présente (avec une « ironie » journaleuse digne de Libé plus que de Politis : : « chez Casto, y’a tout ce qui faut » ... mais peut-être l’avez-vous bien cherché ...) comme des fils de Castoriadis, etc. J’avoue ici retrouver mes réticences de départ, formulées dans un courrier précédent. Dans quoi vous vous embarquez et dans quoi quiconque s’embarquerait en rejoignant le groupe ? Vous me dites (dans un courrier signé Bernard) que vous n’êtes pas « dans une adoration excessive ». L’adjectif n’annule pas le mot ; quant à moi je préfère paraphraser Montaigne et dire de l’œuvre de Castoriadis (comme de bien d’autres ...) ce que l’auteur des Essais disait des hommes de savoir (des « hommes doctes ») : je l’aime bien mais je ne l’adore point. Encore une fois, entrer dans une logique de disciples et d’épigones ne m’intéresse pas. Et si je vous cite et m’attache aux mots, ce n’est pas par esprit de chicane, c’est que le danger que vous pointez avec justesse dans votre texte de présentation1 me paraît déjà s’introduire ici. Si Castoriadis me donne à penser, je n’ai pas besoin de son prénom pour saluer un ami, même si ce qui nous lie au départ c’est peut-être la lecture de cet auteur. Et si il s’agit de penser à partir de ce dernier, je ne me reconnais pas non plus dans l’appartenance à une famille « castoriadienne ». Entendons-nous bien, je ne propose pas de mettre un oukase à l’emploi d’un tel mot ! Précisons les choses en trois remarques.
a. Ce qui m’importe ici de souligner ce sont les pièges et les écueils de l’intellectualisme. Je définirais ce dernier ainsi : privilège donné aux idées dans l’explication du monde et la conduite de l’action au détriment de l’expérience historique dans toute sa globalité et sa complexité et par là privilège donné à l’élite capable de se situer au niveau des idées et de l’analyse instruite ; difficultés à entendre ce que la réalité contient par delà voire contre la logique des idées ; tendance au repli sur un groupe de pairs qui partagent les mêmes repères et la même formation intellectuelle ; narcissisme et vanité inhérents à la posture de l’homme diplômé qui détient « le savoir » ; identification narcissique et close à une famille intellectuelle, un auteur fétiche, un « maître à penser » etc. ; à quoi pourraient s’ajouter les travers du parisianisme (qui me semblent être : nombrilisme, esprit de clan, snobisme, etc.). Si nous voulons travailler à transformer les rapports entre théorie et pratique, nous devons nous défier de toute forme de domination y compris lorsqu’elle se loge dans le maniement des mots et la conduite des discours d’instruction. Et ici les déclarations d’intention (qui peuvent être très justes, je le répète)2 ne sont pas suffisantes ; il s’agit de faire en sorte, concrètement et autant que possible, que cela ne se produise pas.
b. Pour le dire simplement dans un second temps et parler en première personne, ce qui oriente ma pensée et ce qui guide ma conduite est issu de mille et une sources et je ne me reconnais pas dans l’identification à une source hégémonique, privilégiée, sous « le nom d’un seul »3. Entre l’éclectisme irresponsable et démagogique (si courant dans la presse militante) et l’adoration d’un maître, il me semble qu’il y a une voie, difficile et exigeante, qui sache faire droit à la condition de pluralité dans laquelle nous vivons.
c. En troisième lieu, il me semble que le groupe risque de se laisser piéger par l’esprit du boutiquier, qui se voit toujours contraint peu ou prou à vendre sa marchandise, à défendre son enseigne ... Et justement, alors que l’œuvre et le parcours de Castoriadis témoignent d’un effort rare pour aller à contre-courant des présupposés et implications de la posture théorique héritée, il me paraît regrettable de se mouler aussi bien dans la logique des épigones que dans la logique universitaire française. La première a, vous le savez, nui tragiquement à la pensée vivante comme au mouvement démocratique sous les traits du marxisme par exemple. La seconde voit prospérer et s’agiter kantiens, hégéliens, heideggeriens, deleuziens et autres foucaldiens autour de commentaires et illustrations de l’auteur élu en de nombreux rites officiels ou dissidents. « Tout a déjà été dit, mais tout n’a pas encore été lu » disait un digne professeur de fac à une soutenance universitaire : en un sens la formule dit tout ... tout de ce qu’il ne me paraît pas souhaitable de reproduire ici, quand bien même le travail de commentaire peut s’avérer digne et fécond. Par « ici », je veux dire bien sûr dans ce qui me paraît être le meilleur de votre projet. Je ne crois pas ni ne souhaite qu’il se réduise à : « Castoriadis a tout dit mais il n’a pas encore été lu ... ».
Après le 20ème siècle et les multiples façons dont le langage a été gangrené, le souci des mots revêt une dimension cruciale. Les noms en -isme me paraissent renvoyer, à terme, à la mort de la pensée et de l’action libre. Je ne me vois pas œuvrer à l’édification d’un castoriadisme, enterrement de première (en « chien crevé ») pour le bonhomme. Le meilleur hommage qu’on puisse faire à Castoriadis commence par refuser de faire de son nom un drapeau, un fétiche ... Mais je vois que le nom du groupe est provisoire, alors ...
2 ? Sur le fond du projet à proprement parler
a- Avant de considérer les perspectives que vous posez, je dirai quelques mots au sujet de ce qu’on peut appeler « le projet d’autonomie » à partir de et après Castoriadis. Aucune envie pourtant de vous faire un topo sur « le projet d’autonomie » dans l’œuvre du bonhomme, vous savez de quoi il retourne ... Allons à ce qui m’intéresse ici. Dans la mesure où, avec raison, vous refusez de traiter l’œuvre et l’homme indépendamment de la poursuite effective de ce projet, sans donc séparer la réflexion sur la pensée castoriadienne d’un faire politique, il nous faut réfléchir à l’impensé fréquent de l’usage et de la référence à Castoriadis aujourd’hui. Cela est d’autant plus nécessaire que cet impensé et un certain silence ne cesseront de grandir avec la montée de sa reconnaissance académique et institutionnelle, qui ne manquera pas de se faire tôt ou tard malgré tout, qu’on le souhaite ou le déplore ... Ceux qui peuvent nous guider sur ce point, et ce n’est pas un hasard, se trouvent être d’anciens membres de Socialisme ou Barbarie. Ainsi Daniel Mothé déclarait dans la revue Esprit en février 1998 : « (...) c’est avec une certaine tristesse qu’un certain nombre de ses anciens compagnons le voyons entrer au panthéon des intellectuels, non pas qu’il s’y trouvera mal mais parce que ce lieu est celui de la célébration et qu’il était un homme de la différence. Son institutionnalisation fait perdre de vue qu’il s’est singularisé non seulement comme philosophe : ce qui n’est pas notre affaire, mais comme dissident politique à l’intérieur d’une démocratie. » Et puis ceci : « Le monde universitaire qui a la propriété de faire entrer dans le domaine des idées respectables toutes choses, quelles qu’elles soient, du moment qu’elles émanent de sa corporation ne rend pas service à la mémoire du combattant de la vérité en le rangeant dans les galeries de son musée, lui qui savait allégrement tourner en dérision les modes intellectuelles du moment. » De son côté Daniel Blanchard, dans le numéro 2 de la revue Réfractions durant l’été 19984, soulignait « l’importance de l’élaboration collective dans ce groupe, qui n’était en rien un quelconque comité de rédaction de revue, comme on l’a trop souvent dit depuis, où auraient fait leurs premières armes quelques jeunes intellectuels voués ultérieurement à la gloire (Castoriadis, Lefort, Lyotard, Debord brièvement ...). C’est dire aussi que malgré l’isolement rigoureux que leur imposait le chantage idéologique exercé sur toute la société française d’abord par le PC et ses compagnons de route, dont Sartre, le groupe ne se trouvait en rien coupé de la réalité. Au contraire, c’était une sorte de Nautilus, d’observatoire et de laboratoire immergés dans les grands fonds qui détectait les courants profonds en train de se faire. »
Et ces propos font directement écho à l’irritation connue de Castoriadis qui pestait chaque fois qu’on présentait Socialisme ou Barbarie comme un cercle d’intellectuels ou que l’on dissociait ses écrits de cette période du travail collectif et militant du groupe et plus largement de « l’expérience social-historique » du mouvement ouvrier en France et dans le monde, du mouvement des femmes ou des jeunes, du mouvement écologiste, etc. Tout comme Castoriadis rappelait que Marx n’aurait rien écrit ni pensé de fondamental sur le capitalisme et le socialisme sans l’existence préalable des luttes de milliers d’ouvriers anglais, français, allemands, etc. ; il nous faut rappeler que l’œuvre de Castoriadis n’aurait pu s’initier ni se constituer en l’absence des luttes auto-organisées dans les usines contre les hiérarchies, en Occident comme dans les pays sous domination soviétique, en l’absence des luttes des femmes contre la domination masculine, de celles des jeunes contre les diverse formes d’autoritarisme, en l’absence également d’une expérience militante qui n’est pas née avec Soc. ou Bar. mais, ne serait-ce qu’en France, trouverait ses racines, entre autres, dans les Bourses du travail, la première Cgt, l’anarcho-syndicalisme, les écrits et combats de la Révolution prolétarienne, dans les années 30 le travail mené par Souvarine, S. Weil et la Critique sociale, etc.5 Aussi et pour contrecarrer le piège de la référence « au nom d’un », une des premières tâches à conduire pour le groupe devrait, il me semble, tourner autour de ce lien nodal entre l’œuvre de Castoriadis et l’expérience de Soc. ou Bar. en particulier (mais pas seulement, comme je viens de le laisser entendre, il y aurait beaucoup à faire si l’on voulait éclairer réciproquement l’œuvre et le parcours de Castoriadis à d’autres expériences, individuelles et collectives, de pensées comme de pratiques). Comme je vous le disais dans mon premier message, cela pourrait prendre forme dans un travail de (re)publication. Dans le dernier recueil posthume de textes de Castodiadis, Une société à la dérive6, figure un entretien-bilan de 1974 avec L’anti-mythes. Entre 1974 et 1976, d’autres entretiens similaires ont ensuite réalisé avec d’autres membres de Soc. ou Bar. (Lefort, Mothé, Simon). En republiant l’ensemble, on pourrait initier une nouvelle confrontation aux débats qui ont marqué cette expérience originale. Mais, avant que les autres membres du groupe ne disparaissent et pour faire un meilleur boulot que le travail gâché (par les ornières bourdivines) de Gottraux7, il serait tout aussi profitable de reprendre l’histoire du groupe par un travail de témoignages et de confrontations, toujours dans les mêmes perspectives ... Car celles-ci bien sûr ne pourraient être seulement historiographiques mais pourraient s’inscrire dans un questionnement du type : de l’expérience et des écrits de Socialisme ou Barbarie, quels sont les points qui gardent aujourd’hui toute leur pertinence pour nous ? quels sont les débats qui pourraient et devraient être encore les nôtres aujourd’hui ? les termes du débat8 pourraient-il être encore les mêmes ? que faudrait-il penser à nouveau frais en fonction de ce qui s’est produit depuis ? faut-il (et de quelle manière) approfondir la rupture avec le marxisme opéré par une partie de la revue ? existe-t-il, dans les luttes actuelles (mouvements sociaux, mouvements altermondialistes, luttes pour la « décroissance », etc.) des obstacles à une pensée et un faire autonomes que l’expérience et les écrits de Soc. ou Bar. auraient pu permettre de lever si ils avaient rencontré (ou s’ils rencontraient maintenant) plus d’échos ?9 pourquoi l’expérience de Soc. ou Bar. n’a-t-elle pu continuer après 1965, reprendre après 1968 ou à un autre moment ? peut-on poursuivre et renouveler une expérience du type de ce groupe-revue aujourd’hui ? la société n’a-t-elle pas besoin d’autres « Nautilus » qui observent et fouillent ses courants profonds, nourris du meilleur de l’héritage des mouvements d’émancipation ?...
A partir de là, et à partir de là seulement, viendrait alors une réflexion sur Castoriadis en tant que tel, sa place dans le groupe mais aussi la question de son éloignement de tout engagement militant collectif après 65 (ce qui n’a pas signifié, comme on sait, la fin de toute « praxis » de sa part ni le renoncement à l’idée de révolution). Le seul, à ma connaissance, à en avoir parlé véritablement est D. Blanchard dans le texte déjà cité. Pourquoi ne pas partir de cela ? Si d’autres republications, de textes de Castoriadis cette fois, sont souhaitables, elles devraient donc procéder de ce travail sur l’ensemble du groupe. Là aussi, une manière d’éviter le piège des dévots et de l’exégèse ...
b- Maintenant les perspectives : à propos des « cinq pistes ».
Pour la 1ère piste, ce qui précède conduit logiquement à replacer les « limites, contradictions et ambiguïtés » de la pensée castoriadienne dans le cadre d’une réflexion plus large, sur SocBar notamment ainsi que sur les enjeux et périls actuels. Car l’affaire, du moins pour le groupe, n’est pas de penser les tensions de l’œuvre d’un point de vue strictement philosophique, n’est-ce pas ? Donc c’est d’une confrontation aux problèmes de notre temps dont il s’agit ; ce que Castoriadis a à nous dire là-dessus, ce qu’il donne à penser et ce qu’il nous faut penser et faire au-delà voire contre son œuvre au sujet de : premièrement la crise politique de la « représentation » et de la participation à la chose publique, la question de l’institution d’une société autonome (comprenant le projet révolutionnaire, le projet de démocratie directe, la réalité de l’ « apathie politique » du plus grand nombre, le phénomène totalitaire, etc.), deuxièmement la crise écologique et la question d’une remise en cause radicale de notre mode de vie (à tous les niveaux : celui de l’organisation sociale et économique, celui de la place du travail et de l’idéologie productiviste, celui de la puissance techno-scientifique, celui des mentalités et de l’imaginaire capitaliste et consumériste ...), la crise anthropologique enfin (avec la déliquescence de l’éducation et de la culture, la « gangrène » du langage, la montée de « l’insignifiance » et de l’(anti-) « culture du narcissisme », la question du vide contemporain et son rapport, notamment, avec les expériences d’anéantissement totalitaire et nucléaire). 2ème piste. Pourquoi s’arrêter aux tracts ? Je sais, c’est déjà un gros boulot ; mais n’est-ce pas trop dépendant de « l’actualité ». En tout cas, est-ce à privilégier ? L’idée d’une revue, en ligne ou avec un faible budget, est-elle chimérique ? Voir également mes remarques en c. 3ème piste. Je me répète mais bon ... : pourquoi isoler Castoriadis ? Pourquoi ne pas envisager une republication associée à une mise en perspective : confrontation à ce dont il a hérité, ce qu’il emprunte, etc. ? Pour éviter le problème de la systématisation et de la fabrication d’une vulgate, peut-être faudrait-il accompagner tout projet de nouvelle édition d’un projet de réflexion sur les problèmes présents et à venir ... 4ème piste. Mes doutes persistent quant à la diffusion de la pensée castoriadienne isolée d’autres pensées, expériences de pensées et expériences de luttes. Comment empêcher de passer pour (et l’être réellement d’ailleurs) un groupe de disciples et de fans si l’on propose de présenter la pensée Castoriadis à des militants ? Ne faudrait-il pas partir d’une part d’un ensemble d’ « idées fortes » puisées aussi bien dans l’œuvre de Castoriadis, dans le travail de Socialisme ou Barbarie, que d’autres auteurs, se rapprochant peu ou prou des perspectives que nous voudrions défendre ? Peut-être trouverions-nous autant de grain à moudre chez et avec, entre autres, Ivan Illich, Murray Bookchin, Hannah Arendt, Gunther Anders et puis tout cet héritage évoqué plus haut (allant des écrits anarchistes, communistes libertaires, aux travaux de Souvarine, S. Weil) ? Ne faudrait-il pas partir également de notre expérience du monde (dans notre boulot, notre ville, nos relations, etc.) et de la manière concrète dont nous voyons ces perspectives empêchées ou réalisables ? Cela demanderait bien sûr de nous mettre d’accord autant que faire se peut sur ces « perspectives » et en particulier ce que recouvre le projet d’une « transformation radicale de la société », d’une « société autonome » et de « démocratie directe » au fondement du groupe ... Enfin, on peut remarquer que la pensée de Castoriadis n’est pas étrangère à un certain nombre de revues et de militants. Il y a en particulier la revue de très grande qualité Réfractions dont quelques uns de ces membres s’y réfèrent fréquemment, Edouardo Colombo en particulier10. Et puis quelques publications d’Alternative libertaire, notamment sous la plume de Miguel Chueca (plume affûtée, érudite et claire que l’on retrouve dans le comité de publication de la Question sociale et auteur d’articles historiographiques de nombreuses autres revues ...). Donc, en un certain sens, le travail que vous envisagez est déjà engagé ; le mieux serait sans doute de partir de ce qui existe déjà et de tisser des liens avec ceux que j’ai cités.
c- Le tract et le mouvement du printemps 2006.
Beaucoup d’accords sur les diagnostics (aussi bien sur l’état actuel de la société que sur l’état et les écueils des mouvement sociaux) et sur les interrogations. Beaucoup de satisfaction à lire un texte dense, lucide et qui tranche avec le reste des écrits militants et la pensée slogan, pseudo contestataire. Ce qui frappe c’est justement d’un côté la densité du texte, les multiples références et de l’autre côté le fait qu’il s’agit d’un tract ... Autrement dit, vous avez vu juste sur pas mal de choses, mais cela demanderait éclaircissements, développements, explicitations. De nombreux points, de nombreuses formulations, sont, tels quels, et à qui n’est pas allé jusque là, difficiles à entendre je crois ; au sens où ils n’ont sans doute pas pu être entendus, compris, pris en compte, où ils n’ont pas pu produire les effets qu’on pourrait espérer ... Et c’est là que la nécessité d’une revue apparaît ; tout à la fois pour mener plus loin les pistes de diagnostic et de questionnement, et pour dissocier la rédaction d’un texte d’intervention ponctuel de celle de textes plus longs, plus référencés, etc.
11er point sur la constitution en plate forme d’échange : « Le danger est immédiat : c’est de se constituer en fan-club, de contempler l’œuvre pour ne pas penser, ne pas chercher plus loin ses implications, éviter les divergences autourd’un aplanissement des ambiguïtés de l’interprétation de sa pensée et de ses propres contradictions ») 2 ; il y a celle déjà citée et d’autres encore : « aucune politique précise (au sens d’interprétation de l’actualité) ne me semble découler naturellement de la parole castoriadienne » ; « j’ai peur qu’on accompagne la formation d’un » système de pensée castoriadien « , en contradiction avec son souci de non-clôture en montrant une pensée à l’œuvre » ; .......) 3 pour paraphraser Lefort ... 4 dans un texte beau et important intitulé L’idée de révolution et Castoriadis. 5 même si Castoriadis fut à mon sens, du moins dans ses écrits et malgré une ou deux marques de reconnaissance, finalement assez silencieux voire injuste sur tout cet héritage ; ce qui devrait être interrogé ... 6 au passage le titre prévu initialement me paraissait bien meilleur (Questions interminables je crois), mais moins vendeur bien sûr ; le titre choisi classe l’auteur dans un tiroir commode, il me paraît céder à des tendances d’époque, où, pour que rien ne change, l’on chérit autant les adorateurs que les contempteurs du monde tel qu’il est, surtout, pour les derniers, si leur trait est féroce ... 7 Escobar l’a reconnu récemment dans le n° 16 de la belle revue A contretemps (avril 2004) en affirmant (p. 12), qu’ « il faudrait un jour s’occuper en détail » de la ligne d’interprétation du livre de Gottraux, ligne qu’il juge « malveillante » même s’il accorde, avec raison que c’est un bon travail documentaire. Mais Escobar s’y mettra-t-il ? 8 on peut à proprement parler énumérer quelques uns de ces termes : socialisme, bureaucratie, conseils ouvriers, gestion ouvrière, la division dirigeants exécutants, la privatisation des individus, etc. 9 il est comique et en même temps attristant que revienne à P. Raynaud aujourd’hui le mérite de pointer, à partir de certaines analyses de Socialisme ou barbarie et de Castoriadis, quelques unes des limites et impasses des extrêmes gauches et de l’altermondialisme en France (voir L’extrême gauche plurielle, éd. CEVIPOF Autrement, août 2006). 10 cf. Réfractions n° 2, été 1998 - Philosophie politique de l’anarchisme avec un article de Colombo intitulé Anarchisme, obligation sociale et devoir d’obéissance, ainsi qu’un débat entre Bookchin et J. Clark où il est aussi question de Castoriadis. Réfractions n°7, automne hiver 2001 - Entrée des anarchistes, passim. Réfractions n°12, printemps 2004 - Démocratie, la volonté du peuple, avec des contributions de Colombo, M. Boireau-Rouillé, C. Orsoni, F. Ciaramelli, E. Enriquez et M. Abensour. Réfractions n° 14, printemps 2005 - Ni Dieu ni maître, avec notamment Religion et pouvoir politique de Colombo. Voir le site refractions.plusloin.org
Salut P.,
Nous te remercions pour tes remarques, tes propositions de discussions et ta transcription de l’émission de radio( que nous ne connaissions pas) c’est ce que nous avons reçu de plus intéressant jusqu’à présent. Les questions que tu soulèves sont évidemment complexes, ceci n’expliquant pas complètement le retard exagéré de notre réponse, nous te prions de nous en excuser, mais certainement les raisons t’apparaîtrons dans ce qui suit. Tu as sûrement raison nous devrions autant que possible éviter d’être catalogués « castoriadiens », « castoriadistes », « fan club de castoriadis » ou donner l’impression d’être des épigones a-critiques du bonhomme. Si ces défauts sont apparus si nettement dans nos premières apparitions publiques,c’est que plusieurs choses se mélangent. Tout d’abord reconnaître notre « condition de pluralité » ne peut conduire, comme c’est le cas actuellement, à un nivellement de la pensée. Tu en pointe exactement le travers démagogique, mais il faudrait également regarder la dérive relativiste, dans laquelle se complaît notre époque, stérile d’entre toute qui a fait dogme abrutissant le « ni Dieu ni Maître » de Mai 68. Combien de personne s’en réclamant ne font, le sachant ou pas, que réciter, souvent si mal, les paroles d’un ou de plusieurs maitres-penseurs, sans quelquefois même les connaître. Que Politis nous raille montre excellement ce nihilisme militanto-publicitaire dans lequel nous baignons. Mais, à te lire, nous semblons d’accord.... Nous voulons donner le goût, l’envie aux personnes révoltées contre ce monde et voulant agir contre lui, de découvrir, de lire Castoriadis et de s’approprier les outils intellectuels qu’il a généreusement forgés dans ce but tout au long de sa vie. Nous voulons le sortir du ghetto médiatico-universitaire qui va étouffer ce qu’il y a de plus vivant dans sa pensée : l’esprit de révolte ! Nous avions remarqué lors des divers mouvements sociaux auxquels nous avons participés depuis une bonne dizaine d’années, l’absence de toute référence à cette pensée qui pourrait être si utile en ces occasions, plus utile en tout cas que les rabâchages anarchistes, bordiguistes ou situationnistes coupés de toute réalité. Nous pensons effectivement que Castoriadis est plus pertinent, plus lucide, plus cohérent et plus profond que la plupart des auteurs pour comprendre et critiquer le monde dans lequel nous vivons. Inutile d’insister sur ce point, c’est dans la confrontation avec d’autres, à venir, que les distinctions pourront, ou non, se faire. Bien sûr d’autres penseurs radicaux du passé peuvent aussi être fort utiles pour cela. Ceux que tu nommes fort à propos, mais aussi Marx, les anarchistes (Bakounine, Kropotkine), les surréalistes, Orwell, Adorno, l’école de Francfort, Lewis Mumford, Jacques Ellul, Bounan, Marcuse, Christopher Lasch etc… (on peut rajouter à cette liste les historiens qui se sont intéressés aux gestes les plus radicaux des moments révolutionnaires). Notre tract sur le CPE montre très concrètement ce qui constitue pour nous une diversité de pensée.
(petit aparté de G. : j’ai pris un malin plaisir pendant une dizaine d’années et malgré tous les sarcasmes que j’ai reçus pour mon insistance, à diffuser auprès de certains camarades du milieu situationniste parisien auquel j’appartenais- proche de l’Encyclopédie des Nuisances - des textes de Castoriadis où était démontré que les choses étaient plus complexes que les conclusions qu’ils voulaient bien tirer sur Mai 68, la techno-science, la démocratie directe… Je voulais aussi qu’ils se rendent compte par eux-mêmes que Debord, la référence suprême, avait pompé pas mal de ses idées politiques au rédacteur principal de Socialisme ou Barbarie (via D.Blanchard) et l’avait soigneusement caché tout au long de sa carrière. J’avais moi-même découvert cela en lisant « le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » vers 1991 avant qu’apparaissent les diverses révélations post-mortem. Le résultat de mes efforts a été bien décevant ; à part quelques très rare personnes, ces textes n’ont pas été lus, ou lus avec des œillères, la « fatwa » lancée par Debord contre Castoriadis fonctionnant encore à plein 30 ans après…ce que c’est l’orthodoxie !.)
Parmi les auteurs contemporains qui donnent à penser plus loin on peut nommer Jean-ClaudeMichéa, Serge Latouche, Alain Caillé, Michel Bounan, Jaime Semprun et Jean-Marc Mandosio malgré tout (comment ne pas être un peu « catastrophiste »avec eux aujourd’hui ?), certains sociologues et certains rédacteurs de petites revues radicales (à ce propos merci de nous avoir rappelé l’existence de la revue « réfractions », on peut y picorer des textes très intéressants, peut-être un peu ratiocineurs parfois… Si tu ne les connais pas déjà nous te conseillons la lecture, sur Internet, de « Votre révolution n’est pas la mienne » de François lonchampt et Alain Tizon et de la revue « L’oiseau tempête ». nous t’enverrons à l’occasion des extraits de la revue de J.M. Mandosio « Nouvelles de nulle part » qui ne se trouve ni sur Internet ni en province) Et puis bien sûr, comme tu le soulignes, notre propre expérience doit aussi nous aider à comprendre le monde, mais il nous semble que cela va de soi. Nous avons fait notre depuis longtemps la profession de foi de Severine (Valles ?) « … du côté des pauvres, toujours… ». nous sommes petits travailleurs intellectuels ou petits salariés, souvent précaires, rien à voir avec un milieu parisianiste…
Mais poser une pensée comme base de travail comporte évidemment le risque que tu pointe d’en devenir l’esclave. Les allusions humoristique que tu as si mal perçues se voulaient être les témoins gênants d’une résurgence hétéronomique dont personne n’est jamais sauve, et certainement pas un collectif en formation et qui se cherche. C’est le paradoxe et la difficulté de l’exercice commun qui quelquefois tend à réduire les individus au plus petit dénominateur commun... C’était notamment le cas de l’annonce que tu as lue, qui n’était qu’un « état de lieux », sorte de babillement d’une élaboration à faire, sorte de modus vivendi. Notre principe, et les « gardes-fous » que tu y as pointé en sont l’expression lucide, étant de ne pas mentir ni se mentir sur notre position et trajectoire collectives. Autrement dit et pour reprendre tes termes ; Le meilleur hommage qu’on puisse faire à Castoriadis n’est certainement pas de commence par refuser de faire de son nom un drapeau, un fétiche, mais de reconnaître ce fait si jamais il apparaît, et de le combattre. Les bons sentiment et les résolutions ne pouvant se manifester qu’en actes et les certitudes, dans ce domaine, étant souvent le refuge de l’aveuglement...
Comme dit T.Adorno (Modèles critiques) : « (celui) qui intervient aujourd’hui dans des débats d’ordre pratique découvre régulièrement, à sa grande honte, que les idées qu’il veut apporter ont été émises depuis longtemps et le plus souvent bien mieux la première fois. Non seulement la masse des écrits et des publications est devenue pléthorique ; la société elle-même, en dépit de ce qui la poussa à avancer, semble souvent régresser à des stades antérieurs, même dans les superstructures, comme le droit et la politique. Voilà qui nous oblige à réchauffer sans plaisir des arguments trop connus. » cité par G.Fargette, dont nous te feront parvenir les textes.
Mais d’autres documents sont en préparation, qui constitueraient en eux-mêmes une réponse à tes inquiétudes, mais c’est peu dire que le travail de groupe est difficile, et le temps mis pour répondre à ta lettre en est la preuve indiscutable, si il en fallait de supplémentaires....
Enfin, nous constituant en groupe politique, C.Castoriadis ne nous est concrètement d’aucune aide, si ce n’est comme appui, aide, appel à penser et à agir. En termes militant, tout est à faire, et celui qui voudrait remplacer l’intelligence des situations par quelques phrase de chez casto serait très mal parti. L’élaboration d’une pensée commune est évidemment d’une grande difficulté. Ta proposition de revue est forcément alléchante et nous habite depuis le début de notre histoire, mais n’est en rien pertinent au regard des forces (organisationelle, intellectuelles et rédactionellles) que nous constituons pour l’instant... Les textes que nous pourront produire pouvant - au moins dans un premier temps - largement être publiée dans des revues existantes, du moins pour ce que nous pouvons présager.
Rappeler ce que doit Castoriadis à la réflexion collective de socialisme ou barbarie, qu’il n’est pas un génie surgit de nulle part peut avoir un certain intérêt(car contrairement à ce que soutiennent certains, il reconnaissait ses dettes intellectuelles sans trop se faire prier) mais risque d’être assez académique. Mais après la dissolution du groupe il a continué à penser, à réfléchir, à décrypter le monde et les changements historiques d’un point de vue révolutionnaire contrairement à la plupart de ses anciens camarades (Lyotard et Lefort ont peu d’utilité pour nous après, et il serait très imprudent, comme Blanchard incite à le faire, de séparer plusieurs Castoriadis : ses travaux ultérieurs ne nous sont pas moins précieux que ceux que le milieu militant aime à chérir... Et puis le risque est grand, ici aussi, de s’identifier collectivement à SoB, et les problèmes que tu posait à propos de Castoriadis se poseront, alors, de la même manière...
Les perspectives de travail, les pistes de réflexion que tu nous donnes sont évidemment très intéressantes. Elles auraient un impact certain dans un certain milieu si elles étaient réalisées et certains parmi nous pourraient s’y atteler avec toi.
Bon comme tu dois commencer à le comprendre, ce qui nous empêche d’avancer plus vite et plus loin c’est que le travail auquel nous nous affrontons est éminemment difficile et long.
Note de Henri : Je suis plutôt pour un groupe de discussions (pour le plaisir de discuter avec des complices) et éventuellement pour intervenir activement, et je suis profondément pessimiste et sceptique sur l’état du monde. Certains de mes camarades seraient eux tout à fait favorables à la dynamique de travail que tu nous as proposé. Pessimiste et sceptique sur l’état du monde : Je pense que les jeux sont faits et que nous sommes entrés dans un immense cercle vicieux menant à des catastrophes inévitables. Je n’arrive plus à me bercer d’illusions. C’est un constat et des sentiments qui s’imposent à moi par la lecture des journaux, des revues, des livres , par l’écoute de la radio, de la télé, par les rencontres diverse, par les voyages, la vie au travail. Le capitalisme (la logique du profit, le fantasme de la maîtrise rationnel) va continuer à détruire les liens sociaux, à piller la planète, à ravager les écosystèmes, à créer de plus en plus de miséreux, de misère (20 000 enfants en meurent chaque jour). Ceux qui tirent profit de ce système ont le plus bel outil de décervelage, d’abrutissement, de conditionnement, de manipulation, de récupération des idées d’émancipation ; pour répandre la confusion et la peur qu’une classe dominante puisse rêver : les médias modernes, la télévision, la société du spectacle (les religions s’était pas mal dans le genre mais il existait encore des cultures populaires pour y résister). Nous ne pesons pas lourd face à ça - de petites bouteilles dans l’océan... Il y aura du coup peu de résistances contre la fuite en avant mortifère du capitalisme. Il y aura bien sûr des révoltes, des jacqueries au fur et à mesure que les populations sombreront dans la misère, mais elles seront sans conscience, confuses et réprimées sauvagement. Ce que nous avons à dire sera inaudible. Le pouvoir (les dominants) va jouer sur toutes les divisions possibles et notamment les différences culturelles, ethniques, religieuses pour diviser les pauvres et cela fonctionnera de plus en plus. Il gouvernera par la peur, sa mise en scène. L’explosion démographique du tiers-monde va aggraver ces phénomènes ainsi que les crises écologiques, urbanistiques. L’atomisation de nos sociétés va s’aggraver grâce aux techniques modernes qui accentuent le repli sur sa vie privée, l’autisme social. Nos concitoyens ne veulent plus vivre en communauté ; les processus d’individualisation ne reviendront pas en arrière. La demande d’un état fort, policier mais toujours formellement démocratique va en résulter. La démocratie directe sera présentée comme une chimère démagogique flattant les bas instincts des classes populaires dont les qualités anciennes vont continuer à se dégrader : solidarité, entraide, partage, bienveillance, hospitalité, « common decency » des hommes ordinaires si bien décrite par Orwell et Simone Weil, indulgence, civilité, sens des nuances, humour, politesse. Les défauts des classes dominantes, des nouvelles classes moyennes vont se généraliser par le canal des média modernes : cynisme, narcissisme, irresponsabilité, égocentrisme, vulgarité, sans-gêne, égoïsme, désir de domination, infantilisme, puérilité. Le « changement anthropologique » induit par le système est effectivement déjà là, et nous-mêmes, conscients de cela, n’en sommes pas entièrement préservés. Toute une génération a grandi sous les fourches caudines de la société du spectacle, c’est une lourde hypothèque pour toute tentative de changement révolutionnaire ou de retour(création) d’une société décente, juste, égalitaire… Que faire face à ce rouleau compresseur ? j’ai bien peur que l’écriture de textes, aussi judicieux, forts et valables soient-ils ne soient suffisants à la transmission des valeurs d’émancipation (après tout le meilleur de la théorie révolutionnaire se trouve dans toutes les librairies, n’est pas censuré, le système sait qu’il peut se le permettre). J’ai peur que cela devienne un exercice pour « happy few » soignant leurs egos… L’un n’empêche pas l’autre mais peut-être que notre travail le plus urgent est d’abord de transmettre, de faire revivre, par nos comportements, nos attitudes, nos façons d’être nuancées, ces qualités des anciennes classes populaires, des civilisations traditionnelles dont subsistent encore pas mal de traces malgré tout, de recréer cette « common decency »…
Plus concrètement, serait-il possible d’orienter la discussion sur le tract anti-CPE (le seul produit à ce jour) ? Tes remarques sont alléchantes mais en disent trop peu qui puisse nous aider, alors que d’autres tracts sont en projet ou en préparation. Et, accusés de « castoriadisme », n’est-ce pas à l’aune de nos écrits publics que nous devons être jugés ?
Cordialement
Commentaires