« QUELLE(S) PERSPECTIVE(S) POUR LES MOUVEMENTS SOCIAUX ? »
Compte-rendu partial (rédigé et assumé comme tel) du « cours alternatif » proposé et animé par B. et J. le 12 décembre 2007 à l’université Paris VIII St Denis de 16h à 20h
Introduction
Ce « cours alternatif » a une histoire qui peut servir de brève introduction. Suite à la funeste élection présidentielle de mai dernier, des AG avaient été organisées sur la fac, réunissant au fil des semaines un petit groupe prêt à s’inscrire dans une dé-marche politique radicale. En anticipant le mouvement étudiant de cette rentrée, il a avait été proposé en son sein d’aborder ces questions de perspectives, sans succès... Et de même pendant la mobilisation de cet automne... Effectivement, dans les « moments froids », l’interrogation n’est irriguée par rien, et pendant les « moments chauds » de mobilisations, d’autres ques-tions s’imposent... Peut-être qu’aujourd’hui, juste après l’échec mais encore avant le reflux, est-il possible d’aborder lucide-ment cette question de fond.
La disparition progressive du mouvement ouvrier autour de la seconde guerre mondiale a laissée place durant les années 70 aux « mouvements sociaux ». L’appellation reflète le flou du phénomène qui se répète régulièrement et précisément depuis les grandes grèves de 1995, où le mot d’ordre « grève générale » est devenue l’objectif des mobilisations contre la réforme retraites en 2003 et celles contre le CPE en 2006 (d’autres mouvements ont jaillit également, plus cantonnés à certaines catégories de la population : mouvement des chômeurs en 97/98, enseignants en 99, intermittents et précaires en 2003, lycéens en 2005, ect...) Cette succession a-t-elle un sens et lequel ?
Le discours révolutionnaire convenu semble surtout utile pour éviter la question des perspectives et du travail à mener par les gens qui ne se retrouvent ni dans le désordre du monde, ni dans les appareils contestataires (groupuscules, syndicats, partis).
Débat
Les mouvements sociaux semblent sans horizon : obtenant une abrogation, ils ne sont qu’un refus qui aménage un fragile sursis (les mesures Juppé retirées en 1995 sont passées par la suite) ; manquant leurs objectifs annoncés, ils sont sources de fata-lisme. Indépendamment de leurs issues visibles, les modes mêmes sur lesquels ils apparaissent, vivent, puis meurent ressem-blent plus à une régulation caricaturale du système qu’à une véritable occasion de découvrir puis d’investir durablement la sphère publique. Mais cette vision très pessimiste semble contrebalancée par les faits et le rapprochement actuel des mobilisa-tions : il semble au contraire qu’un apprentissage se fasse à ces occasions, et ce alors même que cet enjeu n’y est jamais explici-tement présent, ni ne fasse question, du moins explicitement et pour les non-encartés.
Car cette fonction de transmission est monopolisée - ou au moins assurée majoritairement - par les syndicats, les partis, et dans une moindre mesure par les groupuscules, et évidemment couplée aux recrutements : la difficulté de prendre du recul est certes intrinsèque à l’effervescence propres à ces périodes, mais est également induite par la place prépondérante que prennent leurs discours déjà ficelés. L’alternative infernale action ou réflexion s’explique aussi par ce biais et est un véritable problème : on entend régulièrement le très culpabilisateur « c’est toujours les mêmes qu’on retrouve en action ! », beaucoup moins : « c’est toujours les mêmes qui réfléchissent ! »... Et pour cause : la fonction de direction est souvent entre quelques mains plus ou moins discrètes et bien intentionnées, mais dont les présupposés ne font pas question. C’est sans doute cette division même qu’il faudrait revoir en trouvant une articulation originale dans la continuité de l’idée de praxis ; des interrogations qui émer-gent de la pratique, et des pratiques qui découlent des éléments de réponses.
On en est loin : les mouvements sociaux, et particulièrement les manifestations émeutières qu’elles leurs soient liées ou non, ressemblent à ces « semaines de la Haine », décrit dans 1984 de G.Orwell, qui servent de soupapes de sécurité à un régime op-pressant : la façon dont ils se déroulent sous-tendent un retour à la normale, à la routine rassurante, dans une dialectique perpé-tuelle, puisqu’il s’agit toujours d’un appel (à la négociation, à l’intervention de l’Etat, au Père...) et jamais une rupture qui insti-tuerait un autre quotidien.
Mais ces luttes sont-elles autre choses que des mobilisations catégorielles, pouvant par extraordinaire se coaliser en une uni-té bien fragile ? La société actuelle est divisée en lobbys, (l’évolution des syndicats en témoignent, qui sont devenus le premier obstacle à toute contamination inter-professionnelle parce que premier maillon structurellement susceptible d’effectuer des liens) : chacun tire la couverture à soi (et on prend dernièrement à EDF pour « financer les universités » !).
C’est de toute manière toujours une minorité qui se politise durant ces mobilisations et l’enjeu serait alors d’arriver à tou-cher la « majorité silencieuse », avec toute la difficulté que cela représente, surtout dans le milieu étudiant, qui se vit et est vu - à tort ou a raison - comme « à part ». D’où l’obsession de « l’information » qui permet de recouvrir facilement les questions de fond, lorsqu’elles surgissent, en propageant une douteuse idéologie de la « communication » où tout ne serait question que de quantité d’octets à transmettre, de « marketing » pour les plus sophistiqués...
Cette jonction entre les « mobilisés » et les « autres » qui de fait s’effectue dans les grands mouvements les justifie comme expression démocratique, puisqu’alors c’est la mobilisation du peuple lui-même. De ce point de vue, les mouvements se justifient d’eux-mêmes, le nombre de gens mobilisé accréditant la cause défendue. D’un autre coté la démocratie est-elle seulement le surgissement de ce qui n’est pas déjà reconnu comme « acteur social » ? Cette position ne légitime-t-elle pas le fonctionnement dit libéral des lobbys, où tout n’est qu’affaire d’intérêts singuliers à faire valoir comme tels ? La force d’un mouvement social viendrait plutôt du recul critique vis-à-vis de la société actuelle qu’il permet : la démocratie est bien plutôt cette rupture des évidences, suscitant des réactions, et qui ne connaît pas de fin.
Mais pratiquement dans un mouvement, c’est surtout un refus qui s’exprime, et beaucoup moins l’entrée dans une remise en cause générale : la réception très mauvaise des critiques internes en est un témoin. C’est que les collectivités qui se forment lors des mobilisations se constituent vite en mondes clos, avec leurs vocabulaires, leurs habitudes, leurs postures. Mais la politi-que n’est-elle pas affaire de croyances mobilisatrices, comme les religions ? Les critiques alors d’où qu’elles viennent plom-bent et démoralisent les gens impliqués alors qu’il faudrait plutôt les accompagner, fussent-ils dans l’erreur. Mais la politique ne serait-elle pas justement opposée, en principe du moins, à la religion sur ce point : rompre perpétuellement avec la croyance qui renaît sans cesse, ouvrir une brèche dans ce qui semble admis, partout là où la recherche critique de la liberté et de la justice est recouverte par la croyance ?
L’important est ce qui est inductif : qu’est-ce qui se diffuse pendant un mouvement, quelles postures, quelles interrogations, quels savoirs, quels rapports à la société. Comment travailler à ça, et d’abord entre nous, ici ? De toute façon, il y a toujours une trace laissée par un mouvement spontané de la population, comme toute création d’ailleurs : Rimbaud, ect... Mais cette trace dépend évidemment de ce qu’on en fait : les expériences de démocratie en Grèce antique ont été oubliées pendant près de mille ans, il a fallut la Renaissance et ses interrogations pour se réapproprier cet héritage. Ce sont les vainqueurs qui font l’Histoire : les mouvements que nous vivons auront le sens que les années à venir leur donneront. Ces questions ne sont-elles pas oiseuses ? La tension monte de manière évidente depuis 1995 : c’est un grand courant de fond qui annonce la révolution de toute manière : il faudrait y travailler plutôt que de discuter interminablement. Au contraire, on peut estimer que l’imagination critique s’est considérablement affaiblie depuis 1968 : les revendications aujourd’hui ne re-mettent pas en cause le fonctionnement du système, s’en accommodent largement. Ce qu’on appelle la récupération est lar-gement lié à ça. Depuis la fin du communisme, le système n’a plus d’ennemi : on dirait qu’il devient son propre adversaire. Effectivement nous sommes dans un régime de gestion pragmatique des crises par la dévalorisation systématique de ses agents : le système se nourrit des conflits qu’il engendre... Adhérer au système équivaut à s’en décoller : tout ce qu’il propose et ce à quoi tient la population, c’est tout ce qui permet de lui échapper (virtuellement), d’avoir l’impression d’être un individu isolé (donc libre !) qui n’est contraint par aucune collectivité. On dirait des fois que tout le monde conteste, dans son coin, la consommation étant un acte de révolte - contre quoi ? Dans ce cadre, certes, la contestation peut croître même collectivement, c’est un mode - peut-être principal - d’insertion dans le système, mais c’est alors au détriment de la parole vrai et de la politique lucide.
Nous semblons tourner dans un cul-de-sac depuis deux ou trois décennies : soit les contestations sont corporatistes, soit il s’agit de grands discours radicaux creux. Il y a une symétrie contestataire dans le milieu radical qui consiste à s’opposer point par point au système, et les positions catégorielles semblent à coté beaucoup plus « réalistes ». Ce sont deux manières opposées de coller à l’imaginaire dominant, deux reconnaissances implicites de sa force et de sa légitimité. C’est des deux cotés un évi-tement du désir : que voulons-nous réellement ? Certaines choses que nous désirons existent déjà et sont des héritages précieux, d’autres non : quelles sont-elles ? le fond de la question que nous traitons ici n’est-il pas cette difficulté immense que nous ren-controns lors de la formulation de nos projets ?
Perspectives
On peut aborder la question de façon concrète : sur la fac, comment continuer le mouvement dans la perspective d’une dé-mobilisation après les vacances ? Serait-il envisageable d’organiser des bilans collectifs pour tirer des leçons sur ce qui s’est passé ici pendant trois mois ? Mais pourquoi anticiper l’échec : c’est auto-réalisateur ! Parler de bilan, c’est enterrer le mouve-ment et il continuera tant que des gens y croirons. Il faut continuer de mobiliser et créer en même temps autre chose, sans sur-tout parler de la fin du mouvement ! Deux entreprises semblent se dessiner : un petit groupe s’est constitué pour inviter des intellectuels connus qui nous soutiendraient sur la fac, et un autre est intéressé par la création d’un département transversal, une UFR zéro, qui pourrait en plus faire valider les modules des étudiants qui ont participé au mouvement. Cette dernière idée est problématique : s’agit-il de faire valider les enseignements manqués, comme les grévistes demandent le paiement des jours de grève comme dernière revendication ou s’agit-il d’instituer dans la durée une reconnaissance universitaire ? Une contre-université a un intérêt si elle est un approfondissement du mouvement, un enracinement de nos engagements qui n’exclu pas le travail intellectuel, une institutionnalisation nécessaire de la mobilisation : proposer qu’elle soit rattachée à l’université telle qu’elle fonctionne, c’est fausser toute la démarche.
St Denis, 27 février 2008
PS : La dernière partie de ces débats a été enregistrée par des gens de Fréquence Paris Plurielle (106.5 FM)
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