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Épidémie
Sans doute, mais la crise du Covid-19 ouvre un nouvel angle, imprévu. En apparence, rien ne rattache le propos écologiste à l’épidémie. Le climat, la pollution, les perturbateurs endocriniens n’y entrent pour rien. Mais la force des idéologies conquérantes se mesure aussi à leur capacité à se saisir des événements et à en faire, mieux encore que des arguments de leur prédication, des personnages de leur intrigue. Dès la fin du mois de mars 2020, des voix mettaient en garde contre nos intrusions dans la « vie sauvage ». Ces animaux qui nous ont infectés, remarquait Ibrahim Thiaw, ne sont pas venus dans nos villages africains. Nous sommes allés les chercher. Jared Diamond demandait au gouvernement chinois de mettre radicalement fin au commerce des animaux de la forêt [1]. L’une et l’autre tribune ne plaidaient pas, comme le faisait jusqu’ici l’écologisme conquérant, pour la biodiversité, mais pour que l’homme se garde de la biodiversité. Des centaines de milliers d’espèces de virus encore inconnues, plusieurs millions d’espèces de bactéries peut-être, débordent nos capacités de prévision et de prévention. Il nous faut reculer devant la vie, abandonner le terrain, construire des murs de défense, élever et contrôler tout ce que nous mangerons ou fréquenterons. La forêt amazonienne doit rester vierge, non tant qu’elle soit, comme on le dit depuis cinquante ans, « le poumon du monde » ; mais parce qu’elle est dangereuse. |
La thèse porte d’autant plus que le déclin de la population mondiale, sans doute plus précoce qu’attendu et dont on n’aperçoit pas de terme prévisible, augure d’importants abandons territoriaux. Très probablement, dans les générations et les siècles à venir, le repli démographique, très inégal selon les régions, contribuera à contracter l’occupation humaine du globe, et à y multiplier les espaces incontrôlés, hostiles, dangereux. À défaut d’une apocalypse peu probable, l’écologie trouverait dans l’inéluctable de ce nouveau cours les thèmes majeurs d’une religion : l’impuissance à agir et le retrait du monde. Le lecteur doutera peut-être que le discours écologiste puisse ainsi muer en son contraire, que la défense de la nature y cède la place à la peur du monde. Mais qui aurait pu prévoir que la religion chrétienne de l’Incarnation de Dieu trouve dans le moine et son refus de la chair son plus illustre témoin ? Ou que la compassion bouddhiste pour la souffrance et le désir s’enracine dans la violence des ethnies guerrières des confins de la Chine, Tibétains, Mandchous ou Mongols ? Dès lors que les personnages de la pièce sont posés – ici, l’humanité et la nature –, toutes les combinaisons de leur relation, de l’amour à l’affrontement, deviennent des récits possibles.
Et d’autant plus que la culpabilité implicite du propos sur la nature croise celle du tiers-mondisme et de l’antiracisme. Ibrahim Thiaw en fait son titre : la nature nous rend le mal que nous lui avons fait, tout comme d’autres veulent voir dans l’immigration africaine en Europe le contrecoup, et peut-être le châtiment, de l’esclavage et de la colonisation que l’Europe imposa autrefois au Continent noir. Métaphore presque parfaite de l’empire et de la religion. Le flux actif de l’empire se paie du reflux passif, de l’impuissance accusatrice que la religion inflige à l’entreprise impériale en retraite, mais qu’elle poursuit cependant. La modernité a attaché l’Afrique à l’Occident, en particulier en lui imposant les langues et la religion de l’Europe [2]. Le reflux tiers-mondiste renforce cet attachement en pérennisant la condamnation de la colonisation, en en faisant un dogme ineffaçable. Comme on l’a déjà dit, le tiers-mondisme, sous la forme contemporaine de l’antiracisme, est l’héritier direct, malade et consentant à sa maladie, du moment colonial. De même, l’hostilité de la nature est supposée nous rappeler pour toujours que nous l’avons dominée – ou du moins que nous avons eu l’intention de le faire. Dans ce crime fondateur, la nouvelle religion trouverait son péché originel. Mais l’expiation garde par définition la mémoire du crime. La religion placera la modernité coupable sur son autel, pour procéder chaque jour à son sacrifice.
Un dogme en gestation : jeunes
Le vieillissement de la population mondiale est l’explication la plus simple, mais la plus implacable, de l’ampleur et de la gravité de l’épidémie de Covid-19 de 2020-2021. Mais cette explication est passée inaperçue. Au printemps 2019, bien avant que la pandémie ne se déclare, la Division de la population des Nations unies annonçait pour les années 2020-2025 la première hausse globale de la mortalité depuis 1950, c’est-à-dire depuis qu’elle tient les comptes des rythmes démographiques de l’humanité. Depuis soixante-dix ans, la mortalité n’avait cessé de reculer. Elle ne cessera plus d’augmenter. L’épidémie a frappé le monde à l’exact moment où les succès de la médecine, l’augmentation de l’âge moyen du décès ont à ce point multiplié le nombre des personnes âgées qu’on ne peut plus éviter l’inversion de la courbe jusque-là triomphalement décroissante de la mortalité [3]. L’échec de la prévention de la pandémie est la conséquence logique des succès accumulés dans le siècle qui l’a précédée. Le maintien en vie de masses de plus en plus importantes de populations âgées répand les maladies chroniques – diabète, obésité, hypertension. – dont la simple surveillance suppose un maillage hospitalier si serré des territoires et des coûts si élevés que les systèmes sociaux les mieux pourvus n’y suffisent pas. L’épidémie sanctionne un essoufflement médical dont il n’est pas certain que des économies de croissance désormais faible dans les pays les plus riches soient en mesure de le surmonter. En un mot, l’épidémie a frappé la vieillesse d’un monde vieux. Plus des trois quarts des victimes mortelles du coronavirus dépassaient 70 ans. Dans la mesure où cette classe d’âge ne devrait pas cesser d’enfler dans le siècle qui court, on peut sans crainte de se tromper prévoir d’autres grands fauchages, à intervalles réguliers, comme l’étaient les épidémies d’Ancien Régime, chaque fois que le poids économique insupportable du grand âge aura contraint la société à relâcher la garde vigilante montée à son chevet.
Ce n’est pas cette triste version de la crise que les gouvernements et les médias ont retenue. Bien qu’on les désigne comme « populations à risque », les plus âgés n’ont pas été singularisés. Après quelques hésitations, les mesures de confinement ont été imposées à tous, presque partout dans le monde, au prix d’une crise économique à venir dont les effets démographiques – la probable accentuation de la chute de la fécondité – seront sans doute supérieurs à ceux du virus [4]. On peut certes se féliciter, comme beaucoup l’ont fait, que la défense de la vie des plus âgés ait prévalu à tout prix. Mais on peut aussi remarquer qu’en général, le vieillissement du monde n’est guère souligné, et moins encore revendiqué. Quel parti se vantera de devoir son triomphe au vote des vieux ? Et quel parti, largement distancé dans les urnes, ne fera pas remarquer en revanche ses bons résultats parmi les jeunes électeurs – d’entre 18 et 30, voire 18 et 25 ans. Mais dans la France, et dans la plus grande partie du monde, de demain, l’effectif des jeunes de 18 à 25 ans n’atteindra pas 10 % du total des votants.
Les minorités de Marx à Ibn Khaldün
Car voilà le paradoxe : il n’y a pas de vieux, mais il y a des jeunes, auxquels il est de bon ton de confier l’avenir, comme si ces « jeunes » n’étaient pas destinés à vieillir. Le paradoxe mérite mieux que les ordinaires platitudes sur le jeunisme de nos sociétés. Une fois encore, l’homologie de discours en apparence éloignés peut s’avérer utile à l’analyse. Dans le courant du mois de juin 2020, au plus haut des manifestations du Black Lives Matter, le New York Times décidait, après consultation étendue de ses rédacteurs et de ses éditorialistes, d’accorder une majuscule à Blacks et de la refuser à whites. Les raisons invoquées n’étaient pas toutes convaincantes [5]. En fait la décision couronne une évolution ancienne, mais qui rejoint étrangement la dissymétrie du propos sur les jeunes et les vieux dans les sociétés occidentales. Il y a des Noirs, et il n’y a pas de Blancs, de la même façon qu’il y a des Jeunes et qu’il n’y a pas de Vieux. « Jeunes » ne désigne pas une classe d’âge, mais comme « Noirs », une « minorité » en puissance de pouvoir. Le mot « minorité » hautement prisé dans la langue politique américaine depuis la fin des années 1960, tend aujourd’hui à s’étendre au reste du monde occidental. Les immigrés d’Europe occidentale sont, en ce sens politique, des « minorités ». Une démographie minoritaire paraît ouvrir parfois plus de droits que la situation majoritaire, paradoxalement dans un discours démocratique qui reconnaît par principe aux majorités exprimées dans les urnes le droit d’imposer leurs choix.
Pour le comprendre, il faut en revenir aux États-Unis, où cet étrange complexe de valeurs s’est consolidé entre 1970 et 1980 environ. Les « minorités » – Noirs, Hispaniques, voire Asiatiques – y ont été conçues comme des majorités en puissance, grâce à leur démographie plus dynamique et aux flux migratoires qui les favorisaient. L’attente de la gauche démocrate, la crainte souvent résignée de la droite républicaine, c’est le renversement de la majorité démographique et électorale, au détriment de la descendance des Européens et à l’avantage des descendants d’Africains et de « Latinos ». Les minorités ne le sont, comme le prolétariat chez Marx, que le temps d’un intervalle, entre féodalité et triomphe du capitalisme chez Marx ; entre hégémonie européenne et revanche du tiers-monde aux États-Unis et aujourd’hui plus largement dans le monde occidental [6].
Ces convictions confusément, mais très largement, répandues dans nos médias, sont démenties par les faits. Depuis une génération au moins aux États-Unis, la fécondité des Noirs et des Hispaniques tend à converger rapidement avec celle des « Blancs » [7]. Le recul de la vitalité hispanique est très sensible depuis 2005 dans le sud-ouest du pays, Californie, Arizona, Nouveau-Mexique ou Colorado. Il traduit sur le territoire américain l’achèvement de la transition démographique de l’Amérique latine, dont les Nations unies estiment qu’elle est passée sous le seuil du renouvellement des générations vers 2015 [8]. Porto Rico, dont West Side Story célébrait en 1967 les familles nombreuses et solidaires, est tombé à 0,98 enfant par femme, un des taux les plus bas du monde [9]. La ville de Washington, l’une des rares entités où une majorité noire est attestée, se distingue aussi par la plus faible vitalité démographique du pays [10]. Les États dont la fécondité est supérieure à 1,90 enfant par femme appartiennent tous à la « colonne vertébrale », presque exclusivement « blanche », du Middle West, du Texas à l’Iowa, à l’Utah et à l’Idaho, en passant par l’Oklahoma, le Kansas, les Dakotas, le Nebraska et le Wyoming.
Les chiffres se prononcent contre l’opinion commune, les concepts plus encore. Comme le devine, à travers la brume de ses fausses raisons, la rédaction du New York Times, « Noirs », « Hispaniques » et « Blancs » ne sont ni synonymes ni antonymes. « Noir » nomme une identité ethnique affirmée, militante ; tandis que « Blanc » dit l’absence d’identité ethnique. On est « Blanc » aux États-Unis quand on tient ses origines ancestrales pour anecdotiques, quand on ne se définit plus politiquement que par sa qualité d’Américain. Les parents, plus souvent les grands-parents, de la plupart des « Blancs » d’aujourd’hui s’affirmaient Irlandais, Tchèques, Russes ou Italiens quand Roosevelt les réunit dans sa Grande Coalition en 1932. Leurs petits-enfants votent en majorité à droite et auraient peine à placer le pays de leurs pères sur une carte du monde. « Blanc » n’est pas une couleur de peau, mais l’aboutissement d’un processus historique et politique encore universellement célébré voilà un demi-siècle sous le nom de melting-pot, qui fondait en un même alliage américain la diversité des métaux nationaux que les immigrants jetaient dans le creuset. Aujourd’hui décrié comme un exemple de dépossession des cultures d’origine, le melting-pot est en fait toujours à l’œuvre dans les familles d’immigrants iraniens, indiens, chinois, coréens, et surtout « hispaniques », qui rejoignent ainsi subrepticement le camp des « Blancs ».
Un immigrant mexicain se définira le plus souvent comme « métis » dans son pays d’origine – les deux tiers des Mexicains le font. Mais cette catégorie n’entre pas dans la confrontation identitaire américaine, limitée de fait à un choix simple : « Noir », identité visible et forte, dont une part de la force tient à sa clôture, à son accès réservé à ceux qui ont reçu la peau noire en héritage ; et « Blanc », absence d’identité ethnique, définition réduite à la simple expression d’une nationalité sur un passeport. Si l’immigrant mexicain choisit « Blanc », ou « Hispanique Blanc », comme l’admettent aujourd’hui nombre de formulaires statistiques américains, c’est précisément que « Blanc » ne dit rien de la couleur de sa peau, ni de l’histoire qu’il a adoptée ni des racines qu’il se reconnaît, mais simplement qu’il est citoyen des États-Unis. Pour le dire dans les termes aujourd’hui consacrés aux États-Unis, « Blanc » est inclusif, « Noir » exclusif.
A priori, les Blancs sont donc et resteront la majorité de la population américaine. Mais il faut apporter deux nuances à cette conclusion. Aujourd’hui aux États-Unis, l’essentiel de l’immigration est encore centre-américaine et caraïbe (Mexique, Guatemala, Honduras, Salvador, Cuba, Venezuela). Mais à ce gisement vieillissant d’immigration, dont on peut prévoir le total tarissement avant le milieu du siècle, pourrait se substituer l’Afrique subsaharienne, pour une génération après 2040 [11]. La part des populations noires devrait augmenter en général dans le monde d’ici à la fin du siècle, sans qu’elles puissent cependant prétendre à la majorité sur le continent américain.
La seconde objection est beaucoup plus sérieuse. On pourrait déduire de cette conclusion que les destinées des États-Unis resteront aux mains des « Blancs », ceux qui ne reconnaissent de pertinence à aucune identité ethnique dans leurs choix politiques, puisqu’ils seront une majorité, et que les majorités dominent dans les systèmes démocratiques. Mais seulement dans les systèmes démocratiques. Ni les empires ni les religions qui les suivent ne se gouvernent selon la loi majoritaire. Le contraste du « Noir » et du « Blanc » oppose une identité « noire » forte, constamment présente, minoritaire et qui nourrit pour cela même de puissantes solidarités ; et une définition faible du « Blanc », qui se limite à un choix politique et citoyen.
On est « Noir » à chaque instant de sa vie, « Blanc » parfois dans l’isoloir et dans de rares situations de conflit : Pour le lecteur d’Ibn Khaldûn, l’analogie avec le couple bédouin/sédentaire est flagrante. L’avantage du nombre va aux sédentaires, l’avantage des solidarités aux bédouins. Dans un système politique où les urnes ne décideraient plus, la cohésion au combat compte bien plus que le nombre, et c’est aux minorités bédouines que reviennent la victoire et l’hégémonie. Dans l’histoire de l’Islam, seules les forces bédouines qui fondent les dynasties ont porté noms de peuples, fiers étendards de leur identité ; les sédentaires n’ont pas de nom propre. On ne leur accorde au mieux que celui du territoire où ils vivent, travaillent et payent l’impôt, « Andalous » ou « Égyptiens ». Le plus souvent, on les désigne simplement sous le nom de « sujets » (ra’iyya). En ce sens, les « minorités » ne sont plus en attente ou en puissance de majorité. Elles exercent le pouvoir en tant que telles. Comme l’Église dans les royaumes barbares qui succédèrent à l’Empire romain, comme les oulémas dans les sultanats du Moyen-Orient, les clercs s’affirmeraient comme les seuls guides et les seuls freins des minorités violentes et dominantes [12].
Ainsi, comme les bédouins d’Ibn Khaldôn, les « jeunes » s’ouvrent d’autant plus aisément la voie du pouvoir que leurs cohortes sont moins nombreuses, plus cohérent et mieux sanctifié par le nouveau discours religieux. Tout comme le thème de l’écolgie, celui des « jeunes » croise l’antiracisme, la revanche tiers-mondiste et la désormais universelle « question noire ». Il témoigne que le dogme religieux s’organise bien selon les mêmes catégories du « sédentaire » et du « bédouin » que l’empire. La religion, c’est l’empire dans sa vérité. Car l’empire se travestit le plus souvent sous le masque hérité des ancêtres – en l’occurrence, encore en ce début du XXIe siècle, la démocratie et la nation. La religion fait tomber ces oripeaux et ces principes désuets, et montre la société sédentarisée dans la nudité de son corps affaibli : la masse des sédentaires qu’elle ne prend plus la peine de traiter en « citoyens » ; et la petite couronne des bédouins dont elle accueille avec résignation la violence.
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