« Nous sommes emportés dans une fuite en avant de surconsommation, de surproduction, de surexploitation, de suralimentation, de surendettement et de surchauffe, parce qu’une partie de notre cerveau nous y pousse de manière automatique », écrit le neuroscientifique Sébastien Bohler. Selon ce discours en vogue, le cerveau d’ Homo sapiens serait « programmé » pour engloutir la nature, dilapider son milieu de vie et développer sans fin sa puissance technique. En conséquence, des essayistes comme S. Bohler ou Thierry Ripoll appellent à châtier l’homme et à déployer des « solutions » autoritaires appuyées sur un contrôle informatique total pour diriger les comportements. Que penser d’une telle analyse, d’une telle vision de l’être humain ? La destruction écologique est-elle une fatalité inscrite dans notre cerveau même ? |
Le procédé est maintenant rodé : quelque surdiplômé analphabète mobilise une hyperspécialité au profit d’une annonce fracassante révélant à l’Humanité sa vérité dernière. La « démonstration » proposée est toujours celle de la bêtise savante de son auteur – tous se dissolvent au contact d’un peu de bon sens, d’éléments contradictoires inopinément « oubliés » ou d’autres savoirs plus mûris, mettant à nu l’idéologie grossière qui motivait l’entreprise éditoriale.
Car affirmer que la destruction de l’environnement est inscrite dans la « nature humaine » est bien une idéologie et même un mythe religieux, celui présentant l’Homme pêcheur indigne et intrinsèquement destructeur de la Création Divine. Il répond à un autre mythe, jusqu’ici plus répandu, selon lequel Homo sapiens fait organiquement partie d’un paradisiaque Jardin d’Éden terrestre d’où il aurait été chassé par un être maléfique que l’on nomme Néolithique ou Technique, Capitalisme ou Occidentalisme, voire Blanchité, etc. Catastrophisme et primitivisme se répondent, se complètent et nous habitent, mais aucun ne résiste à l’examen : certes, toutes les civilisations, grandes ou petites, ont effectivement ravagés les milieux naturels et provoqués extinctions en cascades depuis des dizaines de milliers d’années – mais toutes ont également développées des trésors agroécologiques et des pratiques subtiles créant des espèces, des écosystèmes, des paysages stables et durables intimement entrelacés aux sociétés humaines. En réalité, depuis son apparition, l’espèce humaine n’a cessé de modifier son environnement naturel, tantôt le dévastant, tantôt l’enrichissant, tantôt s’en excluant, tantôt s’y inscrivant, successivement ou simultanément, à toutes les échelles, entraînant sa prospérité ou son effondrement, et, surtout, de manière fondamentalement indéterminée. Vraie pour l’écologie, la chose l’est tout autant dans le domaine social, politique ou culturel : à l’extinction du pléistocène et aux effondrements mayas ou khmers répondent les bocages normands et les rizières auto-fertilisantes, comme aux goulags et aux exterminations de masse répondent la démocratie antique et l’Habeas corpus. Le foisonnement inextricable de l’histoire humaine montre partout une véritable tête de Janus.
Cette ambivalence fondamentale questionne bien entendu la « nature humaine ». Une approche un tant soit peu rigoureuse dessine une espèce de primate atteint de néoténie, un animal biologiquement inachevé, sans aucune place définie dans aucun écosystème existant, naturellement inadapté non seulement à la biosphère mais aussi à toute relation sociale sinon à la survie elle-même. Monstre fou, débile et démuni, l’humain ne survit qu’en développant, progressivement et douloureusement, au cours de son évolution comme de son éducation, une « seconde nature », culturelle. Elle est tissée d’une luxuriance de techniques, de langues, d’affects, d’organisations sociales, de symboles, de mythologies où la « nature » peut être tout autant domaines des Esprits, gisements à exploiter, livre ouvert à décrypter, héritage à fructifier, image de l’Homme, etc. Les éléments « naturels », minéraux, végétaux et animaux s’entrelacent aux forces surnaturelles, le tout pris dans des relations aux corps, aux sexes, à la mort où surgissent restes d’instincts et d’automatismes, pulsions, rêves, délires et fantasmes. Car, indissociablement biologique et culturel, Homo sapiens est aussi être psychique : à la fois hanté par la toute-puissance et la démesure et siège d’une explosion perpétuelle de créativité et d’élaboration de sens. À jamais marqués par l’enfance et ballottés par les chaos intérieurs et extérieurs, nous confions, presque toujours, presque partout, à une autorité mythique le soin de nous protéger contre la douleur, la solitude, l’angoisse et le tragique.
Nos rapports avec la « nature » sont, au fond, comparables avec ceux que nous entretenons avec notre propre corps, nos contemporains, notre inconscient, notre société — ou l’altérité en général : ils ne seront jamais harmonie établie une fois pour toutes mais bien plutôt bricolages perpétuels, improvisations, tâtonnements, essais, erreurs puis réussites, triomphes puis déchéances – chemin se faisant en marchant. Face à une telle indétermination (qui est aussi liberté) et une telle ambivalence (qui est aussi richesse) la tendance sourd de vouloir trancher le nœud gordien, de s’extraire du labyrinthe de la pensée, d’en finir avec la condition humaine.
Cela se fait au nom d’une Solution Ultime : hier le Communisme promettait la concorde universelle dans une société réconciliée, aujourd’hui on nous annonce l’établissement d’une « écocratie », une écologie mondialisée et technocratique au nom de Gaïa. L’ambition totalitaire reste la même et grandit à la mesure de nos difficultés à faire histoire, c’est-à-dire à créer, de nouveau, des formules sociales, politiques et écologiques permettant de poursuivre l’aventure de l’humanité. Pour nous, cela passerait par une redéfinition des besoins, une égalisation des revenus et, avant tout, une démocratie directe.
Quentin Bérard est auteur d’Éléments d’écologie politique. Pour une redéfinition (Libre & Solidaire, 2021) et membre de Lieux Communs.
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