Éveillés, ils dorment.Héraclite.
Pour atteindre le point que tu ne connais point, tu dois prendre le chemin que tu ne connais point.San Juan de la Cruz.
Le concept de science n’est ni absolu ni éternel.Jacob Bronowski.
Je crois personnellement qu’il y a au moins un problème… qui intéresse tous les hommes qui pensent :le problème de comprendre le monde, nous-mêmes et notre connaissance en tant qu’elle fait partie du monde.Karl Popper
L’évadé du paradigme
Je suis de plus en plus convaincu que les problèmes dont l’urgence nous accroche à l’actualité exigent que nous nous en arrachions pour les considérer en leur fond.
Je suis de plus en plus convaincu que nos principes de connaissances occultent ce qu’il est désormais vital de connaître. Je suis de plus en plus convaincu que la relation
demeure, quand elle n’est pas invisible, traitée de façon indigente, par la résorption, dans un terme devenu maître, des deux autres.
Je suis de plus en plus convaincu que les concepts dont nous nous servons pour concevoir notre société – toute société – sont mutilés et débouchent sur des actions inévitablement mutilantes.
Je suis de plus en plus convaincu que la science anthropo-sociale a besoin de s’articuler sur la science de la nature, et que cette articulation requiert une réorganisation de la structure même du savoir.
Mais l’ampleur encyclopédique et la radicalité abyssale de ces problèmes inhibent et découragent, et ainsi la conscience même de leur importance contribue à nous en détourner. En ce qui me concerne, il m’a fallu des circonstances et des conditions exceptionnelles [1] pour que je passe de la conviction à l’action, c’est-à-dire au travail.
La première cristallisation de mon effort se trouve dans Le Paradigme perdu (1973). Ce rameau prématuré de La Méthode, alors en gestation, s’efforce de reformuler le concept d’homme, c’est-à-dire de science de l’homme ou anthropologie.
Sapir avait depuis longtemps fait remarquer qu’« il était absurde de dire que le concept d’homme est tantôt individuel, tantôt social » (et j’ajoute : tantôt biologique) : « autant dire que la matière obéit alternativement aux lois de la chimie et à celles de la physique atomique » (Sapir 1927, in Sapir, Anthropologie, éd. de Minuit, 1971, p. 36). La dissociation des trois termes individu/société/espèce brise leur relation permanente et simultanée. Le problème fondamental est donc de rétablir et interroger ce qui a disparu dans la dissociation : cette relation même. Il est donc de première nécessité, non seulement de réarticuler individu et société (ce qui fut parfois amorcé mais au prix de l’aplatissement d’une des deux notions au profit de l’autre), mais aussi d’effectuer l’articulation réputée impossible entre la sphère biologique et la sphère anthropo-sociale.
C’est ce que j’ai tenté dans Le Paradigme perdu. Je ne cherchais évidemment pas à réduire l’anthropologique au biologique, ni à faire la « synthèse » de connaissances up to date. J’ai voulu montrer que la soudure empirique qui pouvait s’établir depuis 1960, via l’éthologie des primates supérieurs et la préhistoire hominienne, entre Animal et Homme, Nature et Culture, nécessitait de concevoir l’homme comme concept trinitaire
dont on ne peut réduire ou subordonner un terme à un autre. Ce qui, à mes yeux, appelait un principe d’explication complexe et une théorie de l’auto-organisation.
Une telle perspective pose de nouveaux problèmes, plus fondamentaux et plus radicaux encore, auxquels on ne peut échapper :
– Que signifie le radical auto d’auto-organisation ?
– Qu’est-ce que l’organisation ?
– Qu’est-ce que la complexité ?
La première question rouvre la problématique de l’organisation vivante. La seconde et la troisième ouvrent des questions en chaîne. Elles m’ont entraîné en des chemins que j’ignorais.
L’organisation est un concept original si on conçoit sa nature physique. Elle introduit alors une dimension physique radicale dans l’organisation vivante et l’organisation anthropo-sociale, qui peuvent et doivent être considérées comme des développements transformateurs de l’organisation physique. Du coup, la liaison entre physique et biologie ne peut plus être limitée à la chimie, ni même à la thermodynamique. Elle doit être organisationnelle. Dès lors, il faut non seulement articuler la sphère anthropo-sociale à la sphère biologique, il faut articuler l’une et l’autre à la sphère physique :
Physique → biologie → anthropo-sociologie
Mais, pour opérer une telle double articulation, il faudrait réunir des connaissances et des compétences qui dépassent nos capacités. C’est donc trop demander.
Et pourtant, ce ne serait pas assez, puisqu’il ne saurait être question de concevoir la réalité physique comme tuf premier, base objective de toute explication.
Nous savons depuis plus d’un demi-siècle que ni l’observation microphysique, ni l’observation cosmo-physique ne peuvent être détachées de leur observateur. Les plus grands progrès des sciences contemporaines se sont effectués en réintégrant l’observateur dans l’observation. Ce qui est logiquement nécessaire : tout concept renvoie non seulement à l’objet conçu, mais au sujet concepteur. Nous retrouvons l’évidence qu’avait dégagée il y a deux siècles le philosophe-évêque : il n’existe pas de « corps non pensés [2] ». Or l’observateur qui observe, l’esprit qui pense et conçoit, sont eux-mêmes indissociables d’une culture, donc d’une société hic et nunc. Toute connaissance, même la plus physique, subit une détermination sociologique. Il y a dans toute science, même la plus physique, une dimension anthropo-sociale. Du coup, la réalité anthropo-sociale se projette et s’inscrit au cœur même de la science physique.
Tout cela est évident. Mais c’est une évidence qui demeure isolée, entourée d’un cordon sanitaire. Nulle science n’a voulu connaître la catégorie la plus objective de la connaissance : celle du sujet connaissant. Nulle science naturelle n’a voulu connaître son origine culturelle. Nulle science physique n’a voulu reconnaître sa nature humaine. La grande coupure entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme occulte à la fois la réalité physique des secondes, la réalité sociale des premières. Nous nous heurtons à la toute-puissance d’un principe de disjonction : il condamne les sciences humaines à l’inconsistance extra-physique, et il condamne les sciences naturelles à l’inconscience de leur réalité sociale. Comme le dit très justement von Foerster, « l’existence de sciences dites sociales indique le refus de permettre aux autres sciences d’être sociales » (j’ajoute : et de permettre aux sciences sociales d’être physiques)… (von Foerster, 1974, p. 28).
Or toute réalité anthropo-sociale relève, d’une certaine façon (laquelle ?), de la science physique, mais toute science physique relève, d’une certaine façon (laquelle ?), de la réalité anthropo-sociale.
Dès lors, nous découvrons que l’implication mutuelle entre ces termes se boucle en une relation circulaire qu’il faut élucider :
Mais, du même coup, nous voyons que l’élucidation d’une telle relation se heurte à une triple impossibilité :
1. Le circuit physique ↔ biologie ↔ anthropo-sociologie envahit tout le champ de la connaissance et exige un impossible savoir encyclopédique.
2. La constitution d’une relation, là où il y avait disjonction, pose un problème doublement insondable : celui de l’origine et de la nature du principe qui nous enjoint d’isoler et de séparer pour connaître, celui de la possibilité d’un autre principe capable de relier l’isolé et le séparé.
3. Le caractère circulaire de la relation physique ↔ anthropo-sociologie prend figure de cercle vicieux, c’est-à-dire d’absurdité logique, puisque la connaissance physique dépend de la connaissance anthropo-sociologique, laquelle dépend de la connaissance physique, et ainsi de suite, à l’infini. Nous avons là non pas une rampe de lancement, mais un cycle infernal.
Nous nous heurtons donc, après ce premier tour de piste, à un triple mur : le mur encyclopédique, le mur épistémologique, le mur logique. En ces termes, la mission que j’ai cru devoir m’assigner est impossible. Il faut y renoncer.
L’école du Deuil
C’est précisément ce renoncement que nous enseigne l’Université. L’école de la Recherche est une école du Deuil.
Tout néophyte entrant dans la Recherche se voit imposer le renoncement majeur à la connaissance. On le convainc que l’époque des Pic de la Mirandole est révolue depuis trois siècles, qu’il est désormais impossible de se constituer une vision et de l’homme et du monde.
On lui démontre que l’accroissement informationnel et l’hétérogénéisation du savoir dépassent toute possibilité d’engrammation et de traitement par le cerveau humain. On lui assure qu’il faut non le déplorer, mais s’en féliciter. Il devra donc consacrer toute son intelligence à accroître ce savoir-là. On l’intègre dans une équipe spécialisée, et dans cette expression c’est « spécialisé » et non « équipe » qui est le terme fort.
Désormais spécialiste, le chercheur se voit offrir la possession exclusive d’un fragment du puzzle dont la vision globale doit échapper à tous et à chacun. Le voilà devenu un vrai chercheur scientifique, qui œuvre en fonction de cette idée motrice : le savoir est produit non pour être articulé et pensé, mais pour être capitalisé et utilisé de façon anonyme.
Les questions fondamentales sont renvoyées comme questions générales, c’est-à-dire vagues, abstraites, non opérationnelles. La question originelle que la science arracha à la religion et à la philosophie pour l’endosser, la question qui justifia son ambition de science : « Qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que le monde, qu’est-ce que l’homme dans le monde ? », la science la renvoie aujourd’hui à la philosophie, toujours incompétente à ses yeux pour éthylisme spéculatif, elle la renvoie à la religion, toujours illusoire à ses yeux pour mythomanie invétérée. Elle abandonne toute question fondamentale aux non-savants, a priori disqualifiés. Elle tolère seulement qu’à l’âge de la retraite, ses grands dignitaires prennent quelque hauteur méditative, ce dont se gausseront, sous les cornues, les jeunes blouses blanches. Il n’est pas possible d’articuler les sciences de l’homme aux sciences de la nature. Il n’est pas possible de faire communiquer ses connaissances avec sa vie. Telle est la grande leçon, qui descend du Collège de France aux collèges de France.
Le Deuil est-il nécessaire ? L’Institution l’affirme, le proclame. C’est grâce à la méthode qui isole, sépare, disjoint, réduit à l’unité, mesure, que la science a découvert la cellule, la molécule, l’atome, la particule, les galaxies, les quasars, les pulsars, la gravitation, l’électro-magnétisme, le quantum d’énergie, qu’elle a appris à interpréter les pierres, les sédiments, les fossiles, les os, les écritures inconnues, y compris l’écriture inscrite sur ADN. Pourtant, les structures de ces savoirs sont dissociées les unes des autres. Physique et biologie ne communiquent aujourd’hui que par quelques isthmes. La physique n’arrive même plus à communiquer avec elle-même : la science-reine est disloquée entre micro-physique, cosmo-physique et notre entre-deux encore apparemment soumis à la physique classique. Le continent anthropologique a dérivé, devenant une Australie. En son sein la triade constitutive du concept d’homme
est elle-même totalement disjointe, comme nous l’avons vu (Morin, 1973) et le reverrons. L’homme s’émiette : il en reste ici une main-à-outil, là une langue-qui-parle, ailleurs un sexe éclaboussant un peu de cerveau. L’idée d’homme est d’autant plus éliminable qu’elle est minable : l’homme des sciences humaines est un spectre supra-physique et supra-biologique. Comme l’homme, le monde est disloqué entre les sciences, émietté entre les disciplines, pulvérisé en informations.
Aujourd’hui, nous ne pouvons échapper à la question : la nécessaire décomposition analytique doit-elle se payer par la décomposition des êtres et des choses dans une atomisation généralisée ? Le nécessaire isolement de l’objet doit-il se payer par la disjonction et l’incommunicabilité entre ce qui est séparé ? La spécialisation fonctionnelle doit-elle se payer par une parcellarisation absurde ? Est-il nécessaire que la connaissance se disloque en mille savoirs ignares ?
Or, que signifie cette question, sinon que la science doit perdre son respect pour la science et que la science doit interroger la science ? Encore un problème qui, apparemment, ajoute à l’énormité des problèmes qui nous contraint à renoncer. Mais c’est précisément ce problème qui nous empêche de renoncer à notre problème.
Comment, en effet, céder à l’ukase d’une science où nous venons de découvrir une gigantesque tache aveugle ? Ne faut-il pas penser plutôt que cette science souffre d’insuffisance et de mutilation ?
Mais alors, qu’est-ce que la science ? Ici, nous devons nous rendre compte que cette question n’a pas de réponse scientifique : la science ne se connaît pas scientifiquement et n’a aucun moyen de se connaître scientifiquement. Il y a une méthode scientifique pour considérer et contrôler les objets de la science. Mais il n’y a pas de méthode scientifique pour considérer la science comme objet de science et encore moins le scientifique comme sujet de cet objet. Il y a des tribunaux épistémologiques qui, a posteriori et de l’extérieur, prétendent juger et jauger les théories scientifiques ; il y a des tribunaux philosophiques où la science est condamnée par défaut. Il n’y a pas de science de la science. On peut même dire que toute la méthodologie scientifique, entièrement vouée à l’expulsion du sujet et de la réflexivité, entretient cette occultation sur elle-même. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait Rabelais. La conscience qui manque ici n’est pas la conscience morale, c’est la conscience tout court, c’est-à-dire l’aptitude à se concevoir soi-même. D’où ces incroyables carences : comment se fait-il que la science demeure incapable de se concevoir comme praxis sociale ? Comment est-elle incapable, non seulement de contrôler, mais de concevoir son pouvoir de manipulation et sa manipulation par les pouvoirs ? Comment se fait-il que les scientifiques soient incapables de concevoir le lien entre la recherche « désintéressée » et la recherche de l’intérêt ? Pourquoi sont-ils aussi totalement incapables d’examiner en termes scientifiques la relation entre savoir et pouvoir ?
Dès lors, si nous voulons être logiques avec notre dessein, il nous faut endosser nécessairement le problème de la science de la science.
L’impossible impossible
La mission est de plus en plus impossible. Mais la démission, elle, est devenue encore plus impossible.
Peut-on se satisfaire de ne concevoir l’individu qu’en excluant la société, la société qu’en excluant l’espèce, l’humain qu’en excluant la vie, la vie qu’en excluant la physis, la physique qu’en excluant la vie ? Peut-on accepter que les progrès locaux en précision s’accompagnent d’une imprécision en halo sur les formes globales et les articulations ? Peut-on accepter que la mesure, la prévision, la manipulation fassent régresser l’intelligibilité ? Peut-on accepter que les informations se transforment en bruit, qu’une pluie de micro-élucidations se transforme en obscurcissement généralisé ? Peut-on accepter que les questions clés soient renvoyées aux oubliettes ? Peut-on accepter que la connaissance se fonde sur l’exclusion du connaissant, que la pensée se fonde sur l’exclusion du pensant, que le sujet soit exclu de la construction de l’objet ? Que la science soit totalement inconsciente de son insertion et de sa détermination sociales ? Peut-on considérer comme normal et évident que la connaissance scientifique n’ait pas de sujet, et que son objet soit disloqué entre les sciences, émietté entre les disciplines ? Peut-on accepter une telle nuit sur la connaissance [3] ?
Peut-on continuer à renvoyer ces questions à la poubelle ? Je sais que les poser, tenter d’y répondre, est inconcevable, dérisoire, insensé. Mais il est encore plus inconcevable, dérisoire, insensé de les expulser.
L’a-méthode
Entendons-nous : je ne cherche ici ni la connaissance générale ni la théorie unitaire. Il faut au contraire, et par principe, refuser une connaissance générale : celle-ci escamote toujours les difficultés de la connaissance, c’est-à-dire la résistance que le réel oppose à l’idée : elle est toujours abstraite, pauvre, « idéologique », elle est toujours simplifiante. De même, la théorie unitaire, pour éviter la disjonction entre les savoirs séparés, obéit à une sursimplification réductrice, accrochant tout l’univers à une seule formule logique. De fait, la pauvreté de toutes tentatives unitaires, de toutes réponses globales, confirme la science disciplinaire dans la résignation du deuil. Le choix n’est donc pas entre le savoir particulier, précis, limité, et l’idée générale abstraite. Il est entre le Deuil et la recherche d’une méthode qui puisse articuler ce qui est séparé et relier ce qui est disjoint.
Il s’agit bien ici d’une méthode, au sens cartésien, qui permette de « bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences ». Mais Descartes pouvait, dans son discours premier, à la fois exercer le doute, exorciser le doute, établir les certitudes préalables, et faire surgir la Méthode en Minerve armée de pied en cap. Le doute cartésien était sûr de lui-même. Notre doute doute de lui-même ; il découvre l’impossibilité de faire table rase, puisque les conditions logiques, linguistiques, culturelles de la pensée sont inévitablement préjugeantes. Et ce doute, qui ne peut être absolu, ne peut non plus être absolument vidangé.
Ce « cavalier français » était parti d’un trop bon pas. Aujourd’hui, on ne peut partir que dans l’incertitude, y compris l’incertitude sur le doute. Aujourd’hui doit être méthodiquement mis en doute le principe même de la méthode cartésienne, la disjonction des objets entre eux, des notions entre elles (les idées claires et distinctes), la disjonction absolue de l’objet et du sujet. Aujourd’hui, notre besoin historique est de trouver une méthode qui détecte et non pas occulte les liaisons, articulations, solidarités, implications, imbrications, interdépendances, complexités.
Il nous faut partir de l’extinction des fausses clartés. Non pas du clair et du distinct, mais de l’obscur et de l’incertain ; non plus de la connaissance assurée, mais de la critique de l’assurance.
Nous ne pouvons partir que dans l’ignorance, l’incertitude, la confusion. Mais il s’agit d’une conscience nouvelle de l’ignorance, de l’incertitude, de la confusion. Ce dont nous avons pris conscience, ce n’est pas l’ignorance humaine en général, c’est l’ignorance tapie, enfouie, quasi nucléaire, au cœur de notre connaissance réputée la plus certaine, la connaissance scientifique. Nous savons désormais que cette connaissance est mal connue, mal connaissante, morcelée, ignorante de son propre inconnu comme de son connu. L’incertitude devient viatique : le doute sur le doute donne au doute une dimension nouvelle, celle de la réflexivité ; le doute par lequel le sujet s’interroge sur les conditions d’émergence et d’existence de sa propre pensée constitue dès lors une pensée potentiellement relativiste, relationniste et auto-connaissante. Enfin, l’acceptation de la confusion peut devenir un moyen de résister à la simplification mutilatrice. Certes, la méthode nous manque au départ ; du moins pouvons-nous disposer d’anti-méthode, où ignorance, incertitude, confusion deviennent vertus.
Le ressourcement scientifique
Le surgissement du non-simplifiable, de l’incertain, du confusionnel, par quoi se manifeste la crise de la science au XXe siècle, est en même temps inséparable des nouveaux développements des sciences. Nous pouvons d’autant plus faire confiance à ces exclus de la science classique qu’ils sont devenus les pionniers de la science nouvelle. Ce qui semble une régression du point de vue de la disjonction, de la simplification, de la réduction, de la certitude (le désordre thermodynamique, l’incertitude micro-physique, le caractère aléatoire des mutations génétiques), est au contraire inséparable d’une progression dans des terres inconnues. Plus fondamentalement, la disjonction et la simplification sont déjà mortes à la base même de la réalité physique. La particule subatomique a surgi, de façon irrémédiable, dans la confusion, l’incertitude, le désordre. Quels que soient les développements futurs de la micro-physique, on ne retournera plus à l’élément à la fois simple, isolable, insécable. Certes, confusion et incertitude ne sont pas et ne seront pas considérés ici comme les mots ultimes du savoir : ils sont les signes avant-coureurs de la complexité.
La science évolue. Whitehead avait déjà remarqué, il y a cinquante ans, que la science « est encore plus changeante que la théologie » (Whitehead 1926, in Whitehead, 1932, p. 233). Pour reprendre la formule de Bronowski, le concept de science n’est ni absolu, ni éternel. Et pourtant, au sein de l’Institution scientifique règne la plus anti-scientifique des illusions : considérer comme absolus et éternels les caractères de la science qui sont les plus dépendants de l’organisation techno-bureaucratique de la société.
Aussi, si marginale soit-elle, ma tentative ne surgit pas comme un aérolithe venu d’un autre ciel. Elle vient de notre sol scientifique en convulsions. Elle est née de la crise de la science, et se nourrit de ses progrès révolutionnants. C’est du reste parce que la certitude officielle est devenue incertaine que l’intimidation officielle peut se laisser intimider à son tour. Bien sûr, mon effort suscitera d’abord le malentendu : le mot science recouvre un sens fossile, mais admis, et le sens nouveau ne s’est pas encore dégagé. Cet effort semblera dérisoire et insensé parce que la disjonction n’est pas encore contestée dans son principe. Mais il pourra devenir concevable, raisonnable et nécessaire à la lumière d’un nouveau principe qu’il aura peut-être contribué à instituer, précisément parce qu’il n’aura pas craint de paraître dérisoire et insensé.
Du cercle vicieux au cycle vertueux
J’ai indiqué quelles sont les impossibilités majeures qui condamnent mon entreprise :
– l’impossibilité logique (cercle vicieux),
– l’impossibilité du savoir encyclopédique,
– la présence toute-puissante du principe de disjonction et l’absence d’un nouveau principe d’organisation du savoir.
Ces impossibilités sont imbriquées les unes dans les autres, et leur conjugaison donne cette énorme absurdité : un cercle vicieux d’ampleur encyclopédique et qui ne dispose ni de principe, ni de méthode pour s’organiser.
Prenons la relation circulaire :
Cette relation circulaire signifie tout d’abord qu’une science de l’homme postule une science de la nature, laquelle à son tour postule une science de l’homme : or, logiquement cette relation de dépendance mutuelle renvoie chacune de ces propositions de l’une à l’autre, de l’autre à l’une, dans un cycle infernal où aucune ne peut prendre corps. Cette relation circulaire signifie aussi qu’en même temps que la réalité anthropo-sociale relève de la réalité physique, la réalité physique relève de la réalité anthropo-sociale. Prises à la lettre, ces deux propositions sont antinomiques et s’annulent l’une l’autre.
Enfin, à considérer sous un autre angle la double proposition circulaire (la réalité anthropo-sociale relève de la réalité physique qui relève de la réalité anthropo-sociale), il ressort qu’une incertitude demeurera quoi qu’il arrive sur la nature même de la réalité, qui perd tout fondement ontologique premier, et cette incertitude débouche sur l’impossibilité d’une connaissance véritablement objective.
On comprend donc que les liaisons entre propositions antinomiques en dépendance mutuelle demeurent dénoncées comme vicieuses et dans leur principe, et dans leurs conséquences (la perte du socle de l’objectivité). Aussi a-t-on toujours brisé les cercles vicieux soit en isolant les propositions, soit en choisissant l’un des termes comme principe simple auquel on doit ramener les autres. Ainsi, en ce qui concerne la relation physique/biologie/anthropologie, chacun de ces termes fut isolé, et la seule liaison concevable fut la réduction de la biologie à la physique, de l’anthropologie à la biologie. Ainsi la connaissance qui relie un esprit et un objet est ramenée soit à l’objet physique (empirisme) soit à l’esprit humain (idéalisme) soit à la réalité sociale (sociologisme). Ainsi la relation sujet/objet est dissociée, la science s’emparant de l’objet, la philosophie du sujet.
C’est dire par là même que briser la circularité, éliminer les antinomies, c’est précisément retomber sous l’empire du principe de disjonction/simplification auquel nous voulons échapper. Par contre, conserver la circularité, c’est refuser la réduction d’une donnée complexe à un principe mutilant ; c’est refuser l’hypostase d’un concept-maître (la Matière, l’Esprit, l’Énergie, l’Information, la Lutte des classes, etc.). C’est refuser le discours linéaire avec point de départ et terminus. C’est refuser la simplification abstraite. Briser la circularité semble rétablir la possibilité d’une connaissance absolument objective. Mais c’est cela qui est illusoire : conserver la circularité, c’est au contraire respecter les conditions objectives de la connaissance humaine, qui comporte toujours, quelque part, paradoxe logique et incertitude.
Conserver la circularité, c’est, en maintenant l’association de deux propositions reconnues vraies l’une et l’autre isolément, mais qui sitôt en contact se nient l’une l’autre, ouvrir la possibilité de concevoir ces deux vérités comme les deux faces d’une vérité complexe ; c’est désocculter la réalité principale, qui est la relation d’interdépendance, entre des notions que la disjonction isole ou oppose, c’est donc ouvrir la porte à la recherche de cette relation.
Conserver la circularité, c’est peut-être, du coup, ouvrir la possibilité d’une connaissance réfléchissant sur elle-même : en effet, la circularité physique ↔ anthropo-sociologie et la circularité objet ↔ sujet doivent amener le physicien à réfléchir sur les caractères culturels et sociaux de sa science, sur son propre esprit, et le conduire à s’interroger sur lui-même. Comme nous l’indique le cogito cartésien, le sujet surgit dans et par le mouvement réflexif de la pensée sur la pensée [4].
Concevoir la circularité, c’est dès lors ouvrir la possibilité d’une méthode qui, en faisant interagir les termes qui se renvoient les uns les autres, deviendrait productive, à travers ces processus et échanges, d’une connaissance complexe comportant sa propre réflexivité.
Ainsi nous voyons notre espoir surgir de ce qui faisait le désespoir de la pensée simplifiante : le paradoxe, l’antinomie, le cercle vicieux. Nous entrevoyons la possibilité de transformer les cercles vicieux en cycles vertueux, devenant réflexifs et générateurs d’une pensée complexe. D’où cette idée qui guidera notre départ : il ne faut pas briser nos circularités, il faut au contraire veiller à ne pas s’en détacher. Le cercle sera notre roue, notre route sera spirale.
L’en-cyclo-pédie
Du coup, le problème insurmontable de l’encyclopédisme change de visage, puisque les termes du problème ont changé. Le terme encyclopédie ne doit plus être pris dans le sens accumulatif et alphabébête où il s’est dégradé. Il doit être pris dans son sens originaire agkuklios paidea, apprentissage mettant le savoir en cycle ; effectivement, il s’agit d’en-cyclo-péder, c’est-à-dire d’apprendre à articuler les points de vue disjoints du savoir en un cycle actif.
Cet en-cyclo-pédisme ne prétend pas pour autant englober tout le savoir. Ce serait à la fois retomber dans l’idée accumulative et verser dans la manie totalitaire des grands systèmes unitaires qui enferment le réel dans un grand corset d’ordre et de cohérence (ils le laissent évidemment échapper). Je sais ce que veut dire le mot d’Adorno « la totalité est la non-vérité » : tout système qui vise à enfermer le monde est une rationalisation démentielle.
L’en-cyclo-pédisme ici requis vise à articuler ce qui est fondamentalement disjoint et qui devrait être fondamentalement joint. L’effort portera donc, non pas sur la totalité des connaissances dans chaque sphère, mais sur les connaissances cruciales, les points stratégiques, les nœuds de communication, les articulations organisationnelles entre les sphères disjointes. Dans ce sens, l’idée d’organisation, en se développant, va constituer comme le rameau de Salzbourg autour duquel pourront se consteller et se cristalliser les concepts scientifiques clés.
Le pari théorique que je fais, dans ce travail, est que la connaissance de ce qui est organisation pourrait se transformer en principe organisateur d’une connaissance qui articulerait le disjoint et complexifierait le simplifié. Les risques scientifiques que je cours sont évidents. Ce ne sont pas tant les erreurs d’information, puisque j’ai fait appel à la collaboration critique de chercheurs compétents dans des domaines qui m’étaient étrangers il y a encore sept années, ce sont les erreurs de fond dans la détection des problèmes cruciaux et stratégiques. Le parapluie de scientificité qui me couvre ne m’immunise pas. Ma voie, comme toute voie, est menacée par l’erreur, et de plus je vais passer par des défilés où je serai à découvert. Mais, surtout, mon chemin sans chemin risquera sans discontinuer de se perdre entre ésotérisme et vulgarisation, philosophisme et scientisme.
Ainsi donc, je n’échappe pas à la difficulté encyclopédique ; mais celle-ci cesse de se poser en termes d’accumulation, en terme de totalité ; elle se pose en termes d’organisation et d’articulation au sein d’un processus circulaire actif ou cycle.
Réapprendre à apprendre
Tout est solidaire : la transformation du cercle vicieux en circuit productif, celle de l’encyclopédie impossible en mouvement encyclant sont inséparables de la constitution d’un principe organisateur de la connaissance qui associe à la description de l’objet la description de la description (et le décryptage du descripteur), et qui donne autant de force à l’articulation et l’intégration qu’à la distinction et l’opposition. (Car il faut chercher, non pas à supprimer les distinctions et oppositions, mais à renverser la dictature de la simplification disjonctive et réductrice.)
Par là même, nous pourrons approcher le problème des principes premiers d’opposition, distinction, relation, association dans les discours, théories, pensées, c’est-à-dire des paradigmes.
Les révolutions de pensée sont toujours le fruit d’un ébranlement généralisé, d’un mouvement tourbillonnaire qui va de l’expérience phénoménale aux paradigmes qui organisent l’expérience. Ainsi, pour passer du paradigme ptoléméen au paradigme copernicien, qui, par une permutation terre/soleil, changeait le monde en nous refoulant du centre à la périphérie, de la souveraineté à la satellisation, il a fallu d’innombrables va-et-vient entre les observations perturbant l’ancien système d’explication, les efforts théoriques pour amender le système d’explication, et l’idée de changer le principe même de l’explication. Au terme de ce processus, l’idée au départ scandaleuse et insensée devient normale et évidente, puisque l’impossible trouve sa solution selon un nouveau principe et dans un nouveau système d’organisation des données phénoménales. L’articulation physis ↔ anthropo-sociologie et l’articulation objet ↔ sujet, qui mettent en cause un paradigme beaucoup plus fondamental que le principe copernicien, se jouent à la fois sur le terrain des données phénoménales, des idées théoriques, des principes premiers du raisonnement. Le combat se mènera sur tous les fronts, mais la position maîtresse est celle qui commande la logique du raisonnement. En science et surtout en politique, les idées, souvent plus têtues que les faits, résistent au déferlement des données et des preuves. Les faits effectivement se brisent contre les idées tant qu’il n’existe rien qui puisse autrement réorganiser l’expérience. Ainsi, nous expérimentons à chaque instant, en mangeant, marchant, aimant, pensant, que tout ce que nous faisons est à la fois biologique, psychologique, social. Pourtant, l’anthropologie a pu pendant un demi-siècle proclamer diafoiresquement la disjonction absolue entre l’homme (biologique) et l’homme (social). Plus profondément encore, la science classique a pu jusqu’à aujourd’hui, et contrairement à toute évidence, être assurée qu’il n’était d’aucune conséquence et d’aucune signification cognitive que tout corps ou objet physique soit conçu par un esprit humain. Il ne s’agit pas ici de contester la connaissance « objective ». Ses bienfaits ont été et demeurent inestimables puisque la primauté absolue accordée à la concordance des observations et des expériences demeure le moyen décisif pour éliminer l’arbitraire et le jugement d’autorité. Il s’agit de conserver absolument cette objectivité-là, mais de l’intégrer dans une connaissance plus ample et réfléchie, lui donnant le troisième œil ouvert sur ce à quoi elle est aveugle.
Notre pensée doit investir l’impensé qui la commande et la contrôle. Nous nous servons de notre structure de pensée pour penser. Il nous faudra aussi nous servir de notre pensée pour repenser notre structure de pensée. Notre pensée doit revenir à sa source en une boucle interrogative et critique. Sinon, la structure morte continuera à sécréter des pensées pétrifiantes.
J’ai découvert combien il est vain de ne polémiquer que contre l’erreur : celle-ci renaît sans cesse de principes de pensée qui, eux, se trouvent hors conscience polémique. J’ai compris combien il était vain de prouver seulement au niveau du phénomène : la preuve est bientôt résorbée par des mécanismes d’oubli qui relèvent de l’auto-défense du système d’idées menacé. J’ai compris qu’il était sans espoir de seulement réfuter : seule une nouvelle fondation peut ruiner l’ancienne. C’est pourquoi je pense que le problème crucial est celui du principe organisateur de la connaissance, et ce qui est vital aujourd’hui, ce n’est pas seulement d’apprendre, pas seulement de réapprendre, pas seulement de désapprendre, mais de réorganiser notre système mental pour réapprendre à apprendre.
« Caminante no hay camino »
Ce qui apprend à apprendre, c’est cela la méthode.
Je n’apporte pas la méthode, je pars à la recherche de la méthode. Je ne pars pas avec méthode, je pars avec le refus, en pleine conscience, de la simplification. La simplification, c’est la disjonction entre entités séparées et closes, la réduction à un élément simple, l’expulsion de ce qui n’entre pas dans le schème linéaire. Je pars avec la volonté de ne pas céder à ces modes fondamentaux de la pensée simplifiante :
– idéaliser (croire que la réalité puisse se résorber dans l’idée, que seul soit réel l’intelligible),
– rationaliser (vouloir enfermer la réalité dans l’ordre et la cohérence d’un système, lui interdire tout débordement hors du système, avoir besoin de justifier l’existence du monde en lui conférant un brevet de rationalité),
– normaliser (c’est-à-dire éliminer l’étrange, l’irréductible, le mystère).
Je pars aussi avec le besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais reconnaisse le non-idéalisable, le non-rationalisable, le hors-norme, l’énorme. Nous avons besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais révèle le mystère des choses.
À l’origine, le mot méthode signifiait cheminement. Ici, il faut accepter de cheminer sans chemin, de faire le chemin dans le cheminement. Ce que disait Machado : Caminante no hay camino, se hace camino al andar. La méthode ne peut se former que pendant la recherche ; elle ne peut se dégager et se formuler qu’après, au moment où le terme redevient un nouveau point de départ, cette fois doté de méthode. Nietzsche le savait : « Les méthodes viennent à la fin » (L’Antéchrist). Le retour au commencement n’est pas un cercle vicieux si le voyage, comme le dit aujourd’hui le mot trip, signifie expérience, d’où l’on revient changé. Alors, peut-être, aurons-nous pu apprendre à apprendre à apprendre en apprenant. Alors, le cercle aura pu se transformer en une spirale où le retour au commencement est précisément ce qui éloigne du commencement. C’est bien ce que nous ont dit les romans d’apprentissage de Wilhelm Meister à Siddharta.
L’inspiration spirale
Le lecteur, je l’espère, commence peut-être à le sentir : ce travail, bien qu’il ne se donne aucune limite dans sa perspective, bien qu’il n’exclue aucune dimension de la réalité, bien qu’il soit de la plus extrême ambition, ne peut, de par son ambition même, être conçu comme une encyclopédie, dans le sens où celle-ci signifie bilan des connaissances ; mais il peut être conçu comme encyclopédique dans le sens où le terme, retrouvant son origine, signifie mise en cycle de la connaissance. Il ne peut en aucun cas être conçu comme une théorie générale unifiée dont les divers aspects dans les différents domaines se déduisent logiquement du principe maître. La rupture avec la simplification me fait rejeter dans leur principe même toute théorie unitaire, toute synthèse totalisante, tout système rationalisateur ordonnateur. Ceci, déjà dit, doit être malheureusement répété, car les esprits qui vivent sous l’empire du principe de simplification ne voient que l’alternative entre recherche parcellaire d’une part, idée générale de l’autre. C’est ce genre d’alternative dont il faut se débarrasser, et ce n’est pas simple, sinon il y aurait eu depuis longtemps réponse à ce problème dans le cadre du principe de simplification. Il ne s’agit pas enfin de l’improvisation d’une nouvelle science, lancée sur le marché ready made pour remplacer la science obsolète. Si j’ai parlé ailleurs (Morin, 1973) de scienza nuova, c’est la perspective, l’horizon, ce ne peut être le point de départ. S’il y a science nouvelle, antagoniste à la science ancienne, elle lui est liée par un tronc commun, elle ne vient pas d’ailleurs, elle ne pourra se différencier que par métamorphose et révolution. Ce livre est un cheminement en spirale ; il part d’une interrogation et d’un questionnement ; il se poursuit à travers une réorganisation conceptuelle et théorique en chaîne qui, atteignant enfin le niveau épistémologique et paradigmatique, débouche sur l’idée d’une méthode, laquelle doit permettre un cheminement de pensée et d’action qui puisse remembrer ce qui était mutilé, articuler ce qui était disjoint, penser ce qui était occulté.
La méthode ici s’oppose à la conception dite « méthodologique » où elle est réduite à des recettes techniques. Comme la méthode cartésienne, elle doit s’inspirer d’un principe fondamental ou paradigme. Mais la différence est précisément ici de paradigme. Il ne s’agit plus d’obéir à un principe d’ordre (excluant le désordre), de clarté (excluant l’obscur), de distinction (excluant les adhérences, participations et communications), de disjonction (excluant le sujet, l’antinomie, la complexité), c’est-à-dire à un principe qui lie la science à la simplification logique. Il s’agit au contraire, à partir d’un principe de complexité, de lier ce qui était disjoint.
« Faire révolution partout » : ainsi parlait Sainte-Beuve de la méthode cartésienne. C’est que Descartes avait formulé le grand paradigme qui allait dominer l’Occident, la disjonction du sujet et de l’objet, de l’esprit et de la matière, l’opposition de l’homme et de la nature. Si, à partir d’un paradigme de complexité, une nouvelle méthode peut naître, s’incarner, cheminer, progresser, alors elle pourrait peut-être « faire révolution partout », y compris dans la notion de révolution devenue aplatie, conformiste et réactionnaire.
L’esprit de la vallée
Ce livre part de la crise de notre siècle et c’est sur elle qu’il revient. La radicalité de la crise de la société, la radicalité de la crise de l’humanité m’ont poussé à chercher au niveau radical de la théorie. Je sais que l’humanité a besoin d’une politique. Que cette politique a besoin d’une anthropo-sociologie. Que l’anthropo-sociologie a besoin de s’articuler à la science de la nature, que cette articulation requiert une réorganisation en chaîne de la structure du savoir. Il m’a fallu plonger dans ce problème fondamental en me détournant de la sollicitation du présent. Mais le présent, c’est cette crise même qui m’atteint, me disperse, me transperce. Le propre objet-sujet de ce livre revient sans cesse sur mon travail pour le dynamiter. Les bruits du monde, des armes, des conflits, des libérations éphémères et bouleversantes, des oppressions durables et dures traversent les murs, me frappent au cœur. Je travaille au milieu de ces oliviers, de ces vignes, dans ces collines, près de la mer, alors qu’un nouveau minuit s’avance dans le siècle ; son ordre écrase ; son insolence inspire respect, terreur et admiration à ceux qui sont autour de moi, et qui, dans mes silences, me croient des leurs. Je me détourne de l’appel de ceux pour qui je dois témoigner, et, en même temps, je cède à l’invite d’une bouteille de vin, d’un sourire ami, d’un visage d’amour…
Pourquoi parler de moi ? N’est-il pas décent, normal, sérieux que, lorsqu’il s’agit de science, de connaissance, de pensée, l’auteur s’efface derrière son œuvre, et s’évanouisse dans un discours devenu impersonnel ? Nous devons au contraire savoir que c’est là que triomphe la comédie. Le sujet qui disparaît de son discours s’installe en fait à la Tour de Contrôle. En feignant de laisser place au soleil copernicien, il reconstitue un système de Ptolémée dont son esprit est le centre.
Or mon effort de méthode tend précisément à m’arracher à cet auto-centrisme absolu par lequel le sujet, tout en disparaissant sur la pointe des pieds, s’identifie à l’Objectivité souveraine. Ce n’est pas la Science anonyme qui s’exprime par ma bouche. Je ne parle pas du haut d’un trône d’Assurance. Au contraire, ma conviction sécrète une incertitude infinie. Je sais que se croire possesseur ou possédé par le Vrai c’est déjà s’intoxiquer, c’est se masquer à soi-même ses défaillances et ses carences. Dans le royaume de l’intellect, c’est l’inconscient qui se croit toute conscience.
Je sais que nul signe indubitable ne me donnera confirmation ou infirmation. Ma marginalité ne prouve rien, même à moi-même. Le précurseur, comme dit Canguilhem, est celui dont on ne sait qu’après qu’il venait avant. Dans l’anomie et la déviance, l’avant-garde est mêlée à toutes les basses formes du délire… Le jugement des autres ne sera pas non plus décisif. Si ma conception est féconde, elle peut autant être dédaignée ou incomprise qu’applaudie ou reconnue. La solitude à laquelle je me suis contraint est le lot du pionnier, mais aussi de l’égaré. J’ai perdu le contact avec ceux qui n’ont pas entrepris le même voyage et je ne vois pas encore mes compagnons qui existent, sans doute, et qui eux non plus ne me voient pas… Enfin, je travaille comme à un absolu, à une œuvre relative et incertaine… Mais je sais de mieux en mieux que la seule connaissance qui vaille est celle qui se nourrit d’incertitude et que la seule pensée qui vive est celle qui se maintient à la température de sa propre destruction.
Ce n’est pas la certitude ni l’assurance, mais le besoin qui m’a poussé à entreprendre ce travail jour après jour, pendant des années. Je me suis senti possédé par la même nécessité évidente de transsubstantiation que celle par laquelle l’araignée sécrète son fil et tisse sa toile. Je me suis senti branché sur le patrimoine planétaire, animé par la religion de ce qui relie, le rejet de ce qui rejette, une solidarité infinie ; ce que le Tao appelle l’Esprit de la vallée « reçoit toutes les eaux qui se déversent en elle ».
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