I – Sur les orientations de l’ouvrage
Le choix théorique que tu fais, s’appuyant sur une conception de l’histoire et des sociétés principalement déterminée par le psychisme humain, l’agressivité de l’être humain, sa soif de puissance et de domination, son « manque ontologique » censé rendre compte d’un désir universel de consommation, me semble ne devoir aboutir qu’à un regard fortement biaisé sur le monde, et à des positions bien éloignées de l’humanisme et de l’universalisme des anciennes aspirations révolutionnaires.
Si je comprends bien, partant du constat largement partagé que le monde ne peut plus continuer comme il va, et prenant cette théorie pour guide, l’objectif de ce livre est de préciser quel type de société serait le seul à même d’éviter un effondrement ou un totalitarisme écologique, et de concevoir, comme y engageait C. Castoriadis, « une société capable de discuter de ses choix et de se donner les moyens d’une auto-limitation ».
Mais si les attaques que tu mènes contre tout ce qui vient de « la gauche » ou des écologistes sont fermes (mais d’autant plus contestables qu’elles ne portent pas explicitement sur les projets et les critiques sociales formulées par ces mouvements), le projet de société que tu ébauches au chapitre 5 est bien fantomatique : fin des inégalités de revenus ou simple réduction ? Maintien des hiérarchies sociales ? De l’État, des nations ? Seul point certain : ce doit être une « démocratie véritable ». Rien sur le mode de production. Pour le coup, C. Castoriadis était beaucoup plus précis, par exemple dans une interview de 1990 publiée sous le titre « Marché, capitalisme, démocratie » dans Une société à la dérive (Seuil, 2011 [2005]).
D’autre part, la réalisation de ce projet semble d’autant plus problématique, que tu énonces toi-même le nombre de ceux qui s’y opposeraient, et que les caractéristiques humaines sur lesquelles tu insistes y feraient obstacles.
Je ne partage pas ta thèse selon laquelle ce seraient les mêmes ressorts (principe de domination, « manque ontologique ») qui présideraient aux besoins d’accumulation dans les sociétés pré-capitalistes et dans le capitalisme.
Je m’en tiens à celle de Marx et Engels affirmant que « le bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes ».
Je pense qu’il faut partir de cette singularité du capitalisme pour expliquer la singularité de la grande rapidité avec laquelle, au cours des 50 dernières années, notre pouvoir de nuisance a augmenté, et pour juger sur quoi faire porter notre action.
En résumé, je partage les grands principes que tu exposes à la fin de ton livre, p. 240 (renouer avec la capacité à faire société, à penser et à agir au-delà des bons sentiments abrutissants, …), mais je ne partage ni ta critique globale et abrupte de « la gauche » et de la « mouvance écologiste », ni ce qui te guide dans tes analyses.
Tu dis « l’objectif de ce livre est de préciser quel type de société serait le seul à même d’éviter un effondrement ou un totalitarisme écologique » mais ce n’est pas le cas du tout. Comme il est précisé dès le titre : il s’agit d’apporter quelques « éléments d’écologie politique » qui me semblent indispensables « pour une refondation », ambition reprise dans l’introduction puis presque à chaque page.
De fait, la politique proprement dite n’est réellement abordée que dans le cinquième chapitre où la question (car c’en est une) d’un projet de société n’occupe qu’un tiers et essentiellement sous forme d’interrogations, partant du principe que le lecteur connaît déjà les projets politiques des écologistes, notamment celles auxquels tu fais allusion. Ce passage fait suite à la brochure Ce que pourrait être une société démocratique (2015), citée en bibliographie et c’est à sa lecture que tu trouveras beaucoup plus clairement un projet de société, qui n’en est pas moins traversé d’incertitudes, de doutes et de questions, toujours en aval des contributions de C. Castoriadis et notamment de son attachement au marché et à l’égalité des revenus. Mais tout cela, si l’on ne veut pas en faire des « recettes pour les marmites de l’avenir » comme disait Marx, ne sert qu’en rapport avec une réalité sociale qu’il faut analyser à chaque fois à nouveaux frais. La question ne peut donc qu’être problématique, comme tu le formules : la nouveauté est que, plutôt que d’annoncer un avenir radieux, je pose explicitement les obstacles, questions, impasses, etc. que cela soulève.
De la même manière, tu écris : « Le choix théorique que tu fais, s’appuyant sur une conception de l’histoire et des sociétés principalement déterminée par le psychisme humain, l’agressivité de l‘être humain, sa soif de puissance et de domination… ». Tu fais allusion au deuxième chapitre [voir les résumés de chaque chapitre ou ici une synthèse] traitant de la nature humaine mais celle-ci y est immédiatement abordée sous ses trois aspects radicalement indissociables ; biologique, psychique et anthropologique. J’y décris une démesure psychique qui s’enracine dans une réalité biologique (la néoténie) et se trouve contenue / déplacée / réinvestie par la société et son institution : la toute-puissance investie historiquement dans la Nature ou les Dieux l’est aujourd’hui dans l’Économie et la Technique ou la Consommation – il ne s’agit donc en rien d’une vision an-historique, au contraire. D’autant plus qu’elle permet accessoirement de comprendre que la perspective d’une société émancipée n’est pas contrariée par quelques obstacles passagers, mais bien grevée par des tendances lourdes qui ont toujours été là mais que notre sombre époque ne cesse d’alourdir.
Tout cela te paraît « des positions bien éloignées de l’humanisme et de l’universalisme des anciennes aspirations révolutionnaires ». Mais ta formulation, telle quelle, pourrait laisser croire qu’il y aurait à choisir entre les apports, depuis au moins un siècle, de l’anthropologie, de la biologie, de la psychologie, de l’histoire, etc. et le maintien d’un projet d’émancipation ! C’est la position qui caractérise effectivement la gauche depuis longtemps, qui préfère dénier la réalité (et d’abord son histoire ensanglantée !) afin d’adorer tranquillement ses mantras idéologiques – dissonance cognitive.
Je suis, de ce point de vue, bien plus fidèle à Marx, me mettant à l’école de la réalité, là populaire, ici scientifique : je ne vois rien dans ce que j’ai écrit qui réfute l’aspiration à une société autonome, tout au contraire. Car ce n’est bien qu’en élucidant les déterminismes naturels, sociaux ou psychiques qu’il est possible de s’en émanciper – et c’est le principe même de l’autonomie. Ce projet, pleinement humaniste et révolutionnaire, ne peut se fonder sur un rousseauisme naïf, une eschatologie matérialiste (ou pas, d’ailleurs), un spontanéisme irénique ou un volontarisme ravageur : il exige de prendre à bras-le-corps ce que nous rechignions à voir, et d’abord les échecs révolutionnaires qui devraient saisir tous ceux qui souhaiteraient une auto-transformation de la société et les interroger sur leurs conceptions de l’humain, de l’histoire, de la politique… et de la nature. C’est l’ambition, démesurée sans doute, de ce livre.
II – Sur le type anthropologique
Pages 67-68, sur l’assimilation et la « clôture culturelle » : Je suis d’accord avec l’idée qu’on « ne change pas de culture comme on change de chemise » (je pense en particulier à l’Aventure ambiguë, du romancier sénégalais Cheikh Hamidou Kane).
Mais je pense aussi, d’une part, que ça dépend de la distance entre les cultures ; d’autre part, et plus profondément, de l’importance prise par l’universalisation de la culture et par la mixité des relations sociales.
Ainsi, Frantz Fanon déclarait qu’« imaginer qu’on fera de la culture noire, c’est oublier singulièrement que les nègres sont en train de disparaître, ceux qui les ont créés étant en train d’assister à la dissolution de leur suprématie économique et culturelle. […] Le problème est de savoir la place que ces hommes [les dirigeants politiques africains] ont l’intention de réserver à leur peuple, le type de relations sociales qu’ils décident d’instaurer, la conception qu’ils se font de l’avenir de l’humanité. C’est cela qui compte. Tout le reste est littérature et mystification ».
Il me semble qu’une affirmation telle que « vous ne deviendrez jamais totalement un Américain si vous ne l’êtes pas de naissance » ne correspond pas à la réalité.
Ce qui est en question ici est la notion oubliée de « type anthropologique », le modelage de l’être humain par son milieu de naissance. La « gauche » le pose comme une évidence à propos des classes sociales [l’« habitus » bourdieusien par exemple] mais, mystérieusement, ne veut pas en entendre parler dès qu’il est question de la langue, des croyances ou de la structure familiale (encore moins sur son versant psychologique). Ce n’est pourtant que l’expression « individuelle » du type de société. On ne change pas plus facilement l’un que l’autre.
Gérard Noiriel, dans son Creuset Français, évoque trois générations pour parvenir à une assimilation immigrée (d’origine européenne) : les primo-arrivants étant, au fond, des expatriés plus ou moins bien acclimatés ; leurs descendants profondément clivés entre la culture familiale et celle du pays d’accueil ; la troisième génération ne gardant plus que des traces des cultures des grands-parents (voir aussi M. Tribalat, plus récemment et pour les origines africaines). Schéma simpliste mais parlant : le « changement de culture » (au sens profond du terme : structures langagières, rapport aux sexes et à la mort, fantasmes et idéaux collectifs, etc.) ne se fait pas à l’échelle individuelle, et les ethnologues le savent, avec leur injonction « Don’t become native » qui est surtout une mise en garde contre une illusion.
L’exemple américain pris est sans doute un cas-limite, la société d’accueil étant parente de la française et toutes deux en phase de désagrégation anthropologique. Mais les témoignages sont nombreux qui font état de la difficulté à incorporer (pas seulement assimiler), par exemple, le rapport au drapeau, la singularité des fêtes nationales, la banalité des armes individuelles ou le multiculturalisme.
Plus généralement, et il est frappant de constater qu’un des ressorts fondamentaux du cinéma comique populaire soit précisément ces décalages anthropologiques (culturels, sociaux, temporels) souvent décrits comme indépassables.
Ce que je critique, c’est la rigidité de ton approche, allant jusqu’à faire de l’identité culturelle le résultat de « connexions neuronales » s’achevant « non pas dans l’amnios intra-utérin mais dans l’interaction avec nos semblables ». Affirmer qu’il faut trois générations pour parvenir à une assimilation immigrée ne peut pas être un absolu : les moments historiques d’ouverture ou de fermeture des sociétés, la profondeur ou non de leurs divergences, le cloisonnement ou non des activités et des lieux de vie dans la société d’accueil, l’importance ou non des replis identitaires, la vigueur des religions, les histoires individuelles, l’importance des échanges culturels, de la mixité sociale et familiale, tout cela signifie que notre identité ne s’enracine pas dans notre constitution physiologique, et surtout que l’universalisme tel que le défendait Frantz Fanon dans la citation précédente reste une valeur à défendre.
La singularité de chacun d’entre nous résulte certes de nos histoires singulières, qui s’inscrivent dans les diverses strates qui nous englobent, de la famille du petit enfant à la société et au monde actuel. Mais dans la structuration de notre être, il y a une différence de nature entre ce qui se constitue dans la petite enfance au travers des rapports familiaux, et ce qui vient de la société. Et ce qui s’inscrit le plus fortement en nous, avec lequel on peut le plus difficilement prendre de la distance, c’est cette constitution psychologique qui suit partout les mêmes schémas psychanalytiques.
Je ne suis pas sûr de bien comprendre. Si tu opposes la « rigidité » de cette approche de l’anthropologie culturelle (à la A. Kardiner & Co) à l’« universalisme », nous nous retrouvons dans mes premières remarques : ce n’est pas en niant ou minimisant les déterminismes que l’on s’en émancipe, au contraire. L’humain n’a pas entrepris les voyages spatiaux en refusant la force gravitationnelle, mais en la comprenant intimement, et il en est de même pour les classes sociales ou les types anthropologiques, que l’on ne dépasse pas en faisant l’éloge de la réussite individuelle ou en listant les singularités personnelles ou situationnelles, que personne ne nie, et certainement pas moi. Il n’y a d’« absolu » ni d’un côté ni de l’autre, c’est au cœur de la partie de mon livre qui y est consacrée : les contradictions multiples entre les strates biologiques, psychiques et culturelles et à l’intérieur de chacune d’elles.
Ce qui s’inscrit dans des « connexions neuronales » et s’achève « non pas dans l’amnios intra-utérin mais dans l’interaction avec nos semblables », est bien plus que notre « constitution psychologique » ou notre « identité culturelle » : c’est la socialisation donc l’humanisation du petit Homo sapiens. À ce titre, les « rapports familiaux » n’ont pas de « différence de nature » avec la société : ils en sont des institutions sociales. Les structures familiales sont intrinsèques à, et même fondatrices, d’une société, tissées par la langue, le maternage, les croyances, l’alimentation, etc. C’est précisément la base de toute la recherche ethnopsychiatrique (depuis G. Devereux, R. Bastide, etc.) d’ailleurs aujourd’hui paralysée par la bien-pensance. De la même manière, les controverses entre ethnologues et psychanalystes sur l’universalité du complexe d’œdipe, intéressantes mais pointues, se sont malheureusement taries. Sur la néoténie d’un point de vue biologique on peut lire D.R Dufour, G. Lapassade, ou G. Mendel et, sur la notion de type anthropologique comme double réalité culturelle et psychologique, cf. Cl. Lefort et A. Kardiner, R. Linton ou Hichem Djaït ; « L’homme arabo-musulman ».
III – Sur les « classes populaires » et l’écologie
Chapitre 4, pp. 129-152 : Les « premiers intéressés » (p. 145) dans la lutte contre les dégâts écologiques, à mon avis, c’est tout le monde, pas seulement les classes populaires.
Ce passage est consacré aux rapports à la nature, pas aux « luttes contre les dégâts écologiques », et en ce sens ceux qui ont des relations privilégiées avec le milieu naturel, notamment héritées de pratiques ancestrales conscientes ou non, sont bien tous ceux qui « travaillent la nature, avec la nature, contre la nature : paysans, pêcheurs, forestiers, ouvriers agricoles… » etc. (page suivante, 146).
Ceci n’empêche pas que les premières victimes des dégâts écologiques sont les classes populaires, ne serait-ce que parce que les autres ont toujours la possibilité effective de se déplacer (et l’exercent, ne serait-de qu’en prenant des vacances), reprenant un tropisme nomade (dont le chap. I décrit les ravages écologiques).
La catastrophe climatique en cours, la bombe sanitaire (explosion du nombre de virus) due à la baisse de la biodiversité (voir La fabrique des pandémies, de Marie-Monique Robin), elle-même due à l’agriculture productiviste, concernent au premier chef tout le monde. L’ennemi à désigner, ici, ce sont en priorité les idéologues d’une fuite en avant technologique, et transhumaniste dans le cas des tout puissants patrons des industries du numérique et de l’espace (Jeff Bezos, Marc Zuckerberg, Elon Musk… liste à compléter).
Je ne suis pas sûr qu’avec les apocalypses climato-écologico-agro-sanitaires que tu décris l’espérance de vie de la classe de Jeff Bezos, Marc Zuckerberg ou Elon Musk chute au niveau de celles des classes subalternes, mais plutôt que l’écart ne se creuse vertigineusement (ne serait-ce que par la malbouffe, les soins médicaux ou les conditions de travail). D’autre part, on peut bien sûr désigner les idéologues technolâtres comme ennemis, mais ils répondent à une dynamique civilisationnelle et des fantasmes collectifs qui les dépassent infiniment. La littérature techno-critique en pointe les aspects les plus visibles, quoique insuffisamment d’ailleurs (voir cette critique salutaire de J. Ellul). J’avais tenté, dans « Développement technique et configuration géopolitique », d’aborder la question sous un autre angle, mais c’est un chantier ouvert.
IV – Sur les « classes populaires » et l’extrême-gauche
La distinction que tu établis entre le mouvement ouvrier et « la gauche » me fait penser à un article de Jaime Semprun contre certaines “théories radicales”, dont Impasse Adam Smith de Jean-Claude Michéa. Selon lui, ce livre se concluait par l’idée qu’il reste « deux adversaires s’affrontant intemporellement : les élites modernistes, aujourd’hui “libérales-libertaires”, et les gens ordinaires, le peuple dépositaire par essence de toutes les valeurs anti-capitalistes. Devant cette toile grossièrement peinte, Michéa peut se camper en chevalier de la vertu (c’est-à-dire de la common decency). Mais on sait à quoi sont voués les chevaliers de la vertu dans un monde sans vertu : à prendre un vulgaire plat à barbe pour l’armet de Mambrin ».
J. C. Michéa a largement répondu à ces critiques récurrentes. J’ai du mal à voir dans ce que j’ai écrit ce qui peut y prêter flanc. En tous cas, certainement pas la description de l’être humain comme hanté par une démesure psychique…
Ci-dessous, tu écris « submergé par l’idéologie gauchiste qui s’est rapidement imposée, le mouvement a suivi la trajectoire de la gauche, congédiant progressivement les classes populaires, leurs savoirs, leurs aspirations et leur conservatisme » : je ne pense pas que la gauche et l’extrême gauche aient congédié les classes populaires, je pense que leurs erreurs et les critiques à leur faire sont ailleurs, et d’abord dans les analyses économiques qui fondent leurs illusions réformistes. De même, je ne crois pas que « les classes populaires » qui vous sont chères soient plus clairvoyantes que cette gauche critiquable.
Dans cette discussion, je fais toujours partie de ceux qui pensent que la politique est l’affaire du peuple, qu’il se trompe ou non, certainement pas le pré-carré d’un clergé prétendant détenir les clefs de l’histoire et ouvrant dans les faits les portes de l’enfer.
Car, en attendant, ceux qui ont construit les prisons de peuples, les goulags et les laogai, les régimes de terreur des socialismes arabes, latinos ou albanais, ceux qui ont inversé le sens de mots et massacrés intellectuels, ouvriers et paysans par dizaines de millions au nom de leur émancipation, ce ne sont pas « les classes populaires », c’est la gauche et l’extrême-gauche. Et ceux qui, en France et ailleurs, ont diabolisé au nom de l’« antifascisme », de la bien-pensance et du multiculturalisme toute idée de souveraineté populaire, de laïcité et d’athéisme, d’identité collective, de production locale, de conservatisme, d’égalité scolaire ou de dignité du travail, c’est également la gauche et les gauchistes, pas les petites gens qui s’en réclament et se retrouvent sur les ronds-points pour cesser d’être invisibilisés et infantilisés – sans pour autant renoncer au seul horizon (mythique) qui leur reste après la dévastation communiste, le retour au Trente Glorieuses et son progressisme qui, pourtant, les condamne… Considérer tout peuple comme un ensemble complexe, contradictoire, mouvant, ambivalent et indéterminé me semble la base de la visée démocratique et l’élément insupportable de toute mentalité totalitaire, qui voudrait, au fond, se passer de, ou remplacer, cette vie insaisissable qui ne se laisse enfermer dans aucun catéchisme ni aucune eschatologie. C’était ce parallèle avec la nature que j’esquissais dans la dernière partie de mon livre.
Sur les rapports entre la « gauche », les gauchistes et les gilets jaunes, il y a ce texte sous forme de synthèse « Les gilets jaunes face à l’empire » mais d’une manière plus générale, il y a celui-ci, injustement méconnu, de C. Castoriadis : « L’autogestion de la mystification ».
V – Sur diverses questions
Les « proto-écologistes » du début du 19e siècle (p. 150) sont les sociaux démocrates de la fin du siècle.
Difficile à dire. Peut-être, mais ils peuplaient aussi les milieux anarchistes, communistes, etc. (cf. Gravelle, Zisly et les anarchistes naturiens contre la civilisation industrielle de F. Jarrige cité en bibliographie ou Les milieux libres : Vivre en anarchiste à la belle époque en France de Céline Beaudet).
Les premiers intéressés dont tu parles page 146, est-ce uniquement les prolétaires du secteur agricole, ou tous les prolétaires, les classes populaires ?
Quoi qu’il en soit, l’agriculture, comme toutes les activités productives, étant fortement industrialisée et capitalisée, en quoi ces producteurs sont-ils maîtres de leurs processus productifs ? Leurs soucis écologiques entrent, pour eux aussi, en conflit avec leurs intérêts économiques, c’est-à-dire avec leurs environnements économiques productifs et avec leurs pratiques.
Effectivement, les « travailleurs de la nature » ne sont aujourd’hui pas plus « maîtres » de leur travail que ne l’est un ouvrier dans une usine ou un employé dans une entreprise, et les uns comme les autres étant habités par la contradiction fondamentale de la réification, à la fois omniprésente et impossible (voir les analyses anciennes de Socialisme ou Barbarie). Aspects qui ne semblent plus intéresser personne, et pourtant les gens ne sont pas réductibles à ce que le « système » exige d’eux ; ils font autre chose et cet autre chose est la base d’une autonomie – ou en tous cas d’une réflexivité.
Les dernières grandes luttes populaires qui portaient des revendications sur la qualité de la vie, et qui avaient vocation à s’ouvrir aux luttes écologistes, c’est le mouvement auto-gestionnaire des années 60-70 (CFDT, PSU).
Oui, et le résultat est loin d’avoir été nul (voir la Confédération Paysanne, le Larzac, etc.) mais, submergé par l’idéologie gauchiste qui s’est rapidement imposée, le mouvement a suivi la trajectoire de la gauche, congédiant progressivement les classes populaires, leurs savoirs, leurs aspirations et leur conservatisme. Il en reste de multiples traces dans les campagnes les moins massacrées chez des paysans survivants ou néo-ruraux, certains militants associatifs ou petits élus locaux, etc. mais qui ne se retrouvent ni dans l’écologie para-gouvernementale ni dans les groupuscules wokisants ni dans le business des Ongs, etc.
À quoi fais-tu allusion, p. 149, quand tu parles d’ « irrationnalisme très visible dans le monde médical » ?
… aux médecines « parallèles » ou « douces », « exotiques », « naturelles », « alternatives », etc. dont je parle avant p. 106, puis p. 141 et après p. 215.
Page 149, quand tu écris « justice sociale, égalité politique », est-ce parce que tu es contre une stricte égalité sociale ?
Je ne sais pas, j’écris vingt pages plus loin : « une société sobre ou du moins qui limite son empreinte écologique, ne peut que tendre à une égalité sociale entre les échelons hiérarchiques. Nous parlons là, sinon d’une revendication d’égalité de revenus provenant du mouvement ouvrier du XIXe siècle, du moins d’une fourchette réduite de revenus couplée à une dévalorisation anthropologique des critères économiques de reconnaissance sociale. On pourrait en faire un slogan : s’il doit y avoir austérité, que cela soit pour tous ! La raison en est toujours la même : le lieu du pouvoir suscite un mimétisme et l’exercice de l’autorité pousse à s’extraire de la condition moyenne, c’en est même la pulsion fondamentale. »
VI – Sur l’ « éco-socialisme »
Chapitre 5 : p. 164, l’écosocialisme a-t-il de quoi « faire froid dans le dos » ?
Le livre de Michael Löwy sur le sujet, ou la déclaration écosocialiste adoptée lors du Forum Social Mondial de 2009, qui insistaient non seulement sur la question du mode de production, mais aussi sur l’organisation démocratique, me semble apporter une analyse et des projets intéressants et nullement totalitaires (« […] Une transformation si radicale est impossible sans le contrôle collectif des moyens de production et la planification démocratique de la production et des échanges. Les décisions démocratiques sur l’investissement et le développement technologique doivent remplacer leur contrôle par les entreprises capitalistes, les investisseurs et les banques, afin de servir à long terme le bien commun de la société et de la nature »).
J’ai l’impression, à quelques variations terminologiques près, de lire du camarade Staline, et je ne pense pas être le seul.
Pourtant, on trouve un même développement dans « Marché, capitalisme, démocratie », interview de C. Castoriadis datant de l’automne 1990 et publié dans Une société à la dérive.
Alors nous ne lisons pas le même texte : j’y lis des réhabilitations (de la monnaie, du marché, de la non-maîtrise et de la non-transparence d’une société pour elle-même), des interrogations (sur l’existence d’un marché du travail, sur les grands choix d’investissements économiques), des doutes (sur les capacités individuelles) et une distanciation franche vis-à-vis des pays socialistes (sans même parler de leurs analyses faites dans moult autres textes). Et la même chose, dans « « Socialisme » et société autonome » (introduction à la réédition du fameux « Sur le contenu du socialisme » sur lequel je serais moins catégorique – mais c’était il y a plus d’un demi-siècle !), dans « Le projet d’autonomie a-t-il un avenir ? » ou encore dans « Anarchie et démocratie radicale : accords et désaccords ».
Tu as dû voir, au fil des pages, ma volonté d’extraire la politique comme l’écologie de leurs gangues religieuses, et les paradis clefs en mains où devraient se résoudre magiquement la question humaine comme la question naturelle me sont de plus en plus étrangers, pour ne pas dire repoussants. Point de vue exprimé notamment ici : « Fausses figures de l’avenir », texte préliminaire à « Ce que pourrait être une société démocratique », déjà évoqué.
VII – Sur la science et le wokisme
Sur l’état de la science : p. 166-167 : en quoi les travaux du GIEC pâtissent-ils de la pression des lobbys et de la bureaucratie de la recherche, ou des « luttes de clan des appareils de pouvoir » ?
Le Giec est un objet politico-scientifique absolument singulier (rien que l’oxymore de son intitulé) dont les rapports sont partagés en trois parties (l’état bio-physique, les prévisions, les préconisations) interdépendantes : les intérêts politiques sont organiquement entremêlés aux constatations scientifiques. Les conflits d’intérêts, auto-cooptations, luttes entre spécialités, etc. sont donc monnaie courante comme les erreurs d’analyse ou de prévisions énormes (courbe en crosse de hockey, glaciers himalayens, montée du niveau de la mer, « pause » dans le réchauffement, etc.) sans même parler de la sur-utilisation de modèles mathématiques ou de l’absence totale d’arguments contradictoires, etc. Tout cela est assez évident, mais l’on ne dénonce que le lobbying des « méchants » États pro-hydrocarbures, sans comprendre que trancher sans nuance dans un domaine aussi complexe fait le jeu d’autres puissances (lobby nucléaire, par exemple ou des énergies renouvelables, Ongs, États en cours de « transition » énergétique, etc.).
Comme le Giec est du « bon » côté, la complaisance à son égard est automatique tout autant que la diabolisation des opposants. En général, il est impossible d’avoir une conversation rationnelle sur le sujet, aux arguments scientifiques sont répondus des jugements idéologiques.
Les querelles d’experts auxquelles nous venons d’assister dans le domaine de la santé, et précédemment dans celui du climat, s’expliquent-elles toujours et uniquement par le poids des pouvoirs économiques et politiques, ou par des raisons plus complexes, mêlant réelle problématique scientifique, personnalité de ces experts, contexte social de défiance envers tous les pouvoirs, et mobilisation par certains de ces savants d’un public non scientifique pour trancher en leur faveur ?
Les deux sont loin de s’exclure, et s’entre-appellent, plutôt…
Il en était un peu question dans ce texte, écrit pendant le premier confinement : « Premières remarques sur la crise ouverte par la pandémie ».
Science et régime politique autoritaire sont-ils incompatibles ? L’expérience soviétique en témoigne. Mais à l’inverse, durant l’âge d’or de la science en Occident, aux 18e et 19e siècle, la science suivait imperturbablement son cours malgré une succession et une diversité de régimes rarement démocratiques.
Bien sûr, mais je ne crois pas que l’on ait vu en Occident, dans cette période, des régimes durables imposant une idéologie intégrale interdisant, rendant impossible (ou mieux : rendant impensable) toute dissidence encore moins dans le milieu scientifique. Ce qui est en question est ici moins un type de régime (éventuellement transitoire) qu’un type de société.
Pages 178-179, les conditions que tu listes pour une pratique scientifique de qualité sont actuellement remplies : sans celles-ci pas de subaltern ni cultural studies, de théoriciens du genre et du post-colonialisme, c’est-à-dire des études chères aux « wokistes ».
Lorsque je décris, p. 178, « l’exercice de la science, des sciences si l’on préfère, comme démarche rationnelle d’interrogation du monde physique, sans cesse soumise au doute et à l’épreuve de la réfutation et surtout pas comme pseudo-religion affirmant des dogmes détenus par une caste fermée comme on la voit le devenir », j’ai l’impression d’avoir décrit le wokisme dans la seconde partie de la phrase…
On trouve sur ce site (https://decolonialisme.fr/) de nombreux universitaires qui tentent désespérément de dénoncer toutes ces tartufferies devenant majoritaires dans leurs milieux déjà sclérosés depuis bien longtemps (ce qu’ils ont plus de mal à admettre : nous en avons discuté dans un podcast qui sortira à l’automne).
C’était une blague, je trouvais amusant que les « wokistes » revendiquent les conditions que tu listes pour leurs propres recherches (en particulier des financements désintéressés) : mais il est vrai que la cancel culture qu’ils promeuvent contre les autres chercheurs s’oppose à la liberté de questionner, et qu’ainsi ils refusent ces conditions pour les autres.
Ils reprennent le principe de tous les totalitarismes : faire jouer les principes d’émancipation contre eux-mêmes, et donc ouvrent grande les portes de l’obscurantisme. La chose est un peu précisée, sous forme de synthèse, là : « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarités » texte de présentation de la cartographie des mouvances anti-Lumières.
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